(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 8. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)

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Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre : Mrs de Winter de Susan Hill et Rebecca de Daphne du Maurier

 

Michèle Théry (Université Paris IV-Sorbonne)

  

Rebecca, de Daphne du Maurier (I938) connut un immense succès dès sa parution, qui fut très bientôt suivie d'une première adaptation au cinéma, par Hitchcock en personne. Rebecca est l'un de ces bestsellers dont le succès semble devoir durer éternellement, à l'image par exemple de celui de Gone with the Wind. Aussi peut-on se demander si c'est par un effet d'entraînement que Susan Hill a eu l'idée d'écrire, avec Mrs de Winter, une suite à Rebecca. Est-ce simplement à la demande d'un éditeur, ou est-ce la tentation "critique," bien compréhensible, à la fois d'achever une histoire dont la fin était restée très ouverte et, ce faisant, de réécrire la précédente ? On peut être surpris de cette initiative, où l'on est tenté de voir un rapprochement des genres totalement inattendu, avant de découvrir à la lecture de Mrs de Winter un roman d'une étonnante complexité : une espèce de palimpseste qui, sous les apparences simples d'un mélodrame, constitue à la fois la suite, la parodie et la critique de Rebecca, et s'inscrit logiquement, finalement, dans l'œuvre de Susan Hill.

On note dès l'abord la subtile ambiguïté du titre : seulement un nom, comme chez Daphne du Maurier ; cependant si Mrs de Winter, la narratrice des deux romans, est la deuxième femme de Maxim, Rebecca, avant elle, était déjà Mrs de Winter tandis que le roman Mrs de Winter (I993) contient le précédent, Rebecca. (1) Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, qu'il s'agisse de l'histoire ou de l'héroïne-narratrice : on s'interroge inévitablement sur l'étrange dédoublement que constitue l'écriture d'une suite au roman de

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1. Les citations ci-dessous sont extraites respectivement de Rebecca, London : Arrow Books, I992 (première édition I938) – abrégé en R – et Mrs de Winter, London : BCA, I993 – abrégé en MdW. On trouvera en annexe un résumé des deux romans.

 

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quelqu'un d'autre, une suite écrite "à la manière de" mais qui est aussi une oeuvre autre, bien qu'obligatoirement fidèle à l'original.

Il serait donc intéressant de repérer les parentés entre les deux romans, puis d'analyser comment l'écriture d'une suite fonctionne comme "révélateur" de son modèle, et enfin de présenter les constantes de l'œuvre de Susan Hill également visibles dans Mrs de Winter.

 

I. La suite de Rebecca

 

Le roman de Susan Hill apparaît à première lecture très fidèle, et même d'une fidélité appliquée. La nécessité d'établir une continuité entre les deux romans fait qu'il y a une identité très visible entre de nombreux éléments des deux oeuvres respectives, dans les deux cas narration à la première personne par une narratrice anonyme, la Mrs de Winter du titre, dont le seul nom déjà établit un lien de continuité entre les deux oeuvres.

Le récit est balisé de rappels renvoyant à l'histoire précédente, sous la forme soit de brèves allusions insérées dans la narration – "during that other time" (MdW 11) ; "Maxim would have shrunk from any awareness of [the seal] (MdW 13) : "[Jack Favell] had not changed" (MdW 263) ; ou encore cette allusion à la célèbre première phrase de Rebecca ("Last night I dreamt I went to Manderley again") : "Whatever Manderley was now did not concern me. It belonged only to the past and, sometimes, to my dreams" (MdW 100) –, soit de rappels beaucoup plus longs et plus élaborés comme ce passage :

Hearing the ting of the bell brought a surge of memory back like a wave, and I realized, blinking, looking around me, that I had been here before, many years ago, when I had been a girl on holiday with my parents and bought a picture postcard for my collection, because the house it showed appealed to me, and the house had been Manderley" (MdW 97).

Des citations littérales sont parfois extraites de Rebecca : Susan Hill reprend des paroles prononcées autrefois par certains des personnages, tels les commentaires un peu moqueurs de Beatrice, la sœur de Maxim, sur Frank Crawley, ou la reprise de phrases prononcées par Mrs. Danvers, Jack Favell, Mrs van Hopper (2) etc.

Une évidente continuité existe aussi non seulement entre les événements relatés dans les deux romans, mais dans le traitement des personnages, dont les traits sont soigneusement préservés de l'un à l'autre ; des éléments de description sont purement et simplement reproduits, ainsi à propos de Maxim, "the same figure, only a little more lined and grey haired" (MdW 23) ; les exemples de ce type abondent. On y remarque évidemment la fréquence des expressions "the same," "still," "always," qui fonctionnent comme autant de points d'arrimage entre les deux récits.

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2. Orthographié "Van Hopper" dans Rebecca, "van Hopper" dans Mrs de Winter.

 

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De même que les modifications soulignées par Susan Hill contribuent à établir une continuité, de même l'utilisation de la chronologie, sa manipulation dans Mrs de Winter, permet d'ancrer les deux récits dans un seul et même contexte qui les rapproche l'un de l'autre et corrige le flottement produit par l'absence de points de repères caractéristique de Rebecca. Ce dernier roman, publié en I938, ne donnait quasiment aucune indication quant à sa localisation temporelle : le lecteur y constatait simplement que le téléphone et l'automobile étaient d'usage courant (au moins dans le milieu où évoluaient les personnages) ; Susan Hill a donc pris le parti d'en situer l'action précisément à l'époque de sa publication, ce qui lui permettait d'utiliser la deuxième guerre mondiale comme élément de rupture supplémentaire entre le couple de Winter et la tragédie de Manderley. Respectant scrupuleusement la fin de Rebecca, elle a repris la chronologie du récit là où Daphne du Maurier l'avait arrêtée, et fait commencer la deuxième vie des de Winter au soir de l'incendie. Si Mrs de Winter, toutefois, est plus précisément situé dans le temps que ne l'était Rebecca, en revanche en ce qui concerne la localisation topographique, Susan Hill a respecté la lettre et plus encore l'esprit du roman de Daphne du Maurier puisqu'elle n'a pas ajouté de précision a posteriori sur le lieu d'exil des de Winter et qu'elle ne donne de localisation précise qu'après le retour des de Winter sur le Continent, au début de leur deuxième période d'exil, c'est-à-dire une fois que l'on est entièrement sorti de l'espace de Rebecca, qu'il s'agisse de sa version initiale ou de sa version définitive.

