Ebc09
résumés / abstracts
Christian Gutleben, "Le gai savoir : didactique et
esthétique dans Morpho Eugenia de A.S. Byatt."
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Inclure dans la fiction un important matériau didactique pose le problème de la compatibilité de deux types de discours: l'un diégétique, l'autre non diégétique, l'un artistique, l'autre scientifique. Dans Morpho Eugenia, cette tension est exacerbée par le naturalisme de certains passages qui semble briser l'unité narrative du récit. De fait, une sorte de surinformation scientifique fait contraste avec l'économie narrative toute en hiatus: le discours explicite ne semble pas en harmonie avec le récit elliptique.
Pourtant, Byatt unit magistralement entomologie et narratologie, science et romance. Pour rendre non seulement dynamique mais encore dialectique l'interaction entre histoire d'inceste et discours sur l'insecte, l'auteur tisse soigneusement toute une série de liens (onomastiques, thématiques, philosophiques, mythologiques). Ce à quoi Byatt aboutit c'est, à la manière de Pascal, une formidable leçon contre le péché de synecdoque qui consisterait à réduire l'homme soit à sa face d'ange soit à sa face de bête.
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Abstract:
To include within fiction
a considerable didactic material raises the problem of compatibility between
two types of discourses: one novelistic and the other scientific. In Morpho
Eugenia, this tension is further highlighted by the naturalism of certain
passages, which seems to break the narrative unity. Consequently, the excess
of scientific information appears in contrast with the understatement of
the narrative discourse : the explicit didacticism seems in rupture with
the elliptic narration.
And yet, Byatt masterfully
unites entomology and narratology, science and romance. To create dynamic
and dialectic links between the incest story and the insect discourse, the
author resorts to onomastics and thematics, philosophy and mythology. What
Byatt finally achieves, in the manner of Pascal, is a memorable warning against
the sin of synecdoche, which would consist in reducing humanity either to
its angelic side or to its beastly side.
Texte à la fois prolifique et complexe, Possession jongle de façon post-moderne avec le langage mais ne s'aliène pas toutefois l'intérêt du lecteur: les divers éléments - à priori disparates - qui le composent (voix/discours/codes multiples, double intrigue) sont intégrés par un jeu ingénieux d'échos et de motifs qui effacent les seuils entre les différents types de discours, entre légende et réalité, ou encore présent et passé.
D'autre part, l'histoire reste manifestement au centre de ce roman qui, en empruntant le schéma du dévoilement progressif, caractéristique du texte classique, prend soin d'entretenir l'intérêt dramatique.
Le dynamisme de l'histoire est tel que le narrateur omniscient, se substituant par endroits aux universitaires, prolonge leurs recherches et fait des révélations au lecteur qui ne peut que se laisser séduire par une histoire qui se livre sans retenue. Possession donne de fait plus de place à l'histoire que ne le fait le roman traditionnel et c'est paradoxalement de cette manière que Possession rénove ce genre.
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Complexity and Seduction
in
Possession
Both elaborate and
proliferating, Byatt's novel plays with language in a post-modern way but
does not alienate the reader's interest. The various and seemingly heterogeneous
constitutive elements of the novel (multiple voices or genres, a double plot
situated at two different periods...) are intricately woven together through
the meticulous use of echoes and motifs which blur the limits between the
different types of discourses, legend and reality, and past and present.
Furthermore, the story obviously
remains at the core of the novel which, by resorting to the pattern of
progressive unfolding, typical of the traditional novel, fosters above all
dramatic interest and therefore the reader's curiosity.
The impetus of the story
is such that the omniscient narrator - taking over at times from the academics
- carries on their research and discloses yet other developments. The reader
cannot but be seduced by a narrative which actually leaves more room to the
story than the traditional novel: thus Possession paradoxically renews
the genre.
