(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)
Penser, sentir, écrire.
Quelques réflexions sur la notion de
feeling dans l'histoire de
l'esthétique britannique
Frédéric Regard
(Université Jean Monnet,
Saint-Étienne)
Dans l'excellent ouvrage
qu'il consacre aux Fondements dit savoir
romantique, Georges Gusdorf note l'idiosyncrasie de la théorie
esthétique britannique, mais, curieusement, se trouve en peine de
définir avec rigueur la spécificité du cas anglais et
préfère parler d'une "instance déphasée"
(1). Sans doute dépité de voir la perfide Albion
résister avec tant d'obstination à tous les tableaux et à
toutes les catégorisations chères à notre tradition
post-kantienne, Gusdorf conclut de manière fort imprudente que si
l'Angleterre donne l'impression de rompre l'harmonie du système, c'est
qu'en fait il n'y a jamais eu de mouvement romantique en Angleterre
(2). Une maxime vient justifier en dernier recours cette carence:
"la conscience britannique a horreur des axiomatisations métaphysiques"
(3). Je passerai sous silence les raisons objectives, non seulement
géographiques, mais économiques et politiques, qui
contribuèrent à définir cette "conscience britannique"
(4), pour constater ici leurs seuls effets et abonder dans un premier
temps dans le sens de Gusdorf : oui, en effet, la spécificité
de la théorie esthétique anglaise est de s'opposer aux
axiomatisations métaphysiques qui caractérisent l'idéalisme
transcendantal allemand ; non, en effet, l'écriture anglaise ne se
conçoit jamais comme
1. GUSDORF, G., Fondements du savoir romantique, Paris: Payot, 1982,
p. 109.
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organon
de l'infini (5) ; oui, en effet, les Anglais
se sont toujours beaucoup plus préoccupés de mettre en scène
"les limites du langage et de l'écriture plutôt que ses aspirations
à l'infini" (6). Reste que si le romantisme anglais n'est pas
gouverné par cette véritable loi du Désir qui fait de
l'esthétique idéaliste une "Odyssée de l'esprit qui,
se cherchant lui-même, lui-même se fuit, en proie à de
prodigieuses illusions" (7), il n'est pas non plus déterminé
par cet ensemble inquiétant postulé par Gusdorf et selon lequel
la théorie esthétique britannique serait le prolongement de
traits de caractère inhérents à une race ("la conscience
britannique"), elle-même gouvernée par une loi aussi floue
qu'intangible : celle d'un sentiment inné de répugnance
("a horreur") vis-à-vis de la métaphysique.
C'est tout l'enjeu de ce
qui est proposé dans le présent travail: démontrer qu'il
existe une loi qui gouverne la théorie anglaise de
l'écriture ; une loi, c'est-à-dire un système ou
un discours, un ensemble cohérent et transformable d'outils
théoriques et conceptuels, qui détermine cette esthétique,
conférant une cohérence bien réelle à un romantisme
anglais également bien réel, et d'autant plus réel qu'il
fournit selon nous une des clés essentielles à une
compréhension de l'ensemble de l'esthétique britannique moderne.
Nous voulons proposer que ce discours est celui du
feeling, terme dont les traductions
sont inutiles tant son indétermination sémantique est ample,
mais dont on peut dire néanmoins qu'il renvoie à la sensation,
à l'émotion, au sentiment, à la sensibilité,
à l'intuition, bref à tout ce qui court-circuite les abstractions
de l'intellect et rabat la pensée sur le vécu, le corps,
l'expérience, le savoir empirique.
Voilà peut-être
d'ailleurs le fameux paradoxe anglais, ce nud de contradictions qui
disqualifie Albion aux yeux de ceux qui ne croient qu'aux systèmes
a priori
(8) :
l'indétermination sémantique du mot est symptomatique de
ce que le feeling vient se constituer
en un discours où se conjuguent le corps et la pensée,
l'expérience et la vérité, l'empirique et les formes
symboliques.
_______________
5. Voir à ce sujet SIMPSON, D., "Romanticism, Criticism and Theory,"
in CURRA, S., éd.., British Romanticism, Cambridge: Cambridge
University Press, 1993, p. 3-11.
