(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)


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L'Art de Musique au XXe siècle:
Grand Œuvre et opéra chez Michael Tippett

 
Marie-Lise Paoli (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

  

                        Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe
            0 vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte
            Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence
                        Tu m'as donné la boue et j'en ai fait de l'or.
                        Baudelaire

 

Le rapprochement de la composition musicale et de la pratique qui vise l'obtention de l'élixir de longue vie et la transmutation des métaux en or, autrement dit, l'alchimie, aussi surprenant soit-il, est bien connu. Sa persistance – ou sa résurgence – dans notre XXe siècle passe, en revanche, souvent inaperçu. Pourtant, l'inspiration divine indispensable à l'Adepte, son désir d'éternité et la double dimension de son entreprise, à la fois réelle et symbolique, matérielle et spirituelle, qui ont traditionnellement valu à ce dernier l'appellation d'Artiste, rendent l'alchimiste étonnamment proche d'un créateur contemporain tel que Michael Tippett. Tous deux ont en commun d'être à l'écoute de l'harmonie des sphères. Si l'un nomme parfois son activité "Art de Musique," l'autre ne se prétend aucunement alchimiste des sons. Néanmoins, par sa prédilection pour l'opéra, l'"œuvre" par excellence, qui tente de réaliser les "noces chymiques" du verbe et de la musique, Tippett invite à la recherche d'une éventuelle alchimie inhérente à son art. Lecture et audition, pour peu qu'elles soient attentives, révèlent alors de multiples indices d'une qualité qui est loin d'être purement métaphorique: le schéma actantiel des opéras (mort-seconde naissance), l'espace-temps qui englobe les trois régions cosmiques et dont la

 


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traversée est toujours effectuée par un personnage de médiateur, à l'image d'Hermès, la divinité tutélaire du compositeur; la symbolique alchimique des couleurs, qui enlumine les livrets comme celle des nombres structure les partitions; la thématique récurrente du secret ou de l'énigme et l'hermétisme indéniable d'une production lyrique réputée difficile d'accès; tout cela témoigne d'une démarche dont le but ultime est, à n'en point douter, une transmutation, celle de la musique en silence.

1. Quand le silence est d'or

Il est à peine paradoxal de considérer la musique comme l'art du silence, si l'on songe combien est étroite l'alliance entre son et silence, non seulement sous sa forme la plus élémentaire, celle du couple être/non-être qui traduit la conception commune du silence comme absence de son, mais plus profondément, comme on ne peut l'ignorer depuis la magistrale étude de Jankélévitch, parce que la musique est silence, un "silence audible" qui s'adresse à l'esprit: "Cette voix d'un autre ordre ne vient pas d'un autre monde .... Elle vient du temps intérieur de l'homme, et aussi de la nature extérieure." (1) Son rôle est loin d'être négligeable, car "si cette voix ne nous révèle pas les mystères de l'au-delà, elle peut rappeler à l'homme le mystère dont il est porteur." (2)

Guère plus surprenante, l'idée que création musicale et tradition alchimique puissent être intimement liées, surtout dans la démarche d'un compositeur qui se réclame ouvertement d'Hermès. Que musique et alchimie soient tenues pour deux arts n'est un secret pour personne. En revanche, si la dénomination n'est pas à démontrer en ce qui concerne la première, une mise au point s'impose pour la seconde. Quoi de plus dissemblable, en effet, que la composition musicale et la recherche de l'élixir de longue vie ou la transmutation des métaux en or pur ? Jugée à l'aune de la chimie moderne, l'alchimie ferait, aux yeux de certains, piètre figure comme science. Il est vrai que ses obscures manipulations de cornues dégageant des vapeurs sulfureuses n'ont point de visée scientifique au sens moderne du terme. Est-ce pour autant un art ?

L'Adepte, puisqu'il se nomme ainsi, est celui qui a reçu un don de Dieu, la haute inspiration sans laquelle la réalisation du Grand (Euvre est impossible. Telle est sa croyance. Ses réalisations ne sont pas seulement le fruit du labeur et de la technique, mais d'une connaissance révélée par une source divine. Praxis et inspiration sont indissociables dans une transmutation alchimique qui s'opère à plusieurs niveaux, la transformation des métaux

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1. JANKÉLÉVITCH, V., La musique et l'ineffable, Paris : Seuil, 1983, p. 186.
2. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 190.


