(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)


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Nigel Williams – The Wimbledon Poisoner ou le renouveau du crime anglais

 

Bernard Gilbert (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

  

"Comment tuer sa femme ?" Ainsi posée, la question n'est qu'une question technique. Par opposition, son contraire : "Comment ne pas tuer sa femme ?" renvoie soit à un tabou soit à une absurdité, soit – et c'est le sujet du Wimbledon Poisoner – aux deux possibilités confrontées à une tentation terriblement puissante.

De cette tentation on aurait tort de rire car elle est contagieuse et personne n'est à l'abri. Le livre nous en prévient, par les cadavres qu'il accumule – dans l'ordre : un médecin, un dentiste, une vieille de 92 ans, un écrivain tendance "Magic Realism," un psychanalyste Jungien, un éditeur pakistanais, un inspecteur de police. Cet inventaire à la Prévert suffirait à indiquer qu'on meurt plus chez Nigel Williams que chez Ian McEwan (1) ; c'est statistiquement exact, mais l'important c'est qu'on y meurt différemment. Un crime réussi est un effet de l'art, surtout au pays de Sherlock Holmes. Pour mieux le comprendre, reportons-nous en 1946, au texte fondateur de George Orwell : The Decline of the English Murder.

Orwell imagine d'abord son lecteur, qu'il replace dans le confort douillet d'un dimanche anglais à la maison : "Your pipe is drawing sweetly, the sofa cushions are soft underneath you, the fire is well alight, the air is warm and stagnant. In these blissful circumstances, what is it you want to read about? Naturally, about a murder." (2) La chute de

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1. Au tout début du roman, Williams se permet un clin d'œil au lecteur ; Henry Farr, qui n'a pas encore de plan mais qui a la ferme intention de tuer sa femme se voit suggérer par sa victime même la possibilité de passer à l'acte et de faire de cette "innocente" une "Innocent" digne de son auteur favori :
"Sometimes they sat in the front room reading aloud from the work of a man called Ian McEwan, an author who, according to Elinor, had 'a greal deal to say' to Henry Farr. Oh yeah, thought Henry grimly ... and Henry Farr had a great deal to say to Ian McEwan as well." WILLIAMS, N., The Wimbledon Poisoner, London : Faber and Faber, 1990 (307 p.), p. 6-7.
2. ORWELL, G., "Decline of the English Murder," Tribune, 15 février 1946.


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l'évocation idyllique sur le mot "murder," prononcé à voix basse comme un mot délicieusement défendu, fait de l'hypocrite lecteur le semblable, le frère du meurtrier. A un détail près : ce meurtrier est anglais et ne peut être qu'anglais. Affinant sa présentation, Orwell la replace dans un cadre temporel : "Our great period in murder, our Elizabethan period, so to speak, seems to have been between roughly 1850 and 1925...," puis dans un contexte social : "the murderer should be a little man of the professional class – a dentist or a solicitor, say – living an intensely respectable life somewhere in the suburbs, and preferably in a semi-detached house, which will allow the neighbours to hear suspicious sounds through the wall!"

IL ne laisse à son meurtrier idéal ni le choix des armes – "The means chosen should, of course, be poison." –, ni celui des mobiles : "In one way or another, sex was a powerful motive ... and respectability ... was one of the main reasons for committing murder."

Ainsi équipé, ce chevalier noir pourra aspirer au titre d'artiste du crime (3), lequel "can have dramatic and even tragic qualities which make it memorable and excite pity for both victim and murderer." Nous sommes donc aux antipodes du vulgaire psychopathe à l'américaine, qui tue en série au petit bonheur la malchance, et sans le moindre état d'âme : en Angleterre on passe par le délice du déchirement de conscience et l'on s'abstient de tuer en dehors du cercle des intimes : "The background of all these crimes ... was essentially domestic; of twelve victims, seven were either wife or husband of the murderer."

Tout bien considéré le meurtrier orwellien nous ressemble étrangement, au point même que l'on est presque gagné à sa cause. Hélas cet oiseau rare est en voie de disparition, au grand dam du public des "readers of Sunday papers [who] ... say fretfully that 'you never seem to get a good murder nowadays' ."

