(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)
La mémoire
piégée : Caught de Henry Green
Henry
Green a
été
le
témoin de son temps, affirmation surprenante pour cet écrivain
qui se vantait d'avoir un public de six lecteurs, dont lui-même
(1). De son véritable nom Henry Vincent Yorke, il naquit en
1905 dans une famille d'industriels fortunés aux connections
aristocratiques et mourut en ermite à Londres en 1973. À Eton
il fréquenta Cyril Connolly, Harold Acton et Anthony Powell. À
Oxford, en compagnie de Waugh et de Maurice Bowra, il devint l'un de ces
"bright young things" que l'on retrouve dans
Brideshead Revisited. Mais ces prétentions littéraires
ne se bornèrent pas à des velléités : il publie
Blindness alors qu'il n'a que 21
ans. Ses études ne l'intéressant pas, il quitte Magdalen sans
diplôme, comme le fit John Betjeman, mais pour aller travailler de
ses mains dans une usine achetée par son père à son
intention. Cette expérience de la vie ouvrière devance celle
que fera un autre "Etonian" au nom de plume célèbre.
Caught
(2), publié
en 1943, est le roman d'une époque sans livres et Henry Green est
le romancier de ces temps où l'imagination avait abdiqué. La
mémoire littéraire de la Seconde Guerre mondiale est vide,
comme si la période de 1940 à 1945 était une
parenthèse qu'il fallait oublier (3).
Caught est le mémoire d'une
époque sans mémoire.
_______________
1.
"I write for about six people (including myself) whom I respect and for no
one else." In Ross, A., "Green with Envy: Critical Reflections and an Interview,"
London
Magazine, vi, 4, (Henry Green
Special
Issue),
April 1959, p. 18-24.
|
De
1939 à 1945,
la fiction n'est plus à
l'ordre du jour (4). "These years rebuff the imagination as much
as being fragmentary as being violent" (5), jugement d'Elizabeth Bowen
qui excuse le silence d'une génération de romanciers présents
avant la guerre mais muets durant les hostilités.
Orwell déclarait : "I can't write with this sort of business
going on ...
" (6). L'énergie de l'écrivain
est déplacée, la survie remplace l'écriture.
Pour
Henry Green au contraire, "these times are an absolute gift to the writer.
Everything is breaking up. A seed can lodge in every crack or fissure"
(7).
Cette
ambivalence n'est pas seulement le
fait d'écrivains
dans leur tour d'ivoire mais aussi de l'homme de la rue. Les enquêtes
de MassObservation sur
le comportement des Britanniques en
1939
concluaient que les concitoyens de Green étaient intimement
persuadés d'être
à la veille
de voir resurgir au quotidien les scènes vécues par la
génération précédente dans les tranchées
de France. "Today has become yesterday" (8) : la mémoire du
passé se substitue
à
la réalité présente. L'expérience est
prisonnière tout à la
fois
du souvenir d'un cataclysme et de la promesse d'une apocalypse venue
du ciel "they were expecting a gigantic raid any minute"
(34).
La vie est en sursis et la mémoire est piégée dans
un lieu hors du temps, peuplé par les souvenirs du passé et
l'anticipation de "The Shape of Things to Cone."
______________
4. Robert Hewison
remarque dans son étude de la vie culturelle à Londres pendant
la guerre que la production de romans était passée de 4 222
à 1 246 titres de 1939 à 1945, "which, taking into account
the total decline in book production, means a fall from about a third to
a fifth of the total volume published"
(ibid., p. 83). Les critiques se sont interrogés sur ce
vide fictionnel. Deux éléments sont certainement à prendre
en compte, un élément psychologique et un élément
purement économique.
Tout d'abord. comme le remarquent
Rod Mengham
(The Idiom of the Time. The Writings of Henry Green, Cambridge
: Cambridge University Press, 1982) et Michael North
(Henry Green and the Writing of his Generation, Charlottesville
: University Press of Virginia, 1984), les écrivains de l'époque
n'avaient plus de vision unique du monde.
L'écriture était la
reproduction d'une expérience fragmentée qui ne sait plus à
quel temps se vouer. L'autre argument tendrait à démontrer
que la pénurie de papier dans les imprimeries ainsi que la censure
de la part du M.0.1. rendaient la tâche délicate à des
écrivains qui de toute façon n'avaient que peu de temps à
consacrer à la création. La plupart étant sous un uniforme
quelconque, dans une des trois armes ou bien dans la défense passive,
Home Guard ("Sergeant' Blair) ou
A. F. S. (Spender et Sassoon), la forme courte, celle de la nouvelle, trouvait
donc l'agrément des écrivains pressés par le
temps mais aussi des éditeurs, en particulier celui des
célèbres Penguin Books. |
Caught
décrit cette atmosphère de calme avant
la tempête, "this lull of living" (121). Le cadre est la vie quotidienne
d'un groupe d'individus à mi chemin entre "Civvy Street" et le monde
de Tommy Atkins : les membres de
l'Auxiliary
Fire Service, corps de pompiers auxiliaires créé à
Londres en 1937 en complément du
National Fire Service. Ces hommes
connaissaient la servitude du militaire sans en espérer la grandeur,
et en même temps ressentaient la frustration et l'angoisse quotidiennes
du civil sans jouir de sa liberté. La ville, métamorphosée
en cité irréelle par le
blackout, devient un
théâtre d'ombres sur lequel se rejouent des scènes surgies
de la mémoire torturée des personnages. Le
blackout est étymologiquement
un terme de théâtre qui désigne un effet de mise en
scène. La pièce qui se joue est le drame intérieur,
plein de bruit et de fureur, de deux personnages, Richard Roe et Arthur Pye.
