Ebc15
résumés / abstracts
Richard Pedot, "Voyage au centre de la métaphore
: Staring at the Sun de Julian Barnes."
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Richard PEDOT
Regarder le soleil en face : titre programmatique et métaphore a priori parfaite d'un projet d'atteindre la vérité de l'existence, son centre même, qui semble résumer l'histoire de Jean Sarjeant, l'héroïne du roman de Barnes. Pourtant, c'est plutôt une allégorie sur l'excentricité du sens qui nous est proposée, en même temps que refusée, à travers l'évocation des trois âges de Jean, un parcours du siècle en trois époques de la connaissance - autrement dit en trois modèles de partage du savoir et du pouvoir, chacune avec sa forme particulière de dissidence, d'excentricité, illustrée tout à tour par l'oncle Leslie, Jean et enfin son fils, Gregory. Reste à se demander comment cette allégorie est elle aussi décalée, dérangée, d'une manière singulière qui dispute au récit de la vie de Jean sa place dans le roman.
A journey to the centre
of a metaphor: Julian Barnes's Staring at the
Sun
Staring at the sun: the
programmatic title of Barnes's fourth novel sounds like the metaphor of a
journey to the very centre of life and truth epitomised by the story of Jean
Sarjeant, the novel's heroin. However, the reader is instead offered, and
by the same token denied, an allegory of the eccentricity of meaning through
the evocation of three different periods in Jean's life, corresponding to
three epistemological periods - in other words three patterns in the relation
of knowledge to power, each generating its own form of dissent, or eccentricity,
embodied in turn by uncle Leslie, Jean and eventually her son Gregory. There
remains to be seen how the novel's allegory itself is displaced and disturbed,
in such a way as to question the centrality of the story of Jean's life.
Vanessa GUIGNERY
L'objet de cet article est l'étude des interactions entre lacis linguistique et excentricité dans Metroland et Taking it Over de Julian Barnes. L'interlinguisme ou entrelacement de plusieurs langues auquel s'adonnent certains personnages, qui se situent délibérément en marge de la société et du langage normé, constitue l'une des manifestations de leur personnalité extravagante et reflète leur pédantisme affecté. Ces jeux interlingues posent toutefois le problème de la compétence linguistique du lecteur qui, s'il est défaillant, tend à être lui-même marginalisé. Si la perspective barnesienne est essentiellement ludique, prenant appui sur des phénomènes constrastifs, des traductions littérales et des jeux de mots bilingues, elle ne doit pas occulter les préoccupations profondes de l'auteur concernant le langage romanesque.
Eccentricity and linguistic
medley in Metroland and Talking it Over by Julian
Barnes
The aim of this paper is
to analyse the relation between the simultaneous use of several languages
and the concept of eccentricity in Metroland and Talking it Over
by Julian Barnes. The characters who have deliberately chosen to be on the
margin of society and language, resort to this type of linguistic medley,
which is one of the ways in which their extravagant personality and affected
pedantry manifest themselves. These language games appeal to the linguistic
skills of the reader who, otherwise, might find himself on the fringe of
the text. Barnes's perspective, based on contrastive phenomena, literal
translations and bilingual puns, is mainly humorous and yet reveals the author's
keen concerns about novelistic techniques.
Pascale SARDIN
Cette étude, qui s'appuie sur une lecture comparée des variantes du dramaticule A piece of Monologue (1980) et de son "adaptation" en français (Solo, 1980) par l'auteur, montre comment le discours psychotique du récitant est réécrit dans le passage d'une langue à l'autre. Les variations entre les textes, qui découlent de l'impossible traduction du mot "birth", esquissent une véritable esthétique de l'amoindrissement et du décentrement. Le sujet beckettien est toujours plus en décalage avec lui-même, toujours plus éloigné de son "désir de non-désir" (André Green).
Ainsi se dessine un art mouvant où les notions d'original et de copie n'ont plus lieu d'être, car la dissimilitude qui sépare les textes bilingues de Beckett est réciproque : et c'est bien à un mouvement de va-et-vient entre les textes que nous convie Beckett par sa pratique même de l'écriture, quand en écrivant dans une langue il modifie son brouillon à la lumière de la traduction commencée simultanément.