Si les vingt-sept chapitres de Rebecca sont écrits en continu tandis que Mrs de Winter est composé de trois parties, cette légère différence de construction, loin de les masquer, souligne plutôt les similitudes de structure entre les deux récits. Le déroulement de l'action dramatique proprement dite, à Manderley et à Cobbett's Brake respectivement, s'étend sur une période relativement courte et débute dans les deux cas au mois de mai ; le temps de l'histoire est resserré, avec des retours en arrière sur le cheminement qui a conduit les personnages jusqu'aux lieux où va se dérouler le drame ; la narration des deux premiers chapitres de chaque roman se fait dans le présent (de la lecture) – l'héroïne anonyme se remémore le passé – avec des niveaux variables de focalisation dans les retours en arrière vers un passé situé dans le sud de l'Europe ; l'essentiel de l'action dramatique en revanche se déroule en Angleterre, dans la propriété de Maxim, avec quelques excursions à Londres (dans les deux romans) ou en Écosse (dans Mrs de Winter), puis le drame aboutit à une destruction : destruction physique de la maison dans Rebecca, destruction de la maison comme lieu d'enracinement et mort de Maxim dans Mrs de Winter.

Ces parentés notables dans la structure temporelle des deux récits ne sont que l'une des manifestations d'un principe de dualité systématique à différents niveaux de la narration.

 

 

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Ainsi retrouve-t-on des parallélismes jusque dans le détail de la construction du récit : de même que le lecteur apprend seulement à la fin du premier chapitre de Rebecca que Manderley n'existe plus, de même doit-il attendre les tout derniers mots du premier chapitre de Mrs de Winter pour apprendre qui l'on est en train d'enterrer : Béatrice, la sœur de Maxim.

Nombreux sont les passages de Mrs de Winter qui sont la répétition de scènes analogues dans Rebecca, et qui soit produisent l'effet d'un écho (rappelant la continuité entre les deux histoires), soit au contraire soulignent la différence entre les situations respectives racontées dans les deux récits. Mais il s'agit dans les deux cas de réminiscences qui renvoient, explicitement ou implicitement, à l'autre récit, ce qui fait que l'histoire de Rebecca est toujours présente à l'arrière-plan. Les mots "back" et "again" reviennent souvent dans le discours de la narratrice, martelant le récit du rappel obsédant du passé, tandis que "I remembered" ou "it reminded me" ponctuent également le récit. L'histoire de Mrs de Winter n'existe pas indépendamment de Rebecca : l'héroïne-narratrice est prise dans un faisceau de souvenirs qui, comme Susan Hill le rappelle avec insistance à son lecteur, pèsent sur un récit lourd du poids de son prédécesseur.

Les redoublements abondent en effet ; on note la présence fréquente de personnages analogues ou opposés : ainsi les deux "Mrs de Winter," le titre du deuxième roman n'étant qu'une variante de celui du premier ; l'un des ressorts essentiels de la problématique des deux romans est l'existence de deux couples de Winter (et sa conséquence pour la jeune narratrice : ses incertitudes et ses doutes quant à son statut véritable). Nous trouvons ici un certain nombre de ces personnages secondaires qui, au théâtre, ont pour fonction de mettre en valeur les personnages principaux et, souvent, de recevoir leurs confidences : c'est par exemple la fonction de Bunty Butterley, substitut de Beatrice, ou de Frank Crawley. La structure de Mrs de Winter constitue par endroits une série de jeux de miroirs, parfois déformants comme lorsque, en Italie, Mrs de Winter remarque avec émotion un couple qui ressemble à une image future du sien – projection dans l'avenir qui est chargée de pathétique, puisque les de Winter ne vieilliront pas ensemble. Ailleurs, c'est sous la forme d'une image grotesque et inversée du couple de Winter que Mrs van Hopper resurgit soudain du passé avec son "jeune homme de compagnie," dans une scène, située à Venise, que la narratrice annonce comme "high comedy".

La structure duelle sur laquelle repose Mrs de Winter s'impose avec une évidence grandissante, les analogies et les redoublements se multipliant au fur et à mesure que l'histoire évolue vers son dénouement, et cela logiquement, puisqu'il s'agit purement et simplement d'un "remake" du drame de Rebecca : le mouvement qui s'achèvera par la mort de Maxim débute par l'intrusion physique de Mrs Danvers dans la nouvelle vie de Mrs de Winter – scène qui est l'exact opposé de l'arrivée des de Winter à Manderley, où

 

 

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Mrs Danvers accueillait la nouvelle arrivée avec toute la troupe des domestiques. La catastrophe finale se produit à l'issue d'une réception qui est l'occasion de répéter plusieurs des situations de domination et de conflit présentes dans Rebecca : de même que, à l'occasion du bal costumé, Mrs de Winter s'était laissé manipuler par Mrs Danvers, de même au moment de la garden party celle-ci l'utilise pour atteindre Maxim ; Jack Favell, lui, fait une intrusion fracassante à la fin de la réception exactement comme, dans Rebecca, il était venu, le lendemain de la fête, accuser Maxim du meurtre de sa femme.

En écho aux redoublements de situations d'un roman à l'autre, on note la même dualité de structure à l'intérieur du roman de Susan Hill : l'exemple le plus significatif en est sans doute ce tropisme de Manderley qui fait que, au début du roman, Mrs de Winter, empruntant la voiture de son beau-frère, décide d'aller, à l'insu de Maxim, voir ce qu'est devenu le domaine : elle n'y arrivera pas ; arrêtée comme par une barrière invisible, elle s'effondre en larmes à l'entrée du parc et fait demi-tour ; à la fin du roman on retrouvera tout près de Manderley la voiture et le cadavre de Maxim, qui lui aussi aura tenté d'y retourner mais n'y sera pas parvenu – il y a un schéma cyclique dans cet éternel retour dont la structure encercle en quelque sorte l'intrigue du roman.

