(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)
 

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Possession: texte complexe, histoire jubilatoire

 

Catherine Mari (Université de Pau)

 

Texte à la fois prolixe et complexe, Possession (1) apparaît, selon l'expression de l'un des personnages, comme "une vaste tapisserie aux motifs élaborés" (P 121), digne de l'art d'Arachné (2). De façon apparemment post-moderne, ce roman multiplie les référents textuels. Ainsi la diégèse inclut-elle poèmes apocryphes et contes de fées, échanges épistolaires et journaux intimes, commentaires littéraires et théories critiques. Possession exploite également les codes de genres différents (roman universitaire, roman policier et roman de la quête) et conduit parallèlement deux intrigues situées respectivement aux dix-neuvième et vingtième siècles.

Toutefois, ce texte n'a rien au bout du compte d'une mosaïque bariolée de pièces rapportées. Paradoxalement, la littérarité et l'extrême élaboration (3) de ce roman ne perturbent pas l'histoire qui, de façon traditionnelle, reste une composante essentielle de Possession et se caractérise, de fait, par son extrême vitalité. Le lecteur, entraîné par son dynamisme, fait volontiers abstraction de son incrédulité le temps d'un roman qui dévoile par pans successifs le secret de la vie privée de deux poètes.

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1. BYATT, A.S., Possession, London: Vintage, 1991. Le titre apparaîtra sous la forme abrégée "P."
2. Christabel fait à l'occasion mention d'Arachné qu'elle admire, dit-elle, pour la perfection de son art (p. 87).
3. A.S. Byatt souligne cette caractéristique de son écriture due partiellement, comme elle l'explique, à F.R. Leavis : "He did in a sense partly teach me to write by just looking at the way every word lay against the next word and made it seem that it was possible to look that closely. I write so slowly, with such complexity and with such perfectionism out of fear of Leavis" (Women Novelists Today, p. 56).

 


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Partant du double constat de la complexité et de la lisibilité de Possession, nous allons tout d'abord nous attacher à montrer comment ce roman se constitue en un tout cohérent à partir des éléments a priori disparates qui le composent. Puis, dans un deuxième temps, nous analyserons comment cette histoire prend vie malgré sa complexité.

Possession apparaît de prime abord comme une histoire de textes. C'est un texte qui est à l'origine de l'histoire. On se souvient du point de départ de ce roman de la quête : une lettre, ou plus exactement deux brouillons de lettres d'un célèbre poète du dix-neuvième siècle, Randolph Henry Ash. Ceux-ci sont découverts à l'intérieur d'un livre poussiéreux qui appartenait à ce poète. Cet ouvrage, traduit par Jules Michelet, est le traité d'un historien et philosophe italien, Vico. De façon significative, ce dernier y formule une conception cyclique de l'histoire qui préfigure la fin où l'on voit Roland relire et redécouvrir le poème de Randolph Ash qui l'avait amené, au début du roman, à consulter l'ouvrage de Vico : "Ash had started him on this quest and he had found the clue he had started with, and all was cast off, the letter, the letters, Vico, the apples, his list" (P 472).

Si un texte est bien à l'origine de l'histoire, inversement l'histoire ramène Roland au texte : alors qu'il est prêt à céder les documents qu'il avait subtilisés, il découvre qu'il possède une voix qui lui est propre, en un mot, qu'il est poète. Roland mesure à ce moment-là l'importance du langage poétique, des mots qui le pénètrent et l'envahissent (P 473), comme ils pénètrent et envahissent le texte de Possession.

Ce roman, qui met en scène des universitaires, assimile tout naturellement les textes qu'ils produisent et leurs discours. Le lecteur se voit ainsi proposer différents éclairages sur Randolph Ash et Christabel LaMotte. Des extraits de The Great Ventriloquist, biographie de Randolph Ash rédigée par Mortimer Cropper, alternent avec les annotations méticuleuses de James Blackadder sur l'œuvre du même poète (P 299-300). Dans le but de se familiariser avec les poèmes de LaMotte, Roland parcourt une biographie consacrée à ce poète (P 36), et, un peu plus loin, lit consciencieusement – bien qu'avec un certain détachement – une analyse féministe de l'oeuvre de LaMotte (P 243).