The Innocent d'Ian McEwan s'articule autour de l'image centrale d'un tunnel creusé par les Alliés à Berlin afin de recueillir les informations venant de la zone russe. Bien qu'espace poreux du flux et du reflux, le tunnel remplit sa fonction de seuil. Il délimite un temps et un espace du sacré. A l'instar du tunnel, le corps McEwanien représente un seuil, mais ce seuil est toujours transgressé. Il secrète et suinte, se répand hors de ses frontières. Il est également excavé, quand la relation amoureuse s'exprime en termes de creusement vers l'intérieur. Espace de la fluctuation de type baroque, l'une de ses fonctions est de brouiller la référentialité. En effet, corps et tunnel finissent par se confondre. Le tunnel-corps prend alors tout son sens de boyau : il s'apparente au viscère. Le tunnel, de simple référentiel passe ainsi au métaphorique par le jeu d'une écriture proprement trans-gressive. Comme le tunnel, l'écriture évide le sens pour se faire écriture de la marque en creux.
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Passages, threshold and
transgression
The Innocent by Ian McEwan
revolves around the central image of a tunnel that is being dug by the Allies
in Berlin in order to tap information from the Russian zone. Though a porous
tubing traversed by flux and reflux, the tunnel works as a threshold in
delineating a sacred time and space. According to Ian McEwan, the body resembles
the tunnel in so far as it is a frontier, but that frontier keeps being
transgressed. The body oozes and perspires, it spills over its bounderies.
It gets dug into when love is expressed in terms of excavation. Therefore,
the tunnel and the body are one and the same reality. The tunnel becomes
the bowel of the earth when it is akin to the intestines. It turns from a
mere referent to a body metaphor thanks to a type of writing that is fully
trans-gressive; like the tunnel, McEwan's technique of writing digs in the
signifier to reveal an inverted reality.
"You never seem to get a good murder nowadays" déplorait Orwell dans un article fameux de 1946 sur "The decline of the English murder". La relève semble assurée. Dans un genre qui, en Grande Bretagne, semblait avoir été monopolisé par des écrivains femmes, Nigel Williams nous apprend, par le menu, comment s'y prendre pour tuer sa femme. En fait, l'apprenti-empoisonneur réussira à tuer la moitié de Wimbledon avant de découvrir que sa propre "moitié" ne peut, et ne doit, pas faire partie des victimes. Dans un roman qui semble écrit en collaboration par Dostoïesvsky et les Marx Brothers, sur un rythme endiablé, l'auteur s'attache... à nous faire mourir de rire. Retrouvant la grande tradition de G.K. Chesterton, il renouvelle le "Who dun' it" en lui donnant la dimension d'une farce sociale et métaphysique. Interrogé sur cet étrange mariage du rire et du crime, Williams nous déclarait que l'humour peut être tout aussi efficace que le tragique: "It cuts much deeper"... tout un programme, dont The Wimbledon Poisoner déroule, sur le mode comique et sérieux, les sulfureuses facéties.
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Abstract:
"You never seem to get a
good murder nowadays" Orwell complained in a famous essay in 1946 on "The
Decline of the English Murder". In a literary genre which, in Britain, seemed
monopolised by women writers, Nigel Williams informs us, in minute details,
how to get rid of one's wife. In fact the would-be poisoner will succeed
in wiping out half the population of Wimbledon before realising that his
own "better half" cannot and must not, number among the slaughtered. In a
novel which looks as if Dostoïevsky and the Marx Brothers had collaborated
to create a breathtaking suspense, Williams manages to make us die... with
laughter. In the great tradition of G.K. Chesterton, he completely revives
the "Who dun' it" formula giving it the scope of a social and metaphysical
farce. Interviewed about this strange marriage of crime and laughter, Williams
pointed out to us the lethal values of humour: "It cuts much deeper"... His
novel rises to this ambition and will not leave the reader in peace till
the last page - killing, isn't it?