Si nous avons fait un détour aussi long c'est pour mettre en lumière une filiation romanesque étonnante. Orwell est mort trop tôt et le Wimbledon Poisoner l'aurait ravi car il répond de façon troublante aux canons qu'il définissait : même origine bourgeoise ; Henry Farr, le héros de Williams, est "solicitor" et rien ne le distingue de ses voisins de Wimbledon – même pulsion – il veut tuer sa femme Elinor, féministe frigide et réfrigérante –, même arme du crime – le poison, naturellement –, même mobile – la frustration sexuelle et son cortège d'humiliations –, même terreur devant l'énormité de l'acte à accomplir. Pour

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3. lbid. Orwell se délecte au souvenir de ces esthètes macabres que furent les maîtres anglais de l'assassinat bien fait, dont la réalité dépasse la fiction : "and in nearly every case there was some dramatic coincidence ... or one of those episodes that no novelist would dare to make up, such as Crippen's flight across the Atlantic with his mistress dressed as a boy, or Joseph Smith playing 'Nearer, my God, to Thee' on the harmonium while one of his wives was drowning in the next room."


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compléter le tableau, Henry Fatr est hanté par le précédent des grands meurtriers de la belle époque. Maltby surtout qui incidemment habitait Wimbledon à quelques rues de chez lui. Il y a donc comme un canevas incontournable sur lequel Williams va broder au point anglais. En quelques mots, l'essentiel de l'histoire.

Le roman, semblable à un bilan comptable, se présente en partie double. La première, qui place Henry au centre de l'intrigue, le définit également comme un anti-héros du crime ; ses efforts méritoires pour empoisonner son épouse Elinor n'aboutissent qu'à dépeupler Wimbledon, envoyant au cimetière amis et voisins. Personnage classique du criminel manqué, Henry parvient cependant à grandir de crime en crime, affirmant ainsi une virilité qui n'allait pas de soi et qui finit même par reconquérir Elinor, de nouveau désireuse de vivre avec Henry une sexualité torride. Le livre pourrait s'arrêter là et Henry s'en contenterait bien : pour lui le crime a payé, et il s'apprête à jouir bourgeoisement des royalties d'une libido assassine. La partie deux, cependant, confronte le héros au passif d'un bilan qu'il faut bien honorer. Après le crime vient le châtiment, sous la forme de l'inspecteur Rush, défenseur fanatique de la loi et l'ordre, qui s'attache à Henry dans le but de lui arracher des aveux. De rocambolesques aventures s'en suivront, transposant dans le petit monde de Wimbledon la terrible joute de Raskolnikov et du Grand Inquisiteur ; Agatha Christie n'est pas loin, particulièrement celle du Murder of Roger Ackroyd, puisqu'on découvre à la fin qu'Henry est innocent et que c'est Rush, l'inspecteur au-dessus de tous soupçons mais pas de toutes névroses, qui a dépeuplé le quartier. Tout semble donc rentrer dans l'ordre et le lecteur pressé pourrait quitter le cœur léger un livre de divertissement qui l'aurait fait mourir de rire.

Ce lecteur, à notre avis, aurait tort. Il se précipiterait stupidement, comme Rush, que son nom trahit, sur un terrain dangereux "where angels fear to tread." L'humour cache des enjeux considérables, voire terrifiants. Dans les précédents livres de Williams – nous pensons à Star Turn – les scènes de mort, bien que présentées sous l'angle de la dérision exigée par notre sensibilité post-moderne, sont absolument déchirantes et le lynchage final du protagoniste a des relents de Golgotha. Quand nous avions interrogé l'auteur sur les raisons de son changement de ton, que n'accompagnait pas un changement de thème, il avait justifié sa conversion au comique par la remarque laconique et inquiétante : "it cuts much deeper." (4) La fonction de l'humour n'est donc pas d'éluder les grands problèmes, mais de les pénétrer, de s'y diffuser par percolation, de s'incorporer intimement à leur substance.

L'humour, en un mot, n'opère pas autrement que le poison lui-même.

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4. Déclaration faite au cours d'une causerie pendant le Séminaire du British Council sur The Contemporary British  Writer, du 15 au 24 juillet 1992, à Downing College, Cambridge – séminaire où nous avions été invités pour rencontrer une trentaine d'écrivains britanniques, dont Nigel Williams.