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Il semble que l'uvre
dans laquelle cette loi s'est le plus clairement articulée pour la
première fois soit celle de Shaftesbury (1671-1713), lui-même
fortement influencé par les Platoniciens de Cambridge (1633-1688),
mais véritable père fondateur de ce que l'on nomme dans l'histoire
des idées britanniques la common sense philosophy. Les idées de Shaftesbury,
ignorées en règle générale par les francisants
mais également fort méconnues par les anglicistes eux-mêmes
au profit de celles de Locke (1637-1704), devaient pourtant avoir un impact
considérable sur l'esthétique anglaise et européenne
de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (9), car
elles formulaient notamment les interrogations suivantes : plutôt
que de confier le destin du savoir à la Raison, ne serait-il possible
de le confier au corps, à la sensation, aux sens ? Ne serait-il
possible de trouver dans ce retour au corps une relation bien plus profonde
à une dessein rationnel qui serait universel ? Le corps ne serait-il
le siège d'une rationalité précédant toutes les
particularités (10) ?
Cette esthétique est
également une éthique, voire une politique. Car si le corps
est bien le siège de cette expérience de l'universel, alors
c'est la sensation qui assure la cohésion sociale. Au contraire de
ce que pense Locke (1690), qui postule la nécessaire médiation
du réseau signifiant (ce sont les mots, conventions arbitraires
imposées au signifié
[perfectly arbitrary impositions],
qui constituent le seul lien social, le seul
common tye of
sociery)
(11), Shaftesbury (que Montesquieu admire tant) explique dans son
premier ouvrage consacré à la question,
An lnquiry Concerning Virtue (1699),
qu'il existe "une beauté naturelle"
(natural beauty) inhérente
au Bien, que l'homme ressent
naturellement, et qui par conséquent assure la cohésion
sociale (12). Ce lecteur attentif de Hobbes (1588-1679), de Descartes
et de Locke (dont Shaftesbury a été l'élève)
opère ainsi une révolution qui définit non seulement
le savoir, mais la nature du lien social, en termes d'intuition esthétique,
cette intuition, dit-il, qui fait "travailler ensemble la Raison et les
feelings" (13). Ainsi
que le remarque un philosophe contemporain, Terry Eagleton, l'esthétique
est pensée chez Shaftesbury comme le véritable inconscient
du politique (14).
_______________
9. Gusdorf ne s'y trompe pas, qui accorde au philosophe un intérêt
tout particulier dans Naissance de la conscience romantique au Siècle
des Lumières, Paris: Payot, 1976. On pourra également se reporter
à HUME, D., Enquête sur l'entendement humain (1748),
trad. A. Leroy, Paris: Aubier/Montaigne, 1947, p. 53 : "La pensée
la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus
terne."
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C'est
ce même inconscient qui motive de l'intérieur le domaine des
signes et leur confère leur "caractéristique," c'est-à-dire
cette empreinte particulière qui permet de distinguer les choses les
unes des autres, ce signe distinctif d'une essence (15). Shaftesbury
élabore en effet peu après, dans ses
Characteristics of Men, Manners, Opinions,
Times 1711), mais également dans d'autres textes publiés
en 1914 seulement (les Second Characters,
or the Language of Forms), une théorie générale
du langage des formes conçu comme un prolongement, ou une imitation,
de cette "beauté naturelle" esthétique et morale. Le
virtuoso est cet homme qui prolonge
dans les manners ce savoir fondé
sur la sensation d'une harmonie cosmique. Il ne se conforme pas au code abstrait
de la vie sociale, mais ses gestes et ses manières traduisent dans
les formes, et en fait dans le langage des signes, ce
feeling, cette intuition d'un ordre et d'une beauté essentiels
au monde.
La
science des virtuoses se confond avec celle des maîtres de vertu :
"the science of virtuosi and that of virtue itself become, in a manner, one
and the same."