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en or étant à la fois réelle et symbolique, matérielle et spirituelle. L'alchimie illustre le désir humain de tout transformer en éternité et repose sur la conviction, érigée en postulat par C. G. Jung, que matière et psyché sont deux aspects d'un même phénomène (3). De même que le métal vil est transmué par le feu secret en métal précieux, l'homme ordinaire se mue en Adepte sous l'effet de sa pratique alchimique qui réalise une purification intérieure grâce au Verbe. Sa quête, qui s'ancre dans la matière pour pénétrer les voies de la nature, passe par une initiation dans la solitude de l'étude et du travail, la pratique jointe à la lecture des textes anciens préparant le profane à l'écoute de la voix divine. Voilà en quel sens il faut comprendre le nom d'Artiste qu'il s'octroie.

Or, pour l'hermétiste, "l'art" de référence ne peut être que la musique. De tous temps, les affinités entre "Art d'Hermès" et "Art de Musique" n'ont pas manqué d'être soulignées (4) et les deux appellations sont devenues interchangeables comme synonymes d'alchimie. Le rôle essentiel de la prière, de l'invocation incantatoire pour solliciter l'aide divine introduit, certes, une composante "musicale" dans l'opération alchimique, mais c'est surtout sa valeur symbolique qui lui vaut une telle désignation, en vertu de la dimension cosmique qu'elle revêt et qui, au-delà de la transmutation matérielle des métaux et spirituelle de l'homme, fait intervenir les notions d'harmonia mundi et de musique des sphères. La démarche de l'Adepte se situe dans un unus mundus se correspondent les sons de la gamme, les planètes, les métaux, les couleurs, les jours de la semaine et les degrés de l'Œuvre, tous au nombre de sept.

La conception du monde comme concert parfait de la nature a beaucoup imprégné les textes et l'iconographie alchimiques. Une gravure du Museum Hermetictun (1677) représente les sept métaux sous la forme de sept musiciens jouant chacun d'un instrument dans une grotte (5). Au-dessus d'eux, à l'air libre, assis chacun au pied d'un arbre, trois personnages illustrent, sans qu'elle soit citée, la devise alchimique bien connue de la Table d'émeraude : "Tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas, tout ce qui est en bas est comme tout ce qui est en haut, afin que s'accomplisse le miracle de l'Unité." Le personnage de gauche arbore un triangle pointé vers le haut, celui de droite un triangle pointé vers le bas et celui qui se tient au centre une étoile réunissant en elle les deux triangles. Un anneau céleste les entoure, orné du soleil, de la lune et des étoiles, motif qui apparaît deux fois, dans la partie supérieure et dans la partie inférieure du cercle. Aux quatre coins de la gravure on reconnaît les quatre éléments : Feu, Air, Terre et Eau. L'alchimiste, en travaillant les métaux, dont la gestation au sein de la Terre-Mère est musicale, si l'on en croit la Tradition, participe de cette harmonie qui
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3. JUNG, C. G., Psychologie et alchimie, Paris: Buchet/Chastel, 1970, passim.
4. ROGER, B., À la découverte de l'alchimie, St Jean de Braye: Éditions Dangles, 1988, p. 331-337.
5. Museum Hermeticum (Frankfurt, 1677), gravure reproduite dans l'ouvrage de Bernard Roger, op. cit., p. 333.

 


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se retrouve sur terre dans toute triade et tétrade. Le ciel sert à circonscrire le macrocosme, ainsi que le microcosme de l'Adepte, dont l'ambition est de parvenir, entre son Moi et la matière, à l'accord parfait qui existe entre le musicien et son instrument. Tel le musicien qui embrasse simultanément passé, présent et futur, l'Adepte-Artiste, en digne descendant de Mnémosine, vise aussi à la contemplation du triple temps.

Si l'alchimie a toujours revendiqué sa parenté avec la musique, l'inverse est beaucoup moins vrai. La raison en est moins l'indifférence de la musique envers l'alchimie que le devoir de réserve de tout initié, qui tait nécessairement ses liens avec l'ésotérisme. Un compositeur qui s'identifie ouvertement à Hermès ne se proclame pas pour autant alchimiste des sons. Aucun propos de Tippett ne suggère, même métaphoriquement, que ce soit le cas. Dans son œuvre, en revanche, les indices abondent, pour peu que l'on rassemble ce qui est épars et que le travail de synthèse s'attache à répertorier certaines récurrences qui deviennent alors significatives. Avant même de procéder à une lecture des livrets et des partitions, on ne peut s'empêcher de remarquer que la place d'honneur qu'occupe l'opéra dans sa production musicale est pour le moins suspecte, si l'on songe que, par son nom même, l'opéra se pose comme œuvre par excellence, et que, par l'alliance des paroles et de la musique qui le caractérise, il tend à réaliser les "noces chymiques" du Grand Œuvre.

