(réf. Etudes Britanniques Contemporaines
n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier,
1995)
11
Possession:
texte
complexe, histoire jubilatoire
Catherine Mari
(Université
de Pau)
Texte à la fois prolixe
et complexe,
Possession
(1) apparaît, selon l'expression de l'un des personnages,
comme "une vaste tapisserie aux motifs élaborés" (P
121), digne de l'art d'Arachné (2). De façon apparemment
post-moderne, ce roman multiplie les référents textuels. Ainsi
la diégèse inclut-elle poèmes apocryphes et contes de
fées, échanges épistolaires et journaux intimes,
commentaires littéraires et théories critiques.
Possession exploite également les codes de genres
différents (roman universitaire, roman policier et roman de la
quête) et conduit parallèlement deux intrigues situées
respectivement aux dix-neuvième et vingtième
siècles.
Toutefois, ce texte n'a rien
au bout du compte d'une mosaïque bariolée de pièces
rapportées. Paradoxalement, la littérarité et
l'extrême élaboration (3) de ce roman ne perturbent pas
l'histoire qui, de façon traditionnelle, reste une composante essentielle
de Possession et se caractérise,
de fait, par son extrême vitalité. Le lecteur, entraîné
par son dynamisme, fait volontiers abstraction de son incrédulité
le temps d'un roman qui dévoile par pans successifs le secret de la
vie privée de deux poètes.
_______________
1. BYATT, A.S.,
Possession, London: Vintage, 1991.
Le titre apparaîtra sous la forme abrégée
"P."
|
Partant du double constat
de la complexité et de la lisibilité de
Possession, nous allons tout d'abord
nous attacher à montrer comment ce roman se constitue en un tout
cohérent à partir des éléments
a priori disparates qui le composent. Puis, dans un deuxième
temps, nous analyserons comment cette histoire prend vie malgré sa
complexité.
Possession
apparaît de prime abord comme une histoire
de textes. C'est un texte qui est à l'origine de l'histoire. On se
souvient du point de départ de ce roman de la quête : une
lettre, ou plus exactement deux brouillons de lettres d'un célèbre
poète du dix-neuvième siècle, Randolph Henry Ash. Ceux-ci
sont découverts à l'intérieur d'un livre poussiéreux
qui appartenait à ce poète. Cet ouvrage, traduit par Jules
Michelet, est le traité d'un historien et philosophe italien, Vico.
De façon significative, ce dernier y formule une conception cyclique
de l'histoire qui préfigure la
fin
où l'on voit Roland
relire et redécouvrir le poème de Randolph Ash qui l'avait
amené, au début du roman, à consulter l'ouvrage de
Vico : "Ash had started him on this quest and he had found the clue
he had started with, and all was cast off, the letter, the letters, Vico,
the apples, his list" (P 472).
Si un texte est bien à
l'origine de l'histoire, inversement l'histoire ramène Roland au
texte : alors qu'il est prêt à céder les documents
qu'il avait subtilisés, il découvre qu'il possède une
voix qui lui est propre, en un mot, qu'il est poète. Roland mesure
à ce moment-là l'importance du langage poétique, des
mots qui le pénètrent et l'envahissent (P 473), comme
ils pénètrent et envahissent le texte de
Possession.
Ce roman, qui met en scène
des universitaires, assimile tout naturellement les textes qu'ils produisent
et leurs discours. Le lecteur se voit ainsi proposer différents
éclairages sur Randolph Ash et Christabel LaMotte. Des extraits de
The Great Ventriloquist, biographie de Randolph Ash
rédigée par Mortimer Cropper, alternent avec les annotations
méticuleuses de James Blackadder sur l'uvre du même
poète (P 299-300). Dans le but de se familiariser avec les
poèmes de LaMotte, Roland parcourt une biographie consacrée
à ce poète (P 36), et, un peu plus loin, lit
consciencieusement bien qu'avec un certain détachement
une analyse féministe de l'oeuvre de LaMotte (P
243).