Les conversations et les réflexions des personnages sont inévitablement imprégnées de considérations critiques. Influencés par les théories en vogue, Roland et Maud affirment par exemple ne pas être dupes du concept d'Amour considéré comme un mensonge idéologique

– "a suspect ideological construct" (P 267) – fabriqué par la classe bourgeoise, comme l'affirmait du reste un autre professeur de littérature dans Nice Work (4). La glose est omniprésente mais parfaitement intégrée dans ce roman où le texte, pour ces universitaires, est systématiquement prétexte à interprétation. En incluant quelques titres d'articles pompeux,

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4. Robyn Penrose qui affirme: "There's no such thing [as love]. It's a rhetorical device. It's a bourgeois fallacy" (Nice Work, p. 293).

 


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Byatt donne, au passage, un petit coup de griffe à une terminologie hermétique à la mode. Nous retiendrons pour exemple un article de Fergus Wolff intitulé en toute simplicité : 'The Potent Castrato: the phallogocentric structuration of Balzac's hermaphrodite hero/ines' (P 57).

D'ailleurs, c'est en fonction de leurs affinités critiques que ces universitaires s'estiment et se rapprochent : Fergus Wolff, tenant de la critique psychanalytique, a une brève liaison avec Maud, également adepte de cette critique, et Leonora Stern, qui a opté comme Maud pour la critique féministe, n'hésite pas non plus à tenter sa chance avec cette dernière. La plupart de ces universitaires (en particulier Cropper, Blackadder et Beatrice Nest, qui a passé sa vie à annoter le journal d'Ellen Ash) s'identifient au sujet, en l'occurrence aux auteurs qu'ils étudient. L'identité de Cropper par exemple s'est fondue dans celle de R. Ash, le jour où il a décidé de concentrer ses recherches sur cet auteur, comme si, nous dit-on, "he had no existence, no separate existence of his own..." (P 105).

Les rapports de ces universitaires avec les auteurs disparus sont passionnels, voire obsessionnels, qu'il s'agisse du besoin compulsif et fétichiste de Cropper de collectionner coûte que coûte tout objet ou texte ayant une relation quelconque avec Ash, ou encore de l'entreprise quasi-faustienne de Blackadder qui, marqué par l'exemple de F.R. Leavis, s'est donné pour but de rédiger une glose exhaustive de R. Ash. Beatrice Nest, quant à elle, veille jalousement sur le journal d'Ellen Ash, comme si, avec le temps, elle en était devenue un peu propriétaire.

Ces universitaires sont évidemment des stéréotypes, comme le suggèrent leurs noms à la signification transparente. Cependant, cet étiquetage délibéré des personnages ne provoque pas – comme le ferait une totale absence de nom – "une déflation capitale de l'illusion réaliste" (5). Les personnages restent malgré tout intégrés à l'histoire dans laquelle ils ont chacun une fonction précise. Roland et Maud, qui échappent à cette caricature, sont au contraire rattachés par leurs prénoms à une tradition littéraire : Roland fait référence au poème de Browning "Childe Roland," dont le sujet – la quête d'un chevalier – fait écho à l'histoire. Maud évoque le poème de Tennyson du même nom (tout comme Christabel d'ailleurs rappelle celui de Coleridge). Ainsi se tisse un intertexte fait d'échos et de motifs qui prolongent la signification bien au delà de l'histoire de départ.

Les textes des personnages du dix-neuvième siècle ne constituent pas davantage une rupture de la narration. Soit – dans le cas des poèmes de Randolph et Christabel – ils apparaissent sous formes d'épigraphes plus ou moins longues au début des chapitres et en annoncent le contenu (comme dans le roman victorien) ; soit ils sont enchâssés dans l'histoire et s'intègrent à son économie car ils sont alors destinés à la lecture de l'un des personnages ; soit, enfin, ils sont reproduits dans leur intégralité: c'est le cas pour les trois

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5. BARTHES, R., S/Z, Paris: Seuil, 1970.

 


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longs poèmes de Randolph et de Christabel qui occupent chacun un chapitre, sans que le narrateur prenne la peine de créer une situation d'énonciation qui justifierait cette inclusion.

Cependant, même lorsqu'il n'y a pas de destinataire apparent, la cohérence et la crédibilité de l'histoire ne s'en trouvent pas perturbées. Le texte de "Swammerdam" qui constitue le chapitre Il (6) a été volé par la compagne de Christabel, Blanche Glover : cette stratégie dilatoire ne fait qu'en accroître l'intérêt pour le lecteur curieux. "The Fairy Melusine," qui fait l'objet du chapitre XVI (7) précise le mythe de la femme-serpent à laquelle Christabel est plusieurs fois associée. Finalement, "Mummy Possest," chapitre XXI (8), rend compte de l'expérience de spiritisme vécue par Ash chez Mrs Hella Lees. Ce poème qui souligne la supercherie de telles pratiques, donne une interprétation de cette séance fort différente de celle donnée quelques pages auparavant par le médium (9).