(16)
C'est
ainsi que la représentation picturale se trouve conçue, non
comme la simple reproduction du visible, mais comme la transmission d'un
savoir obtenu par imprégnation du réel. La peinture, mais en
fait tout système d'écriture (et de manière plus
générale encore toute gestuelle), est une représentation
du fondement de la sensation. une sorte d'icône du réel, ou
de signe visible de l'invisible. Il n'y a de beauté qu'informée
de la structure ssentielle du monde, d'esthétique qu'obtenue au travers
du feeling, de savoir qu'articulé sur ce vécu où
le corps se pense soudain comme branché sur la vérité
du monde (17). Entre hyperboles et ellipses, les signes ne sont plus
simplement des outils fabriqués par l'homme, mais des artefacts qui
participent de la structure même de l'univers
(18).
C'est
bien une telle conception de la forme que l'on retrouve un siècle
plus tard chez les Romantiques anglais, notamment chez les deux plus illustres
d'entre eux, Coleridge (1772-1834) et Wordsworth (1770-1850), dont le recueil
collectif des Lyrical Ballads
paraît
_______________
15. À ce sujet voir PAKNADEL, F., Critique et peinture en Angleterre
de 1660 à 1770, Aix-en-Provence: Université de Provence,
1978, p. 92.
|
en 1798. Dans sa
Biographia Literaria,
l'autobiographie intellectuelle que Coleridge rédige entre 1808
et 1815, il est clair en effet qu'une théorie du langage
comme
,feeling
du réel a
présidé à l'élaboration d'une théorie
esthétique romantique à l'anglaise. Dans une lettre restée
fameuse, envoyée à son mécène et ami Thomas Poole
en date du 16 mars 1801, Coleridge appelle de ses vux une nouvelle
philosophie qui, supplantant celles de Descartes, de Hobbes et de Locke,
saurait conjoindre de manière nécessaire la pensée et
le sentiment, la tête et le coeur, l'intellect et le corps (19).
Une semaine plus tard, dans une lettre datée du 23 mars, Coleridge
réalise cette fusion du feeling
et de la pensée en énonçant que seul, en fin de
compte, l'homme de feeling a
accès à la plus haute pensée
(20).
La version moderne de cet
homme de génie est aux yeux de Coleridge Wordsworth lui-même,
qu'il a entendu déclamer un poème ("The Female Vagrant") en
1797. Wordsworth est capable au plus haut point de conjuguer le
feeling à l'articulation
de la pensée, et, dit-il, de substituer ce
feeling à toutes les
images dont on s'est jusqu'alors
contenté (21). La naissance d'un mouvement romantique anglais
date de ce moment où la théorie de la représentation
du réel implique nécessairement ce que l'on pourrait nommer
ce réalisme iconoclaste et cette recherche d'une forme entièrement
déterminée de l'intérieur
(organic
form) par ce
feeling qui non seulement met l'homme
en relation avec ce qui précède les systèmes symboliques
constitués, mais encore détermine en retour une forme dont
le dehors n'est que l'expression d'un dedans, "la physionomie, dit Coleridge,
de l'existence intérieure" (22).
C'est la brouille entre les
deux hommes qui permet de souligner encore plus l'importance centrale de
cette notion. S'il est vrai que Coleridge et Wordsworth partent en Allemagne
à la fin de 1798 pour y parfaire leur formation philosophique, l'effet
de cette confrontation avec l'idéalisme est entièrement
différent sur les deux hommes. En fait, Wordsworth poursuit sa propre
réflexion (il entame son oeuvre maîtresse, le
Prelude, qui ne sera publié
qu'en 1850), tandis que Coleridge, sous la double emprise de l'opium et du
kantisme, se transforme peu à peu en un théoricien moralisateur
et aigri (contrairement à Shaftesbury il ne croit pas à la
bonté naturelle de l'homme). Dans une lettre en date du
30
_______________
19. Cité par WILLEY, op. cit., p. 301.
|
mai 1815, alors que la brouille
est consommée, Coleridge tance Wordsworth et lui rappelle qu'il ne
saurait y avoir de réalisme hors d'un idéalisme absolu
(23). C'est tout ce qui oppose désormais les deux
hommes.