2. Opus

Si le compositeur est une personnification, mi-sérieuse. mi-ironique. du "dieu des alchimistes," le rapprochement entre ses opéras et l'opus alchemicum révèle des similitudes frappantes. Il est, par exemple, un personnage qui ressemble étonnamment aux auteurs de l'opération alchimique. Madame Sosostris, dont l'apparition, brève mais décisive, permet de clarifier de manière définitive la situation jusque-là sans issue de Jenifer et de son père, le matérialiste invétéré, et Mangus, le psychanalyste qui fait office de mage dans la recherche des diagnostics et de magicien par ses thérapies, ne sont pas à proprement parler "fils d'Hermès" ; Faber, en revanche, dont le nom latin est en conformité avec son métier de civil engineer, se présente lui-même dans The Knot Garden comme "the maker." Cet homo faber rappelle immanquablement le forgeron que Mircea Eliade assimile à l'alchimiste des premiers âges, ce forgeron qui, dans les sociétés primitives, est investi de pouvoirs mystérieux, car son travail des métaux le met en contact direct avec la Terre-Mère qui les produit et, par conséquent, l'initie aux secrets de cette dernière (6). Le parcours du personnage

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6. ELIADE, M., Forgerons et alchimistes, Paris: Flammarion, 1966, p. 85.

 


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est particulièrement significatif. Il s'avère d'abord que Faber est plutôt mal nommé : "the maker" est un époux stérile et son travail de "civil engineer" n'est pas pour lui une vocation mais un simple refuge à ses problèmes conjugaux. Entre cette piteuse image du début et le tableau inverse qu'offre Faber dans la scène finale, le déroulement de l'opéra a rendu les spectateurs témoins d'une transmutation psychologique qui réconcilie l'homme avec sa femme et surtout avec son nom, après la prise de conscience de ce qui lui manquait pour exister vraiment: "I am all imagination," déclare-t-il enfin, fier de pouvoir annoncer: "Now I stand up: Faber: man: maker: myself" (III.10, p.113) (7). À elle seule, la ponctuation indique par l'égalité des quatre termes la résolution de la crise d'identité que traversait le personnage. Sa capacité de transformation intérieure l'a rendu apte, comme l'alchimiste digne de ce nom, à agir désormais sur le monde.

Dans le même opéra, le processus alchimique sert de métaphore aux relations qui s'instaurent entre les personnages. L'onomastique y est particulièrement suggestive. Outre Faber, il y a Dov qui, par son homophonie avec le nom anglais de la colombe, "dove," représente tout ce qui est blanc, pur, aérien, pacifique. Dov, diminutif de David, évoque aussi le roi des Psaumes dont le personnage, musicien de son état, est effectivement le pâle reflet. Mel, qui n'a du miel que le nom, est l'exact opposé de Dov. Il est de race noire et exerce le métier d'écrivain - complémentaire de celui de musicien quand il s'agit de composer un opéra. Les deux activités, réunies chez Tippett en un seul homme – production de texte et production de musique – sont dissociées sur la scène, puisque confiées à deux créateurs distincts. Or leur union semble compromise, car Dov et Mel forment, de manière significative, un couple homosexuel autrefois très uni et aujourd'hui sur le point de se séparer. Il faut préciser qu'à aucun moment il n'est question d'opéra entre eux et que leurs rapports sont définis et modifiés au fil de l'œuvre par une référence extra­ musicale à La tempête de Shakespeare. Mangus, le psychanalyste, imagine, en effet, un jeu de rôle pour régler les problèmes relationnels des protagonistes et son choix se porte sans hésitation sur La tempête. Dov, conformément à sa nature, est assimilé à Ariel, c'est-à-dire à l'envol de l'imagination, tandis que Mel devient Caliban, archétype de l'instinct animal. La situation conflictuelle qui s'est installée ne peut s'arranger que lorsque Mangus, le Prospero du moment, se résout à libérer non seulement Dov mais aussi Me] et à les accepter tels qu'ils sont. Ainsi se réalise la réunion des contraires, coincidentia oppositorum qui réconcilie le blanc et le noir, l'air et la terre, l'esprit et le corps.