Les textes sont intégrés à l'histoire par un jeu d'échos ou, comme on l'a noté, par un jeu d'enchâssement des niveaux narratifs ; jeu parfois complexe d'emboîtements successifs et vertigineux (10) qui entraînent le lecteur de plus en plus loin dans l'histoire et lui font perdre les repères d'énonciation. Il n'a alors d'autre choix que de s'abandonner à l'histoire. Le journal de Sabine de Kercoz, par exemple, qui met en abyme un récit fantastique de Gode la servante, éloigne le lecteur du récit premier : celui-ci rejoint pour un temps le cercle d'auditeurs attentifs réunis au coin du feu pendant les mois sombres. Comme eux, il est invité "à écouter et à croire," suivant en cela les prescriptions de Sabine qui rappelle que l'histoire se suffit à elle-même et rend toute interprétation superflue : "... we do not talk of meanings in this pedantic nineteeth century, on the Black Nights, we simply tell and hear and believe" (P 354).

 

Ainsi, Possession intègre à l'histoire différentes voix et différents textes. À l'inverse du roman post-moderne, ce roman prend soin d'éviter toute discordance, ou pour emprunter le terme de David Lodge, toute "discontinuité" (11). Possession efface en effet les limites et

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6. Possession, p. 202-209.
7.
Possession, p. 289-298.
8.
Possession, p. 405-412.
9. Possession, p. 394-398.
10. Sabine de Kercoz donne une image évocatrice de ces emboîtements. À propos de son journal, elle note: "This piece of writing has come a long way, from its formal beginning, back in time, inward in space, to my own beginnings in a box-bed, inside the chamber inside the manor inside the protecting wall" (P 339).
11. Selon David Lodge, le roman post-moderne se caractérise entre autres par sa discontinuité, qu'il décrit ainsi : "unpredictable swerves of tone, metafictional asides to the reader, blank spaces in the text, contradiction and permutation" (The Modes of Modern Writing, p. 231).


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 invite à franchir les seuils. Le seuil y est d'ailleurs représenté à plusieurs reprises, non pas comme une frontière entre deux espaces distincts, mais bien au contraire comme un lieu d'inclusion. Le personnage de Mélusine – à laquelle Christabel est plusieurs fois associée – se lit comme une figure d'inclusion : elle symbolise l'effacement d'un seuil puisqu'elle est tout à la fois femme et serpent. L'androgynie de sa morphologie lui évite d'autre part l'identification à un genre. Le conte intitulé "The Threshold" (12), qui rappelle le poème de Browning "Childe Roland," reproduit le schéma de la quête et propose de fait un schéma de franchissement: le protagoniste de ce conte se surpasse précisément en dépassant certaines limites. Ce conte, qui annonce le pas que vont franchir Randolph et Christabel (et plus tard Roland et Maud), est aussi une invite plus large à ignorer les seuils : il est un modèle de franchissement. On se souvient également que la Bretagne, où séjournent finalement une bonne partie des personnages, est décrite comme une région de seuils – seuils géographiques et mythologiques – avec la baie des Trépassés ainsi nommée bien sûr en souvenir de tous ceux qu'elle a vu passer de vie à trépas, mais aussi parce que s'y rejoignent deux mondes qui s'interpénètrent : "... the bay was always thought of as one of those places on the earth – as with Virgil's grove of the Golden Bough, or Tam Lins journey under the Hill – where two worlds cross" (P 355).

 

Possession évoque, mais aussi provoque la disparition des seuils. On constate en particulier l'effacement progressif du seuil entre légende et réalité. Raoul de Kercoz, le père de Sabine, se plaît à répéter qu'en Bretagne, terre des brumes, la frontière entre mythe, légende et réalité est fluctuante : "like a series of moving veils or woven webs between one room and another" (P 339). Sabine elle-même a du mal à distinguer la fiction de la réalité, en particulier à distinguer l'image de sa mère telle qu'elle l'a connue de l'image de sa mère telle que son père la raconte (P 341). Les personnages (du dix-neuvième comme du vingtième siècle) sont associés à des personnages de conte de fées. Christabel, on l'a vu, est associée à Mélusine. Sir George Bailey la plaint par ailleurs en ces termes : "Poor little fairy poet" (P 321) ; elle-même imagine être une fée : "If I were a good fairy ..." (P 344), dit-elle à Sabine, formulation ambiguë qui suggère soit que cette situation est irréelle, soit qu'elle est une méchante fée. Blanche Glover appelle Christabel "la princesse" (P 45). Quant à Maud, elle est décrite comme "une princesse à la peau délicate" (P 58) ; elle est comme Christabel "la princesse au petit pois" (P 282). Leonora Stem ne s'y trompe pas et prend congé d'elle sur ces mots : "Sweet dreams, Princess" (P 377).

