Ebc16
résumés / abstracts
Frédéric Regard, "Faut-il tuer cet auteur
? Les Satanic Verses de Rushdie et la condition de l'auteur
postmoderne."
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Faut-il tuer
cet auteur ? Les Satanic Verses de Salman Rushdie et la condition
de l'auteur postmoderne
(Frédéric Regard)
La formule célèbre de Barthes, "La mort de l'auteur," prend avec la fatwah qui vise Rushdie une signification toute particulière. La menace d'une latéralisation de cette métaphore souligne en réalité la nécessité de repenser la fonction de l'auteur postmodeme. Étudiant de quelle façon la notion historiquement datée d'une India-idea est mise en oeuvre dans l'écriture de Rushdie, l'article en vient à la conclusion que la question du fondamentalisme ravive paradoxalement la notion d'auteur. L'auteur n'est pas mort, il renaît comme puissance herméneutique, seule instance capable d'ouvrir l'espace de nouvelles métaphores du monde et du moi.
Should we kill this author?
Salman Rushdie's Satanic Verses and the condition of
the postmodern
author
With Khomeyni's fatwah against
Rushdie, Barthes's celebrated slogan "the death of the author has taken on
a new significance. The threat of a literalization of this metaphor forces
us to rethink the function of the postmodem author. This study explores the
way the historically-dated concept of an "India-idea" is worked out in Rushdie's
text. It then comes to the conclusion that the question of fundamentalism
paradoxically revives the author by underscoring its hermeneutic power. The
author is not dead, it is rather redefined as a force capable of opening
up a space for new metaphors of the world and of the self.
Cet obscur objet
du désir ... ou du dé-lire ?
Back
de
Henry Green
(Paul
Veyret)
Le lecteur de Henry Green peut prendre à son compte cette remarque de Rod Mengham à propos de Back, "bewilderment and frustration are involved." L'obscurité de ce roman, ou plus exactement "thee strong sense of the giddiness of interpretation," provient avant tout du parti pris maniériste de l'auteur qui s'approprie les codes esthétiques et la démarche herméneutique d'artistes d'un autre temps. Back donne en effet le sentiment d'être le fruit des amours improbables entre un roman sentimental à l'intrigue alambiquée, une sorte de romance dévoyée, et l'Euphues de John Lily, le tout rédigé par un esthète amoureux de l'oeuvre d'un peintre maniériste. Le récit semble structuré autour de différentes mises en abyme et d'échos intertextuels, dans une alternance sans transitions de longs dialogues annonçant les "tropismes" de Nothing et de Doting, et de longs paragraphes descriptifs composés le plus souvent d'une seule phrase périodique. Ce roman semble marquer l'avènement d'un roman sans récit où le texte fonctionne de manière autonome et où les réseaux métaphoriques se font et se défont au gré des pages.
The obscurity of desire
or the desire for obscurity: unravelling Henry Green's
Back
Reading Henry Green involves
"bewilderment and frustration" as Rod Mengham once wrote. The obscurity of
the novel, or rather "the strong sense of the giddiness of interpretation"
stems from Green's use of the aesthetic codes and hermeneutics of Italian
Mannerism. Indeed, Back is at the junction of different literary genres
and traditions: a parody of romance and of Lily's Euphues, written
by a lover of Mannerist art. The plot is structured by a series of mirror
effects and intertextual echoes, perceived through long dialogues, announcing
the "tropismes" of Nothing and Doting, and long descriptive
paragraphs often composed of one single periodic sentence. Back heralds
the advent of a novel without narrative in which the text follows its own
hermeneutic rules: metaphorical patterns can be traced from page to page
before disappearing.
Femmes
affamées et falots fellows : féminin et masculin chez
Barbara Pym
(Nathalie Veyret)
La littérature de Barbara Pym est une littérature du manque. En écho à la peinture du féminin, qui dans l'oeuvre s'affiche en s'effaçant, le masculin s'entend comme la trace de manque, manque d'un sexe trop visiblement défini, littérature du creux, de ce qui reste lorsqu'il ne reste plus rien ce qui a été. La température de l'oeuvre est tiède, comme le sont les relations entre femmes et hommes. Les personnages font l'apprentissage d'une vie côte à côte, où la sexualité, jamais décrite, est sans cesse évoquée. C'est à table, en particulier, que se manifeste l'émotion, écho chez Pym de la nutrition. La nourriture permet même une identification métonymique du genre. Le texte pymien, à travers sa fadeur, démontre ainsi un repli conservateur sur la Little England, bien loin de la Cool Britannia.