Dans le
Prelude, dont la durée de maturation est aussi un gage
de continuité dans la réflexion, Wordsworth condamne ce qu'il
nomme la triste incompétence de la parole humaine "the sad
incompetence of human speech" qui peut dégénérer
en images figées ("wooden images"), symptômes d'une vie conçue
comme effet de surface, "the surfaces of artificial life" (24). Mais
le lecteur comprend vite que chez Wordsworth, au contraire de ce qui se passe
notamment chez Schelling, il n'y a de réalisme pré-symbolique
que dans l'homme. De la Préface
à la deuxième édition des
Lyrical Ballads, publiées
au retour d'Allemagne (1800), en passant par les "Intimations of Immortality"
(1807), et jusqu'au Prelude publié après sa mort, Wordsworth ne cesse
de revenir à une primal sympathy,
posant toujours le feeling comme
ce qui institue le poète en tant que sujet écrivant à
partir de ce qui demeure irréductiblement en deçà des
formes symboliques, définissant la poésie essentiellement comme
une émotion dont la forme
doit se faire le souvenir apaisé, "emotion recollected in tranquillity"
(25). Dans une note ajoutée à "The Thorn," Wordsworth
écrit de la poésie qu'elle est "l'histoire ou la science du
feeling" ("it
is the history or science of feeling") (26).
Il ne s'agit plus pour le
geste d'écriture, comme c'était le cas chez Shaftesbury, de
mettre à jour la structure essentielle de l'univers, mais, et c'est
précisément ce qui fait de Wordsworth l'un des pères
les plus importants de la modernité britannique, de dégager
une réalité essentielle qui est dans l'homme, la poésie
se définissant non comme Savoir des modes du discours, mais bien au
contraire comme modalité essentielle de ce savoir (27) :
c'est
_______________
23. Voir ibid., p. 99. Cf. BONNECASE, loc. cit., et DESCHAMPS, P.,
La Formation de la pensée de Coleridge (1772-1804), Paris:
Didier, 1964, p. 343 et seq.
|
l'art qui fait prendre conscience
d'une réalité dont l'homme est le dépositaire souvent
inconscient et incompétent ; c'est à l'homme de réinventer
un langage, de découvrir des formes de représentation, ou des
"images," qui ne trahissent pas l'authenticité du
feeling
(28).
Il ne serait pas difficile, mais tout simplement trop long, d'établir
ici une filiation naturelle avec la grande poésie victorienne, avec
notamment les uvres de Robert Browning (1812-1889) et de Gerard Manley
Hopkins (1844-1889), dont les théories du "monologue dramatique,"
d'une part, de l'inscape et de l'instress,
d'autre part, semblent jeter un pont immense entre la
common sense philosophy de Shaftesbury et les préludes
du modernisme. Je propose d'en venir directement à une articulation
plus surprenante et, selon moi, plus féconde. Quelques années
plus tard, Henry James (1843-1916) s'en prend à Walter Besant (1836-1901),
utilisant des termes directement inspirés de la problématique
romantique. Dans la polémique qui oppose les deux romanciers, James
publie en septembre 1884 un article intitulé "L'Art de la fiction,"
dans lequel il rappelle ce principe en effet hérité de la tradition
du
feeling : le roman moderne ne peut être
rien d'autre qu'"une impression directe, personnelle, de la vie," sa valeur
intrinsèque dépendant de "l'intensité de cette
émotion" (29). À plusieurs reprises James insiste sur
ce "sens vivace de la réalité" dont le respect doit selon lui
garantir la "totalité organique" de l'uvre (30) :
il importe que l'esprit soit conçu comme "une immense plaque sensible"
retenant "chaque particule flottant dans l'air" (31).