 

Cette dualité n'est pas fortuite ; la nature même de l'exercice qui consiste à écrire une suite à l'œuvre d'un autre auteur est complexe : il constitue un dédoublement du roman initial, et consiste à le réécrire jusqu'à un certain point. Il implique en tout cas une ré-appropriation du premier roman, qui apparaît en filigrane dans le deuxième. Susan Hill, tout en respectant scrupuleusement la plupart des composantes de Rebecca, a donc opéré un certain nombre de rectifications, de corrections, donnant ainsi une plus grande cohérence aux personnages et à leurs relations mutuelles. Par exemple le personnage de Maxim, dans Rebecca, manquait singulièrement de consistance : il y avait une contradiction non résolue entre son indifférence affichée à l'égard de l'opinion des autres et sa terreur à l'idée que des rumeurs ne se répandent au sujet de Manderley ; Susan Hill prête à sa narratrice quelques allusions à un certain snobisme typique de la classe sociale de Maxim, qui justifient ces appréhensions tout en lui faisant mépriser ouvertement la vulgarité d'une Mrs van Hopper. Quant à la rencontre de Maxim de Winter avec la narratrice de Rebecca, elle relevait largement du conte de fées : aussi, bien loin d'essayer de gommer cet élément d'irréalité flagrante, Susan Hill au contraire le souligne et lui donne une cohérence en en faisant a posteriori une dimension du personnage de la narratrice, à qui elle en attribue l'expression :

within me rose ... a flicker of the old insecurity, the disbelief that I could be loved by any man, and this man, above all, for I still saw him in some sort, as a God ... Occasionally, still, I caught myself staring down at my wedding ring, as

 

 

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though it were on some stranger's hand, and could not possibly belong to me, turning round and round, as I had done the whole time on our honeymoon in Italy, as if to convince myself of its reality" (MdW 72).

Les rectifications opérées par Susan Hill n'ont toutefois pas pour finalité de faire de Mrs de Winter le roman réaliste que n'était pas Rebecca mais au contraire de circonscrire clairement ce qui, dans le roman, relèverait du réalisme psychologique, pour concentrer l'action sur l'essence du drame : en effet la narratrice exprime trop fréquemment sa perplexité et l'impression d'irréalité que lui inspire sa situation pour que le lecteur n'y détecte pas, dès le début du roman, un moyen d'attirer son attention sur certaines caractéristiques de Rebecca, soulignées dans Mrs de Winter par des clins d'œil de l'auteur, comme si Susan Hill tenait à rappeler régulièrement que Mrs de Winter n'existe que par référence à Rebecca, et en est même largement la parodie. Ce que suggère déjà fortement le fait que le schéma de Mrs de Winter reproduise aussi scrupuleusement celui de Rebecca.

 

II. La parodie comme révélateur

 

La parodie suppose à la fois une fidélité qui souligne les parentés avec le modèle original, et une distance, souvent humoristique, permettant au lecteur de reconnaître qu'il est en présence d'un faux tout en reconnaissant les similitudes existantes – ce qui suppose que le "vrai-faux" auteur se manifeste par quelques signes en direction du lecteur.

 

Clins d'œil au lecteur

Le premier chapitre de Mrs de Winter fonctionne comme un avertissement, qui est de plusieurs manières signalé comme tel, ne serait-ce que parce qu'il est fait plusieurs fois allusion à la très célèbre première phrase du roman de du Maurier – la narratrice signale le fait que Manderley lui apparaît souvent en rêve : "I thought of it night and day ... dreamed of it, Manderley" (MdW 69) – ; or, rappeler avec une telle insistance l'importance de cette première phrase et de ce premier chapitre (qui raconte le rêve), c'est attirer l'attention du lecteur sur l'importance d'un autre premier chapitre, celui, très élaboré, de Mrs de Winter.

 

À la lecture de la première phrase de Mrs de Winter – "The undertaker's men were like crows, stiff and black ... the clergyman ... was another black crow" (MdW 3) – on perçoit immédiatement une distance inhérente au récit, impression renforcée un peu plus loin par la position en retrait de la narratrice par rapport au spectacle décrit : "I felt that we were people in a play, waiting in the wings to go on to a stage" (MdW I4). Les commentaires comportent d'ailleurs des métaphores théâtrales récurrentes, impliquant une distance non seulement vis-à-vis de l'histoire qui se déroule dans Mrs de Winter, mais

 

 

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surtout dans les références à son histoire passée, celle de Rebecca : "I felt myself reverting again to my old, inferior, child-like role" (MdW 92).

Dans tout le chapitre, marqué par une tension entre la tristesse du deuil et la joie irrépressible qu'éprouve la narratrice à se retrouver en Angleterre, il y a comme une subversion de l'écriture dans l'incongruité de certaines images : "The sturdy, stubby little hedgerows studded about with blood-red berries" rappelle le rouge sang des rhododendrons qui, à Manderley, lui avaient paru si menaçants, mais la phrase se termine de façon inattendue : "hedgerows studded about with blood-red berries, like currants in a cake" (MdW 4). Clin d'œil répété plus loin dans le récit, au moment de l'arrivée à Cobbett's Brake : "I began to walk, clambering down the narrow track that was overgrown now with wild garlic and tall nettles ... there were no blood red rhododendrons towering over my head, nothing rare or strange, all was familiar or right. A rabbit ran across the path" (MdW 22I).

Dans le même ordre d'idées, l'expression "le monde réel" – "the real world" (MdW I85) – sera utilisée pour désigner l'univers de Manderley par opposition au monde de rêve du voyage de noces à Venise. Mais le passage le plus significatif se trouve au début de la troisième partie de Mrs de Winter, lorsque les de Winter arrivent à Cobbett's Brake pour y commencer leur nouvelle vie, c'est-à-dire au début de l'histoire qui va reproduire le schéma du drame de Rebecca : en effet, non seulement la narratrice insiste-t-elle sur les différences entre les deux maisons, mais elle souligne le fait qu'il s'agit d'un recommencement (avec, pour le lecteur, toute l'ironie contenue dans ce terme), et que ce qu'elle avait vécu jusque-là ressemblait à une pièce de théâtre où elle n'aurait eu qu'un rôle mineur : "a play in which everyone else had real parts, but I had been only pushed dumbly about the stage, not speaking, never belonging, never making any move to rush the action along" (MdW 2I6). Rebecca n'ayant été qu'un reflet de la vraie vie, ou de la "vraie" histoire de la narratrice, qui serait Mrs de Winter ! Passage intéressant en ce qu'il montre que Mrs de Winter constitue une mise en perspective du mélodrame qu'est Rebecca. De la même façon les doubles, personnages ou situations, signalés plus haut ne sont-ils pas de simples répliques de leurs équivalents dans Rebecca : ils sont systématiquement introduits par contraste avec leurs originaux, ou signalés par la narratrice comme étant la répétition de quelque chose qui a déjà eu lieu, ou que le lecteur a déjà vu.

La narration à la première personne se double ainsi d'une intrusion de l'auteur qui a pour effet de forcer le lecteur à percevoir le mouvement de l'écriture à travers le discours de la narratrice : ce qui empêche une lecture uniquement au premier degré de Mrs de Winter comme suite de Rebecca. Une distance est introduite dans le récit par les commentaires répétés de la narratrice, mettant en lumière le fait qu'il s'agit d'une narration "à la manière de," et révélant par là-même la nature du récit original qui est l'objet de la parodie. L'écriture de Susan Hill

 

 

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fonctionne donc comme un révélateur de la nature du mélodrame et du roman gothique qu'est Rebecca, et dont on retrouve les ingrédients, au second degré, dans Mrs de Winter ; mais, au-delà, elle révèle aussi les potentialités du premier roman, qui sont ici mises en oeuvre soit par l'accentuation, soit par le détournement d'éléments constitutifs du récit de Rebecca.