Hungry Women and Dreary
Men: Feminine and Masculine in Barbara Pym's
Novels
The literature of Barbara
Pym is the literature of failing, failing of sexuality, failing of genre,
but certainly not the failing of literature. It deals with what subsists
when everything is gone. Masculine in the novels is described as the trace
of what used to be, just as feminine is revealed at the very moment when
it hides away. The work of Barbara Pym is tepid, as are the relationships
between men and women. The characters learn to live together yet alone, and
their sexuality is evoked yet never discussed. Emotion only comes out at
lunchtime, and the characters appear as men or women only when they order
their food. The very tastelessness of the Pymian text shows a conservative
falling back on Little England, a far cry from Cool Britannia.
(Jacqueline Gouirand)
Dans l'univers phallocentrique de la fiction lawrencienne les images d'Eros ont des reflets divers. L'éros humain constitue en soi un égarement permanent. Dans deux de ses principaux romans, Women in Love (1920) et Kangaroo (1922), l'homoérotisme est sans conteste présent. Dans sa quête du lien absolu avec "l'autre" qu'il projette dramatiquement dans son oeuvre, Lawrence analyse avec autant d'intensité et de ferveur la relation entre hommes que la relation avec la femme. Women in Love offre l'exemple le plus intéressant de la problématique de cette quête du lien absolu avec l'autre, homme et femme, en essayant de conserver un équilibre entre les deux relations, alors que l'équilibre sera rompu dans le cycle suivant (1919-1925). Dans Kangaroo, l'homoérotisme reçoit un traitement différent : à la fin du roman la dynamique du mariage sera revalorisée après tous les égarements d'Eros.
From the feminine to
the masculine: the faltering steps of Eros in Women in Love and
Kangaroo
In the phallocentric universe
of the Lawrencian fiction the images of Eros are varied. The human Eros amounts
to permanent wandering. In two major novels: Women in Love (published
in 1920 but begun several years before) and Kangaroo (1922),
homoeroticism is undoubtedly present. In his quest for the absolute
link with "the other," dramatically projected in his work, Lawrence explores
the relation between man and woman. Women in Love is the most interesting
example of the issue of this quest insofar as the balance between these two
types of relations is kept; it will be lost in the following production of
the novelist (1919-1925). In Kangaroo, Lawrence explores the homoerotic
in a different mode. At the end of the novel, the dynamics of marriage will
be reasserted after the wanderings of Eros.
(Dominique Vinet)
En quelques lignes, le majordome Stevens, privé d'objet du désir dans un monde d'où la mère est exclue, construit son ego autour de ce qu'il nomme "dignité," à l'image d'un Idéal du Moi représenté dans l'ouvrage par son père, lui-même majordome, et se soumet entièrement à un Surmoi déifié: "Lord" Darlington, dont le nom même suggère qu'ils entretiennent des rapports ambigus. L'intrusion de la femme, Miss Kenton, signifie la présence d'un réel mortifère que le Surmoi doit combattre pour résister à l'éclatement. Le voyage nostalgique qu'entreprend Stevens à l'automne de sa vie apparaît alors non plus comme la tardive reconnaissance d'une libido sacrifiée à un idéal dérisoire, mais comme le bilan d'une vie consacrée au service et qui trouve sa légitimité dans une dernière victoire du Surmoi sur le ça, victoire qu'il devra payer par la soumission au dérisoire, à l'anti-dignité, par l'entraînement au "bantering," ce badinage tant prisé par son nouvel employeur américain, mais qui est sa seule chance de survie.
