L’Ombre du père dans la littérature anglaise contemporaine

(Dominique VINET)

 

 

Introduction

 

Genèse de la recherche, de l’humour comme instrument de la satire sociale dans la seconde moitié du vingtième siècle à l’exploration des figures paternelles génératrices de déviances dans la roman britannique contemporain.

Développement de la recherche : au gré de lectures critiques qui ont permis d’affiner les outils théoriques et de diversifier les approches.

Choix des auteurs : parfois en fonction des thèmes de congrès et colloques et aussi des programmes des concours ou à la faveur de communications universitaires, essentiellement au sein de la SEAC. Tous ces auteurs avaient en commun de se prêter à une étude des représentations de l’autorité paternelle, de ses perversions, avatars ou images dégradées.

Omniprésence du mythe paternel comme révélateur du mal-être d’une littérature qui semble chercher un regain de vigueur en se débarrassant de la tutelle parentale.

 

 

1.     Les représentations paternelles

 

 

a.      Approche typologique – essai de définition :

 

- Père biologique,

- Père subrogé,

- Représentation de l’autorité,

- Les avatars : mythes et archétypes.

 

La figure paternelle comme moteur de la fiction romanesque, qu’elle soit point de fixation de la satire, sujet du déni, objet de la recherche, ou modèle.

 

b.      Approche historiciste :

 

- Présence menaçante ou pesante du père : guerres et despotisme (Boyd, Rushdie, Sharpe, Atwood).

- Absence du père : le deuil après la guerre (Wodehouse, Swift, Ishiguro).

- Echec du père : la contestation du père dans les années 70-80 (Sharpe, Swift, Self, Atwood, Amis), décolonisation et fin de l’empire, l’échec du père et son remplacement par la mère castrattrice.

- Négation du père : la recherche d’un nouveau modèle et la tentation nihiliste dans les années 90 (Kureishi, Self, Amis, Ishiguro).

 

La période retenue pour la recherche, le dernier quart du vingtième siècle, avec une étude consacrée à Wodehouse, le précurseur, fait apparaître une évolution de l’image paternelle qui semble liée à l’échec de la fonction, symbolisé par la mort, la décolonisation et la psychose. Elle correspond aussi à l’arrivée au pouvoir des femmes (Thatcher, Gandhi) et l’apparition de personnages féminins castrateurs dans la littérature.

 

c.       Approche dynamique :

 

- L’Empire et l’effondrement d’un monde : Inde, Afrique, Manille (Sharpe, Boyd, Rushdie), les représentations et avatars du père dans l’empire.

- Londres, capitale de l’entre-deux, l’attraction/répulsion de personnages à la recherche du père (Kureishi, Mo).

- L’Amérique, lieu de régénération ou de dégénérescence du fils à la recherche d’une identité perdue (Kureishi, Amis, Boyd).

- Le bord de mer : limite d’un espace-temps où s’opère la fusion entre générations (Boyd, Rushdie, Swift).

 

Les auteurs contemporains, si l’on exclut ceux qui choisissent de placer leur fiction dans une période antérieure à celle qui nous intéresse, mettent en scène des personnages à qui manque tout modèle paternel. Ainsi privés de repères, soumis à des forces centrifuges ou centripètes, ils cherchent un ancrage dans une réalité à construire et tentent de structurer leur identité.

 

 

2.     Les stratégies de structuration de l’identité

 

a.      Stratégies d’auteurs :

 

Dislocation du récit :

 

- Intertextualité : la fusion avec le père symbolique (Boyd),

- Bildungsroman : la construction du moi (Ishiguro, Boyd, Wodehouse, Kureishi),

- Réalisme magique : les avatars du père, le père parcellisé (Rushdie),

- Dislocation du sujet-narrateur (Swift, Atwood, Boyd, Rushdie),

- Dystopie : l’effacement du moi, le père prédateur (Atwood, Self).

 

La perte de l’intégrité des personnages-narrateurs apparaît dans la mise en question du sujet comme narrateur unique. La voix narrative éclatée empêche toute catharsis et renvoie à la voix de l’Autre qui toujours parle à travers le sujet pour construire une histoire qui démentit la réalité du discours. La focalisation devient un outil critique essentiel.

 

            Intentionnalité - la relation auteur/lecteur :

 

- Humour (Sharpe, Rushdie, Self, Kureishi, Wodehouse, Swift),

- Provocation (Kureishi, Self, Rushdie),

- Ironie : le père ostracisé (Boyd, Mo, Kureishi, Amis),

- Banalisation de la perversion (Sharpe, Self, Kureishi).

 

Le déni du père comme représentant de l’autorité entraîne une mise en perspective de la fonction paternelle présentée sous un angle ridicule. Le sarcasme fait place à l’absurde et à la dégradation de la métaphore paternelle sans qu’on puisse pour autant parler de genre littéraire. Selon que l’intention agressive est plus ou moins marquée, on parlera d’ironie ou d’humour,  voire de farce grotesque ou délirante.