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12. "The Threshold" occupe le chapitre IX (Possession, p. 150-156).

 
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Ces identifications répétées des personnages du roman à des personnages de contes de fées reposent également sur des similitudes physiques : on pense aux cheveux blonds de la princesse enfermée dans le cercueil de verre, à ceux aussi de Rapunzel, de Christabel et de Maud. Similitudes physiques donc, mais aussi similitudes de scénario narratif puisque ces personnages féminins ont tous en commun de se libérer d'un enfermement littéral ou métaphorique. La scène où Maud (13), à la demande de Roland, libère sa chevelure, toujours soigneusement dissimulée sous un foulard, est proleptique : elle annonce leur liaison à venir car elle est un double transparent de celle où le personnage de Rapunzel, se laissant convaincre par son soupirant, dénoue ses longs cheveux et les laisse pendre du haut de la tour où elle est enfermée, pour lui permettre de s'y accrocher et de la rejoindre.

Les échos entre réalité et légende sont multiples et se multiplient. Passant de la légende au mythe, Maud se compare même – sur le mode humoristique – à Lilith, femme démon et révoltée de surcroît, qu'elle présente comme un avatar de Mélusine (P 333). Les couples de légende se superposent et font aussi écho aux deux couples de personnages principaux qui présentent eux-mêmes de nombreuses symétries. Ainsi Mélusine et son pâle époux Raymondin sont très proches de Dahud la sorcière et de son amant crédule (14). L'histoire de leurs amours tumultueuses, marquée par l'élément aquatique, est – sur un mode différent – semblable à celle de Christabel et Randolph qui inspire aussi, en quelque sorte, celle de Maud et Roland. Légende et réalité ne sont donc pas en concurrence, pas plus d'ailleurs que présent et passé, comme l'annonce l'épigraphe programmatique de Nathaniel Hawthorne : "The point of view in which this tale comes under the Romantic definition lies in the attempt to connect a bygone time with the very present that is flitting away from us" (première épigraphe du roman).

 

À la différence de The French Lieutenant's Woman (15), qui interrompt brutalement le cours de la diégèse, située au dix-neuvième siècle, pour insérer les commentaires et informations d'un narrateur contemporain, Possession entrelace les intrigues et n'en privilégie aucune. Les chapitres consacrés à Christabel et Randolph alternent avec ceux qui s'intéressent à Maud et Roland, et à l'intérieur d'un même chapitre, il arrive que les deux intrigues – et donc deux époques – soient entremêlées (16). De plus, les deux couples sont

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13. Possession, p. 272 (scène qui clôt le chapitre XIV).
14. Ces deux personnages sont évoqués dans le poème de LaMotte "The City of Is" (Possession, p. 330-331).
15. FOWLES, J., The French Lieutenant's Woman, Frogmore: Panther Books, 1970.

16. C'est le cas par exemple dans le chapitre 12.


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délibérément assimilés par le narrateur qui, à plusieurs reprises, utilise en début de chapitre le pronom "they" (17) ou l'expression indéfinie "the man and the woman" induisant une confusion momentanée de l'identité des personnages. Ce flou délibéré rapproche de fait les deux histoires et permet de glisser sans heurt de l'une à l'autre. Certains personnages du vingtième siècle ont en leur possession des objets personnels ayant appartenu à ceux du dix-neuvième. Mortimer Cropper se sert avec un plaisir évident de la montre de Randolph Ash et Maud porte une broche en jais (P 260) dont le motif – une sirène – suggère que Christabel la portait avant elle. Ces liens entre dix-neuvième et vingtième siècles sont davantage encore resserrés par la parenté entre Christabel et Maud. Le lecteur goûte la continuité d'une histoire qui se prolonge de génération en génération et semble, à la manière d'une saga, ne jamais devoir prendre fin.

