(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)
 

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Le gai savoir : didactique et esthétique dans "Morpho Eugenia" de A. S. Byatt

 Christian Gutleben (Université Strasbourg 2)

 

Associer instruction et distraction, refondre dans un cadre romanesque le gai savoir prôné par Nietzsche sous forme d'aphorismes philosophiques, tel semble être l'un des desseins de A. S. Byatt, universitaire et romancière. De fait, dans le cadre narratif vient se greffer dans tous ses romans un matériau didactique substantiel : la botanique et les hymnes bibliques dans The Shadow of the Sun, son premier roman, l'herpétologie dans The Gaine, la cosmogonie et la parapsychologie dans The Virgin in the Garden, la biologie et la linguistique dans Still Life. Dans "Morpho Eugenia," le court roman ou la longue nouvelle qui nous intéresse ici, le domaine de prédilection de l'auteur et du protagoniste est celui de l'entomologie. Déjà dans Still Life et Possession, les insectes avaient fait l'objet de développements discursifs, et cela avec les mêmes références scientifiques (1) et parfois dans les mêmes termes (2). Pourtant, alors que dans Still Life la perspective narrative est moderne, dans "Morpho Eugenia," de même que dans Possession, les réflexions entomologiques se placent du point de vue victorien. Les textes cités en référence remontant au plus tard au dix-neuvième siècle, c'est tout à fait littéralement que le discours de l'ancien informe ici le discours du nouveau.

Le problème spécifiquement littéraire qui a retenu notre attention ici est le suivant : comment un matériau didactique aussi ostensible peut-il être harmonieusement intégré à une dynamique narrative? En d'autres termes : fourmis et fiction peuvent-elles coexister ? Inclure dans la fiction un dess(e)in didactique pose le problème général de la compatibilité de deux

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1. Les études entomologiques de Richard Owen et de Jules Michelet apparaissent dans Possession (London : Chatto & Windus, 1990, p. 248-9) et dans "Morpho Eugenia," Angels and Insects, 1992, London : Vintage, 1993, p. 110 et 115. Les numéros de pages sont donnés entre parenthèses ci-après.
2. Comparer Still Life (Harmondsworth : Penguin, 1986), p. 192-3 et "Morpho Eugenia". p. 103.

 

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types de discours : l'un diégétique, l'autre non diégétique l'un artistique, l'autre scientifique ; l'un narratif, l'autre explicatif. Dans "Morpho Eugenia," cette tension d'ordre général est exacerbée par un parti pris de la description scientifique qui semble se heurter à la création de l'illusion, voire de la magie, propre au conte de fées (3).

Dans toute sa première partie, "Morpho Eugenia" se présente en effet comme un conte de fées. Les remarques métafictionnelles de l'instance narrative ne laissent aucun doute à ce sujet puisqu'elle parle en conclusion de ce premier temps du récit de "the end of the fairy story with its bridal triumph" (69). Ce conte, que raconte-t-il ? William Adamson, explorateur et entomologiste anglais, revient d'une expédition en Amazonie. Après le naufrage de son bateau et deux semaines d'errance sur un canot de sauvetage, il est finalement sauvé et recueilli par un baron anglais. Bien sûr, ce dernier a une superbe fille que William finit par épouser et avec qui il a beaucoup d'enfants. Et c'est dans ce cadre de conte où l'accent est forcément narratif que Byatt choisit d'incorporer des informations didactiques précises et élaborées. De fait, les insectes sont disséqués et détaillés sous nos yeux alors que l'histoire de William, de son mariage et de sa paternité reste schématique. Ainsi, le lecteur apprend-il tout sur l'aspect, les caractéristiques et les mœurs de l'acanthomyops fuligonisus. de l'acanthomyops umbratus, du morpho uraneis batesii et du polyergus rufescens, mais il ne sait presque rien de la femme et des cinq enfants de William. Par conséquent, une sorte de surinformation scientifique fait contraste avec l'économie narrative toute en hiatus : le discours explicite ne semble pas en harmonie avec le récit elliptique.