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7. Pour plus de commodité, les numéros de page renvoient tous à l'édition English National Opera-Royal Opera regroupant les livrets des quatre premiers opéras de Tippett : The Operas of Michael Tippett, ed. Nicholas John. London & New York: John Calder & Riverrun Press, 1985.

 


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Dans The Midsummer Marriage, Mark et Jenifer offrent une version du couple royal des "noces chymiques." Le scénario de cet opéra, qui s'achève par l'union physique et mystique des jeunes gens, est sans conteste celui d'une hiérogamie dont la symbolique sexuelle est semblable à celle de la tradition alchimique. L'évolution psychologique des héros, de l'innocence à l'expérience, se trouve condensée en quelques étapes cruciales qui sont celles du processus d'individuation tel que Jung l'a décrit. Au temps de l'action s'ajoute effectivement le temps de l'inconscient, celui de l'accomplissement du Soi, selon les trois phases que Jung a identifiées de manière très convaincante comme étant celles de l'Ars Magnas (8). Au tréfonds de l'inconscient, ont lieu des processus étrangement semblables aux opérations hermétiques. On ne peut parler de correspondances fortuites mais d'un lien entre matière et inconscient assuré par un phénomène de projection, les expériences psychiques inconscientes de l'alchimiste étant vécues par lui comme propriétés de la matière (9). Tenté par la transposition artistique d'une théorie aussi séduisante, Tippett saisit l'occasion de matérialiser un processus psychologique, supposé indicible ou irreprésentable, en sons et en images empreints de la symbolique alchimique interprétée par le psychanalyste suisse. Pour ce dernier, la phase inaugurale est la rencontre avec l'ombre, la découverte par l'individu de ses côtés les plus obscurs – négatifs et enfouis équivalente de la nigredo, lors de laquelle la matière est calcinée en vue de sa purification. Suit l'intégration des caractéristiques psychiques du sexe opposé, la résolution de la célèbre dichotomie animus/anima, comparable au mariage mystique entre les éléments lors de l'albedo. Enfin se produit la fusion des contraires dans une action sacrificielle de renoncement à la revendication initiale, cela étant désormais possible grâce à la connaissance véritable de soi ainsi acquise. Le principe d'individuation, devenu conscient, subordonne alors toute chose. C'est la phase ultime de l'alchimie, la rubedo ou citrinitas par laquelle se trouvent réunis les quatre éléments.

Ce parcours, qui constitue la trame de l'opéra, est illustré par des scènes hautement symboliques, comme celle qui clôt l'acte I, moment décisif dans l'aventure des jeunes fiancés, Mark et Jenifer, où paroles et musique s'allient pour produire un épisode d'une étonnante intensité. Le texte, d'une grande richesse sémantique, est bâti sur l'opposition entre l'ombre (nigredo) et la lumière, et leurs corollaires que sont les couples ascension/chute, ciel/terre, et blanc (albedo)/rouge (rubedo). Sur le plan lexical, cette antithèse se traduit essentiellement par les termes "starry heaven" et " fruitful earth" désignant le lieu d'où reviennent respectivement Jenifer et Mark, à l'issue de la première

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8. JUNG, op. cit., p. 299-303. Pour une synthèse de la pensée de Jung sur ce sujet voir Marie-Louise von Franz, C.G. Jung: son mythe en notre temps, Paris: Buchet/Chastel, 1975, p. 252-257.
9. JUNG, op. cit., p. 315-330.

 


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partie de leur cheminement. Il s'agissait pour elle de monter l'escalier, "to climb the staircase," et pour lui de s'enfoncer, "down, downward to the centre doubled downward" comme le préconise la psychologie des profondeurs. À leur retour, ils apparaissent "partially transfigured," précise la didascalie, leur transfiguration complète n'étant possible qu'après avoir connu l'expérience opposée. Cette étape à venir est préfigurée par les reflets : "the reflection of a red glow"sur la robe de Jenifer et "the reflection of a white light" sur l'habit de Mark (didascalies p. 37), tandis qu'il monte à son tour aux cieux et qu'elle pénètre dans les entrailles de la terre.