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Ainsi prévenus, revenons à la question initiale "comment ne pas tuer sa femme ?" Remarquons que, comme Orwell, Williams s'intéresse en priorité au meurtrier : c'est lui et non la victime – qui est le problème. Quand Elinor dort à ses côtés, dans cet état déjà porteur d'absence, Henry laisse s'exprimer son instinct de mort engendré par une libido privée de tout exutoire :

 ... she did not wake and for a moment Henry was flooded by helpless rage, a feeling that made him want to run to the bedside table, catch up Elinor's nail scissors and twist them into her neck, this way and that, gouging out blood and veins, 'Excuse me!' he would scream as he slashed at her throat, 'I am here! I exist! Excuse me! Excuse me'." (19)

En ce sens, la victime, selon l'intuition géniale d'Orwell, ne peut être qu'un proche, quelqu'un qui partage votre vie, quelqu'un qui en réalité divise votre vie : "He was poisoning Elinor because she was there ' (68).

L'ambivalence de ces fantasmes révèle que la victime cesse presque d'être une personne pour se muer en principe castrateur, principe féminin invalidant la virilité dans le pré carré d'une conjugalité close. Tuer sa femme, pour Henry, c'est terrasser le dragon dans un affrontement où Eros et Thanatos se conjuguent et même si le chevalier n'a pas une conscience très claire de sa stratégie, il est, d'emblée, sûr de sa cause, sûr de ses armes :

He would do it, and he would do it slowly, exquisitely. He grasped his penis firmly in his right hand, agitated it. It stiffened with blood and, like a dog sighting its lead, throbbed with anticipation. Henry removed his hand and wagged his index finger at his member.
'Not yet!' he said. 'We need all our energies for the task ahead!' (14-15)

De façon caractéristique, dans tout le roman, le petit explétif "it" indissociable de "do" renverra à la fois et indistinctement à l'art d'aimer et à l'art de tuer.

On peut donc rire de Henry, Don Quichotte post-moderne du sexe et du crime, on ne peut rire de ce qu'il incarne, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Personnage de double contrainte, il se retrouve crucifié entre deux impossibilités : assassiner Elinor pour s'accomplir en tant qu'homme ou ne pas l'assassiner et perdurer comme homoncule. Version moderne de "To be or not to be," ce "Phallus or not Phallus" se complique du fait que la société – figurée par Wimbledon – a son mot à dire dans cette aporie individuelle. Au tout début Henry, de façon comique, joue avec cet ego bifrons qui le confronte et le

 


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mystifie : "Was he a red-blooded Englishman or a cold-blooded psychopath? Or was he a bit of both? Was it possible to combine the two roles?" ; derrière le badinage on perçoit la difficulté de se situer par rapport aux repères inextricablement mêlés du bien et du mal, sauf à couper le nœud gordien et affirmer le primat de l'individu sur celui de la société, accomplissant, à travers le rite de passage du meurtre d'Elinor, ce que promet le titre même du roman, et devenir "The Wimbledon Poisoner" au sens plein.

Cela Henry l'assumera au propre et au figuré, d'abord en tuant proprement la moitié du voisinage (du moins le croit-il), ensuite en détruisant métaphoriquement les charmes maléfiques de Wimbledon. Le choix délibéré de ce faubourg sans histoire vise à représenter la banalité suburbaine à l'ennui tranquille et bourgeois par excellence. En ce sens Wimbledon est paradigmatique et Henry le perçoit comme tel, qui entreprend d'en écrire l'historique dans l'espoir de lui conférer un renom universel :

The codes of Wimbledon were too strange and complex to be understood by its inhabitants. It needed some stranger to unlock it, to explain it to itself, to see behind that apparent silence and quietness.
Wimbledon. Its architecture compares favourably with that of northern France (bar one or two cathedrals) .... Its history, if you skipped a thousand years, was as violent as Phnom Penh's or Smolensk's. The things the Vikings had done in Raynes Park were, let's face it, unspeakable. (55)

Le passé étonnant de ce décor conventionnel va progressivement resurgir au fur et à mesure que le livre en révèle l'envers aussi pervers et fantasmatique que le Londres de Conan Doyle. La destruction d'Elinor et celle de Wimbledon, des lieux et de la gardienne des lieux doit donc logiquement s'opérer selon des lignes parallèles ; or, paradoxalement, ces lianes vont diverger jusqu'à s'opposer radicalement, la survie de l'une dépendant de la destruction de l'autre. Le tour de passe-passe s'appelle le poison.