Pourtant, et c'est naturellement ce que nous allons essayer d'analyser, Byatt unit magistralement entomologie et narratologie, science et romance. Pour rendre non seulement dynamique mais encore dialectique l'interaction entre didactique et diégèse, l'auteur tisse soigneusement toute une série de liens dont les plus manifestes sont thématiques. L'esclavage, par exemple, constitue l'un des thèmes explicites de la 'novella' dont l'histoire est située dans les années 1860 et où, par conséquent, les personnages discutent à plusieurs reprises de la guerre de Sécession, où, par ailleurs, William s'indigne ouvertement des pratiques esclavagistes qu'il a pu observer luimême en Amérique du Sud. Informées par ce thème, autant qu'elles l'informent, des considérations entomologiques invitent au rapprochement entre histoire naturelle et histoire humaine. Des formicae sanguinea, "slave-making ants," on nous apprend : "They invade the nests of the Wood Ants, and steal their cocoons, which they rear with their own, so that they become sanguinae workers. Terrible battles are fought between raiders and defenders" (38). Et William de rajouter dans un souci pédagogique : "They resemble human societies in that, as in many things."

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3. Genre auquel Byatt a récemment consacré un volume tout à fait original : The Djinn in the Nightingale's Eye : Five Fairy Stories (London : Chatto & Windus, 1994).

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Lorsque, plus tard, William décrit dans le détail l'attaque des fourmis esclavagistes, une discussion sur la situation en Amérique s'enchaîne presque naturellement. Si le lien entre l'historique et le scientifique est établi par les personnages, la thématique de l'esclavage ne semble pas directement rattachée à l'histoire de William. Pourtant, dans "Morpho Eugenia" toute thématique est structurellement imbriquée dans la diégèse et le lecteur attentif aux échos sémantiques percevra dans le traitement réservé aux domestiques de la baronnie où vit William, et en particulier dans le cas romancé d'Amy, privée de toute vie propre, une illustration du général dans le spécifique, une dialectique entre thème et histoire.

Rapprocher insectes et personnages semble également être le but et le résultat du thème central : la métamorphose. Dans une histoire où il est beaucoup question d'entomologie, la métamorphose de la chenille apparaît comme une topique attendue. À la description scientifique de William vient s'ajouter le récit ludique de Matty, une des employées du baron. Dans ce récit enchâssé, présenté sous forme de conte, la chenille est décrite du point de vue d'un garçon réduit par enchantement à l'état de miniature comme "the most terrible creature, a loathsome, blunt-snouted dragon, with a horrible bloated head, and huge staring eyes" (128). C'est ce dragon féroce qui, une fois métamorphosé, s'avère être le sauveur du garçon. Moralité : la fée bienveillante peut se cacher derrière un monstre hideux. Ce qui vaut pour le conte de fées raconté par Matty vaut pour le conte de fées où se trouve Matty : la loi didactique qui apparaît clairement en abyme dans le récit enchâssé s'applique également pour le récit enchâssant.

En effet, Matty, sorte d'aide-gouvernante, est initialement perçue par William comme un des membres indifférenciés du personnel nombreux de la baronnie. Décrite par William comme banale d'apparence, elle révèle progressivement (notamment par le conte qu'elle adresse directement à William) des qualités insoupçonnées : une vaste culture, des dons de dessinatrice, puis de penseur, puis d'écrivain et enfin une féminité avenante cachée par des vêtements et une coiffure austères. De plus, Matty aime William, elle l'aide à ouvrir les yeux et elle prend tout en mains pour qu'il retrouve une vie digne de lui et de sa vocation, de sorte que la bonne fée à l'apparence trompeuse c'est véritablement elle. Dès lors que la face cachée de Matty est dévoilée, aucune remarque sur la métamorphose ne peut plus être lue de manière univoque. Ainsi, dans cette simple constatation, "Butterflies come out of the most unpromising ... things" (49), le référent n'est plus uniquement littéral, il englobe métaphoriquement le personnage de Matty.