Tout oppose les deux hommes que les circonstances obligent à cohabiter.
Pourtant un lien secret les unit. Le fossé social est immense entre
Roe l'aristocrate engagé volontaire dans le corps des pompiers auxiliaires
et Pye le pompier professionnel devenu chef de caserne. Roe est un homme
de rang qui possède fortune et manoir de campagne, alors que Pye,
homme du rang, vit modestement de sa solde. Chacun des deux hommes a subi
un déplacement, ils remplissent chacun un rôle inédit
: Roe devient un anonyme soldat du feu, alors que Pye tente en vain d'imposer
son autorité. Le lien secret entre eux est celui de la mémoire.
Roe se souvient : son fils, Christopher, âgé de cinq ans, a
été kidnappé l'espace d'une après-midi avant
la guerre par une femme. Arthur Pye, se souvient : sa sur a enlevé
un petit garçon avant la guerre le propre fils de
Roe.
Les créatures de Green
sont les victimes de cette circonstance prépondérante qu'est
le temps. L'expérience présente est celle de la claustration.
Le
paysage nocturne est métamorphosé : "the black-out, new to
all, was of a vault" (35).
Les lieux où vivent les pompiers sont coupés
du monde extérieur. Les hommes vivent claquemurés dans une
forteresse vide.
Cet
enfermement confine à l'étouffement : "Richard, laid out on
the bare floor of the gas-proof basement, watched Piper settle down ....
'I think I'll take me boots off now.' This he did which added to the already
heavy stench, for the room was unventilated" (40) : absence d'air, dans ce
lieu hors du monde et hors du temps.
Même le bar de la caserne, dans lequel l'air
de l'extérieur ne pénètre pas "no outside air
penetrated" (46) , est un cercle de l'enfer.
L'uniforme devient lui aussi prison, "A Rescue
Squad, condemned by their leader to wear full gas clothing night and day,
wandered up and down. The complete outfit, because it excludes air, is stifling"
(ibid.).
Les
pompiers deviennent ainsi des âmes en peine condamnées à
errer jusqu'au Jugement Dernier sans même goûter l'unique
réconfort du combattant, le sommeil : "they were too hot to sleep"
(ibid.).
|
Dans ce monde
métamorphosé en pièce de théâtre, les soldats
deviennent des masques qui déambulent dans cette pantomime qu'est
la vie en caserne. L'uniforme est un signe de reconnaissance qui assure
l'identité du groupe tout en effaçant celle de l'individu.
Roe apporte une attention particulière à sa tenue le jour où
il est mobilisé, ce qui lui rappelle un autre lieu et un autre moment
où l'uniforme est une clé qui permet la reconnaissance sociale
de l'autre. Il est un nouvel indice de la constante relecture du présent
par le passé.
Mais sa tenue n'est pas idoine et il repart
se changer : "Feeling like any schoolboy who has created a wrong impression
on his first day" (33).
La hantise de faire mauvaise
impression hante Roe qui cherche par tous les moyens à éviter
l'ostracisme. Mais l'uniforme n'efface pas le fossé social séparant
l'aristocrate des Cockneys qui l'entourent : "It brings everyone together,
there's that much to a war" (46) ; la suppression des différences
sociales est un mythe dénoncé dans
Caught car la caserne n'est que
le reflet de toutes les fractures, sociales et psychologiques, du monde
d'avant-guerre. L'unité des hommes est un trompe-l'oeil car dans la
caserne règnent jalousies et dissensions colportées par moult
rumeurs : "Each afternoon was ripe for gossip" (105). L'enfer, c'est les
autres : enfer de l'espace qui se réduit de plus en plus, enfer de
paroles qui ne sont que mensonges et insinuations, mais surtout enfer des
circonstances. Le véritable huis-clos est imposé par le jeu
cruel du hasard. Roe se retrouve dans la même caserne que Pye, "of
all people" (14), par un hasard qui devient nécessité : "there
was no escape" (15). Caught est
le roman où l'invraisemblable deux hommes se retrouvent ainsi
devient loi immuable. Les personnages vivent dans un monde où
l'expérience présente est un jeu de coïncidences ironiques.
La mémoire est prise au piège d'un déterminisme outré
qui transforme les êtres en pantins.