The butler's woman, a
strategy of avoidance in Kazuo lshiguro's The Remains of the
Day
Stevens, the butler, deprived
of an object of desire in a world from which the mother bas been excluded,
bas constructed an Ego of his own around what he calls "dignity," as a reflection
of an Ego Ideal figured in the novel by his father, also a butler, and totally
submitted to a deified Superego "Lord" Darlington whose very
name suggests that they developed ambiguous relationships. The intrusion
of the woman, Miss Kenton, signifies the presence of a lethal real that the
Superego must fight off in order to resist splitting. The nostalgic trip
undertaken by Stevens in the autumn of his life then no longer appears as
a belated acknowledgement of his libido sacrificed for a pathetic
ideal, but as the final turning point in a life devoted to service
and asserting its legitimacy in one last victory of the Superego over the
Id, a victory that Stevens will have to pay for by submission to bantering,
thus abiding by his new employer's will.
(Laurent Lepaludier)
Cet article examine des mots qui ont un statut particulier dans certaines nouvelles de Katherine Mansfield ("Le Voyage indiscret" et "Félicité" notamment). En effet, les italiques, les répétitions, les tirets, les contractions ou décompositions, les déformations et les ellipses, notamment, participent de stratégies qui signalent le mot à un noeud de significations. Le mot s'étoile de potentiels et ouvre des horizons d'interprétation qui amènent le lecteur à percevoir des réseaux dans lesquels il tient une nouvelle place. Cette conception du signifiant témoigne d'une poétique moderniste où se lit l'influence de Joyce. L'élucidation du mot convoquera sémantique, théorie de la réception et psychanalyse pour en apprécier ses fonctions de signe, de signal, de symptôme ou de symbole.
The defamiliarization
of signifiers: Katherine Mansfield's indiscreet
journey
The article examines certain
words with a particular status in some of Katherine Mansfield's short stories
(notably "An Indiscreet Journey" and "Bliss"). Indeed, italics, repetitions,
dashes, contracted or broken-up words, distortions and ellipses, to name
but a few, are strategies which show the word at a crossroads of significations.
The word is endowed with new potentials of meaning and opens up new vistas
of interpretation which invite the reader to perceive networks in which it
has a particular place. This conception of the signifier typifies Mansfield's
modernist poetics which recalls Joyce's. Semantics, reader response criticism
and psychoanalytic criticism will be used to throw a light on the functions
of the word as sign, signal, symptom and symbol.
(Isabelle Roblin)
Dans Sour Sweet, roman de 1982 à la structure double où alternent des chapitres consacrés d'une part aux tribulations des Chen, famille d'immigrés venus de Chine en Grande-Bretagne dans les années soixante, et d'autre part aux exactions de la sinistre Triade, société secrète chinoise de type mafieux, Timothy Mo rafraîchit l'un des thèmes les plus rebattus des romans occidentaux, les rapports entre hommes et femmes, en y mêlant un concept duel hérité de la philosophie chinoise traditionnelle: le yin et le yang, couple d'énergies opposées dont l'alternance et l'interaction sont à l'origine de l'univers tout entier et dont seule la réunion permet de former un tout harmonieux. Cet article tentera de montrer comment la tension entre l'héritage culturel des personnages et en particulier la manière dont ils conçoivent les rôles de l'homme et de la femme au sein de la famille, et l'adoption nécessaire de certaines des valeurs de leur pays d'accueil, aboutit à des situations qui, pour être souvent comiques, n'en sont pas moins en fin de compte destructrices pour ceux qui n'ont pas su s'adapter.
Male/Female Relationship:
Yin and Yang in Timothy Mo's Sour
Sweet
In Sour Sweet,
published in 1982, a novel with a double structure in which chapters
dealing with the adventures of the Chens, a Chinese immigrant family in the
Great Britain of the Sixties alternate with chapters having to do with the
exactions of the Triad, a Mafia-type Chinese secret society, Timothy Mo
revitalises one of the most hackneyed themes of western novels, i.e.
relationships between men and women, by weaving into it a dual concept of
traditional Chinese philosophy yin and yang
two opposite energies which create the whole universe by their alternating
and interacting with each other and make up a harmonious whole only when
they combine. This article will try and show how the tension between the
characters' cultural heritage, and particularly the way in which they perceive
the male and female roles within the family, and their necessary adoption
of some of the values of their host country, results in situations which
are often comical but nonetheless ultimately destroy those who could not
adapt.