L'évolution de Matty appelle par opposition celle d'Eugenia, la femme de William, incarnation d'un autre thème fortement dialectique : le leurre de la beauté. Assimilée à Aphrodite (6), à la Belle au Bois Dormant (69) ou encore à un papillon rare décrit comme "something perfect and beautifully formed" (21), "quite out of reach" (7), Eugenia paraît

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à William d'une beauté littéralement parfaite et inaccessible. Pourtant, comme le papillon rare qu'il a finalement réussi à capturer, William obtient miraculeusement la main d'Eugenia. Le rapprochement entre Eugenia et les papillons ne s'arrête pas là et c'est pour son malheur que William ne perçoit pas la qualité prophétique et proleptique de ses propres propos : "many [butterflies] are poisonous, feeding on poisonous plants. And it is those who are the brightest, and sail about slowly and proudly, flaunting their colours as a kind of warning" (7), "it is possible that their gaudy display is a kind of defiant warning" (20). "Warning" en effet, puisque la belle Eugenia se nourrit du poison de l'inceste avec son demi-frère ; "warning" aussi parce que la beauté n'est que subjective et qu'en constatant l'adultère William est amené à remarquer : "You are horrible to see" (150). Papillons et femme pareillement mystificateurs : ou comment le discours sur l'insecte peut informer l'histoire d'inceste.

Dans le cas d'Eugenia, l'onomastique vient largement au secours de la thématique pour baliser les recoupements entre insectes et personnages, science et romance. En l'honneur d'Eugenia, William baptise le superbe papillon qu'il a rapporté à son père Morpho Eugenia et, comme si le parallèle n'était pas assez clair, il lui dit à elle : "You would be Morpho Eugenia. It means beautiful, you know. Shapely" (21). Le double référent de cette appellation éponyme montre bien que dans cette "novella" le discours opère en permanence sur les deux plans concomitants de la diégèse et de la didactique.

William Adamson, fils d'Adam, est celui qui nomme les animaux. Comme l'a remarqué Foucault, que Byatt cite dans un de ses articles critiques, le rôle d'Adam est de faire sens par la taxinomie, de conférer aux noms "un fragment de savoir silencieux" (4). En fait, plus qu'une classification, la nomenclature représente pour William un espoir de pérennité dans la mesure où il rêve de donner son nom, "adamsonii" (11), à une nouvelle espèce de fourmis. Rêve que partage le baron, Harald Alabaster, qui espère être immortalisé sous le nom "Cheops nigrissimum alabastri" (18).

Si les noms des personnages renvoient au monde des insectes, la relation réciproque est également effective, puisque les noms de papillons, "red admirals, buff ermines, footmen" (48), sont clairement empreints d'anthropomorphisme. On peut voir dans ce système onomastique interactif une marque supplémentaire de la double optique sous laquelle le lecteur est invité à lire les personnages : une optique référentielle. humaine. et une optique entomologique.

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4. "Ces mots qu'Adam avait prononcés en les imposant aux animaux, ils sont demeurés, au moins en partie, emportant avec eux dans leur épaisseur, comme un fragment de savoir silencieux, les propriétés immobiles des êtres" : Michel Foucault, Les Mots et les choses, cité par Byatt dans "Still Life / Nature morte", Passions of the Mind (London : Chatto & Windus, 1991, p. 91). 

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Deux perspectives ou deux dimensions pour le personnage pris comme "autre humain" (5) : l'onomastique semble même en indiquer une troisième, mythologique ou spirituelle. En effet, les noms d'insectes ne renvoient pas uniquement aux hommes mais aussi aux mythes : "they bound the New World so tightly to the imagination of the Old", explique William. "There I was in lands never before entered by Englishmen, and round me fluttered Helen and Menelaus, Apollo and the Nine. Hector and Hecuba and Priam" (118). Si "Morpho Eugenia" s'intéresse tellement aux insectes, ce n'est donc pas uniquement parce que leur comportement rappelle celui des hommes, c'est également à cause de leurs connotations spirituelles ou féériques. Matty émet une hypothèse : "our idea of fairies may be only an anthropomorphising of insects" (104) et William rappelle certains faits : "there have been very pretty religious allegories using butterflies, since Psyche is the Soul and the Greek name for butterflies" (118). À bon entendeur, salut, cette remarque auto-référentielle nous signale que "a religious allegory" est aussi ce que représente cette histoire de papillons.