On objectera que le poison est agent de mort, agent fidèle qui tue sans que, pour ainsi dire, le meurtrier accomplisse le meurtre directement. La strangulation, la fusillade, la noyade, et tous autres délicieux procédés qu'envisage Henry ont ceci en commun d'odieux qu'ils identifient le meurtrier à son meurtre ; le poison, obligeamment, diligemment, s'interpose en médium : "It was like a good secretary ... 'Thallium', you said, 'job for you!' and thallium picked up the papers, simpered, and went out into the world to do your bidding. Strangling was not like that" (90-91). Ainsi est ménagée entre l'intention et l'acte une distance immunitaire qui préserve la sensibilité du meurtrier, son innocence presque. Un psychopathe, avide de frissons, n'utilisera pas le poison. De tous les agents de mort c'est

 


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celui qui a les voies les plus indirectes, et, comme le démontre la multiplication des cadavres de ceux qui n'étaient pas visés, les voies les plus impénétrables.

Au plan de la fiction le poison est bien utile car, par sa grâce, se crée une situation constante d'ironie dramatique : Henry voit tomber autour de lui ceux qu'il n'a pas empoisonnés alors que sa victime programmée – Elinor – se porte de mieux en mieux. Le décalage entre le point de vue du meurtrier virtuel (Henry le narrateur) et celui du meurtrier réel (Rush l'inspecteur) est le grand ressort comico/dramatique d'un roman qui utilise, comme nous l'indiquions, le procédé narratif du Murder of Roger Ackroyd, mais avec un effet de miroir qui l'inverse totalement : Rush est ainsi Mr Hyde qui innocente le Dr Jekyll, dans un contexte non schizophrénique puisqu'il existe en tant que personne distincte. Autre écho encore, fort subtilement inséré, que la situation très shakespearienne où Rush/Iago entreprend de déstabiliser Henry/Othello, mais où, là encore, l'inversion permet d'évacuer le tragique en attribuant par une justice poétique de dernière minute le poids du crime à son instigateur originel.

On pourrait trouver artificielle cette intervention du hasard qui dédouane la conscience meurtrière d'Henry, cette arrivée providentielle d'un "assassin ex machina." Sans exclure tout à fait cette critique, il faut remarquer que les deux meurtriers n'ont pas la même étoffe ; le crime les rapprocherait peut-être mais le poison les sépare sûrement. Expliquons-nous.

Le paradoxe du poison c'est qu'il peut également être agent de vie. Il y a bien sûr les incontournables cadavres, mais ils sont à porter au compte de Rush, qui utilise le poison sans discernement, sur des victimes au fond interchangeables, aussi anonymes que les putes qu'il fréquente : "It was like it was with the prostitutes, said Rush, it was like a dream, really. It was so easy, and slow and curious. And the more I did it the more I wanted to do it" (281-2). A cette jouissance du crime s'oppose l'érotisme éclectique d'Henry, fidèle à l'idéal orwellien du crime anglais, le transfigurant même car le vrai poison – qualitatif et non quantitatif – est un indispensable ingrédient de vie. Paradoxalement, non seulement il réhabilite Henry dans son identité d'homme par la virilité retrouvée qu'il procure, mais curieusement il agit subtilement sur Elinor dont la sexualité – atone jusqu'ici – est interpellée par le danger qui rôde :

And it was ... true that, as the affair of the Wimbledon Poisoner became first local, then national, then international news, Elinor seemed to grow sweeter. They often had sex after these discussions .... In the week in which Rush announced that the deaths of an Irish family of eight ... were traceable to a kebab served to them by the proprietor of a Greek restaurant in Raynes Park, Elinor and Henry climaxed, simultaneously, a staggering twelve times. (208)

      