C'est peut-être ce
dernier point qui marque un tournant définitif. Pour James l'esprit
n'est plus le détenteur insoupçonné d'un
savoir perdu. La "sympathie
primordiale" de Wordsworth comme la rationalité universelle de Shaftesbury
semble s'effacer soudain au profit de ces "particules," éléments
matériels infinitésimaux dont l'organisation, la logique, la
signification ultime restent en suspens. L'esprit est certes toujours le
lieu d'un feeling, mais c'est avant
tout une plaque sensible. Plus
que sur le savoir lui-même, ou que sur un fond de légitimité
onto-théologique, l'accent est donc mis sur l'effet, sur la surface,
sur le réseau, sur cette "sorte de gigantesque toile d'araignée"
qu'est devenue la conscience (32).
Les Préfaces que James
rédige ensuite pour ses romans ne cessent de revenir sur cette idée
d'un feeling dont la portée
est dorénavant limitée au captage d'effets de surface.
Le
_______________
28. Voir KERMODE, F., Romantic Image, Londres: Routledge and Kegan
Paul, 1957. p. 8.
|
meilleur exemple est sans
doute la série de remarques qui introduisent à
The Princess Casamassima
(1888). James établit
une différence fondamentale entre ce qu'il nomme des
degrees of feeling, entre le
feeling du commun des mortels,
dépourvu d'intelligence (barely
intelligent), et le feeling
supérieur, intense, riche et, dit-il, complet
(complete) que l'on devine être
celui de l'artiste (33). Il apparaît très vite qu'un
tel dispositif de captage doit renoncer à ses prétentions,
proprement archaïques, d'ancrage transcendantal, pour se contenter du
statut d'"agent réflecteur et colorateur" ("a reflecting and colouring
medium") (34). Recueillant une grandeur aléatoire composée
d'éléments d'une réalité qui ne fait plus sens,
la faculté créatrice délivre dans le même mouvement
une grandeur fonction de la première:
l'écriture.
Ce dont James dit alors se
préoccuper, ce à quoi il veut donner forme, est cette "valeur,"
ou cet "effet," comme il les nomme, d'où les concepts de
vérité, de sujet et de savoir semblent avoir été
évacués au profit d'une seule certitude : celle d'un
"non-savoir," "our not knowing, ... society's not knowing" (35).
D'écriture il ne peut plus y avoir que relatant ce procès du
sujet du feeling, ce procès
d'un sujet forcé de s'élider au profit des seules impressions
organisées en réseau. Le
feeling demeure l'articulation
centrale de l'esthétique pré-moderniste britannique, mais il
semble désormais soumis à un double processus de
dérationalisation et de
déshumanisation (36).
L'expression
"pré-modernisme," comme le mot lui-même de "modernisme," sont
assurément trompeurs, dans la mesure où ils peuvent laisser
penser à l'existence d'un mouvement homogène et cohérent,
dont la datation pourrait se faire avec précision (par exemple de
1914, date de parution du premier
manifeste vorticiste, à
1922. date de parution
du Waste Land de T. S. Eliot et
véritable apogée du mouvement) (37). Or. la notion de
feeling, en même temps qu'elle
facilite la définition de mouvements généraux, permet
d'établir des relations qui traversent les découpages temporels
arbitraires, quelquefois même d'affiner, voire de nuancer, certains
critères d'appartenance. Il devient ainsi possible de clarifier la
situation particulière de certains auteurs, notamment celle de Virginia
Woolf
(1882-1941),
dont la véritable carrière littéraire, il faut tout
de même le noter, commence alors que le modernisme en tant que mouvement
a théoriquement fini de vivre.
_______________
33. Voir The Art of the Novel, New York: Charles Scribner's Sons,
1962, p. 62.
|
Dans un essai consacré
à "la façon de lire un livre," paru dans la deuxième
série du Common Reader (1932),
Woolf constate à son tour qu'il ne saurait y avoir de savoir sans
feeling ("we learn through feeling"). Or, c'est l'écriture
qui véhicule un tel savoir: les livres servent à défendre
et à promouvoir le savoir dérivé du
feeling
(38). Toute la question est donc de définir les
caractéristiques de ce savoir. Dans un essai antérieur (en
fait le premier essai qui fait d'elle une théoricienne renommée),
intitulé "Mr Bennett and Mrs Brown" (1924), Virginia Woolf s'est
déjà livrée à une sévère critique
du réalisme des écrivains dits "édouardiens" (du nom
du roi Edouard VII, fils de la reine Victoria, qui règne sur l'Angleterre
de 1901 à 1910), et du plus célèbre d'entre eux, Arnold
Bennett (1861-1931). Ce dernier est accusé d'une manière
volontairement paradoxale de ne s'être jamais occupé de la
réalité, c'est-à-dire, pour reprendre la définition
woolfienne, de "la vie et de la nature
humaine," mais au contraire
de s'être toujours attaché à dépeindre les simples
décors extérieurs de cette réalité
(39).