Dès lors que les noms ont le pouvoir de suggérer des relations complexes entre signifiants et signifiés, ils ne sont plus simplement arbitraires ou dénotatifs mais métaphoriques. La valeur figurative et associative du langage est reconnue dans le texte même dans un autre fragment de métafiction : "Names, you know, are a way of weaving the world together, by relating the creatures to other creatures and a kind of metamorphosis, you might say, out of a metaphor which is a figure of speech for carrying one idea into another" (131-2).

Cette idée chère à Byatt est reformulée et résumée dans Still Life : "even in the act of naming we make metaphors ... : they are obviously part of the overwhelming human need to make comparisons and connections even if they are also the stuff of poetry." (6) Préconisées de l'intérieur de la fiction, ces "connections" sont soigneusement établies tout au long de la "novella."

Délibérément donc, les termes utilisés pour décrire un domaine renvoient à l'autre, de sorte que discours sur les personnages et discours sur les insectes sont constamment reliés entre eux par toute une série de métaphores et de comparaisons. Ainsi, Eugenia, outre son nom, est reliée aux "silky butterflies sailing . . . quite out of reach" (7) par ses "long pale silky lashes ... almost translucent" et par "per floating presence ... wholly untouchable" (6). Les rapprochements effectués par le langage figuratif sont parfois sensuels et synesthésiques comme quand William gratifie Eugenia d'un "butterlly-kiss" (48) ou qu'il se

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5. L'expression est de Vincent Jouve (L'effet-personnage dans le roman, Paris : PUE 1992, p. 108).
6. Still Life, op. cit., p. 302.

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 sent en sa présence "as a bee is caught in the lasso of perfume from the throat of a flower" (53), parfois cocasses comme quand la description des termites-reines, "huge inflated tubes" (39) vient juste après celle de la baronne "[who] was hugely fat" (26).

Là où les figures de comparaison s'avèrent les plus précieuses du point de vue esthétique, c'est dans les passages proprement didactiques. Plutôt que d'associer à son propos scientifique une prose scientifique, sorte de négation de l'écriture polysémique et polyphonique propre à l'art, Byatt discourt sur les insectes avec un langage "dialogique" (7) qui bruisse sans cesse de résonances diégétiques. Ainsi, les fourmis mâles comparés à des "winged lovers" (112), "little Napoleons" (98) "[who] can slice and pierce as well as any knight in armour" (95) ne peuvent manquer d'évoquer le chevaleresque William ou le sanguinaire Edgar, le demi-frère d'Eugenia. De même, les fourmis reines, "virgin Queens" (112), "veritable Prisoners of Love ... like a young girl stepping out of her wedding veils" (102), rappellent immanquablement Eugenia, à la fois princesse et damnée de l'amour.

À la rhétorique associative, Byatt allie la rhétorique poétique pour débanaliser le discours entomologique. La syntaxe fait l'objet de nombreuses inversions ou translations, comme dans cet hypallage figurant le vertige des sens d'une femelle inséminée : "immobilised by her function of breeding, by the blind violence of her passion" (102). Les signifiants aussi font l'objet d'un travail esthétique portant à la fois sur les sons et sur les sens, comme dans cette superbe description d'un nid d'insectes, "a mass of mess moved by an ordering principle" (10), où la paronomase allitérative met avantageusement en relief l'association oxymorique de "mess" et de "order".