 

Le roman gothique et le mélodrame

Comme dans Rebecca, l'atmosphère de roman gothique est perceptible très tôt dans Mrs de Winter, les tout premiers mots plongeant d'emblée le lecteur dans une scène macabre, au cimetière ; les corbeaux sont présents dès la comparaison de la première phrase ("The undertaker's men were like crows, stiff and black") avant de faire véritablement leur entrée en scène ("And then the real crows rose suddenly from the trees", p. 3). D'autres accessoires traditionnels du genre font bientôt leur apparition : parmi les éléments de "pathetic fallacy," l'orage, la chaleur oppressante, anormale, qui sévit à Cobbett's Brake l'été de l'arrivée des de Winter, et qui rappelle la tempête annonciatrice de catastrophes dans Rebecca, une atmosphère souvent lourde, inquiétante, chez Giles comme au cimetière ; des rideaux qui s'agitent ; une coulée de vent glacial ("A cold breeze blew in through the open window", p. 30) ; la sensation qu'une main invisible (le fantôme de Rebecca) caresse le visage de Mrs de Winter alors qu'elle approche de Manderley : "A breeze blew, riffling the grass, caressing my face like a soft, silken, invisible hand. I fled" (MdW 99).

Comme à Manderley, on trouve des escaliers et des passages dont on ne sait toujours où ils mènent, dans la maison de Giles, et surtout dans cette villa italienne que Maxim tient à faire visiter à sa femme et où elle se sent irrésistiblement attirée par un mystérieux escalier interdit au public, menant à une pièce où le souvenir de Manderley lui revient, si fort qu'elle ne sera sauvée d'une chute mortelle que par un évanouissement. Mais avant même que Mrs Danvers ne soit réapparue en personne dans la vie de Mrs de Winter, plusieurs avertissements ont sonné comme autant de coups de gong – ainsi la découverte de la couronne de fleurs déposée sur la tombe de Beatrice, et portant l'initiale de Rebecca, message terrifiant de l'au-delà :

But it was not the flowers at which I stared, in horror, not the printed words that chilled me, and froze the world and me, splintered the sky and fractured the song of the blackbird, darkened the sun.
It was the single handwritten letter, black and strong, tall and sloping.

R.  (MdW 77) [Fin du chapitre.]

Cette intervention annoncée de Rebecca trouve un nouvel écho dans le récit lorsque la narratrice, en feuilletant un maggazine vieux de quinze ans, est confrontée à sa "rivale" morte : à sa grande horreur, la photo de Rebecca lui apparaît soudain, avec pour légende "Mrs Maxim de Winter, at Manderley," c'est-à-dire son propre nom, sous l'image qui la

 

 

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défie par-delà la mort : "We stared at one another, and now I saw the beauty and the arrogance, the flash of defiance in her eyes, the coldness, the strength of will. She looked at me in amusement and pity, despising me, from her great height, commanding the great stairs above the hall" (MdW 146). La négation brutale de son existence même par l'association de son nom à l'image d'une autre symbolise le triomphe de la mort sur la vie, mais aussi du mal sur l'innocence, et annonce ainsi la confrontation à venir avec Mrs Danvers. Celle-ci, à son tour, balayera en quelques mots cinglants le personnage de la deuxième Mrs de Winter : "I used to hate you. You are not my concern now. You are of no account at all. Less than none" (MdW 310). Lorsqu'elle était apparue, tel un ange de la mort, sur le seuil de Cobbett's Brake, les oiseaux s'étaient tus dans le jardin et la lumière du soleil s'était soudain éteinte. Alors que la rencontre avec Jack Favell, pour être une singulière coïncidence, n'en est pas moins traitée par Susan Hill comme un "accident" plausible, en revanche les circonstances de la réapparition de Mrs Danvers sont maintenues dans l'ombre ; surgie du passé, elle porte, comme dans Rebecca, le masque livide des morts-vivants.

Susan Hill reprend la logique du mélodrame qu'est Rebecca en la poursuivant jusqu'à son terme : la mort de Maxim de Winter – ainsi les méchants triomphent-ils dans un monde injuste où les bons sont victimes des circonstances extérieures – et elle le fait en soulignant avec insistance la présence des "accessoires" du gothique : les effets d'annonce, l'intervention du fantôme de Rebecca à travers sa messagère mortifère. Mais cette insistance même a pour effet d'attirer l'attention du lecteur non pas tant sur leur présence en tant que telle que sur une dimension essentielle, au-delà du décor, du roman gothique : le rôle de l'inconscient, dont l'importance est de plus en plus évidente à la lecture de Mrs de Winter. Celui-ci, en se substituant à l'élément mélodramatique qui constituait le ressort principal de Rebecca, donne une tout autre dimension au roman de Susan Hill comme au personnage-narrateur.

Aussi, au-delà de la parodie qui en l'occurrence ne consiste pas en un amusement gratuit, voire en un exercice de dérision aux dépens de l'objet parodié, mais qui a ici une fonction de clarification puisqu'elle désigne le genre auquel il est fait référence, Mrs de Winter met en lumière des éléments restés virtuels dans Rebecca, tout en exploitant le rôle de l'inconscient, qui dans le roman gothique et le mélodrame est délectable en sous-texte, et qui en fait l'essence véritable. Mais Susan Hill incorpore également ces éléments à des constantes de sa propre écriture pour épurer le récit et, en lui donnant sa véritable dimension, faire de Mrs de Winter une authentique héroïne tragique.

 

III. Mrs de Winter : le roman de Susan Hill

 

La première phrase de Rebecca situant d'emblée le roman dans un espace onirique, l'inconscient y a légitimement sa place, mais c'est dans Mrs de Winter qu'il prend une

 

 

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importance déterminante et, par un effet rétrospectif, constitue à l'évidence une clé essentielle pour l'interprétation de Rebecca.(3)

Si la part des schémas inconscients est primordiale dans l'imagerie même du roman gothique – où passages mystérieux, souterrains, tombeaux etc. (dont Rebecca présente d'intéressants exemples) suscitent une épouvante mêlée de fascination à l'égard de dangers inconnus, représentant autant de pulsions de mort –, le récit de Rebecca, outre ces signes extérieurs immédiatement reconnaissables, comporte, à un niveau plus profond, des éléments assez troublants, mais peu exploités, dont la jalousie de la narratrice à l'égard de Rebecca n'est qu'un exemple parmi d'autres.