La vie elle-même,
life itself, c'est-à-dire
encore selon Virginia Woolf, ces "échecs"
(failures) et ces "fragments"
(fragments) dont se compose
l'existence intérieure du personnage imaginaire de Mrs Brown, voilà
bien ce qui doit déterminer l'écriture, conçue non plus
comme un instrument de savoir d'une réalité extérieure
parfaitement ordonnée, mais comme le reflet d'une réalité
intérieure défiant tous les désirs d'ordonnancement"
(40). Si l'on voit clairement ici ce qui oppose Woolf à Bennett,
on devine également ce qui la distingue de James. Alors que ce dernier
insiste sur le dehors et sur ces jeux de surfaces qui, en quelque sorte,
spatialisent l'expérience du
feeling et dissolvent du même
coup la personne humaine dans un réseau de reflets kaléidoscopiques,
l'égérie du Bloomsbury
Group insiste sur un feeling de
la durée intérieure, sur le secret, irréductible et
essentiellement réfractaire à tout cadastrage, de la personne
humaine. Le sujet est certes soumis à la fragmentation dans l'un et
l'autre cas, mais dans le cas de James il s'agit d'une fragmentation proprement
déshumanisante, tandis que chez Woolf la fragmentation dit la
vérité de l'homme (41).
Sans doute devient-il plus
facile de comprendre pour quelles raisons E. M. Forster (1879-1970), qui
a noué une solide amitié à Cambridge avec ceux qui
constituent le noyau dur de Bloomsbury (Lytton Strachey, Leonard Woolf),
se livre à cette époque à une
_______________
38. Voir les Collected Essays, Londres: The Hogarth Press, 1966, 11,
9.
|
vigoureuse critique de
l'uvre de James. Dans le célèbre
Aspects of the Novel
(1927),
les personnages de James sont traités de "créatures
handicapées"
(maimed
creatures), prises dans un
réseau
(pattern)
qui étouffe ce que Forster lui aussi nomme "la vie" (42).
Condamnant sans appel les sensations issues du réseau jamesien
(sensation
from a pattern), Forster
en appelle au rythme que confère à l'écriture tout vrai
feeling
(43). C'est de cette tension présente au cur même
du modernisme que sont nées deux attitudes extrêmes, tout à
la fois irréconciliables et complémentaires. qui n'ont cessé
de déchirer l'esthétique britannique
contemporaine.
Lorsqu'en
1912
T. E. Hulme (1883-1917),
philosophe de l'anti-Romantisme, maître-penseur du modernisme anglais
et traducteur de Bergson, s'installe à Berlin pour neuf mois, il y
fait la lecture du fameux Abstraktion
und Einfühlung de Worringer
(1908). Hulme ne peut manquer de noter le lien étroit qui lie
la théorie du feeling anglais
à celle de
l'Einfühlung
allemand. En même temps, il trouve sans doute chez Worringer, qui
réalise une véritable fusion de
l'Einfühlung romantique et
de la Sichtbarkeit des formalistes,
de quoi tirer la théorie esthétique héritée des
Romantiques anglais hors de l'ornière de l'expressionisme, vers la
non-figuration. Worringer explique notamment que
l'Einfühlung qu'il définit comme une "communication intuitive avec
le monde," ne doit pas rester dans le champ de l'organique, mais "s'emparer
lui-même de la forme abstraite, à laquelle sa valeur abstraite
était alors naturellement ôtée"
(44).