Tout est écrit
là-haut, semble-t-il. Ce qui est colporté par la rumeur est
une promesse d'Apocalypse. Le roman s'ouvre en effet avec ces mots : "we
were told to expect air raids" (1). Par sa tournure passive, l'origine de
l'information est brouillée, la rumeur s'avance sous le masque de
la prophétie. Le présent est alors un temps qui n'a plus de
raison d'être. Il devient le temps mort de la routine. Les semaines
sont découpées en tranches, alternant permissions et tours
de garde : "it became possible to do ninety-six on duty to get forty-eight
hours off.
In this way, after months of war and no raids,
that is of anticlimax, Roe worked four days to be two days on leave" (2).
Le présent est un mirage car même le climat est faux : "He was
to remember afterwards how fine that afternoon had been ... it was a false
spring, just one of these mild days come much too early" (137).
L'ordre
naturel est bouleversé et le chaos temporel remplace l'ordre des
éléments. "[T]ime ... is the great enemy," remarquait E. M.
W. Tillyard dans un célèbre ouvrage, publié la même
année que
Caught
(9).
_______________
9.
The
Elizabethan World Picture,
Harmondsworth : Penguin Books, 1943,
p. 25.
|
Shakespeare semblait être
un contemporain, en ces temps où la mémoire ne pouvait faire
la part entre passé et présent, en ces temps, conclut
l'érudit, "de conflits et de malheurs" (10).
"Chaos is come again."
L'expérience
présente est un mirage, un moment impossible à situer dans
la mémoire parasitée par le passé. Ce temps vidé
de sens est investi par la mémoire. Le présent est alors la
réalisation d'une pulsion de mort, l'avatar d'un moment passé.
Le présent est un moment prisonnier entre un avenir travesti et un
passé qui parasite le moment présent. C'est le passé
qui fournit au présent forme et signification. Le moment vécu
est toujours la reprise, au sens théâtral, d'une scène
du passé.
Pour Roe le jour de la
mobilisation est la reprise d'images d'un passé enfoui : "They were
mute in a vast asphalted space ....
For twenty minutes at dusk the scene was his wife's
eyes, wet with tears he thought, her long lashes those black railings, everywhere
wet, but, in the air, the menace of what was yet to be experienced, the
beginning" (34).
Les images du présent subissent un
phénomène de déplacement, au sens freudien du terme.
La certitude de la mort exerce une censure sur l'imagination des personnages
qui sont incapables de forer des représentations de l'avenir. Le
présent est parasité par la proximité des objets, "those
railings," qui rappellent par métonymie le visage de la morte. Le
déplacement se produit au bénéfice du passé
antérieur de la mémoire. Pour Pye, l'obscurité des profondes
nuits est la (re)mise en scène du retour du refoulé, sa
première expérience érotique : "his mind switched from
one thing to another.
The bank against which he had pressed her led
him to think about his wall of sandbags" (38).
Roe et Pye trouvent
refuge dans le temps de la mémoire, le temps du "had been." Ce passé
antérieur, si loin si proche, n'est autre que le passé
intérieur, celui de la mémoire, qui combat la discontinuité
ultime du présent.
Un sentiment tragique hante
les personnages de Caught, sentiment qui semble pallier le vide et la
fausseté de cette guerre. Mais le tragique devient mélodrame
car, comme tout le reste, le tragique est une pantomime parmi d'autres que
certains, tel Roe, adoptent afin d'accepter leur sort : "In his self pity
he might have been saying goodbye to adored unreality.
All that was real to him then was his death in a matter of days"
(25).
Roe revêt les dépouilles opimes du héros
tragique qu'il n'est pas.
Green lui-même avait signé quelque temps plus tôt
ce qu'il pensait être son chant du cygne avec une autobiographie, alors
qu'il n'a que trente-quatre ans : "that is a reason to put down what comes
to mind before one is killed, and surely it would be asking too much to pretend
one had a chance to live."
(11) Le lien entre passé
et présent se double du sentiment de la faute. Pour Green la mémoire
doit rester
_______________
10.
lbid., p.
117.
|
vive
: "the crime is to forget" (12).
Avec Pack
My Bag, Green estime qu'à cette époque la réponse
à l'incertitude du présent et à la certitude de la mort
est que chacun doit "faire son sac" de souvenirs avant de mourir. Mais ce
stoïcisme, comme toutes les attitudes des personnages de Green, est
une mascarade. Roe est la première victime de cette réécriture
de la mémoire : "He kept on saying, falsely, that he was to rejoin
his wife"
(ibid.). Roe reste
fidèle au souvenir de sa femme disparue, il reste fidèle au
passé, au véritable temps, celui de la mémoire. Cette
fidélité est symbolisée par un attachement à
un lieu, le manoir de famille, avec son parc dans lequel Roe se promène
avec son fils. Mais le voyage au bout de la mémoire ne mène
nulle part car chacun s'éloigne de ses souvenirs, la recherche du
temps perdu s'interrompt "in the sadness of not finding" (5). Il faut à
Richard Roe toute la douleur de l'expérience présente, de la
guerre et d'une vie hors du temps, pour rédimer sa mémoire
piégée par les sortilèges du
passé.