Lorsqu'elle est de retour, après son ascension initiale, Jenifer communique aux spectateurs l'élévation spirituelle qu'elle vient de connaître dans une aria d'une grande intensité:

Then the congregation of the stars began
To dance: while I in pure delight

Saw how my soul flowered at the sight
And leaving the body forward ran
To dance as well.
(I.8)

L'alliance entre le texte et la musique est remarquable. La ligne vocale, par un recours à l'extrême aigu avec une insistance hyperbolique, suggère l'intensité de l'expérience – à laquelle se joint la ronde des astres – et l'exaltation du personnage, corroborée par l'accompagnement instrumental qui concourt à l'harmonie de l'ensemble. L'enthousiasme est à son comble et se communique au chœur qui, par contagion, s'enflamme également et se mêle à l'aria dans un moment de polyphonie vibrante. Alors que l'acmé est imminente, l'interruption brutale par l'entrée du père de Jenifer réintroduit par contraste le prosaïsme du quotidien et suggère la nécessité pour la fiancée de tempérer son allégresse en complétant son expérience par le voyage inverse au centre de la terre.

Il est impossible de citer ici l'itinéraire complet des fiancés, mais il s'achève effectivement par la réalisation du Soi, au-delà des contradictions, à l'issue de l'épreuve du feu, dans la "radiant transfiguration in red and golds" (p. 49), aux couleurs de la rubedo et de la citrinitas.

3. Chromatismes

La symbolique des couleurs est trop insistante pour ne pas être suspectée d'appartenance alchimique également. On a vu que l'affrontement de Mark et Jenifer

 


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s'exprimait verbalement en termes de contraste entre le rouge et le blanc. De leur propre aveu, Jenifer, après sa montée aux cieux, revient "swan-white," tandis que Mark remonte des enfers "wine-red." C'est sur cette opposition des couleurs que se construit le duo qui suit. Le blanc, qui signale la seconde étape de l'opus alchemicum, vient après la dissolution de la materia prima que Jung rapproche de la rencontre avec l'ombre. La mention du blanc suffit à indiquer avec précision l'état psychologique de la jeune fille, puisqu'on sait que l'albedo, grâce à une régulation attentive du feu sous le creuset, aboutit à l'intégration de la qualité opposée de la matière, soit, sur le plan psychique, à l'acceptation de la composante essentielle de l'autre sexe, en l'occurrence l'animus. Le rouge qui accompagne Mark fait figure de promesse, celle de la rubedo, stade ultime de la synthèse des éléments. Il s'agit d'un indice dramatique qui ne prendra tout son sens qu'au moment même où cette étape finale sera atteinte, c'est-à-dire concomitamment au dénouement de l'opéra, lors de la scène intitulée "Fire in Summer" (III.8). Chant et danse s'y mêlent pour susciter les feux de la Saint Jean, au milieu desquels a lieu l'union des jeunes gens, dans une lumière d'un rouge orangé – "glowing," "incandescent," préconisent les didascalies (p. 49) – qui rappelle la citrinitas souvent associée à la rubedo pour apparenter la couleur à celle du soleil. The Midsummer Marriage peut alors s'achever sur une nouvelle aurore.

Le jeu symbolique, lui ne prend pas tin, puisque, quelques années plus tard, un autre opéra sera placé de manière complémentaire, semble-t-il, sous le signe de la couleur verte, The Knot Garden. Couleur d'eau succédant à la couleur de feu, émeraude de la Tabula Smaragdina et du Graal, sang du Lion Vert qui est l'or des philosophes, le vert du règne végétal qui emplit la scène de l'opéra et sert de métaphore à Dévolution des personnages est la couleur de la vie et de la mort, celle-là même que. pour les alchimistes, revêt la matière philosophale. Une fois encore, la représentation des profondeurs de la psyché passe par le truchement de la symbolique alchimique jungienne, dont l'exploitation n'est pas tant verbale que musicale. La mention titulaire, la mise en scène suggérée par les didascalies et les images végétales dont sont émaillées les répliques ne suffiraient pas à elles seules à faire du jardin éponyme autre chose qu'un décor. L'alliance des paroles et de la musique, en revanche, y parvient de manière spectaculaire. L'effet est d'autant plus saisissant que les moyens employés sont extrêmement modestes. Modeste également le compositeur. qui recourt à la musique d'un autre, La belle meunière, pour donner à son oeuvre la coloration souhaitée; ou du moins, quelle que fût son intention, tel est l'effet produit par l'intrusion du lied schubertien dédié à la couleur verte, Die liebe Farbe, dont Flora chante soudain un extrait (II.9).