Ce mariage inattendu de
l'abstraction et de forces vivantes, qui trouve un écho dans cette
"Nécessité Intérieure" dont les vorticistes font ensuite
grand cas (45), contribue vraisemblablement à une
redéfinition du feeling en des termes qui se veulent dès lors violemment
anti-intellectualistes et anti-humanistes, ainsi que l'atteste la
célèbre conférence de Hulme sur "Modern Art and Its
Philosophy" (1914)
(46). L'avant-garde anglaise ne remet pas en cause la place
centrale du feeling
;
elle se préoccupe surtout de le débarrasser de la transcendance
du sujet, portant ainsi la lutte sur le terrain de
l'ennemi
_______________
42. Aspects of the Novel, Harmonsdworth: Penguin, "Pelican Books",
p. 143-45.
|
romantique, reconnaissant
implicitement dans le feeling
l'ultime verrou à faire sauter. Il s'ait de définir cet
impensable qu'eût été un
feeling
objectif.
Lorsque Wyndham Lewis
(1884-1957), qui gravite d'abord autour du
Bloomsbury
Group, fait sécession
et fonde le Rebel Art Centre, puis
avec l'aide d'Ezra Pound la revue avant-gardiste
Blast (1914), les termes qu'il
choisit pour rédiger le manifeste vorticiste sont significatifs. "NOUS
VOULONS SEULEMENT QUE LE MONDE RETROUVE VIE, et nous voulons sentir
[feel] son énergie
brupte nous traverser" ("WE ONLY WANT THE WORLD TO LIVE, and to feel it's
[sic] crude energy flowing through us") (47). Le retour à la
vie dont parlera Virginia Woolf est d'avance déplacé, non plus
vers une intériorité garante de la nature humaine, mais vers
un flux énergétique traversant le sujet du
feeling de part en part et
l'oblitérant dans le jeu des formes. Dans le deuxième et dernier
numéro de Blast, en juillet
1915, Lewis et Pound publient une lettre écrite des tranchées
par le sculpteur d'origine française Gaudier-Brzeska (tué au
front le 5 juin), dans laquelle celui-ci déclare qu'il ne saurait
plus y avoir d'"émotions" que coïncidant avec un "ARRANGEMENT
OF SURFACES" (48). Gaudier parle alors d'une sculpture qu'il vient
d'achever, réalisée à partir de la crosse d'un fusil
capturé à l'ennemi, et sculptée de manière à
exprimer ce qu'il nomme "a gentle order of feeling," dont l'effet,
s'empresse-t-il de préciser, est entièrement imputable à
"UNE TRES SIMPLE COMPOSITION DE LIGNES ET DE PLANS" ("A VERY SIMPLE COMPOSITION
OF LINES AND PLANES "
(49).
Quelques
années plus tard, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale,
le devant de la scène littéraire anglaise n'est plus tenu par
l'avant-garde, qui cède la place à ce quia pu sembler un retour
au "Réalisme Classique." Or, il apparaît que le chef de file
de cette réaction, George Orwell (1903-1950), justifie son choix
d'écriture, c'est-à-dire d'une écriture de temps de
crise (50), en des termes qui cette fois encore assurent au
feeling un place
prépondérante.
Dans un essai intitulé
"Inside the Whale," c'est-à-dire "Dans le ventre de la baleine" (1940),
Orwell condamne explicitement Joyce, Eliot, Pound, Lawrence et Lewis (mais
pas Virginia Woolf), coupables selon lui d'avoir transformé
l'écriture en une simple
_______________
47. "Long Live the Vortex," in Blast, N° 1, op. cit.,
p. 7. Majuscules dans le texte.
|
"manipulation de mots"
(51). L'accusation n'est pas mince si l'on veut bien se souvenir du
contexte historique, marqué, comme le remarque Walter Benjamin, par
un processus d'"esthétisation de la politique" caractéristique
des fascisme (52). Orwell, qui revient de Catalogne où il a
combattu les troupes franquistes avant d'être grièvement
blessé à la gorge, se souvient de celui qu'il a rencontré
à Paris sur le chemin de l'Espagne et voit en Henry Miller, auteur
de trois livres interdits tant en Angleterre qu'aux États-Unis
(Tropic of Cancer [1934],
Black Spring [19361 et Tropic of
Capricorn [19391), le seul espoir
d'un renouveau de l'écriture. Celui qui a subjugué Orwell à
ce point n'est pourtant pas un adversaire des modernistes ; il se soucie
encore moins d'engagement politique. Mais pour Orwell Miller a réintroduit
dans l'écriture ce dont les modernistes l'avaient privée:
"sincérité émotionnelle" et "vérité
subjective" (53).