Eccentricity and
self-translation in Samuel Beckett's
work
This paper, based on a
comparative and variorum study of Beckett's dramaticule A Piece of
Monologue (1980) and of its "adaptation" in French (Solo, 1980)
by Beckett himself, shows how the psychotic discourse of the speaker is rewritten
when crossing from one language to the another. The differences between the
texts, which originate in the impossible translation of the word "birth"
, delineate an aesthetics of "lessness" and displacement. The gap in the
Beckett character is constantly made wider, leading him further away from
his desire of death, defined as André Green's "désir de
non-désir".
The very concepts of "original"
and "copy" are made irrelevant by such a shifting art: the bilingual texts'
dissimilarities are indeed reciprocal, and Beckett's own writing process,
when he changes his manuscript in the light of the translation begun at the
same time, induces the reader to move to and fro between the texts.
Nathalie JAECK
Le but de cet article est de montrer que Sherlock Holmes entretient avec la psychanalyse des liens structuraux et fondamentaux qui éclairent à la fois son rapport au monde et les ressorts de sa technique d'investigation. D'une part et très ostensiblement, Sherlock Holmes est un psychanalyste hors pair : appliquant à la lettre les techniques que Freud est en train de théoriser (notamment l'importance accordée aux détails et à la technique des associations libres), il guérit des patients qui souffrent d'une névrose occasionnée par une perte d'avoir qui génère en eux une perte d'être. L'antichambre du 221 bis Baker Street ressemble fort à une salle d'attente freudienne, les titres des nouvelles à ceux d'études de cas.
Pourtant, la pratique holmesienne de la psychanalyse est déviante et porte les stigmates des structures schizoïdes que Sherlock Holmes plaque sur le monde. Transformant l'écoute en interrogatoire, il traite ses clients-patients comme de bons objets et pille leur intériorité. La déviance du thérapeute met à jour une névrose obsessionnelle qui se manifeste principalement par une stérilisation de l'affectivité, un isolement lié à une intellectualisation pathologique du monde et une régression des affects aux stades ante-génitaux de la sexualité.
Schizoid structures and
obsessional neurosis: the case of Sherlock
Holmes
The aim of this paper is
to show that there is a structural and fundamental relationship between Sherlock
Holmes and psychoanalysis that conditions his way to the world as well as
his practise as a "consulting detective". On the one hand, SH is most visibly
a brilliant psychoanalyst: as he works by the techniques that Freud was bringing
to theory at the time (among them the importance granted to details and the
technique of free associations), he cures patients that suffer from neurosis
because they have lost something precious, and the loss degenerates into
a loss of themselves.
Yet Holmes's practise of
psychoanalysis is deviant and bears the mark of the schizoid structures Holmes
understands the world through. As he turns silent listening into reckless
questioning, he treats his patients as his own good objects, and burgles
their inner self. Such a deviancy clearly manifests that the psychoanalyst
himself suffers from obsessional neurosis that is mostly obvious through
sterilisation of affectivity, isolation due to pathological intellectualisation
of the world and regression of affects to the pre-genital phases of sexuality.
Catherine MARI
Ripley Bogle, le roman éponyme de Robert Mcliam Wilson, fait partie de ces romans qui se laissent difficilement classer. Il semble, comme son personnage central au nom excentrique, en marge, décalé, décentré. La situation narrative constitue en elle-même un paradoxe. Elle concentre, en un seul et même personnage, deux rôles antithétiques : celui d'un jeune clochard physiquement et mentalement amoindri et celui d'un narrateur doué d'une verve intarissable et soucieux de communication, comme en témoignent les multiples références au narrataire. Le langage, étonnant de vitalité, se singularise de surcroît par son inventivité. Le narrateur joue avec le lexique, disloque la syntaxe, use et abuse de l'oxymore et de l'ellipse. Dépourvu de tout, il s'approprie le langage et remodèle le mot à l'image du monde chaotique qui l'a rejeté.