Le passé et le
présent sont les deux côtés du miroir, visités
régulièrement par Roe et Pye. Le mouvement de va-et-vient entre
ces deux mondes est représenté par la métaphore du voyage
en train qui emporte Roe en permission, reliant ainsi les images de la
mémoire à celle de l'expérience présente. Dans
une nouvelle postérieure à Caught, Green décrit
la période d'accalmie succèdant au blitz par cette image
d'êtres en transit : "passing through a period
which may be compared
with the experience of changing trains." (13) Roe quitte le
présent trompel'oeil de la caserne et de ses intrigues, pour tenter
de retrouver son identité dans le manoir de la mémoire. Mais
Roe file d'un souvenir l'autre. La mémoire est passée au filtre
déformant de l'expérience présente. C'est en fait le
présent qui transforme le passé en fiction dont l'imagination
s'accommode. Roe va jusqu'à imaginer l'enlèvement de Christopher,
dont il n'a en fait qu'un récit partiel et indirect par sa
belle-sur puisqu'il était absent à ce moment-là.
"I do wish you had been here" (14), lui dit-elle à son retour et Roe
se laisse porter par le mouvement de la mémoire piégée
par le désir de reconstituer le passé, "the unconscious wish
to recreate" (179). La scène de l'enlèvement est mise entre
parenthèses, interrompues par des retours dans le présent où
Roe commente ce qu'il a vu avec 1'oei1 de son imagination. La mémoire
a horreur du vide. Elle est un supplément du réel qui pallie
le mystère du passé grâce à un montage fictionnel,
un film rassurant dont la cohérence narrative supplée à
l'incertitude et l'ordre trompe-l'oeil du présent. Roe est un voyageur
sans bagages, engagé sur la voie du souvenir.
Pye est la victime de cette
fascination méphitique pour les vides de la mémoire. Il devient
prisonnier d'un mouvement de vaet--vient entre un présent qui lui
renvoie l'image
_______________
12.
Ibid., p.
54.
|
ébréchée
de son impuissance à asseoir son autorité et un passé
dont il croit détenir la clé. Ce lien au passé devient
synonyme d'affliction à soigner. Après l'enlèvement
de Christopher, la sur de Pye a été internée dans
un asile et le frère est bientôt convoqué par un
médecin qui se penche sur son cas. L'effondrement intérieur
de Pye se précipite lorsqu'on l'interroge sur le passé de sa
sur. La trompeuse anamnèse commence alors. Pye se souvient :
une nuit, dans sa jeunesse, il était rentré chez lui satisfait
et coupable de sa première expérience amoureuse. Il se souvient
d'avoir aperçu, près de la maison, la silhouette silencieuse
de sa sur qui se découpait sur le clair de lune.
Le
piège du passé se referme alors sur lui : "In a surge of blood,
it was made clear, false, that it might have been his own sister he was with
that night .... So in the blind moonlight, eyes warped by his need, he must
have forced his own sister" (140).
Pye glisse du domaine du "might have been" à
celui du "must have been." La mémoire tombe dans le piège de
la modalité qui trahit l'investissement par le désir d'un objet
qui n'a existé nulle part ailleurs que dans l'imagination de Pye.
"[C]lear, false" : Pye est prisonnier de deux représentations. La
représentation d'un acte qu'il n'a pas commis mais qui, l'eût-il
commis, aurait jeté la lumière nécessaire pour expliquer
le présent. Mais cette représentation est immédiatement
déniée, par on ne sait trop qui, le narrateur ou Pye
lui-même, et le sous-officier se perd dans l'obscure clarté
de ses représentations contradictoires.
Pye essaie de résoudre
ce dilemme dipien en tentant de renouveler une expérience similaire
: il veut savoir s'il est possible de confondre des visages dans
l'obscurité. Il tente de faire coïncider les images du présent
: la scène obscure du black
out, avec ce qu'il croit être une scène du passé.
Afin d'accomplir cette quête de la mémoire, Pye se place "adrift."
Terme aux sens multiples, il désigne en langage militaire l'abandon
de poste, c'est-à-dire une forme de désertion. Mais "adrift"
est aussi un terme nautique : Pye largue les amarres et, partant, il divague
et se laisse emporter par le courant de la mémoire. Le mouvement dans
la mémoire est un mouvement hors-la-loi car Pye se soustrait à
la loi militaire, et à la loi du réel car il déplace
dans sa mémoire son état présent vers une scène
du passé. Représentations du passé et représentations
du présent sont infectées par le même mal. Pye inocule
sa propre culpabilité, le "must have been" de la certitude torturée,
à sa représentation du passé. Le temps de la mémoire
est un cancer qui ronge Pye. Il est incapable de séparer les images
du présent des images de sa mémoire: il efface sa mémoire
et réécrit le récit de sa première expérience
amoureuse. L'idylle cède la place à un inceste tragique. Pye
se crève les yeux avant de résoudre l'énigme. La scène
primitive qu'il a, vraisemblablement, imaginée, le hante et se substitue
au présent. Le sous-officier est incapable de séparer dans
sa mémoire le réel de l'imaginaire. Le désir coïncide
avec la réalité et déplace la mémoire dans le
lieu obscur de la fiction. La mort seule tranche le nud
gordien.
|
Durant la "drôle de
guerre," Roc était encore pris au piège de sa mémoire.