Les conversations et les
réflexions des personnages sont inévitablement
imprégnées de considérations critiques. Influencés
par les théories en vogue, Roland et Maud affirment par exemple ne
pas être dupes du concept d'Amour considéré comme un
mensonge idéologique
"a suspect ideological
construct" (P 267) fabriqué par la classe bourgeoise,
comme l'affirmait du reste un autre professeur de littérature dans
Nice Work
(4). La glose
est omniprésente mais parfaitement intégrée dans ce
roman où le texte, pour ces universitaires, est systématiquement
prétexte à interprétation. En incluant quelques titres
d'articles pompeux,
_______________
4.
Robyn Penrose qui affirme: "There's no
such
thing [as love]. It's a rhetorical device. It's
a
bourgeois fallacy"
(Nice
Work, p.
293).
|
Byatt donne, au passage,
un petit coup de griffe à une terminologie hermétique à
la mode. Nous retiendrons pour exemple un article de Fergus Wolff intitulé
en toute simplicité : 'The Potent Castrato: the phallogocentric
structuration of Balzac's hermaphrodite hero/ines' (P
57).
D'ailleurs, c'est en fonction
de leurs affinités critiques que ces universitaires s'estiment et
se rapprochent : Fergus Wolff, tenant de la critique psychanalytique,
a une brève liaison avec Maud, également adepte de cette critique,
et Leonora Stern, qui a opté comme Maud pour la critique féministe,
n'hésite pas non plus à tenter sa chance avec cette dernière.
La plupart de ces universitaires (en particulier Cropper, Blackadder et Beatrice
Nest, qui a passé sa vie à annoter le journal d'Ellen Ash)
s'identifient au sujet, en l'occurrence aux auteurs qu'ils étudient.
L'identité de Cropper par exemple s'est fondue dans celle de R. Ash,
le jour où il a décidé de concentrer ses recherches
sur cet auteur, comme si, nous dit-on, "he had no existence, no separate
existence of his own..." (P 105).
Les rapports de ces
universitaires avec les auteurs disparus sont passionnels, voire obsessionnels,
qu'il s'agisse du besoin compulsif et fétichiste de Cropper de
collectionner coûte que coûte tout objet ou texte ayant une relation
quelconque avec Ash, ou encore de l'entreprise quasi-faustienne de Blackadder
qui, marqué par l'exemple de F.R. Leavis, s'est donné pour
but de rédiger une glose exhaustive de R. Ash. Beatrice Nest, quant
à elle, veille jalousement sur le journal d'Ellen Ash, comme si, avec
le temps, elle en était devenue un peu
propriétaire.
Ces universitaires sont
évidemment des stéréotypes, comme le suggèrent
leurs noms à la signification transparente. Cependant, cet
étiquetage délibéré des personnages ne provoque
pas comme le ferait une totale absence de nom "une déflation
capitale de l'illusion réaliste" (5). Les personnages restent
malgré tout intégrés à l'histoire dans laquelle
ils ont chacun une fonction précise. Roland et Maud, qui échappent
à cette caricature, sont au contraire rattachés par leurs
prénoms à une tradition littéraire : Roland fait
référence au poème de Browning "Childe Roland," dont
le sujet la quête d'un chevalier fait écho à
l'histoire. Maud évoque le poème de Tennyson du même
nom (tout comme Christabel d'ailleurs rappelle celui de Coleridge). Ainsi
se tisse un intertexte fait d'échos et de motifs qui prolongent la
signification bien au delà de l'histoire de
départ.
Les
textes des personnages du dix-neuvième siècle ne constituent
pas davantage une rupture de la narration. Soit dans le cas des
poèmes de Randolph et Christabel ils apparaissent sous formes
d'épigraphes plus ou moins longues au début des chapitres et
en annoncent le contenu (comme dans le roman victorien) ; soit ils sont
enchâssés dans l'histoire et s'intègrent à son
économie car ils sont alors destinés à la lecture de
l'un des personnages ; soit, enfin, ils sont reproduits dans leur
intégralité: c'est le cas pour les trois _______________
5. BARTHES, R.,
S/Z, Paris: Seuil, 1970.
|
longs poèmes de Randolph
et de Christabel qui occupent chacun un chapitre, sans que le narrateur prenne
la peine de créer une situation d'énonciation qui justifierait
cette inclusion.