En plus de procédés stylistiques ad hoc, Byatt utilise des formes de discours propres à la fiction pour harmoniser didactique et esthétique. Dans "Morpho Eugenia," en effet, l'instance narrative omnisciente, qui elle-même présente, dans sa prose romanesque habituelle, certaines des observations scientifiques de William, donne le relais à plusieurs autres supports narratifs, ayant tous pour objet la vie des insectes. Le fait que le conte de Matty, retranscrit intégralement, est écrit sur le mode ludique plutôt qu'heuristique, nous est indiqué métafictionnellement par une remarque de Matty qui confesse : "I should like to emulate La Fontaine – the tale of the grasshopper and the ant, you know – only more accurately" (104). De l'art de signaler que ses observations entomologiques, et en particulier la morale sur l'apparence trompeuse des chenilles et des papillons de nuit, instruisent autant sur le comportement des hommes que sur celui des insectes.

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7. Cette notion renvoie, bien entendu, à Mikhaïl Bakhtine pour qui le dialogisme dans la langue, c'est-à-dire "le mot à deux voix," "a une double orientation – vers l'objet du discours. comme il est de règle, et vers un autre mot, vers le discours d'autrui" (La poétique de Dostoïevski, Paris : Seuil. 1970. p. 243).

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Comme Matty, par amour pour William, s'intéresse à tout ce qui touche aux insectes, elle collectionne aussi les poèmes sur ce sujet. Ainsi se trouvent cités dans le cours de la "novella" des extraits d'œuvres poétiques qui, s'ils diversifient la présentation typographique et la forme discursive, renforcent la dualité thématique essentielle : Milton avec ses "faery elves" (80) et John Clare ("sure their ways / Prove they have kings and laws, and they be / Deformed remnants of the fairy-days", 104) rappellent la nature féérique des insectes, alors que Tennyson avec son célèbre vers "Nature, red in tooth and claw" (88) évoque leur caractère sanguinaire. Ce que ces citations poétiques apportent au discours narratif contemporain, en plus du choc esthétique, c'est la caution du discours canonique ancien.

Parmi les efforts de modulation du discours didactique, la variation formelle la plus remarquable reste celle du récit biologique ou de l'essai entomologique. Cette forme littéraire, qui rappelle fortement les études sur les insectes telles que les avait illustrées Maeterlinck dans La Vie des abeilles (1901) et La Vie des fournis (1930), est en effet celle retenue par William et que cite copieusement l'instance narrative. Les qualités de ce choix formel sont une fois de plus vantées réflexivement ou narcissiquement de l'intérieur de la diégèse sous forme de la réponse fournie par l'éditeur de William :

 Dear Mr Adamson,

You are to be heartily congratulated upon your ingenious Natural History, which is just the kind of book of which the world of letters, at present, cannot have enough. It has everything that could be desired – facts in abundance, useful reflections, drama, humour, and fun. (144)

"Facts / drama, reflections / humour'", on voit bien, une fois de plus, la volonté de combiner les vertus de l'instruction et de la fiction. Sous-titré "A Natural History of a Woodland Society," l'ouvrage de William, The Swarming City, adopte fort pertinemment une perspective narrative puisqu'il se propose de raconter, par l'intermédiaire d'un groupe d'observateurs composé d'enfants et de deux adultes (alias Matty et William), les différentes étapes de la vie d'une fourmilière. De plus, les épisodes relatés, ou du moins retranscrits, présentent tous un intérêt dramatique particulier : attaque d'une espèce de fourmis ennemies, pillage des œufs, préparation nuptiale ou drames nuptiaux. Point d'énumérations factuelles donc, ni d'aridité scientifique dans les récits de William, comme le montre l'extrait suivant :

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There are ants known as Repletes, hung up in cellars like living wineskins, bloated with stored nectar. And the males, too, have become specialised, as factory hands are specialised hands for the making of pin-heads or brackets. Their whole existence is directed only to the nuptial dance and the fertilisation of the Queens. Their eyes are huge and keen. Their sexual organs, as the fatal day approaches, occupy almost the whole of their body. They are flying amorphous projectiles, truly no more than the burning arrows of the winged and blindfold god of Love. And after their day of glory, they are unnecessary and unwanted. They run hither and thither. aimlessly, draggle-winged. They are beaten back for the most part from the doors of their home nests, and driven away to mope and die in the cooling evenings of late summer and early autumn. (103)

On retrouve ici, condensés, tous les procédés de fictionalisation du matériau didactique : métaphore anthropomorphique, comparaison divine, rhétorique humoristique, recoupement avec l'histoire puisque William aussi, dès lors qu'Eugenia est enceinte, se trouve exclu de sa chambre, "unnecessary and unwanted".