Mais il finit par accepter son rôle et par se séparer de son
passé qui devient de plus en plus flou :
l'oubli est
le baume de sa mémoire.
Il ne sait plus quand sa femme est venue pour la première
fois au château : "It seemed to him it had been in April, but the afternoon
she asked to be shewn round his parents' country house was in July" (62)
; et il ne retient du passé que les moments heureux : "He crystallised
in his imagination a false picture of what his home life had been" (91).
La
mémoire se fissure peu à peu et des vides se créent
: "[D]uring the blitz ...
Roe
found his memory at fault" (22).
Dans ces failles s'engouffrent
des revenants. Ainsi à la fin d'une permission, la femme morte accompagne
son mari : "So it came to the morning of Richard's return.
His
wife went with him for a stroll before the car came to the door" (31). Roe
finit par s'extraire du piège du passé : "He shook at leaving
this, the place he got back to her nearest, his ever precious loss"
(ibid.).
La mémoire recueille les vestiges du
passé, elle conserve la trace de l'absente sans pouvoir la
réincarner en une image présente. Cette brève image
de la femme disparue est l'expression de ce moment de vie hors du temps où
le passé se substitue au présent. La mémoire produit
une image aussi étrangère à la réalité
que le mythe créé par l'imagination ou la caricature d'avenir
fournie par les rumeurs. Les fibres de la mémoire sont celles de la
fiction. Le temps exerce une transformation délétère
de l'imagination du sujet, une métamorphose quia pour résultat
une modification incessante des représentations de la mémoire.
La mémoire est une anamorphose, une image du passé
déformée par les désirs du
présent.
La mémoire du lecteur
est, elle aussi, partie intégrante du roman comme le prouve
l'avertissement (14) sur la page de garde : "The characters, while
founded on the reality of that time, are not drawn from life ... .
In
this book only 1940 in London is real. It is the effect of that time I have
written into the fiction of Caught."
Il ne s'agit pas d'un effet de style mais bien
de prudence. Par crainte de la censure, John Lehmann avait en effet
suggéré à Green d'insérer cet avis au lecteur.
Réalité et fiction risquaient de se confondre dans la
mémoire
_______________
14. Pour la véritable raison de cette explication de texte,
il faut lire la préface de Caught (ix-xvii) dans l'édition
Harper-Collins par Jeremy Treglown ainsi que l'article que celui-ci a
publié : "Wartime Censorship and the Novel The Case of Henry Green
and Caught," Faculty Seminar on British Studies, Austin, Texas : The
Harry Ransom Humanities Research Center. 1992.
Le
roman, d'après les lettres qui sont conservées par Sebastian
Yorke, a été profondément modifié dans son intrigue
et dans ses dialogues. Au départ, la femme de Roe est vivante et celui-ci
la trompe avec une femme de son service. L'adultère, rajouté
à l'éventuel inceste de Pye, fut jugé trop osé
par l'imprimeur qui suggéra, plutôt que d'encourir l'ire des
censeurs, un certain nombre de modifications que Green exécuta à
contre-cur. La femme mourut donc d'un trait de plume et fut remplacée
par une belle-sur. Des grossièretés qui parsemaient les
dialogues furent remplacées par des tournures plus acceptables mais
nettement moins spontanées. Le lecteur jugera de lui-même en
lisant les quelques exemples fournis dans l'article de
Treglown.
|
collective des lecteurs,
confusion de la mémoire qui est justement le sujet du roman. Le lecteur
devient ainsi, à cause des circonstances, un personnage de ce drame
de la mémoire piégée. Sa mémoire est mise à
l'épreuve. Il risque à tout instant de perdre le fil du récit
dans ce labyrinthe du temps. La chronologie est double : il y a celle du
passé intérieur des personnages, puis, lui servant de cadre,
celle du temps extérieur de l'Histoire. Le roman est un miroir brisé
dont les fragments éparpillés sont autant de reflets d'un conte
plein de bruit et de fureur raconté non par un idiot mais par un mage
; moins Benji et ses divagations que Prospero et ses sortilèges. Le
récit est une série de points de vue enchâssés
et reliés par un mouvement de va-et-vient entre le passé de
la mémoire qui renvoie à des événements d'avant
la guerre, et le passé plus immédiat de la drôle de guerre
et du blitz. La période couverte va, environ, de 1937 à l'hiver
1940-41.
Chacun des quinze chapitres s'ouvre cependant
souvent par une indication temporelle : "Seven weeks after he had first been
home" (21) ; "It was one morning twelve months later" (55).