Cependant, même lorsqu'il
n'y a pas de destinataire apparent, la cohérence et la
crédibilité de l'histoire ne s'en trouvent pas perturbées.
Le texte de "Swammerdam" qui constitue le chapitre Il (6) a
été volé par la compagne de Christabel, Blanche
Glover : cette stratégie dilatoire ne fait qu'en accroître
l'intérêt pour le lecteur curieux. "The Fairy Melusine," qui
fait l'objet du chapitre XVI (7) précise le mythe de la
femme-serpent à laquelle Christabel est plusieurs fois associée.
Finalement, "Mummy Possest," chapitre XXI (8), rend compte de
l'expérience de spiritisme vécue par Ash chez Mrs Hella Lees.
Ce poème qui souligne la supercherie de telles pratiques, donne une
interprétation de cette séance fort différente de celle
donnée quelques pages auparavant par le médium
(9).
Les textes sont
intégrés à l'histoire par un jeu d'échos ou,
comme on l'a noté, par un jeu d'enchâssement des niveaux
narratifs ; jeu parfois complexe d'emboîtements successifs et
vertigineux (10) qui entraînent le lecteur de plus en plus loin
dans l'histoire et lui font perdre les repères d'énonciation.
Il n'a alors d'autre choix que de s'abandonner à l'histoire. Le journal
de Sabine de Kercoz, par exemple, qui met en abyme un récit fantastique
de Gode la servante, éloigne le lecteur du récit premier :
celui-ci rejoint pour un temps le cercle d'auditeurs attentifs réunis
au coin du feu pendant les mois sombres. Comme eux, il est invité
"à écouter et à croire," suivant en cela les prescriptions
de Sabine qui rappelle que l'histoire se suffit à elle-même
et rend toute interprétation superflue : "...
we do not talk of meanings in this pedantic nineteeth century, on
the Black Nights, we simply tell and hear and
believe" (P
354).
Ainsi,
Possession intègre à l'histoire différentes
voix et différents textes. À l'inverse du roman post-moderne,
ce roman prend soin d'éviter toute discordance, ou pour emprunter
le terme de David Lodge, toute "discontinuité" (11).
Possession efface en effet les
limites et
_______________
6.
Possession,
p. 202-209.
|
Possession
évoque, mais aussi
provoque la disparition des seuils. On constate en particulier l'effacement
progressif du seuil entre légende et réalité. Raoul
de Kercoz, le père de Sabine, se plaît à répéter
qu'en Bretagne, terre des brumes, la frontière entre mythe, légende
et réalité est fluctuante : "like a series of moving veils
or woven webs between one room and another" (P 339). Sabine
elle-même a du mal à distinguer la fiction de la
réalité, en particulier à distinguer l'image de sa
mère telle qu'elle l'a connue de l'image de sa mère telle que
son père la raconte (P 341). Les personnages (du dix-neuvième
comme du vingtième siècle) sont associés à des
personnages de conte de fées. Christabel, on l'a vu, est associée
à Mélusine. Sir George Bailey la plaint par ailleurs en ces
termes : "Poor little fairy poet" (P 321) ; elle-même
imagine être une fée : "If I were a good fairy ..."
(P 344), dit-elle à Sabine, formulation ambiguë qui
suggère soit que cette situation est irréelle, soit qu'elle
est une méchante fée. Blanche Glover appelle Christabel "la
princesse" (P 45). Quant à Maud, elle est décrite comme
"une princesse à la peau délicate" (P 58) ; elle
est comme Christabel "la princesse au petit pois" (P 282). Leonora
Stem ne s'y trompe pas et prend congé d'elle sur ces mots : "Sweet
dreams, Princess" (P 377). _______________
12. "The Threshold"
occupe le chapitre IX (Possession, p.