Possession se caractérise précisément par la vitalité de son histoire. Tout d'abord les deux intrigues qui tissent le roman s'animent mutuellement: Maud et Roland font revivre l'histoire de Christabel et Randolph, qui en retour rapproche et régénère le couple contemporain. Le conte de fées The Glass Coffin est, à cet égard, un emblème du roman. Il raconte en effet l'histoire d'un petit tailleur qui libère d'un charme et rend à la vie une princesse, son château et tous ses gens. Comme le petit tailleur, une fois munis de "la clé qui mène à une aventure" (P 60), Maud et Roland se laissent guider par leur intuition et recréent de cette manière, en assemblant des pièces éparses, l'histoire des deux poètes du dix-neuvième siècle. Ce faisant, ils insufflent aussi une vie nouvelle aux écrits de Randolph et de Christabel qui, à la lumière de cette histoire, ne pourront plus se prêter aux mêmes interprétations.

De façon traditionnelle, la dynamique de Possession privilégie le code herméneutique : elle repose essentiellement sur le schéma du dévoilement progressif, caractéristique du texte classique, et à plus forte raison, du roman policier ou du roman de la quête. La remarque de Beatrice Nest à propos du journal d'Ellen Ash définit parfaitement la stratégie de Byatt : "She leads you on and baffles you .... She wants you to know and not to know. She took care to write down that the box was there. And she buried it" (P 485).

 Jouant de ce que Roland Barthes qualifie de «mensonge métonymique», Possession "d'un côté avance, dévoile, et de l'autre retient, occulte..." (18). Tout comme Ash, dont le désir de connaître est sans borne, le lecteur ne peut réfréner sa curiosité. Celle-ci est tout d'abord appâtée : les ratures sur les brouillons de Randolph (P 5) incitent le lecteur indiscret à lire ce

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17. Possession, p. 210, 273, 332 (ici, le pronom "They," qui désigne Maud et Roland, semble se référer aux protagonistes du poème qui précède, à savoir Dahud et son amant).
18. BARTHES, R., S/Z, p. 168.


 
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qu'elles recouvrent ; les deux portraits de Ash qui décorent les murs de l'appartement de Roland (19) semblent déjà indiquer une personnalité plus complexe qu'il n'y paraît à première vue ; les premiers indices que Roland découvre dans le journal de Blanche Glover sont présentés comme sujets à caution mais ils amorcent la quête du lecteur en lui indiquant potentiellement la piste à suivre : "Then Roland found a sentence which could have been something or nothing" (P 45) ou encore "he found another meaningful/meaningless sentence" (P 46). Le narrateur suggère avec insistance la présence d'un sens caché qui pique et stimule la curiosité du lecteur. Il lui fait de plus partager le sens de l'urgence que ressent Roland ; urgence du ton des premières lettres de Randolph Ash (20) mais aussi urgence de découvrir ce que cachaient ces lettres que Roland lit comme des promesses d'histoire. Il dit à leur sujet : "They're beginnings" (P 56).

Le lecteur est alors entraîné dans un jeu de piste littéraire ("a treasure-hunt", P 83) et doit reconnaître les indices distribués tout au long du roman. Il lit avec attention la correspondance ou les poèmes de Randolph et de Christabel, en quête de signes d'un quelconque rapprochement entre eux: ainsi, par exemple, son attention est en éveil lorsqu'au détour d'une phrase, dans une lettre destinée à sa femme, Ash mentionne la cité d'Is (P 215) : le lecteur sait en effet qu'elle fait partie de l'imaginaire de Christabel.

Possession utilise non seulement la dynamique du roman policier mais aussi sa terminologie. Blackadder est comparé à un policier "poring over bits of hair and skin" (P 28); Roland s'efforce de dépister Sir George Bailey (P 83) tandis qu'à la fin, refermant le piège sur les deux profanateurs de tombe, un des personnages prononce avec jubilation la formule consacrée: "You are surrounded" (P 497). Les chercheurs sont également associés à des chasseurs qui jouissent de leur poursuite : Mortimer Cropper, enfin "sur la piste" ("on the scent") ressent "la joie pure et intense de la chasse" (P 389).