 

                       

b.      Stratégies de personnages

 

- Projet identitaire : l’affirmation du moi (Sharpe, Boyd, Kureishi, Self, Rushdie)

- Fatalisme et ratiocination (Ishiguro, Amis, Atwood, Rushdie)

- Stratégie d’évitement et travail du deuil : le fantasme salvateur (Wodehouse, Atwood, Ishiguro, Self, Mo, Rushdie, Kureishi)

- Schizophrénie et paranoïa (Sharpe, Wodehouse, Atwood, Self, Ishiguro, Rushdie)

                       

Les personnages les plus stables psychologiquement se lancent à la recherche de leur identité dans un parcours initiatique ou maïeutique ; les autres se livrent à une tentative de ré-appropriation paranoïaque ou schizoïde d’un moi clivé par un discours kaléidoscopique, sorte de labyrinthe où le lecteur se fourvoie. L’objet de la recherche est de retrouver l’itinéraire intérieur des personnages et les étapes de leur initiation. L’étude des signes cliniques de désordre psychique permet dans le second cas de détecter les pièges du discours, repérer les silences et les distorsions qui signent la volonté de rationalisation de la narration.

 

                       

3.     Les approches : des mythes récurrents à l’inconscient du texte

 

 

a.      Psychocritique

 

- Mythes personnels et images obsédantes (Sharpe, Self, Amis) : l’écriture comme meurtre symbolique du père.

 

La première approche, analyse des griefs des auteurs qui verbalisent leur mal-être en créant des personnages porteurs des psychoses dont ils soufrent peut-être.

La littérature comme thérapie. Cette approche s’apparente à l’étude biographique qui est passée de mode ; elle aide à comprendre les motivations des auteurs mais ne permet pas d’inscrire les œuvres dans un mouvement littéraire dont le mythe paternel serait le pivot.

 

b.      Analyse freudienne

 

- Le complexe oedipien dans tous ses états (Sharpe, Boyd, Amis, Wodehouse, Kureishi, Swift, Ishiguro, Atwood, Self) : sexualité et sexuation.

 

L’évidente présence du conflit oedipien qui apparaît dans de nombreuses œuvres, toujours associée à la crainte de la castration réelle ou symbolique ne permettait pas de faire l’économie d’une étude freudienne systématique dans certains cas.

Le motif n’est pas nouveau en soi et ne justifierait pas une étude spécifique des représentations paternelles car l’analyse freudienne est trop strictement limitée à un conflit d’ordre sexuel, ce qui exclut l’inscription du thème dans une perspective historique.

 

c.       Les outils du lacanisme

 

- Le Nom-du-Père et la reconnaissance de l’autorité du père par la mère : émergence du discours de l’Autre.

- La langue du colonisé et son infestation par celle du colon.

 

La pensée lacanienne, dans sa complexité et sa volonté de donner un tour scientifique à ce qui ne se prête que rarement à l’expérimentation, peut paraître absconse et rebuter certains critiques. Elle offre pourtant des outils conceptuels permettant de dépasser le système freudien et de repérer dans la narration le discours de l’Autre, la présence en creux de celui qui manque à sa place, le Phallus, celui qui structure le Surmoi du sujet et parle dans ses silences.

 

d.      La mythocritique : de C. G. Jung à G. Durand

 

- Présence des mythes grecs : d’Œdipe à Hermès (Amis, Ishiguro, Swift, Sharpe), nouvelle dynamique de la lignée parentale, de la faute au passage.

 

- Présence des mythes indiens (Rushdie, Kureishi) : l’hybridation des cultures et la dégradation du mythe paternel, de l’individualisme à l’universalisme.

 

Au-delà de l’approche essentiellement individualiste de Freud et Lacan, il m’a semblé nécessaire de faire apparaître l’appartenance de certaines œuvres à des courants de pensée dont les auteurs se réclament parfois, comme Sharpe qui a subi une analyse jungienne. La mythocritique de Gilbert Durand apporte un appareil critique capable d’envisager l’œuvre dans son universalité. La tendance actuelle selon Durand montre que Œdipe régresse par rapport à Hermès, que le mythe du péché originel lié à la relation au père cède le pas à celui de l’initiation qui exige un séjour aux enfers.

L’œuvre de Rushdie où abondent les figures paternelles, réelles et mythiques, propose un tableau exubérant des multiples avatars du mythe paternel.

 

 

CONCLUSION

 

Quel avenir pour une littérature qui n’en finit pas de se libérer de l’emprise paternelle ? Le regain de vigueur que semble chercher la littérature britannique contemporaine dans la dislocation existentielle ou les expériences langagières viendra peut-être des antihéros qui semblent émerger dans les œuvres les plus récentes des auteurs étudiés, et qui voient peut-être la sortie du labyrinthe, une voie/voix permettant de lever la culpabilité et de les ériger à nouveau en modèles.