150-156).
|
Ces identifications
répétées des personnages du roman à des personnages
de contes de fées reposent également sur des similitudes
physiques :
on pense aux cheveux blonds de la princesse enfermée dans le cercueil
de verre, à ceux aussi de Rapunzel, de Christabel et de Maud. Similitudes
physiques donc, mais aussi similitudes de scénario narratif puisque
ces personnages féminins ont tous en commun de se libérer d'un
enfermement littéral ou métaphorique. La scène où
Maud (13), à la demande de Roland, libère sa chevelure,
toujours soigneusement dissimulée sous un foulard, est proleptique :
elle annonce leur liaison à venir car elle est un double transparent
de celle où le personnage de Rapunzel, se laissant convaincre par
son soupirant, dénoue ses longs cheveux et les laisse pendre du haut
de la tour où elle est enfermée, pour lui permettre de s'y
accrocher et de la rejoindre.
Les échos entre
réalité et légende sont multiples et se multiplient.
Passant de la légende au mythe, Maud se compare même
sur le mode humoristique à Lilith, femme démon et
révoltée de surcroît, qu'elle présente comme un
avatar de Mélusine (P 333). Les couples de légende se
superposent et font aussi écho aux deux couples de personnages principaux
qui présentent eux-mêmes de nombreuses symétries. Ainsi
Mélusine et son pâle époux Raymondin sont très
proches de Dahud la sorcière et de son amant crédule
(14). L'histoire de leurs amours tumultueuses, marquée par
l'élément aquatique, est sur un mode différent
semblable à celle de Christabel et Randolph qui inspire aussi,
en quelque sorte, celle de Maud et Roland. Légende et réalité
ne sont donc pas en concurrence, pas plus d'ailleurs que présent et
passé, comme l'annonce l'épigraphe programmatique de Nathaniel
Hawthorne : "The point of view in which this tale comes under the Romantic
definition lies in the attempt to connect a bygone time with the very present
that is flitting away from us" (première épigraphe du
roman).
À la différence
de The French Lieutenant's
Woman
(15), qui interrompt brutalement le cours de la diégèse,
située au dix-neuvième siècle, pour insérer les
commentaires et informations d'un narrateur contemporain,
Possession entrelace les intrigues
et n'en privilégie aucune. Les chapitres consacrés à
Christabel et Randolph alternent avec ceux qui s'intéressent à
Maud et Roland, et à l'intérieur d'un même chapitre,
il arrive que les deux intrigues et donc deux époques
soient entremêlées (16). De plus, les deux couples
sont
_______________
13.
Possession,
p.
272
(scène
qui clôt le chapitre XIV).
|
délibérément
assimilés par le narrateur
qui,
à plusieurs reprises, utilise en début de chapitre le pronom
"they" (17) ou l'expression indéfinie "the man and the woman"
induisant une confusion momentanée de l'identité des personnages.
Ce flou délibéré rapproche de fait les deux histoires
et permet de glisser sans heurt de l'une à l'autre. Certains personnages
du vingtième siècle ont en leur possession des objets personnels
ayant appartenu à ceux du dix-neuvième. Mortimer Cropper se
sert avec un plaisir évident de la montre de Randolph Ash et Maud
porte une broche en jais (P 260) dont le motif une sirène
suggère que Christabel la portait avant elle. Ces liens entre
dix-neuvième et vingtième siècles sont davantage encore
resserrés par la parenté entre Christabel et Maud. Le lecteur
goûte la continuité d'une histoire qui se prolonge de
génération en génération et semble, à
la manière d'une saga, ne jamais devoir prendre
fin.