L'attirance immédiate de la narratrice pour Maxim n'est pas véritablement explicable puisqu'il s'agit d'un coup de foudre, mais alors que cette relation est traitée dans Rebecca comme une donnée de départ qui sert simplement l'intrigue, sa nature est en revanche plus complexe dans Mrs de Winter, où sa fonction est centrale. Les allusions au père de Mrs de Winter étaient très fugitives dans le premier roman : on apprenait simplement qu'il était mort très tôt et que la narratrice en gardait le souvenir de quelqu'un d'admirable, mais au début de Rebecca, dans un bref passage qui restait un peu flou, Maxim faisait un commentaire sur le nom de la narratrice, et ce nom, qui demeure définitivement inconnu pour le lecteur – cette absence de nom donc (4) – est identifié à un père idéalisé sinon idéal :

[Maxim :] 'You have a very lovely and unusual name.'
[La narratrice :] 'My father was a lovely and unusual person.'
'Tell me about him,' he said.
I looked at him over my glass of citronade. It was not easy to explain my father and usually I never talked about him. He was my secret property. Preserved for me alone, much as Manderley was preserved for my
neighbour. (R 27)

Si l'amour pour ce père n'apparaît ainsi que très brièvement dans le roman, Susan Hill en revanche étoffe ce sentiment, qui dans Mrs de Winter explique la passion de la narratrice pour la nature et les jardins, mais qui, surtout, sous-tend sa relation, complexe, avec Maxim. Celui-ci serait assez âgé pour être le père de sa future femme, et cela, outre le fait qu'il apparaît d'emblée comme un idéal inaccessible, explique l'attirance immédiate qu'elle

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3. On peut mentionner, pour l'anecdote, l'incident que Daphne du Maurier laissait raconter à son sujet, sans le confirmer officiellement toutefois, selon lequel ce serait la découverte fortuite, dans un tiroir, d'un paquet de lettres écrites à son mari par une ancienne fiancée et précieusement conservées par lui, qui aurait servi de point de départ au personnage de Rebecca ...
4. On remarquera ici l'identification totale de la narratrice à son père puisque le contexte nous indique qu'il s'agit d'un nom de famille : quant au prénom de la narratrice, il est purement et simplement inexistant, comme si celui de Rebecca occupait tout l'espace, ne laissant la place à aucun autre.

 

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éprouve pour lui. Les relations entre Maxim et sa femme sont fondées sur l'image du père que représente Maxim, et l'attraction-répulsion qui en résulte chez sa femme.

L'attirance de la narratrice pour Maxim est d'emblée, dans Rebecca, liée à sa fascination pour Manderley – qui est un souvenir d'enfance (5) – puisque dès la première conversation mentionnée ci-dessus, le père et Manderley sont associés et mis sur le même plan, de façon assez incongrue ("He was my secret property. Preserved for me alone, much as Manderley was preserved for my neighbour."). L'attraction qu'exerce Manderley réapparaît de façon plus marquée et plus ambiguë dans Mrs de Winter, où la narratrice revient avec complaisance sur des souvenirs pourtant douloureux. Ainsi l'image de la couronne de fleurs déposée sur la tombe de Beatrice, ce cercle parfait qui symbolise l'enfermement, fait revivre, par un cheminement complexe, le souvenir de Manderley :

[Manderley] was all I thought of, more than Maxim could ever be ... Yet I had hated it, it had oppressed and terrified me, I had been crushed by it, I had found it cold and strange and bewildering and it had sneered at me, I had never belonged there, never even known my way with complete confidence, about its staircases and corridors, among so many closed doors. (MdW 82)

Une des clés de sa fascination pour Manderley est la sensation qu'elle éprouve en approchant du domaine, après l'enterrement de Beatrice, d'une caresse sur son visage "like a soft, silken, invisible hand" (MdW 99), et qui la met en fuite. Car si, dans Rebecca, la jeune femme gauche, paralysée par un sentiment d'infériorité, éprouvait un intense soulagement en apprenant que Maxim n'aimait pas Rebecca et qu'il l'avait tuée, la jalousie qu'elle ne pouvait manquer de ressentir envers sa rivale, même morte, restait néanmoins implicite, et en tout cas inexploitée alors même que le récit en semblait imprégné. Dans Mrs de Winter elle resurgit sous une forme qui en fait un puissant ressort dramatique.

Le véritable objet en effet de sa fascination pour Manderley est Rebecca, toujours présente dans ses pensées, conscientes ou inconscientes, et si la raison avouée de son refus de parler à Maxim de la couronne de fleurs et de la carte signée "R" est son désir de le protéger, cette volonté de protection dissimule le désir de le posséder pour elle seule, ce qui revient aussi à établir inconsciemment avec Rebecca, par-delà la mort, une forme de complicité. Ses silences répétés provoquent une série d'événements qui entraînent la mort de Maxim : la deuxième Mrs de Winter est donc l'instrument de la vengeance de Rebecca. Celle-ci est objet d'attirance et de répulsion tout à la fois : la narratrice ne l'a jamais vue dans le premier roman, mais elle en a néanmoins repris le rôle, en cette sinistre soirée du bal costumé où,

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5. On se souvient de cette carte postale achetée au cours d'un séjour de vacances, représentant un superbe manoir qui se trouvait justement être Manderley. Le domaine est donc lié dans ses souvenirs d'enfance à un moment heureux vécu avec ses parents.

 

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involontairement, elle apparaît devant Maxim comme la réincarnation de sa première femme. Cette identification inconsciente revêt une très grande importance dans Mrs de Winter puisqu'elle ne s'y limite pas à un épisode du récit, mais en constitue l'un des principaux fils conducteurs. Le roman de Susan Hill tisse donc un lien complexe entre le père disparu, Manderley, Rebecca et Maxim, faisant de Mrs de Winter l'histoire d'une fascination incestueuse qui se résout par la mort, inconsciemment voulue et provoquée par l'héroïne-narratrice, d'un mari substitut du père – il est significatif à cet égard que, après la réception désastreuse de Cobbett's Brake, alors que Maxim a pris la décision de se livrer à la justice, alors qu'il va bientôt mourir, leurs relations soient en quelque sorte redéfinies comme ce qu'elles n'ont jamais en réalité cessé d'être : "He bent and kissed me, very lightly and chastely, like a father kissing a child, and I could not make any move to draw him closer to me" (MdW 362). L'interdit de l'inceste a été rétabli : Maxim, mari et amant, va donc mourir.