Il se produit régulièrement des mouvements de va-et-vient
entre l'intérieur du récit et l'extérieur, le cadre
réaliste et le cadre référentiel : "When war broke out
in September" (1), "That morning war was declared" (42), "The enemy went
into Norway" (121) ; ou bien encore : "The invasion of the Lowlands had begun"
(155). Mais ce cadre réaliste qui renvoie à un véritable
passé est lui aussi un trompe-l'oeil car souvent la référence
devient floue. Il existe entre le temps de la mémoire des personnages
et le temps de la mémoire du récit, établi par le narrateur,
un certain nombre d'incohérences.
La musique du temps, pour
reprendre le titre des mémoires d'Anthony Powell, est celle d'une
valse-hésitation entre cohérence et incohérence, entre
la mémoire-fiction des personnages et la mémoire
référentielle du narrateur. En fait, il apparaît clairement
que toutes deux sont le fruit de l'imagination, ce "désir inconscient
de recréer" le passé ; ce qui est le sujet du roman. Il existe
ainsi des télescopages à l'intérieur du récit.
Par exemple, si l'on s'en tient en effet à la chronologie interne,
celle de la mémoire intérieure, la seconde visite de Pye à
l'asile aurait dû se dérouler un jour de décembre 1939,
mais un personnage remarque : "The war with Finland. The invasion of Norway"
(142) juste après cette remarque du narrateur : "it might have been
the same day"
(ibid.), c'est-à-dire un jour d'avril 1940. Le narrateur est lui
aussi victime de la même affliction que Pye : le temps du "must have
been," celui de la certitude, est déplacé vers celui du "might
have been." Cette double vision du temps produit des effets de distorsion
qui accroissent l'effet de malaise ressenti par un lecteur dont les convictions
finissent peu à peu par s'effondrer. Le temps extérieur est
en fait celui du chaos et de l'Apocalypse, le cadre et le tableau sont tous
deux fêlés. Le temps de l'Histoire échappe à Pye
et à Roe. Ainsi le jour de la déclaration de guerre, Roe "was
too tired to take notice" (85) alors que Pye "was too disturbed to notice
the invasion of Norway"
|
(133). Les personnages et
le narrateur se replient dans le temps intérieur de la mémoire,
celui du "might have been," le temps de la mémoire piégée
par le passé.
Mémoire incertaine
du narrateur, cependant renforcée par des prolepses qui contredisent
cette faiblesse.
"But he was wrong" est le péan d'un narrateur qui renforce
son statut d'observateur omniscient par de nombreuses remarques : "How utterly
harmless you are, and how wrong he was" (40) ; "But in this he was wrong
twice, both times" (65) ; "She was, of course, hopelessly wrong in this"
(102).
Le narrateur joue un double
jeu (15). Le récit n'a échappé à aucun
moment à son auteur. Bien au contraire, il faut lire dans ce jeu de
myopie temporelle, alternée avec une soudaine hyperacuité,
la marque de l'ironie du récit greenien. Lecteur et personnages partagent
parfois la même cécité. À d'autres moments, les
interventions du narrateur produisent de brusques effets de mise à
distance. Le regard du lecteur ne cesse d'être déplacé
à l'intérieur du récit, son interprétation sans
cesse remise en question par les détours que fait la mémoire
du texte. Celle-ci garde tout son pouvoir, elle n'est qu'apparemment
piégée par ses propres ruses car le véritable piège
pour la mémoire du lecteur, c'est celui de l'ironie. Le texte
dévoile et dissimule ses propres mécanismes : dans un premier
mouvement il rend précaire le discours qui renvoie à la
réalité et sape les fondations du roman réaliste. Dans
un deuxième temps, il étaye l'omniscience du narrateur par
des remarques ironiques sur la cécité des
personnages.
Le déplacement du
présent vers le passé antérieur de la mémoire
est le mécanisme qui met à jour le fonctionnement du discours
narratif de Caught. Les scènes surgissent dans le présent
ou le passé des personnages et organisent leur propre logique de cause
et d'effet. Le récit prend souvent une tournure impressionniste,
c'est-à-dire l'énoncé non logique de phénomènes
dans l'ordre exact où ils sont perçus. Les couleurs, en particulier
le rose et le bleu, assurent par contiguïté le chaînon
manquant entre les deux moments de l'inceste fantasmé de Pye.
L'imagination divague entre deux lieux, celui de la mémoire et celui
du présent, reliés par la même couleur : "In the grass
lane ... that winding lane between high banks, in moonlight, in colour blue
..." (38). Le paysage nocturne de Londres provoque le retour du refoulé
: "with the moon, this blue colour ...
I
got a fit of rememberin' back" (166-167).