Possession
se caractérise précisément
par la vitalité de son histoire. Tout d'abord les deux intrigues qui
tissent le roman s'animent mutuellement: Maud et Roland font revivre l'histoire
de Christabel et Randolph, qui en retour rapproche et régénère
le couple contemporain. Le conte de fées
The Glass
Coffin est, à cet égard, un emblème
du roman. Il raconte en effet l'histoire d'un petit tailleur qui libère
d'un charme et rend à la vie une princesse, son château et tous
ses gens. Comme le petit tailleur, une fois munis de "la clé qui
mène à une aventure" (P 60), Maud et Roland se laissent
guider par leur intuition et recréent de cette manière, en
assemblant des pièces éparses, l'histoire des deux poètes
du dix-neuvième siècle. Ce faisant, ils insufflent aussi une
vie nouvelle aux écrits de Randolph et de Christabel qui, à
la lumière de cette histoire, ne pourront plus se prêter aux
mêmes interprétations.
De façon traditionnelle,
la dynamique de Possession
privilégie le code herméneutique : elle repose
essentiellement sur le schéma du dévoilement progressif,
caractéristique du texte classique, et à plus forte raison,
du roman policier ou du roman de la quête. La remarque de Beatrice
Nest à propos du journal d'Ellen Ash définit parfaitement la
stratégie de Byatt : "She leads you on and baffles you ....
She
wants you to know and not to know. She took care to write down that the box
was there. And she buried it" (P 485).
_______________
17. Possession,
p. 210, 273, 332 (ici, le pronom "They," qui désigne Maud et Roland,
semble se référer aux protagonistes du poème qui
précède, à savoir Dahud et son
amant).
|
qu'elles recouvrent ;
les deux portraits de Ash qui décorent les murs de l'appartement de
Roland (19) semblent déjà indiquer une
personnalité plus complexe qu'il n'y paraît à première
vue ; les premiers indices que Roland découvre dans le journal
de Blanche Glover sont présentés comme sujets à caution
mais ils amorcent la quête du lecteur en lui indiquant potentiellement
la piste à suivre : "Then Roland found a sentence which could
have been something or nothing" (P 45) ou encore "he found another
meaningful/meaningless sentence" (P 46). Le narrateur suggère
avec insistance la présence d'un sens caché qui pique et stimule
la curiosité du lecteur. Il lui fait de plus partager le sens de l'urgence
que ressent Roland ; urgence du ton des premières lettres de
Randolph Ash (20) mais aussi urgence de découvrir ce que cachaient
ces lettres que Roland lit comme des promesses d'histoire. Il dit à
leur sujet : "They're beginnings" (P 56).
Le lecteur est alors
entraîné dans un jeu de piste littéraire ("a treasure-hunt",
P 83) et doit reconnaître les indices distribués tout
au long du roman. Il lit avec attention la correspondance ou les poèmes
de Randolph et de Christabel, en quête de signes d'un quelconque
rapprochement entre eux: ainsi, par exemple, son attention est en éveil
lorsqu'au détour d'une phrase, dans une lettre destinée à
sa femme, Ash mentionne la cité d'Is (P 215) : le lecteur
sait en effet qu'elle fait partie de l'imaginaire de
Christabel.
Possession
utilise non seulement la dynamique du roman
policier mais aussi sa terminologie. Blackadder est comparé à
un policier "poring over bits of hair and skin" (P 28); Roland s'efforce
de dépister Sir George Bailey (P 83) tandis qu'à la
fin, refermant le piège sur les deux profanateurs de tombe, un des
personnages prononce avec jubilation la formule consacrée: "You are
surrounded" (P 497). Les chercheurs sont également associés
à des chasseurs qui jouissent de leur poursuite : Mortimer Cropper,
enfin "sur la piste" ("on the scent") ressent "la joie pure et intense de
la chasse" (P 389).
La curiosité est
présentée d'ailleurs comme un véritable appétit
que l'on cherche à assouvir coûte que coûte. Randolph
Ash dit dans un poème: "...
We
are driven / By endings as by hunger" (P 476).
Le lecteur a lui aussi envie
de creuser comme Roland que Val surnomme "Mole" (P 11). Il prend plaisir
à mettre à jour des secrets systématiquement enfouis
dans des lieux difficilement accessibles : il découvre par exemple
les lettres de Christabel et
Randolph,
cachées dans un creux sous
le matelas d'un berceau (P 481). Le lecteur est de plus profondément
satisfait de transgresser l'interdit de la profanation ; satisfaction
d'autant plus intense qu'il est probable que l'expérience de l'exhumation
n'est pas pour lui coutumière. Il savoure finalement le jeu de cache-cache
que joue avec lui le narrateur: jeu savamment dosé
_______________
19.