L'empathie entre humains et végétaux qui se dégage du lied reste un moment inoubliable de l'opéra, grâce à l'effet de contraste stylistique entre la musique citée et la

 


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musique écrite par Tippett, induisant inévitablement chez l'auditeur une forme de nostalgie – à l'égard de la mélodie passée et de la couleur qui lui est attachée. La quête du vert, à la fois retour et avancée, témoigne que tout ce qui est devant est comme tout ce qui est derrière, pour paraphraser la formule d'Hermès (10). Tippett tient la scène pour le lieu où chromatisme visuel et chromatisme sonore peuvent fusionner, partageant en cela l'idéal synesthésique d'un Père Castel, d'un Rimbaud ou d'un Scriabine.

4. Chiffrage

La part de la musique dans le symbolisme alchimique n'est jamais négligeable, souvent prédominante et parfois essentielle, notamment lorsqu'il s'agit de la correspondance entre les sons, les nombres et l'ordre du cosmos. De même que le Grand Œuvre se pose comme archétype de la Création, les opéras de Tippett, par leur référence à la tradition ésotérique, font de la création musicale un archétype de la création du monde. Les notions pythagoricienne ou chinoise d'harmonie des sphères, allient cosmologie, science des nombres et musique tout comme la tradition chrétienne qui distingue, selon Saint Augustin, le rythme ternaire de la perfection et le rythme binaire, imparfait, le chiffre sept étant l'expression musicale de la sagesse. On sait les affinités du compositeur avec la pensée de l'évêque d'Hippone à qui il a consacré un oratorio. Or, la scène 7 de l'acte III – du Midsummer Marriage – est l'occasion pour un couple venu d'un autre âge et dénommé à juste titre "the Ancients" de déclarer:

From heavenly One the Two divide
And Three as Paraclete can make
Symbolic union with the Four.
(p. 50)

Ces propos ressemblent fort, tant par la forme que le contenu, à une devise alchimique. Le sept joue d'autre part un rôle essentiel dans The Knot Garden où un remarquable septuor, construit avec le plus grand soin, constitue un temps fort de la dramaturgie. Lorsque Denise, la belle-sueur de Faber, revient de camps de concentration, à

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10. La version française du Knot Garden, Le jardin-labyrinthe, jouait d'ailleurs sur l'éclairage verdâtre et l'envahissement de la scène par un labyrinthe de verdure pour créer une atmosphère fortement colorée, comme pour matérialiser les potentialités synesthésiques de cette œuvre "verte" (production ARCAL-La Ferme du Buisson, mise en scène Christian Gangneron, direction musicale Philippe Nation, Noisiel, 15 janvier 1994).

 


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l'écoute de son aria de douleur et de révolte tous restent d'abord sans voix (1.13). puis Me] répond dans son propre langage qui est le blues. Il offre ainsi un exutoire aux émotions des autres qui, petit à petit, joignent leurs voix à la sienne. Le premier à le suivre est Dov, puis Flora intervient, tandis qu'avec l'introduction du jazz kit le rythme s'accélère et s'intensifie. Faber remplace alors Mel, et Thea, la femme de Faber, prend le relais de Dov. Les intervenants se succèdent en chassé-croisé jusqu'à ce que Mangus se fasse entendre. Denise prend aussi la parole et, les personnages étant au complet. c'est-à-dire au nombre de sept, la scène s'achève non pas à l'unisson mais dans une polyphonie aux dissonances difficilement supportables, où chacun donne libre cours à ses émotions et où transparaissent les préoccupations individuelles. Seul Mel est capable de garder ses distances. comme en témoigne le ton ironique sur lequel il clôt, en solo, ce débordement collectif: "Sure, baby" (p. 104). La symbolique des nombres détermine dans ce cas l'organisation dramatique de l'œuvre et son pouvoir structurant s'exerce dans tous les opéras de Tippett. Elle ne se confond pas avec l'arithmosophie secrète des partitions, la conception des rapports numériques personnelle au compositeur et qui préside, consciemment ou non, à son travail d'écriture. Ce type de déchiffrement n'entre pas dans le cadre de la présente étude.

En revanche, sans tenter de percer ces arcanes, il est loisible d'apprécier la part du secret dans l'ensemble des œuvres. L'or de l'Adepte-musicien n'est pas de métal. Le matériau que Tippett utilise est le son qu'il transmue en musique et qui, à son tour, se change en silence.