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Le poison acquiert donc une vertu thérapeutique, devient vaccin qui, inoculé à la "bonne" personne, la protège des maux de la vie que sont l'ennui, le conformisme, l'hypocrisie. Entre l'homme, meurtrier putatif, et la femme, victime indemne, une nouvelle alchimie s'instaure, qui rétablit le couple. Sachant qu'il "peut" la tuer, Henry n'a plus du tout envie de "le" faire ("Because, of course, now he was not burdened with the intolerable weight of having to go through with it, it was, once again, a delightful possibility" [304].), sachant qu'il "aurait pu" la tuer, Elinor scelle avec son mari une nouvelle alliance sous l'égide bien tempérée de Thanatos ("I know all about you, Henry. And I'll tell you one thing about us. It's till death us do part" [306].). L'histoire s'achève comme doit se terminer toute véritable histoire de meurtre anglais et nous citerons à l'appui les propos que tenait devant nous la reine de ce genre littéraire, P.D. James : "the detective story is reassuring, comforting, instead of adding to horror," ajoutant ceci, qui replace la démarche de Williams dans sa juste perspective : "I am not interested in psychopaths, but in moral choice" (5). Étrange et pourtant bien réelle rencontre du poison et de la morale, une morale homéopathique où l'humour sauve de l'ennui, le sexe de la frustration, le poison de la mort lente ; en ce sens le poison se confond avec la vie, participe à sa sauvegarde par le contrepoint harmonisé qu'il introduit, et relève d'une alchimie bénéfique : il est du domaine de l'être et non de celui de l'avoir, comme la grâce il fait partie de l'essence même du meurtrier bénin. Quand Henry exprime son credo naïf, presque évangélique ("Everyone wants to murder their wife .... Why not? What's all this big deal about killing people? ... It's better than niggle niggle niggle .... For Christ's sake, lots of people murder people they really and truly love, for God's sake" [274].) Rush ne peut que s'exclamer, dans les affres de son impuissance et de son illusion : "I wanted to save Elinor from the poison. You're poisonous, you are, you are poison" (292).

Poison vivant, poison de vie, Henry ne peut qu'avoir le label de poison anglais. Il s'inscrit dans un cadre qu'Orwell à juste titre différenciait du cadre américain : celui d'un monde stable. Il y a, il y a eu, il y aura toujours Wimbledon et ce n'est pas un hasard qui pousse Henry à en écrire l'Histoire à travers les siècles, à s'en établir le chroniqueur incongru. Wimbledon, essence de l'Angleterre, Wimbledon essence de la tradition, Wimbledon for ever, le cadre fait sentir son emprise car – et nous citons à nouveau ce que nous disait PD. James – il représente dans le roman policier davantage un médium

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5. Ibid. Je suis redevable au Professeur Anna Palombi, de l'université de Naples, de m'avoir fourni le texte exact de cette très brillante conférence au Séminaire de Cambridge où, le 21 juillet 1992, P .D. James nous a expliqué par quel processus, et avec quelles précautions, la connaissance qu'elle avait personnellement de l'univers du crime se prêtait à sa transfiguration littéraire. Les autres citations de P. D. James faites dans cet article se réfèrent à la conférence du Séminaire de Cambridge.

 


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qu'un milieu : "I always begin by the setting, the setting sets the mood, influences plot, leads to symbol ; it is the germ of the book." P.D. James, par le mot "germ" nous renvoie à Williams : au-delà de Wimbledon c'est bien à l'anglicité mortifère qu'il s'affronte en tant qu'empoisonneur, comme le titre du roman, pris littéralement, le manifeste.

Le poison fonctionne ainsi de façon identique sur deux niveaux dont il assure la conjonction : au plan de l'individu il fait bouger les têtes et rêver de plus de liberté, de vraie plénitude, au plan social il corrode les façades immuables, déchaîne les forces vives. C'est toute la fonction du protagoniste n° 2, l'inspecteur Rush, que d'illustrer par l'absurde ce paradoxe. Rush défend l'ordre tel qu'il est, le fige dans une stase pétrifiée et vite putréfiée ; lui aussi a la passion de l'Histoire, mais d'une Histoire codifiée, momifiée, mortifère ; il défend en intégriste un monde qui lui est au fond indifférent, avouant même "I don't like Wimbledon" (298) peu avant son suicide ; son Angleterre est une Angleterre fantasmatique, qu'il peuple de fantômes précisément, par inaptitude à comprendre où le poison se situe vraiment.

Car pour Rush la société est chimiquement pure. Les femmes sont idéales, Elinor est "the English Rose," les institutions sont parfaites, la race anglaise est supérieure. Aux antipodes de Henry sur la notion de poison, il est normal que Rush le soit aussi sur le sexe (qu'il pratique à la victorienne, dans des claques sordides) et sur l'humour (dont il n'a pas la moindre trace). Tueur en série, il défend une Angleterre morte et se trompe de siècle même dans le crime, justifiant ce que nous disait P.D. James de la métamorphose du genre policier :"In the cosy thirties, order is restored. Now things don't come back to their origins ... now corruption is present at the heart of the system ... order is not restored, no one remains untouched, but disorder is unmasked."