En dépit d'un sujet grave (le quotidien éprouvant d'un clochard et la violence de son enfance à Belfast), le récit s'adonne, avec une extravagante jubilation, aux excès du burlesque et de l'hyperbole héroï-comique.
De façon apparemment contradictoire, il intègre un référent socio-linguistique réel mais semble simultanément chercher à l'escamoter. Ainsi, le narrateur ivre, divague le temps d'un chapitre. Plus singulier encore, il n'hésite pas à falsifier des éléments majeurs de la diégèse et à nous avouer, in extremis, qu'il a menti. En outre, il émaille son récit de commentaires métafictionnels, accentuant encore l'excentricité d'un roman qui montre la réalité et la déconstruit dans le même temps. Provenant essentiellement de la tension entre un sujet objectivement tragique et une narration ostensiblement détachée, l'excentricité de Ripley Bogle n'est pas gratuite. Elle permet d'approcher à couvert une réalité douloureuse et directement indicible. De plus, elle est la marque d'un roman qui se lit comme la métaphore de la naissance d'une écriture.
Down and Out in London:
Ripley Bogle, the eccentric narrative of a story-telling
tramp
Ripley Bogle, the eponymous
novel by Robert Mcliam Wilson, is not easily classified. Like its eccentrically
named protagonist, it appears to be on the sidelines, nonconformist, a novel
apart. The narrative situation constitutes a paradox in itself. In one and
the same character, it unites two antithetical roles: that of a young tramp
in a weakened physical and mental state and that of a narrator gifted with
inexhaustible eloquence and eager to communicate, as the multiple addresses
to the narratee show. The language, whose vitality is astonishing, is further
characterised by its inventiveness. The narrator plays with words, disrupts
syntax and uses and abuses oxymorons and ellipses. Deprived of everything,
he appropriates language and reinvents the word in the image of the chaotic
word which has rejected him.
Despite its serious subject
- a tramp's distressing daily life and a violent childhood in Belfast - the
narrative revels with extravagant jubilation in burlesque extremes and mock-epic
hyperbole. In what seems to be a contradictory move, the narrative integrates
real historic events but at the same time appears to blot them out. Thus
the drunken narrator raves for a whole chapter. More strikingly still, Ripley
Bogle does not hesitate to misrepresent major elements of the diegesis and
even goes so far as to tell us at the last minute that he has lied.
Moreover, his narrative
is strewn with metafictional comments which emphasise yet more the eccentricity
of the novel which both represents and deconstructs reality.
Deriving mainly from the
tension between an objectively tragic subject and a conspicuously detached
narration, the eccentricity of Ripley Bogle is not gratuitous. It
is a means to deal with a painful and overtly unspeakable reality. What's
more, it is the distinctive mark of a novel which can be read as a metaphor
for the birth of a new writer's départ.
Eileen WANQUET
Les diverses formes de mise en abyme - de l'énoncé, de l'énonciation et du code - présentes dans les romans d'Anita Brookner les inscrivent dans la littérature spéculaire. L'intertextualité littéraire et artistique a une fonction métonymique, reproduisant la fiction à une autre échelle, pour la résumer et l'expliquer à la lumière de valeurs morales. La structure en analepse, qui prime dans toute l'uvre, relève aussi de la mise en abyme, mais le récit inséré, après en avoir été l'objet, se mue en sujet et en clé d'interprétation du roman. Un rapport spéculaire s'installe aussi entre la protagoniste du récit cadre et la protagoniste de la mise en abyme fictionnelle, qui se met en position centrale, devenant le véritable sujet du récit. Finalement, c'est son producteur même que le texte de Brookner met en abyme, le malaise de l'auteur insufflant sa dynamique à l'uvre. Le texte est non seulement miroir de son créateur, mais aussi de la création, par sa structure circulaire. Les diverses formes de reflexivité deviennent ainsi le véritable centre du récit (le lieu où il puise son sens), le décentrant tout entier. De plus, bien que circulaire, le récit de Brookner "ne tourne pas rond", car il reprend à l'infini une quête inaboutie. L'inscription du manque abymé se mue en sujet inaccompli après lequel court spécieusement le récit, s'écartant progressivement du centre.