Possession,
p. 16-17.
|
de dévoilement et
de dissimulation dont le journal d'Ellen Ash est un exemple
caractéristique. Seul le lecteur qui possède les clés
de l'histoire peut lire le sens sous la surface apparemment insignifiante.
Ellen n'y a en effet laissé qu'une vérité soigneusement
tamisée, "the carefully edited, the carefully strained ... truth of
her journal" (P 462).
Dans
Possession, lire est synonyme de découvrir. Le dynamisme
de l'histoire est tel que, par endroits, la médiation des documents
écrits disparaît. Le narrateur, élargissant ses
prérogatives jusqu'au dix-neuvième siècle, court-circuite
l'origine du récit et le prend lui-même en charge. Il se substitue
tout d'abord à la correspondance de Randolph et de Christabel pour
raconter leur séjour dans le Yorkshire (21). Il prend
également en charge la scène gravée dans la
mémoire d'Ellen Ash où Randolph avoue qu'il a aimé
une autre femme ; puis l'entrevue entre Ellen et Blanche Glover
(P 454). De plus, s'insinuant dans les pensées d'Ellen, le
narrateur dévoile, pour le seul bénéfice du lecteur,
un sujet qui n'a jamais été abordé pas même
entre Ellen et son mari , à savoir le fait que leur union n'a
jamais été consommée. Finalement, et de manière
encore plus voyante, le narrateur omniscient ajoute un dernier chapitre à
une histoire qui a déjà pris fin, du moins en ce qui concerne
les personnages du vingtième siècle. Il prend, de son propre
chef, le relais des universitaires dont les recherches sont achevées
et prolonge l'histoire, comblant le lecteur au delà de ses attentes.
Paradoxalement, par le biais des interventions du narrateur omniscient, celui-ci
en sait plus à la fin du roman que les chercheurs qui étaient
à l'origine de l'histoire.
Finalement ce texte ample,
conçu, selon les dires de Byatt, "to resemble the books people used
to enjoy reading" (22), s'accommode parfaitement de sa complexité.
La vérité de l'histoire s'impose et dissimule le mensonge de
son élaboration. Ainsi, Possession
répond à la question que pose le poème de Browning
dans la deuxième épigraphe du roman : "How many lies did
it require to make/ The portly truth you here present us
with?"
La prolixité de ce
texte est véritablement facteur de plaisir. Le lecteur ne peut que
se laisser séduire par une histoire qui se livre sans retenue pour
sa seule satisfaction. En se laissant envahir par l'histoire, ce roman
transgresse la convention classique selon laquelle tout récit suppose
une origine (23). Possession donne de fait plus de place à l'histoire que
ne le fait le roman traditionnel et c'est paradoxalement de cette manière
qu'il rénove ce genre.
______________
21.
Possession,
p.
273-288
(chapitre
15).
|
OUVRAGES CITÉS
BARTHES, R., S/Z,
Paris: éditions du Seuil, 1970.
BYATT,
A. S., Possession, London: Vintage,
1991.
FOWLES,
J., The French Lieutenant's Woman,
Frogmore: Panther Books, 1970.
HAMON, Ph., "Un discours
contraint," Littérature et
réalité. éd. Roland Barthes et al., Paris: Seuil,
1982.
LODGE,
D., The Modes of Modern Writing,
London: E. Arnold, 1977.
LODGE,
D., Nice Work, Harmondsworth: Penguin,
1989.
KENYON,
0., Women Novelists Today: A Survey of English writing in the Seventies
and Eighties, New York: St. Martin's Press, 1988.
ROTHSTEIN,
M., "Best Seller Breaks Rule on Crossing the Atlantic,"
New York Times, 311, January 1991: C 17; C
22.
|
(réf. Etudes Britanniques Contemporaines
n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier,
1995)