Il apparaît très tôt dans le roman, que toute la conduite de Mrs de Winter, comme mue par une nécessité intérieure qu'elle ne maîtrise pas, est tendue vers un but qui est de détruire Maxim : elle exprime de façon répétitive sa perplexité, mêlée d'expressions de regrets, devant ses propres comportements, associée à la culpabilité qu'elle en éprouve ; ayant dit à Maxim qu'elle ne supporterait pas, elle non plus, de retourner à Manderley, elle commente : "Though as I said it, glibly, reassuringly, I knew that I lied, and a little snake of guilt stirred and began to uncoil slightly, guilt and its constant companion deceit" (MdW 69). Et toujours cette lancinante question : pourquoi, pourquoi ? "Why did I say it ? Why did I go on talking in that way … ? (MdW 41). Les interrogations répétées de la narratrice sur son propre comportement passé, alors qu'elle en connaît déjà les conséquences, sont autant de signes d'incompréhension de ses propres motivations, ou d'un refus de les identifier clairement : autant de manières de la part de l'auteur d'indiquer que celles-ci relèvent de l'inconscient.

Ainsi ce cercle parfait formé par les fleurs sur la tombe revient-il inlassablement hanter ses pensées et ses rêves, symbole circulaire, à la fois de l'anneau nuptial qui associe Maxim, Rebecca et la deuxième Mrs de Winter, et de l'enfermement de Maxim et de sa femme dans un destin auquel ils ne pourront échapper, la circularité du symbole se retrouvant dans l'itinéraire de Maxim, qui n'aura pas pu revenir à Manderley mais que sa femme restituera à son passé, à Rebecca, et à la mer, comme Susan Hill restitue son récit à Daphne du Maurier dans la superbe phrase finale : "I opened the small box, and overturned it gently, tipping its fine pale powder out, and as I did so, the ashes lifted, and blew away from me, carried towards Manderley with the salt wind from the sea" (MdW 374).

Le comportement de la narratrice envers Maxim résulte de pulsions contradictoires, et son désir passionné de rentrer vivre en Angleterre avec lui aboutit à une frustration quasi immédiate puisque, à peine rentré, il retrouve des attitudes et des comportements qu'il

 

 

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n'avait plus sur le Continent. À plusieurs reprises elle parle de son air lointain, de ses silences obstinés, presque hostiles, du fait qu'il ne lui appartient plus, alors que là-bas il se reposait sur elle comme un petit garçon fragile qui aurait eu besoin de protection. Elle dit vers la fin du roman :

But he was changing so much, changing back, I thought, becoming in so many ways the old, confident, Maxim, in charge of things, knowing precisely what he wanted and how it all should be, the time between when he had been lost and withdrawn, had gone forever. I realized that I wanted it back, because only Maxim, in the years of exile, had been close enough to me. (MdW 332)

 L'instinct qui la pousse à vouloir protéger Maxim est un instinct maternel perverti, puisque son désir de possession mènera à la destruction de l'objet de la possession. Son désir d'enfant s'exprime d'ailleurs avec une certaine ambiguïté dès le début du roman dans le regard qu'elle porte sur Maxim : "I had gone quietly across the room, afraid to make any sound that would awaken him, fearing even to glance at the long, hunched shape, folded into itself like a foetus in the bed" (MdW 9) – cette scène se passe chez Beatrice, juste avant l'enterrement – étrange image toutefois que celle-ci où déjà la mort est inscrite : une forme qu'elle craint de regarder, non pas un enfant mais un fœtus ...

On trouve l'expression de ce désir d'enfant dès avant le retour en Angleterre, mais elle devient ensuite quasi-obsessionnelle dans son discours, avec l'évocation de ces trois petits garçons dont elle peuple ses visions, tandis que la recherche d'une maison qui puisse devenir la sienne est associée à l'image d'un creux enveloppant et sécurisant. À l'évocation du jardin de Cobbett's Brake, les termes "grassy bowl" sont plusieurs fois utilisés pour décrire cette espace douillet où se niche une maison rose, aux proportions parfaites – maison de poupées, vers laquelle, la première fois, ils s'avancent tels deux enfants dans un conte de fées (ou tels Hansel et Gretel, ignorants du fait que c'est une sorcière anthropophage qui habite la maison ... ). Mais l'idée qu'au centre de leur existence demeure un vide se fait bientôt obsédante : "There was a hollow place at the heart of things" (MdW 227).

L'obsession de Rebecca se combine à son désir de combler ce vide pour déterminer une série de conduites dont les conséquences seront tragiques. Ayant décidé, sans en parler à Maxim, d'aller à Londres consulter un gynécologue, elle rencontre Jack Favell et cède à son chantage, ce qui constitue le premier pas vers la catastrophe finale. La réapparition de Favell à ce moment précis a pour effet de souligner le lien avec Rebecca, comme si Mrs de Winter se substituait à elle pour donner une direction différente à son histoire : Favell avait vu Rebecca pour la dernière fois avant qu'elle n'aille voir un médecin, tout se passe donc comme si la deuxième Mrs de Winter reprenait le rôle de Rebecca au moment précis où elle sort de chez le médecin; bien que Rebecca ait fait croire à Maxim qu'elle était enceinte de Favell, elle avait en

 

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réalité appris qu'elle était condamnée – ce qui Brandissait en elle était non pas une promesse de vie mais la certitude d'une mort prochaine. Donc même si, selon le verdict du gynécologue, rien ne s'oppose à ce que Mrs de Winter ait des enfants, ce diagnostic de vie s'inscrit dans un schéma initial où la mort constitue la seule fin possible.