Eccentricity and reflexivity
in Anita Brookner's
novels
brookner's novels contain
various kinds of internal mirrors (mise en abyme) - reduplications of the
diegetic, of the narrative voice and of the creative process itself - which
become their real meaningful centre. The literary and artistic intertextuality
functions like a synecdoche, summarising the narrative events and making
them culturally and morally significant. The embedded narrated memories,
always much longer than the higher-level narrative, become the true focus
of the novels. Similarly, the protagonist of the hypodiegetic level, a younger
version of that of the diegetic, holds the key to what the heroine has become
in a narrative present. The successive heroines are in fact mirrors of their
author, who uses writing as a kind of therapy. The novels mirror not only
their creator, but their circular structure reflects the obsessional repetition
of a never-ending quest, the texts spuriously aiming for a mirage and, in
so doing, spiralling away from a centre long left behind.
Jean-Michel GANTEAU
En se fondant sur un corpus qui réunit des textes représentatifs du roman catholique, depuis le début su siècle jusqu'à nos jours, cet article se penche sur une composante de ce qui a souvent été appelé mauvais goût (ou encore "inverted aestheticism") dans la littérature catholique. Il s'efforce d'utiliser les outils forgés par les divers spécialistes du kitsch, dans le domaine des arts graphiques et plastiques principalement, pour les appliquer à celui de la littérature. L'analyse s'appuie sur la sélection de trois composantes fondamentales du kitsch catholique en littérature, notamment : l'excès, le colportage et la congruence, pour tenter de montrer leur fonctionnement dans le cadre d'une poétique de l'émotion dont le but est d'interroger le sublime.
'Catholic Kitsch': Approaches
to the Sublime in Contemporary and Postmodern British Catholic
Fiction
This article is based on
a corpus of Catholic novels representative of the whole of the twentieth
century. It concentrates on what has often been called bad taste or "inverted
aestheticism" in the realm of catholic arts and letters. Our method consists
in using tools honed by the specialists of kitsch in the fields of
graphic and plastic arts and to apply them to the study of fiction. This
is done by relying on three outstanding traits of Catholic kitsch,
i.e. excess, colportage (or peddling) and congruence (easiness),
those being the components of a poetics of emotion subordinated to an inquiry
into the aspects, manifestations and nature of the sublime.
Pierre
VITOUX
This article moves through
three successive stages. (1) Starting from a brief discussion of Genette's
Palimpsestes, it attempts to place and define the type of transtextuality
on which the novel is based. (2) It analyses how Young Lamprière's
tendency to confuse the old myths with real contemporary events is exploited
by the 'Cabbala' to prepare for him a succession of traps, and to make him
an accomplice in a 'dark design'. (3) It shows that Lemprière's writing
of his Dictionary, which is obsessive at first, becomes cathartic through
the exercise of his imagination, when he uses the options, and thus the
opportunities for decisions, offered by the surface variations (in the form
of diverging stories) on the 'deep structure' of two series of myths, to
reach an unexpected 'settlement'.
L'hypotexte classique dans Le dictionnaire de Lemprière de Lawrence Norfolk
Cet article passe par trois phases successives. (1) A partir d'une brève discussion de Palimpsestes de Gérard Genette, il tente de situer et de définir le type de transtextualité qui sert de base au roman. (2) Il analyse la façon dont la tendance du jeune Lemprière à confondre les anciens mythes avec les événements réels est exploitée par la 'Cabale' pour lui tendre une série de pièges et en faire le complice d'un 'sombre dessein'. (3) Il montre que l'écriture, le fait pour Lemprière d'écrire son Dictionnaire, commence par traduire son obsession, mais devient catharsis par la libération de son imagination, à partir du moment où il exploite les jeux d'options qu'offrent les variations de surface, sous formes d'histoires différentes, sur la 'structure profonde' de deux séries de mythes, pour aboutir à un 'règlement' qui n'était pas prévu au départ.