Rien d'étonnant à ce que l'Angleterre actuelle scandalise Rush, car elle tolère en son sein les germes du changement, se libérant du corset d'un moralisme répressif, s'ouvrant à de nouvelles cultures, s'acceptant multiraciale ; ce faisant elle accueille le poison de la différence, du risque, du devenir, et Rush – dans son vertige nihiliste de pureté – ne peut se plier au changement :

There's the Paki poison, isn't there? There's the Jew poison and the Arab poison and all the other poisons that flood in and change the chemistry of the country. So that Wimbledon isn't Wimbledon any more but somewhere else. And England isn't England. It isn't a green and pleasant land any more. It's a brown and pleasant land, isn't it? (280)   

 


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Williams rejoint ainsi l'actualité la plus immédiate et dénonce la conjuration fondamentaliste, un peu comme Eco qui, dans Le Nom de la Rose, montrait à quel point l'ordre ne peut coexister avec le sérum de vérité que sont l'humour, le doute, le rire. Logique avec lui-même Rush, au bout d'une série de meurtres, s'immolera dans une scène hitchcockienne où il communie véritablement avec la mort en ingérant l'hostie des restes d'une de ses victimes, dans un cannibalisme halluciné de lui-même.

Il faut donc – c'est la morale du livre – accepter le poison. Ceux qui, avec Rush, s'arc-boutent sur une pureté idéale qui n'existe ni dans l'individu, ni dans la société, s'exposent à détruire ce qu'ils rêvent de sauver. En ces temps d'intégrisme et de pureté ethnique, où humour et libido ne sont pas en odeur de sainteté, le message de Williams est singulièrement salubre. Apologiste du poison qui sauve, il nous prévient contre celui qui tue et le lecteur emboîte le pas du protagoniste dans cette voie étroite entre le réel exorcisé par le crime et le crime exorcisé par le réel ; la catharsis de Henry montre que c'est possible et que bonheur individuel et harmonie sociale sont à ce prix. Ainsi Elinor rendra les honneurs à son meurtrier, et, tout en marquant clairement les limites à ne pas franchir, admettra que le poison est aussi une affaire de cœur: "Love is funny. It's mixed up with really horrible feelings, isn't it? If it's any good or it's going to survive children and people dying and your parents and so on, it must be full of the most awful ... well, poison" (239-240). Ainsi Wimbledon rendra à son empoisonneur le même hommage et la chronique qu'en écrit Henry, rejetée avec dédain par les éditeurs, devient, après les événements, une des clés de notre modernité que se disputent les media :

England's very littleness bas made her universally relevant. You've no idea of the interest I've had from American publishers and media people about this story. They see it as absolutely central. And yet, in a sense, begging your pardon, Henry, but if it weren't for this, who, really, would give a stuff about Wimbledon? I mean It's a nightmare really, isn't it? Wimbledon? It's dead from the neck up, It takes a psychopath to make it interesting, right?" (244-245)

Si le livre semble se terminer comme il a commencé, dans l'intimité du couple reformé et de Wimbledon apaisé, l'ordre n'est pas restauré dans ses pesanteurs anciennes mais plutôt projeté dans ses virtualités à venir ; la catharsis, jamais définitive, prévient contre la tentation d'un retour à la norme. On pense à cet autre humoriste anglais, G.K. Chesterton, particulièrement à The Man who was Thursday, dont le conservatisme se mâtinait d'anarchisme, où l'ordre n'était qu'un désordre maîtrisé et où l'humour de Dieu empoisonnait les certitudes des bien-pensants. Sans atteindre à ces dimensions

 


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métaphysiques, Nigel Williams conclut de façon semblable sur le bon usage – l'usage anglais – d'un poison qui n'ait pas la vulgarité de taire des cadavres. Nous savions depuis Pascal que la vraie morale se moque de la morale beaucoup plus que ne le fait l'immoralisme primaire ; Nigel Williams nous montre que le vrai poison se moque du poison bien mieux que ne le font les maîtres penseurs dans leur rôle usurpé de gardiens de nos sociétés et thérapeutes de nos vies.

 

 

  (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)