Conscience
du corps dans Coming Up for Air de George Orwell
(Bernard Gensane)
L'un des intérêts de Coming Up for Air est la prescience du protagoniste et de l'auteur concernant les événements épouvantables que le monde va connaître à la fin des années trente. Un des enjeux de l'histoire est l'intégrité de l'individu dans son esprit (le totalitarisme est déjà présent dans de nombreux pays européens) et dans son corps (le conflit qui menace pourrait être une boucherie encore plus horrible que celle de la Grande Guerre). Le parcours physique et intérieur du narrateur est une reconnaissance de son corps présent et une quête de l'histoire de son corps passé. La description que fait Bowling de son corps corrobore les catégories de Heidegger concernant le Dasein. Pour Heidegger, le corps est entouré par une tonalité affective (Stimming) avec laquelle il finit par se confondre. Le postulat d'Orwell est que les régimes totalitaires, mais aussi le capitalisme "fordien," ce système économique qui ne veut voir qu'une tête, tendent à couper l'individu de cette tonalité affective en le réduisant à un être purement biologique et animal.
The consciousness of
the body in George Orwell's Coming Up for
Air
What makes Coming Up
for Air so useful today is the foresight of the protagonist and
of the author concerning the dreadful events that the world
was about to live by the end of the 1930s. What is particularly at stake
in this novel is the integrity of the individual's mind (totalitarianism
is already present in many European countries) and of the individual's body
(the conflict that looms ahead could be a more terrible collective slaughter
than that of WWI). The physical and spiritual process of the narrator is
an exploration of his body in the present and a quest of the history of his
childhood body. The description Bowling proposes of his body corroborates
Heidegger's categories pertaining to Dasein. For Heidegger the body
is surrounded by an affective tonality (Stimmung), with which it
eventually fuses. Orwell's postulate is that totalitarian regimes, but also
what he calls "Fordian" capitalism e.g. a system which erases differences,
tend to separate the individual from this affective tonality and reduce him
to a strictly biological and animal being.
Orlando ou le "voyage sentimental" de Virginia Woolf
(Floriane Reviron)
Y a-t-il des points communs entre Orlando de Virginia Woolf et A Sentimental Journey de Lawrence Sterne? Voilà la question essentielle à laquelle cet article tente de répondre. Au-delà de leurs différences évidentes (genres littéraires différents, époques d'écriture différentes, sexe des auteurs différents), Orlando et A Sentimental Journey ont en commun l'écriture pour l'autre (Vita Sackville-West/Eliza) tout en étant le miroir des émotions et des sentiments de leurs auteurs. Ces deux oeuvres ont également été écrites dans des circonstances similaires, c'est-à-dire alors que leurs auteurs étaient malades et que les personnes pour lesquelles ils écrivaient étaient loin d'eux. Mais surtout les textes eux-mêmes sont étonnamment proches grâce à la modernité de Sterne qui décrit un cheminement intérieur plus qu'un voyage touristique. Woolf quant à elle puise chez Sterne des figures de style proprement shandéennes pour mieux souligner que le langage des corps est universel et que la sympathie entre le féminin et le masculin peut donner naissance à des personnages androgynes.
Orlando
as Virginia
Woolf's "Sentimental
Journey"
At first sight A
sentimental Journey by Lawrence Sterne and Orlando by Virginia
Woolf do not seem to have much in common. They were written at different
times, they do not belong to the same literary genres and their writers are
of different sexes. Yet this paper aims at emphasizing the numerous points
they share, due to Sterne's modernity and Virginia Woolf's interest in the
body and its diverse means of expression. Characteristically, both A
sentimental Journey and Orlando were written for women (Eliza
and Vita Sackville-West), at times when these muses were out of reach. The
authors of these works were equally interested in inwardness and in both
works travels matter only insofar as they enable us to follow the emotional
and psychological development of the characters. In Orlando Woolf
resorts to stylistic devices which Sterne first used lavishly in
Tristram Shandy and conveys the same kind of message as that
conveyed by A Sentimental Journey, namely that people are bound by
a universal sympathy (what Sterne called "The Great Sensorium of the World").
She goes even further because in Orlando, the masculine and the feminine
do not simply coexist peacefully in the world, they also coexist in individuals
like Orlando. The introduction to A sentimental Journey written by
Virginia Woolf is contemporary of Orlando and no doubt the latter
mirrors Woolf's admiration for Sterne as the study of certain passages in
both works will show.