Finalement ce qui contribue le plus à faire de la didactique dans "Morpho Eugenia" un gai savoir, c'est l'ironie que produit le réglage de l'appareil narratif. Parce que la révélation de la relation incestueuse entre Eugenia et son demi-frère est soigneusement produite à la fin du récit, elle jette a posteriori une lumière nouvelle sur une grande partie du texte. Ainsi quand, après le récit de la légende de Psyché (où il est bien sûr question de triage), Matty lance à William : " I hope your sorting may be completed to everyone's satisfaction" (44), l'erreur de William, spécialiste de la classification, qui a choisi la femme empoisonnée, paraît déjà comprise dans cette remarque de la femme délaissée à tort.

Quand l'instance narrative enferme le lecteur dans le piège de la focalisation interne, l'ironie apparaît encore plus percutante. Chaque fois qu'Eugenia est décrite du point de vue de William, la naïveté de ses observations est épinglée : "[he] felt that his thoughts smutched her, that he was too muddied and dirty to think of her, let alone touch at her secret thoughts" (31). Même lors de sa nuit de noce, Eugenia l'incestueuse est perçue comme une "virgin Queen," mi-insecte, mi-déesse : "How the innocent female must fear the power of the male, he thought, and with reason, so soft, so white. so untouched, so untouchable" (67). Notons au passage le subterfuge de la voix narrative qui ajoute fallacieusement "and with reason."

Pourtant, c'est sans aucun doute dans les récits entomologiques de William que les répercussions ironiques se font entendre le plus nettement. Devenu narrateur, William semble entièrement attaché à ses observations et réflexions sur les insectes. Quand William

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consigne, "[w]e were unable on this occasion to observe whether the Wood Ant Queen practices polyandry, though other species of ants are known to do so – we hope to be able to observe more closely next year" (101), ses propos se trouvent raillés par la situation diégétique dans la mesure où Eugenia s'adonne à ce moment-même à la polyandrie. L'erreur, que dénonce cette forme d'ironie dramatique, n'est pas d'ignorer le lien entre insectes et hommes, cela William le signale fréquemment, mais plutôt de ne pas établir le rapport entre les hommes et les individus, entre le général et le spécifique.

 

Si, en définitive, les analogies entre réalités animales, réalités humaines et réalités diégétiques paraissent éclatantes, elles ne sont pas, tant s'en faut, univoques ni systématiques. Dans ce texte tous les locuteurs (narrateur, personnages et auteurs cités) sont poussés par ce que Mallarmé a appelé "le démon de l'analogie" (8), mais comme le rappelle métafictionnellement William : "Analogy is a slippery tool. Men are not ants" (100). Ce à quoi Byatt finalement aboutit en associant deux types de discours, l'un fictionnel l'autre didactique, en additionnant deux types de plaisir, l'un narratif l'autre instructif, c'est, à la suite de Pascal à qui le titre du recueil, Angels and Insects, peut renvoyer, une formidable leçon contre le péché de synecdoque qui consisterait à réduire l'homme soit à sa face d'ange soit à sa face de bête. La question que pose "Morpho Eugenia" a déjà été posée dans Possession dans des vers de la composition de Byatt : "Are we automata / Or Angel-kin?" (9)

 

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8. Byatt utilise et commente cette expression à plusieurs reprises, notamment dans ses articles "Sugar / Le sucre" et "Still Life / Nature morte" (Passions of the Mind, op. cit., p. 24 et 11).
9. BYATT, A. S., Possession, op. cit., p. 273.

  (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 9. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)