Caught est le roman d'une époque sans mémoire. Publié en 1943, il est le récit de la confusion dans la vie de deux personnages, Pye, soldat du feu, et Roe, riche veuf. Le temps présent, celui de l'attente d'une Apocalypse imminente, est effacé au profit d'un temps fantasmatique dans lequel se superposent souvenirs du passé et craintes du lendemain. Les deux personnages revivent des scènes du passé, véritables retours du refoulé : Pye revit sa première expérience sexuelle et Roe se souvient de son épouse. Tous deux sont victimes de ce temps de confusion: Pye se persuade qu'il a commis l'inceste avec sa soeur, internée depuis dans un asile, mais Roe parvient à se libérer du joug obscur de la mémoire: le "Blitz" et ses incendies sont autant d'ordalies par le feu qui font de lui un homme neuf, conjonction de lui-même et de Pye, qui se suicide ; il devient "Pye-Roe/pyro."
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Trapped memory: Henry
Green's
Caught
Caught is a novel written
in a time without memories. Published in 1943, Caught relates the
lives of Pye, a regular fireman, and Roe, a rich widower. The present time,
a lull before the Apocalypse, is erased in everyone's experience, and replaced
with a time of fantasy. Memories of the past and fears of "the shape of things
to come" are mingled into one single form of experience. The two characters
live again scenes from their past, memories that had been repressed until
then. Pye remembers his first sexual experience and Roe remembers his dead
wife. Both are the victims of those times of confusion: Pye convinces himself
that he had committed incest with his sister, who is now in a lunatic asylum.
Roe finally frees himself from the yoke of memory: he "disremembers" his
past. The ordeal of the Blitz enables him to become another man; after Pye
commits suicide, Roe seems to incorporate him in his experience: he becomes
a "Pye-Roe/pyro."
Shuttlecock est en fait le titre de deux textes : celui du troisième roman de Graham Swift, dont le narrateur est un certain Prentis, employé aux archives secrètes de la police, et à l'intérieur de ce roman, celui d'un métatexte autobiographique écrit par le propre père du narrateur, héros de la Seconde Guerre Mondiale. Ce métatexte envahit progressivement le récit premier. Dans un premier temps, le narrateur le sacralise, puis, à la suite d'un certain nombre de découvertes professionnelles et d'évènements personnels, il est amené à mettre en doute son authenticité. Le métatexte perd alors son caractère sacré. A partir de ce moment, le narrateur, lecteur devenu critique du texte paternel, se trouve confronté aux problèmes de choix sélectif et d'interprétation inhérents à toute lecture. La solution qu'il adoptera lui permettra de se dégager de la double influence narrative et paternelle qui l'obsédait.
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The text within the text
: the example of Graham Swift's novel
Shuttlecock
Actually, Shuttlecock
is the title of two texts : that of Graham Swift's third novel, whose narrator,
Prentis, is an employee of the secret police archives, and, within that novel,
that of a metafictional autobiography written by the narrator's own father,
a Second World War hero. The metafictional text progressively permeates the
first one. At the beginning of the novel, the narrator regards it as sacred
; however, after uncovering a number of discrepancies in his own professional
and personal life, he is finally induced to question its authenticity. The
metafictional text then loses its sacrosanct quality. From that time onwards,
the narrator, a reader who has turned critic of his father's text, finds
himself confronted with the problems of discrimination and interpretation
inherent in the very process of reading. The solution he chooses will allow
him to rid himself of the dual narrative and paternal influence which had
become obsessional.
Ecriture et
feeling. De Shaftesbury à Orwell
Cet article cherche à démontrer que l'histoire de l'esthétique britannique s'est souvent déterminée à partir d'un concept riche, mais instable et en perpétuelle évolution - celui du feeling, entendu ici comme sentiment, émotion, sensation, intuition, bref comme ce qui court-circuite les structurations formelles de l'intellect. La question des rapports entre feeling, savoir et écriture nous paraît être au coeur des tensions les plus productives des systèmes d'écriture britanniques, notamment en ce qui concerne les définitions possibles du "réalisme" et les relations de ce dernier avec le "modernisme". L'article oppose d'abord Shaftesbury à Locke, c'est-à-dire une esthétique de l'"inconscient" raisonnable à une esthétique de l'abstraction consciente. Cette opposition est suivie à la trace chez Coleridge et Wordsworth, où elle prend la forme d'une lutte entre le feeling et l'image. On passe alors à la polémique entre Henry James et Walter Besant, et l'on voit comment l'écriture, de savoir, se fait graduellement non-savoir. Comme le montre l'exemple de Virginia Woolf, ce non-savoir devient le seul savoir et le seul "réalisme" possible, mais aussi - et contrairement à ce qui se dessine chez James - le garant d'une humanité et d'une subjectivité retrouvées. C'est cette tension entre humanisme et déshumanisation du feeling qui occupe la deuxième partie de l'article, consacrée à la querelle entre les modernistes de l'époque de Blast et les contemporains de George Orwell - une querelle entre un feeling déshumanisé, ou objectif, et un feeling subjectif.