Le prolongement logique de sa quête est cette relation trouble de domination bientôt installée entre elle et Mrs Danvers, qui fait d'elle l'instrument de la vengeance. Le personnage de Mrs Danvers est celui chez qui Susan Hill a le plus fortement souligné l'élément freudien resté latent dans Rebecca : on y notait déjà l'ambiguïté de ce personnage fanatiquement dévoué à Rebecca, qui l'appelait "Danny." L'identité ambiguë qu'implique ce diminutif masculin est exploitée dans Mrs de Winter, où la folle adulation du personnage pour Rebecca prend les proportions d'un délire paranoïaque. Non seulement on y trouve la répétition de la scène où Mrs Danvers forçait la narratrice à regarder et à toucher les vêtements de la morte, mais la sensualité du vocabulaire y est associée avec insistance à l'idée de folie :

Her face was pure white, the eyes burning ... . Was that a sign of madness ? ... You are mad, I wanted to cry out, you are quite insane, you are obsessed. and she drove you to it ... . There were two small blazing scarlet patches, hardly more than spots, on her cheekbones, and her eyes were horribly bright. (MdW 309-311)

Quant au sentiments de Mrs danvers pour Rebecca, ils sont bien éloignés de l'affection "normale" d'une gouvernante pour la petite fille dont elle a la charge. Le langage qu'elle emploie est, sans doute aucun, celui de la passion amoureuse : "She meant everything to me in life, from the first day I set eyes on her and will do until the day I die ... . I count myself blessed to have had her, to have loved her and known her" (MdW 314). (6)

Ce que la relation entre Mrs Danvers et Rebecca, chez Daphné du Maurier, comportait d'ambigu et de malsain restait extrêmement flou, et transparaissait presque accidentellement dans le discours d'un personnage qui devait être perçu comme inquiétant, dangereux, potentiellement meurtrier. Susan Hill en revanche en fait une composante essentielle du personnage et superpose, ce faisant, à l'écriture d'un roman, la critique simultanée de l'œuvre précédente, dont elle révèle la dimension véritable, au-delà de l'anecdotique et du pittoresque ; ainsi fait-elle resurgir, dans Mrs de Winter, le véritable "couple" de Rebecca, incongru et

 

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6. On pourrait penser ici encore à une forme perverse de l'instinct matenel, à cela près que Mrs Danvers a vécu par procuration en quelque sorte, et même approuvé, les aventures illicites de Rebecca ainsi que ses déclarations d'hostilité et de mépris envers la gent masculine, et qu'il se mêle chez elle, à une passion que l'on peut presque qualifier d'incestueuse envers celle qu'elle a élevée, des sentiments qui sont une caricature de ceux pouvant exister au sein d'un couple – la dernière citation étant une allusion probable au vers de Tennyson, "'Tis better to have loved and lost than never to have loved at all," où le poète pleure son très cher ami disparu.

 

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antithétique :  l'être démoniaque qui se dissimule sous les apparences d'un ange immaculé, et son esclave éperdue d'amour, ange de la mort tout de noir vêtu (projection dédoublée du personnage de Rebecca, dont Daphne du Maurier souligne à maintes reprises la blancheur de la peau contrastant avec des cheveux d'un noir de jais). Susan Hill conserve, avec Mrs Danvers, un personnage totalement mystérieux qu'elle rend encore plus invraisemblable : non seulement on ne sait presque rien de sa vie, mais les circonstances de sa réapparition et la coïncidence que constitue sa présence tout près de Cobbett's Brake, l'insistance même de l'auteur sur leur totale implausibilité, sont autant de mises en garde ; Mrs Danvers n'est pas à traiter comme un personnage qui aurait une crédibilité en tant que tel, elle a une fonction de révélateur, en décalage par rapport au récit. Elle joue également un rôle de vecteur essentiel entre les deux romans dans la mesure où elle est le lien entre Rebecca qui n'est, paradoxalement, qu'absence, même chez du Maurier, et Mrs de Winter : Mrs Danvers, (ré)incarnation de la mort(e), messagère du néant, est la projection privilégiée des fantasmes de la narratrice en ce qu'elle cristallise ses peurs et ses pulsions les plus troubles.

La manière dont elle se soumet aux volontés de Mrs Danvers, comme aspirée par une force supérieure, irrésistible, traduit sa fascination morbide, à travers la gouvernante survivante, pour le personnage de Rebecca, comme on le voit dans la fusion qui se produit entre elles dans ces cauchemars où la narratrice se noie, poussée vers le fond par une main meurtrière :

A hand, a cold, bony hand was over my face trying to push me back and stop my mouth so that I could not breathe, could not call, I was pressed down, down into the suffocating depths of the dream again, where her face floated and her voice was whispering and whispering. (MdW 291)

La voix et la main sont celles de Mrs Danvers, mais aussi celles de Rebecca car, les identités se mêlant, cette "she" qui se noie est sans doute aussi la narratrice devenue Rebecca dans son rêve et revivant la mort de sa rivale afin, d'une certaine manière, de s'approprier la place de cette dernière jusque dans la répétition du meurtre commis par Maxim.

Cela est si vrai que, tout à la fin, alors que Maxim, à l'insu de sa femme, est déjà parti pour Manderley et que la tempête fait rage dehors, le dernier rêve de la narratrice est de nouveau un rêve de noyade : "All that night, I was tossed about by my dreams, and by the sound of the storm. Several times I struggled to the surface, and did not know whether I slept or woke, and each time, I was dragged under again" (MdW 363). Cette fois c'est le cauchemar lui-même qui devient la métaphore de la noyade, et non plus le contenu du rêve, comme si Susan Hill signalait par là que, le roman touchant à sa fin, le niveau véritable de la lecture est devenu celui de l'écriture-critique, là où le lecteur – au moins par intermittence cesse de faire semblant de croire à l'histoire pour n'en plus voir que le seul mécanisme.

 

 

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Les métaphores maritimes récurrentes traduisent l'obsession qui s'exprime enfin explicitement dans ces scènes de noyade, et qui est associée de façon répétitive aux deux maisons : "Cobbett's Brake rode in my mind like another ship, at anchor in calm water, infinitely beautiful, and then another rode beside it, grander, more austere, but in its own, grave way beautiful too, Manderley, silver grey and secret, under the moon" (MdW 158). La narratrice a constamment tenté d'enfermer Maxim dans une vision d'où la mer ne saurait être absente, jusqu'au cœur des Cotswolds, bien que, en un défi dérisoire, il ait déclaré que le seul avantage, à ses yeux, de la maison choisie par sa femme était sa localisation, aussi loin de la mer qu'il était possible.