De même que la pierre philosophale est la réunion des contraires. cette musique est une coincidentia oppositorum qui se définit elle-même. à travers les propos plus modernes de Dov, comme "bitter-sweet." Cet oxymore est récurrent dans The Knot Garden, et qualifie toujours la musique, que ce soit par l'intermédiaire de Dov, le musicien, ou d'autres personnages totalement étrangers à cet art, comme Denise. Lorsque Dov demande à Flora si elle aime la musique – "music that's bitter-sweet," précise-t-il dans une parenthèse comme s'il s'agissait d'une tautologie (p. 107) – celle-ci répond en entonnant le lied de Schubert qui correspond parfaitement à cet adjectif et qui, par l'effet de mise en abîme constitué par l'intrusion d'un chant dans le chant continu qu'est l'opéra, fait ressortir le caractère doux-amer de toute la musique du Knot Garden, si proche bien que si éloignée de ce lied. En effet, la tonalité de si mineur qui caractérise la citation schubertienne parvient à dominer tout l'opéra, en dépit de tendances atonales, et lui confère une atmosphère particulièrement sombre. Flora trouve une consolation fugitive par le chant, qui lui est doux, mais elle éprouve aussi une complaisance certaine à chanter son chagrin et à jouir de l'amertume exprimée par le lied. Delectatio morosa à laquelle Dov répond par le blues, musique différente par son style mais non sa nature, acceptation du chagrin qui console à demi. Ce

 


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ton envahit tout l'opéra et en constitue, en quelque sorte, la leçon. Psychologiquement, pour les personnages, il s'agit d'assumer leur nature véritable et celle des autres, dans la lignée des comedies of forgiveness de Shakespeare et de La tempête en particulier. La musique dont il est question et celle qui se donne à entendre ne sont pas destinées à l'oubli des peines, mais elles permettent d'aller au fond de soi et d'y puiser la force de résister.

Comme l'a montré Mircea Eliade dans Forgerons et alchimistes, le rêve de l'alchimiste est de supplanter le temps dans son action en accélérant la transformation naturelle des métaux. La terre produisant des métaux qui, au fil du temps, deviennent or, stade ultime de leur développement, l'ambition de l'Adepte est de se substituer au Temps pour brûler les étapes et obtenir de l'or sans attendre (11).

La structure des œuvres témoigne d'un souci du même ordre chez Tippett. Dans The Midsummer Marriage et The Knot Garden, qui se passent en une seule journée, l'unité de temps est strictement préservée. Mais les deux œuvres reflètent des conceptions bien distinctes du temps, cyclique dans la première, linéaire, ou plutôt en pointillés dans la seconde. Tandis que le monde du Midsummer Marriage continue à tourner seul, sans intervention extérieure, au rythme des heures et des saisons, le temps du Knot Garden est soumis au compositeur tout-puissant. Par un dissolve – terme alchimique s'il en est, qui apparaît dans les didascalies – Tippett interrompt brutalement une scène pour changer d'interlocuteurs ou de style musical, et ce à mainte reprise. Il joue au Mangus-Prospero de la fiction avec le déroulement de son opéra, et s'il lui arrive d'être tyrannique, il exerce ce pouvoir essentiellement contre lui-même, puisqu'il dissout sa propre musique, qui devient ce qu'il aime à appeler de la "non-music," c'est-à-dire, pour le commun des mortels, du silence. Particulièrement révélateur est le finale du Knot Garden, qui s'achève sur ces mots: "The curtain rises," empruntés au Between the Acts de Virginia Woolf, chantés par Thea et Faber en un vibrant si majeur qui contraste avec le mode dominant de l'œuvre. Pour le couple, ils impliquent un nouveau départ de leur relation, établi sur des bases meilleures; pour le spectateur, c'est également un début. Dans le silence, il peut désormais s'adonner à la réflexion, attentif au son intérieur que lui a inspiré l'opéra. Le recours au dissolve a laissé des trous dans la trame du récit et il appartient au spectateur d'y suppléer dans le calme, une fois le spectacle terminé.

            L'alchimie est l'art du secret et, à bien des égards, les opéras de Tippett demeurent hermétiques. The Midsummer Marriage repose sur une symbolique complexe mais en grande partie déchiffrable, alors que The Knot Garden est délibérément cryptique. Il est construit sur cette fameuse image du knot garden éponyme, ce jardin élisabéthain dont le

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11. ELIADE, op. cit., p. 137-138.