La curiosité est présentée d'ailleurs comme un véritable appétit que l'on cherche à assouvir coûte que coûte. Randolph Ash dit dans un poème: "... We are driven / By endings as by hunger" (P 476). Le lecteur a lui aussi envie de creuser comme Roland que Val surnomme "Mole" (P 11). Il prend plaisir à mettre à jour des secrets systématiquement enfouis dans des lieux difficilement accessibles : il découvre par exemple les lettres de Christabel et Randolph, cachées dans un creux sous le matelas d'un berceau (P 481). Le lecteur est de plus profondément satisfait de transgresser l'interdit de la profanation ; satisfaction d'autant plus intense qu'il est probable que l'expérience de l'exhumation n'est pas pour lui coutumière. Il savoure finalement le jeu de cache-cache que joue avec lui le narrateur: jeu savamment dosé

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19. Possession, p. 16-17.
20. " It was this sense of urgency above all that moved and shocked Roland" (p. 7).


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de dévoilement et de dissimulation dont le journal d'Ellen Ash est un exemple caractéristique. Seul le lecteur qui possède les clés de l'histoire peut lire le sens sous la surface apparemment insignifiante. Ellen n'y a en effet laissé qu'une vérité soigneusement tamisée, "the carefully edited, the carefully strained ... truth of her journal" (P 462).

Dans Possession, lire est synonyme de découvrir. Le dynamisme de l'histoire est tel que, par endroits, la médiation des documents écrits disparaît. Le narrateur, élargissant ses prérogatives jusqu'au dix-neuvième siècle, court-circuite l'origine du récit et le prend lui-même en charge. Il se substitue tout d'abord à la correspondance de Randolph et de Christabel pour raconter leur séjour dans le Yorkshire (21). Il prend également en charge la scène – gravée dans la mémoire d'Ellen Ash – où Randolph avoue qu'il a aimé une autre femme ; puis l'entrevue entre Ellen et Blanche Glover (P 454). De plus, s'insinuant dans les pensées d'Ellen, le narrateur dévoile, pour le seul bénéfice du lecteur, un sujet qui n'a jamais été abordé – pas même entre Ellen et son mari –, à savoir le fait que leur union n'a jamais été consommée. Finalement, et de manière encore plus voyante, le narrateur omniscient ajoute un dernier chapitre à une histoire qui a déjà pris fin, du moins en ce qui concerne les personnages du vingtième siècle. Il prend, de son propre chef, le relais des universitaires dont les recherches sont achevées et prolonge l'histoire, comblant le lecteur au delà de ses attentes. Paradoxalement, par le biais des interventions du narrateur omniscient, celui-ci en sait plus à la fin du roman que les chercheurs qui étaient à l'origine de l'histoire.

Finalement ce texte ample, conçu, selon les dires de Byatt, "to resemble the books people used to enjoy reading" (22), s'accommode parfaitement de sa complexité. La vérité de l'histoire s'impose et dissimule le mensonge de son élaboration. Ainsi, Possession répond à la question que pose le poème de Browning dans la deuxième épigraphe du roman : "How many lies did it require to make/ The portly truth you here present us with?"

La prolixité de ce texte est véritablement facteur de plaisir. Le lecteur ne peut que se laisser séduire par une histoire qui se livre sans retenue pour sa seule satisfaction. En se laissant envahir par l'histoire, ce roman transgresse la convention classique selon laquelle tout récit suppose une origine (23). Possession donne de fait plus de place à l'histoire que ne le fait le roman traditionnel et c'est paradoxalement de cette manière qu'il rénove ce genre.

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21. Possession, p. 273-288 (chapitre 15).
22. ROTHSTEIN, M., "Best Seller Breaks Rule on Crossing the Atlantic," New York Times, 31 January 1991: C17: C22.
23. Philippe Hamon note que "tout message suppose, même en cas de communication différée (écrite), une source, une origine" ("Un discours contraint", p. 139).


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OUVRAGES CITÉS

  

BARTHES, R., S/Z, Paris: éditions du Seuil, 1970.

BYATT, A. S., Possession, London: Vintage, 1991.

FOWLES, J., The French Lieutenant's Woman, Frogmore: Panther Books, 1970.

HAMON, Ph., "Un discours contraint," Littérature et réalité. éd. Roland Barthes et al., Paris: Seuil, 1982.

LODGE, D., The Modes of Modern Writing, London: E. Arnold, 1977.

LODGE, D., Nice Work, Harmondsworth: Penguin, 1989.

KENYON, 0., Women Novelists Today: A Survey of English writing in the Seventies and Eighties, New York: St. Martin's Press, 1988.

ROTHSTEIN, M., "Best Seller Breaks Rule on Crossing the Atlantic," New York Times, 311, January 1991: C 17; C 22.


 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)