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Writing and Feeling.
From Shaftesbury to
Orwell
This paper aims at demonstrating
that the history of British aesthetic theory has often been marked by the
use of a rich, inspiring concept - that of "feeling" - which has also proved
to be a very unstable analytical tool, and one marked by constant evolutions.
What is generally meant by "feeling" is everything that short-circuits the
form-giving patterns of the intellect, be it through emotion, sensation or
intuition. The question of the relationship between "feeling", writing and
knowing is at the origin of one of the most productive tensions in the history
of British aesthetics, especially if one considers the much-debated problem
of the definition of "realism" and of the latter's tug-of-war with its rival
"modernism". The paper first opposes Shaftesbury's theory of signs to Locke's,
i.e. an aesthetics of the reasonable unconscious to an aesthetics of the
conscious abstraction. Such an opposition is found to be still at work in
Coleridge's and Wordsworth's defence of "feeling" against the power of "images".
We then move on to investigate the causes of the argument between Henry James
and Walter Besant, and understand how writing has gradually taken upon itself
to foreground not a knowledge, but an unknowing. The case of Virginia Woolf
is therefore particularly interesting, as she exemplifies a renewed conception
of "realism", one that integrates the teachings of modernism although it
does not think of itself as a negation of humanity. The second half of the
paper is entirely dedicated to the dispute between the modernists of the
Blast years and the "realists" of the Orwell period, from which it
emerges that what was fundamentally at stake was nothing less than the
dehumanization of "feeling" through writing.
Le rapprochement de la composition musicale et de la pratique qui vise la transmutation des métaux en or, aussi surprenant soit-il, est bien connu. Sa persistance dans notre XXe siècle passe, en revanche, souvent inaperçu. Michael Tippett, par sa prédilection pour l'opéra, l'"oeuvre" par excellence qui tente de réaliser les "noces chymiques" du verbe et de la musique, invite à la recherche d'une éventuelle alchimie inhérente à son art. Lecture et audition, pour peu qu'elles soient attentives, révèlent alors de multiples indices d'une qualité qui est loin d'être purement métaphorique : le schéma actantiel des opéras, l'espace-temps dont la traversée est toujours effectuée par un personnage de médiateur, à l'image d'Hermès, la divinité tutélaire du compositeur ; la symbolique alchimique des couleurs, qui enlumine les livrets comme celle des nombres structure les partitions; la thématique récurrente du secret et l'hermétisme indéniable d'une production lyrique réputée difficile d'accès; tout cela témoigne d'une démarche dont le but ultime est, à n'en point douter, une transmutation, celle de la musique en silence.
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Michael Tippett's
Opus Magnum : Opera and the Art of Music in the Twentieth
Century
The affinities between the
task of the composer and that of the devout practitioner in his pursuit of
the philosopher's stone are a well-known fact. If that holds true for the
music of the past, attempting to cover the area of overlap between
twentieth-century music and alchemy, however, will make one raise an eyebrow.
The "chymical wedding" of words and music in Michael Tippett's opus
magnum - i.e. his operas - is a case in point. Far from being purely
metaphorical, Tippett's musical alchemy pervades the libretti and scores
alike: witness the actantial model of each opera, the time-space continuum
peopled by innumerable avatars of Hermes (the composer's tutelar deity) acting
as intermediaries, the symbolism of colours and numbers or the recurring
theme of secrecy, totally congruent with the assumed abstruseness or hermeticism
of the works. "Heard melodies are sweet," but only when music is eventually
turned into silence is Tippett's ultimate transmutation achieved.