 


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dessin est chargé de sens. Son entrelacs de haies soigneusement taillées, séparées par des allées de sable ou de gravier, ressemble à une personnalité mise en forme pour empêcher l'expression de son exubérance naturelle, soit par des contraintes extérieures, soit par une ligne de conduite auto-imposée. Ce jardin se transforme sur scène selon les besoins: il devient labyrinthe lorsque les haies montent pour dresser des barrières entre les personnages, ou se métamorphose en "fabulous rose garden" (p. 107), refuge des amoureux, ou bien revêt toutes les formes intermédiaires imaginables entre ces deux extrêmes. Il est l'occasion de métaphores filées dans le langage des personnages, surtout de Thea – c'est son jardin – dont le discours, parsemé d'images végétales, invite à un déchiffrage constant:

Only I may prune this garden...
Where I touch the tap-root
To my inward sap. (I.1, p. 101)

Le sujet de l'opéra est un psychodrame, ce qui le situe dans le monde secret qu'est l'inconscient. Quant au mode d'expression choisi, il est essentiellement la charade, terme qui sert d'ailleurs de titre à l'acte III. Dans King Priam se trouvait déjà exprimée cette idée: "life is a bitter charade" (I. Interlude 2, p. 78). La vie du Knot Garden semble douce-amère à certains mais plus que jamais elle demeure pour tous un rébus. Charades. rébus et autres formes d'expression voilée caractérisent aussi les écrits alchimiques. Pour les Adeptes, le secret était, et demeure aujourd'hui, une des conditions premières de l'opus. car la connaissance doit se mériter et la communication par énigme est un jeu de l'esprit qui demande effort et subtilité de la part de ceux qui la pratiquent. L'opéra en donne l'occasion au spectateur grâce à l'image du knot garden à partir de laquelle il lui faut reconstruire l'ouvre. Tâche semée d'embûches, car même lorsqu'il paraît prendre son rôle au sérieux, Tippett reste facétieux, fidèle en cela à son modèle Hermès. L'un des plus beaux moments du Knot Garden est aussi le plus ambigu. Il s'agit de l'aria de Thea, guérie de son mal-être par la thérapie de Mangus. Nous sommes, symboliquement encore, à la scène 7 de l'acte III. Suit la scène finale de réconciliation du couple, touchante de sincérité. Tout est bien qui finit bien. L'heureux dénouement se trouve néanmoins assombri rétroactivement par l'aria de Théa, dans laquelle la mélodie et l'orchestration démentent les paroles : l'affirmation "I am no more afraid," commencée triomphalement sur un sol bémol aigu, s'achève sur un si naturel grave qui fait frémir. L'impression de malaise est renforcée par les timbres sombres de l'orchestration et la répétition de la phrase, à la fin de l'aria, sur la même ligne mélodique. Certes Thea dit avoir compris qu'il fallait chercher la solution en soi-même et

 


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non à l'extérieur, dans un quelconque jardin-refuge: " I know/Nature is us." Pourtant elle ne peut s'empêcher de s'exclamer par deux fois: "O strange enigma! ", ce qui montre combien elle reste désemparée devant le mystère de la vie.

Pas plus que le Shakespeare de La Tempête, Tippett, l'implied author, ne laisse le spectateur glisser dans la facilité ; il maintient en chacun le questionnement qui fait de lui un homme. Son éthos de go-between l'amène à assumer les contradictions inhérentes à sa vocation artistique et à la musique elle-même, elle qui est la meilleure et la pire des choses, comme cet amour dont il fait dire à Hélène dans King Priam: "immortal, incommensurable,/Love such as this stretches up to heaven, for it reaches down to hell" (III.1, p. 86). Poussée à l'extrême, se trouve exprimée la dualité du Midsummer Marriage entre "starry heaven" et "fruitful earth." Elle résume la quête alchimique, Art d'Amour, qui passe, à des degrés métaphoriques divers, par la descente dans les entrailles de la terre et par une mort qui est prélude à une nouvelle naissance. Comme l'amour d'Hélène de Troie et comme la démarche alchimique, la musique de Tippett, et tout particulièrement ses opéras, assurent ce lien entre le Ciel et l'Enfer. Bien que le seul plan envisagé par le compositeur soit celui du psychisme humain, ce dernier se trouve largement dépassé par la référence constante aux divers niveaux de réalités qu'implique la possibilité de réalisation spirituelle toujours sous-jacente. L'expression d'une homologie entre monde ordinaire et univers ésotérique multiplie les possibilités d'interprétation, de sorte que le rôle que joue la composante alchimique dans l'œuvre lyrique ne saurait être minimisé : elle contribue de manière déterminante à son caractère polysémique.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)