Dans une émission
radiophonique de la BBC, en juin 1941, Orwell remarque que si le totalitarisme
est bien un système qui consiste à enfermer le sujet dans "un
univers artificiel" issu de la manipulation des mots, le combat ne peut donc
être mené que sur le terrain de l'écriture. Seule
l'écriture, en effet, est ce qui soustrait l'individu à cette
aliénation qui signe son arrêt de mort. Car, ajoute Orwell,
l'écriture est principalement une question de
feeling ("largely a matter of feeling") (54). Le
feeling ne garantit donc pas seulement
la qualité esthétique de l'écriture ; il est également
le gage de l'existence d'un savoir inaliénable qui remet à
l'honneur son détenteur en tant que
sujet. Contrairement à
l'esthétisation du politique qui repose sur une manipulation artificielle
des formes, le feeling est
précisément ce qui détermine l'esthétique de
l'intérieur du sujet, ce qui "ne peut être contrôlé
de l'extérieur" ("cannot be controlled from outside") (55).
Est ainsi clairement remise à l'ordre du jour l'exigence romantique
d'une "forme organique," voire d'une écriture déterminée
par une "nécessité intérieure," mais une
nécessité intérieure ne pouvant s'accommoder d'un jeu
de surfaces abstraites où la présence du sujet sentant et pensant
serait abolie. Il n'y a finalement de savoir que de l'inaliénabilité
du sujet pensant et sentant.
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51. Collected Essays..., op. cit., I, 557.
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Tel est bien l'enjeu du roman
le plus célèbre d'Orwell, 1984 (1949), dont le héros
ne peut préserver savoir et subjectivité qu'au travers de la
pratique interdite de l'écriture personnelle (56). Le
feeling se redéfinit cette
fois non plus comme intuition d'une rationalité universelle (Shaftesbury),
ou comme savoir précédant les discours (Wordsworth), encore
moins comme émotion "objective" (l'avant-garde), mais comme simple
indice d'humanité. Il sert, à lui seul, de gage de savoir et
de vérité. Il ne s'ait pas pour Orwell d'une simple question
théorique, mais d'une question de vie et de mort dont seule
l'esthétique possède la réponse, car et c'est
le discours qui sous-tend toute la réflexion orwellienne il
s'est trouvé un moment dans l'histoire de l'esthétique anglaise
où l'écriture et la politique se sont rejointes dans une tentative
de négation du sujet du
feeling.
On peut expliquer
l'esthétique d'Orwell en termes politiques (les modernistes étaient
majoritairement conservateurs, voire d'extrême-droite), ou en termes
de connaissances (certes succinctes et approximatives), voire de capacités
personnelles (souvent limitées), mais on ne saurait sous-estimer cette
permanence de la question du feeling,
dont l'avant-garde anglaise semble non seulement avoir repéré
la puissance idéologique. mais avoir réalisé l'absolue
subversion esthétique. Il ne s'agit de rien de moins pour Orwell que
de réactiver une conception du
feeling qui garantisse la survie
du sujet transcendantal, de ce sujet que le modernisme britannique s'est
précisément attaché à gommer dans un processus
d'objectivation. C'est là le romantisme d'Orwell ; c'est là
également son post-modernisme. Mais c'est de cette oscillation entre
deux conceptions extrêmes du
feeling, oscillation rendue possible
dès le départ par l'indétermination sémantique
du mot, que s'est nourrie l'histoire de la littérature anglaise à
l'époque moderne.
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56. Voir REGARD, F., 1984 de George Orwell, Paris: Gallimard,
"Foliothèque," 1994. |
(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)