De
même, le magasin où le fils de Roe a été enlevé
et le lieu où il a été séquestré sont
réunis par la contiguïté des couleurs : "pink neon lights
on the high ceiling wore down
_______________
15. Contrairement à ce qu'estime la majorité des critiques
qui voient dans ces effets de distorsion et de non-coïncidence entre
temps de l'Histoire et temps du récit la marque d'une inattention
de la part de Green. C'est en particulier l'opinion du plus méticuleux
d'entre eux, Edward Stokes dans The Novels of Henry Green, London
: The Hogarth Press. 1959, p. 105-111. L'opinion de Stokes n'est pas à
rejeter a priori car fort peu d'éléments sont disponibles pour
expliquer la genèse des romans de Green mais la science doit,
peut-être, céder ici la place à
l'intuition.
|
this
blue" (9) que l'on retrouve plus tard sur le visage de la voleuse d'enfants
: "those rose diamonds in her eyes, these were shaded and so had gone an
even deeper blue" (10-11).
Cette scène, fruit de l'imagination de
Roe, se rapproche étrangement de l'expérience nocturne de Pye.
Le monde de la mémoire et celui de l'expérience sont perçus
à travers le même filtre coloré.
Pour
Roe, qui imagine la scène, "the light was just as though he had been
seeing the toys through Christmas cracker paper" (12). Le texte semble garder
cette image en sa mémoire : "As [Pye] idled along, playing truant,
the milk moon stripped deep gentian cracker paper shadows off pis uniform"
(163).
La
logique de la mémoire du texte est celle du rêve : les liens
noués entre les éléments du discours narratif sont des
liens de contiguïté, ceux de la métonymie, ce qui est
selon Freud l'essence même du discours onirique. Les images du
présent font naître dans l'esprit de Pye le drame qui apparaît
en creux dans sa mémoire : celui de l'inceste fantasmé. Dans
la mémoire, fantasme et réel ne font qu'un car, comme le dit
Lacan, "le réel supporte le fantasme, le fantasme protège le
réel" (16). Le fantasme d'inceste de Pye est la marque d'un autre inceste, celui de la mémoire. La sienne mais aussi celle du texte. L'interdiction de l'inceste est le fondement de toute société au mode de pensée symbolique. Les femmes, comme les paroles, s'échangent. La mémoire de Pye et de Roe est pleine d'une richesse affective pour une femme dont ils ne veulent ou ne peuvent se séparer. La ferveur et le mystère qui les rattachent à la mémoire de la sur aliénée et de la femme décédée sont le signe de ce refus de l'échange : refus de l'échange de paroles mais aussi refus d'échange de mémoire. Chacun refuse de reconnaître son double dans l'expérience de l'autre et préfère à l'ambiguïté de la communication "la liberté de se méprendre," comme le dit Lévi-Strauss (17). La mémoire est piégée par un halo affectif dont elle ne veut se séparer. La mémoire. celle des personnages et celle du récit, est une tour de Babel dans laquelle se superposent et se télescopent images du passé et images du présent. Le temps du "might have been" se confond avec celui du "had been," refuse d'être séparé de l'expérience présente et entretient le même rapport d'inceste fantasmé que celui de Pye avec sa sur.
Roe s'affranchit de son passé et délivre sa mémoire
en devenant le héros ordinaire de la guerre car c'est dans l'action
qu'il finit par donner un sens au temps qui passe. Ce moment de
vérité se produit lors de l'incendie des Docks de Londres.
Le temps mort est oublié et Roe peut déclarer après
neuf semaines de bombardements aériens sur Londres
:
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16. Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973, p. 50.
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"After
twelve months we were suddenly men again, or for the first time" (192).
Pye
est le double sombre de Roe. Cette union des deux hommes se retrouve dans
le mot formé par leurs noms réunis : py-ro (18), le
feu, l'élément qui unit les êtres en une expérience
commune. La réunion de deux éléments séparés
est étymologiquement un symbole, c'est-à-dire "le morceau d'un
objet partagé entre deux personnes afin de servir de moyen de
reconnaissance" (19). Mais tout au long du récit le lien symbolique
est dénié par Roe qui refuse d'engager le dialogue avec Pye
; chaque fois que celui-ci parle. la lassitude submerge Roe : "an infinite
sensation of tiredness ... flowed over Richard" (36). C'est le lien de
contiguïté qui prévaut, imposé par les circonstances
et le hasard. Ce n'est que plus tard. lorsque Pye se sera suicidé
par le gaz que Roe le comprendra, c'est-à-dire lorsque Pye aura
quitté le présent pour devenir un souvenir, que la mémoire,
désormais libérée et rachetée par l'action, peut
concevoir son existence. En acceptant Pye, Roe accepte la part d'obscurité
qui réside en tout être.
"This
thing of darkness I acknowledge mine," pourrait-il dire.
Cependant cet
écartèlement entre temps de l'Histoire et temps de la mémoire
trouve un compromis dans la description de l'incendie des Docks de Londres.
Il s'agit plus exactement de deux récits, celui que Roe fait à
sa belle-sur, et qui met en avant les qualités héroïques
de son équipe et un récit enchâssé dans le premier.
Le récit de Roe est en effet bientôt interrompu par le narrateur
qui n'hésite pas à contredire une nouvelle fois un personnage
"It had not been like that at all" (177) afin d'établir
à nouveau une distance avec un passé reformulé par la
mémoire. Le récit de l'incendie des Docks de Londres est fait
par une voix qui se dédouble et se retrouve à la fois dans
la mémoire de Roe et dans celle du texte. Roe a subi une ordalie par
le feu, il est désormais conscient de la part de cécité
qui vit dans chaque mémoire : "Yet I suppose it was not litre that
at all .... there's always something you can't describe" (180), un manque
que le discours de la mémoire ne peut intégrer, un trop-plein
d'expérience que la mémoire utilise tel un palimpseste. Cette
expérience rejetée par la mémoire, c'est celle de la
fragmentation du regard par la violence du temps et de l'Histoire : "What
he had seen was a broken, torn-up mosaic aglow with rose where square after
square of timber had been burned down to embers" (181), le prix que la
mémoire doit payer pour assurer sa survie est celui de la
cécité "He had forgotten his wife" (179) une
coupe claire dans la mémoire morte jetée aux flammes de l'Histoire
afin que survive la mémoire vive. Le deuil du passé se
réalise lorsque la mémoire de la perte se mue en perte de la
mémoire.
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18. Nombreux sont les critiques à avoir fait cette judicieuse
remarque. A. Kingsley Weatherhead est le premier d'entre eux : A Reading
of Henry Green, Seattle : University of Washington Press,
1961.
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"The crime is to forget"
: mais ce meurtre est un sacrifice nécessaire. Roe finit par en oublier
l'inoubliable : il parle de sa femme, oubliant qu'elle était
déjà morte à l'époque "forgetting that she was
dead at the time" (176) , comme si la mémoire s'était
affranchie des chaînes du passé. Comme son double homophone
Arthur Rowe dans The Ministry of Fear,
écrit par Graham Greene la même année que
Caught, Richard Roe perd la mémoire afin de vivre. Il
y gagne une voix neuve "a new high, cracked voice" (196) qui
peut parler d'une vie neuve. Alors apparaît l'unique description physique
du héros et l'on apprend qu'il est roux. Il est alors pour le lecteur
l'homme aux cheveux de feu, l'homme-feu,
the fire-man, l'union de py
et de ro, union déniée jusqu'à présent.
Roe est un être nouveau et cette nouvelle naissance est marquée
par un déplacement du temps : les premiers heures de la drôle
de guerre et du blitz sont déplacées hors de la mémoire
: "he had begun to forget raids" ; la mémoire du passé
antérieur devient elle-même déplacée : "he found
he could not go back to his old daydreams ....
It
had come to seem out of date" (179).
Les événements passés
deviennent caducs et la mémoire est enfin
rédimée.
La guerre fut pour Green
une expérience alchimique. Il affirmait, dans un article publié
en 1941, que cette période de bouleversements était un moment
choisi pour l'écrivain.
Il
pouvait alors se séparer de son passé et faire naître
sous sa plume une relation nouvelle : "Is not the advantage for writers ...
that they will be forced ... to go out into territories which they would
otherwise never have visited and that they will be forced ... towards a style
which, by the impact of a life strange to them ... , will be pure ... ?"
(20)
L'écrivain est déplacé dans les territoires inconnus
de l'inquiétante étrangeté d'un quotidien bouleversé.
Il peut transmuer son expérience en une parole épurée
des scories d'une mémoire piégée.
Caught est le roman des ambivalences
résolues. Le rapport incestueux avec la mémoire est aboli au
profit d'une nouvelle relation, celle de l'écrivain et de son lecteur
: "Prose should be a long intimacy between strangers with no direct appeal
to what both may have known" (21). C'est-à-dire la relation
qui n'a jamais existé dans Caught,
sauf à la fin. L'écriture est un contrat entre deux parties
: "The moment the novelist does tell his readers, he enters into a pact with
the audience " (22) mais un contrat qui comprend
une
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20. "Apologia." Folios of New Writing, 4 (Autumn 1941), p. 44-51 ;
Surviving, p. 96. L'article est une apologie du style de l'écrivain
qui fut la principale référence littéraire de Green
: Charles M. Doughty, auteur du volumineux Arabia Deserta. Dans une
langue étrange, à la fois, proche de l'anglo-saxon et des
idiomatismes arabes, le récit est un exemple pour Green de cette immersion
de l'écrivain dans son environnement.
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clause
d'exception : "it is what is left unsaid which gives us food for thought"
(23).
La fiction doit comporter sa part de mystère et d'inachevé
pour remporter l'adhésion du lecteur. Le vide crée le sens,
l'absence crée la présence. Green ne se résout jamais
à éclairer les événements qui ponctuent le
récit et encore moins à expliquer ses personnages. S'il explique
ses personnages, c'est afin qu'ils puissent paraître tels qu'ils sont
: pleins de leur propre mystère. L'inexpliqué, ce vide que
la mémoire s'empresse de combler, est la part de mystère
oubliée en chacun de nous.
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23. Ibid., p. 141.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)