Et lorsque, dans un geste rituel, Mrs de Winter s'en va rendre à la mer et à Manderley les cendres de son mari, ce n'est là, à l'évidence, que l'aboutissement d'une démarche commencée dès le début du roman, et qui consistait à conduire Maxim à sa perte. Le lecteur se souvient alors peut-être de la terrible ironie de ce cri de joie silencieux de la narratrice, au cimetière, "We are here. Home" (MdW 3), tant il est vrai que cette première partie, largement consacrée à un retour en arrière sur les années d'exil, inscrit néanmoins obligatoirement le récit dans un retour aux origines qui sera aussi la voie de la soumission à un destin inéluctable. C'est ce que suggère également la structure du roman, avec cette deuxième partie composée d'un seul chapitre, insérée entre les deux autres, beaucoup plus longues, situées en Angleterre, et qui ne sont séparées que par un retour très provisoire sur le Continent, Maxim ne pouvant demeurer indéfiniment en exil, à l'abri du châtiment. Il est significatif aussi qu'elle apprenne la nouvelle de l'achat de Cobbett's Brake alors qu'ils sont sur le Bosphore, dans un bateau, lieu par excellence du transit et du transitoire. Et lorsque la narratrice constate, "We were far apart," elle exprime cet éloignement en des termes inévitablement maritimes, métaphore du mariage, inscrivant ainsi l'histoire de son couple dans une autre qui l'emprisonne, et qui est celle du meurtre commis par Maxim :

We had come through our trials into calm seas, and been as close as possible for two people to be. Now it had gone, that completeness, and I wondered if maniage was always like this, constantly moving and changing, bearing one this way and that, together and then apart almost at random, as if we were floating in it as in a sea. (MdW 178)

On voit à quel point il est important que Susan Hill ait non seulement emprunté les apparences mais révélé et exploité l'essence du roman gothique qu'était Rebecca parce que c'est cette pulsion destructrice, devenue une dimension fondamentale du personnage de la narratrice, qui donne sa cohérence au roman. Si, du point de vue de l'intrigue dramatique proprement dite, le dénouement tragique est indirectement provoqué par le fait que la narratrice répète systématiquement l'erreur qui consiste à Carder le silence au lieu de parler

 

 

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à Maxim, son silence dans Rebecca n'a qu'une valeur quasi-anecdotique, tandis que chez Susan Hill ce silence est lourd de signification ; lié, comme on l'a vu, aux pulsions qui animent Mrs de Winter, il en fait un personnage d'une tout autre consistance. En effet, alors que Rebecca est un véritable mélodrame, où des personnages peu complexes subissent des événements qu'ils ne contrôlent pas, et qui sont causés par la méchanceté des autres, Mrs de Winter en revanche est une authentique tragédie car non seulement c'est la "faille tragique", et non un enchaînement fortuit de circonstances, qui provoque l'issue fatale (7), mais cette faille implique la référence à un ordre cohérent dont relève aussi le personnage de Maxim, puisque celui-ci s'incline finalement devant une nécessité supérieure qui dépasse l'humain.

"We make our own destiny" : cette constatation ponctue de façon lancinante le récit de Mrs de Winter, écrasée par la conscience de sa responsabilité dans les événements, et met en parallèle au niveau du récit le rôle joué par la narratrice et le comportement du Maxim de Susan Hill, qui, se démarquant totalement du personnage monolithique de l'aristocrate au charme irrésistible, victime et meurtrier sans remords de Rebecca, devient ici un héros plus complexe, sinon un vrai "héros problématique." La notion de culpabilité, en effet, qui est introduite très tôt dans le roman, est une dimension importante de chacun des deux personnages.

C'est dans cette perspective qu'il faut lire la brève scène, d'inspiration mélodramatique dans les apparences – et donc très fidèle à la lettre de Rebecca – où la narratrice de Mrs de Winter, en route pour l'Angleterre avec Maxim, est soudain assaillie, sur le quai d'une gare, par un terrible soupçon, ironiquement souligné par les mots "warning whistle" :

as I looked into his face I heard, falling into my head as clearly as drops of water falling on to stone, 'That man is a murderer. He shot Rebecca. That is the man who killed his wife,' and for one terrible moment, staring at Maxim, I saw a stranger, a man who had nothing to do with me, a man I did not know. And then the guard had blown the warning whistle to summon us back on the train. (MdW 36)

L'avertissement est évidemment celui de Susan Hill à son lecteur – son Maxim n'est pas le Max de Winter de Daphne du Maurier – mais c'est avant tout l'instant où s'introduit une distance entre Maxim et sa femme, où se manifeste la petite voix intérieure, dont la narratrice ne se débarrassera plus, et qui déterminera ses conduites ultérieures, jusqu'à la mort de Maxim. Point n'est besoin d'un Iago pour instiller le poison, l'inconscient suffirait, mais un soupçon de peur consciente s'y est ajouté : si elle aime Maxim, il entre dans son amour pour lui une part de fascination morbide et de répulsion tout à la fois. Aussi son

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7. "In the structure of rnelodrama, man is essentially 'whole' ... It is in tragedy that man is divided ; in melodrama, his troubles ... do not arise from the urgency of unreconciled impulses. In tragedy the conflict is within man ; in melodrama, it is between men, or between men and things." Robert B. Heilman, Tragedy and Melodrama, Seattle : University of Washington Press, 1968, p. 79.

 

 

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sentiment de culpabilité est-il extrêmement complexe : Mrs de Winter est en un sens l'instrument d'une punition divine (elle va de temps en temps prier à l'église, tandis que Maxim, lui, n'est pas croyant), parfaitement logique dans la mesure où "Tu ne tueras point" est l'impératif absolu, dont la transgression mérite le châtiment suprême ; mais son sentiment conscient de culpabilité provient de ce qu'elle se sent déloyale envers Maxim, et non pas du fait qu'elle est complice d'une dissimulation. Il est indéniable que Susan Hill a cependant voulu donner une dimension authentiquement chrétienne à cette culpabilité lorsque, dans l'église de Venise où la narratrice est allée prier pour Noël, elle constate : "I was bitter with longing, so that I could not pray, not decently ... The fog ... hung over the surface of the black water of the canal, sour and sulphurous, and I walked back very quickly, my head bent" (MdW 189). Comment pourrait-elle en effet prier sincèrement, elle qui est complice d'un si grave péché ? Mais alors qu'elle s'ingénie avec obstination à trouver de fausses raisons à son incapacité à prier d'un cœur sincère (son amertume à l'idée que Cobbett's Brake ne sera jamais à elle), la métaphore de l'Enfer ("sulphurous") et de la soumission ("my head bent") vient pourtant rappeler au lecteur que les vraies raisons sont ailleurs ...

On voit bien ici comment Susan Hill a tout à la fois repris les personnages de Daphne du Maurier en leur donnant une véritable consistance, et a en même temps écrit, avec Mrs de Winter, un roman totalement "hillien" dans la mesure où l'on y retrouve les constantes de son œuvre, tout particulièrement ces héros d'une tragédie moderne inscrits dans une vision chrétienne du monde. (8) Le personnage de Maxim, qui n'est pas croyant, ne se situe pas a priori dans une logique chrétienne d'expiation ; néanmoins, à la fin de Mrs de Winter, alors que sa femme tente désespérément de le convaincre qu'ils peuvent encore échapper à la vengeance de Favell et de Mrs Danvers (et préserver un bonheur qu'elle s'est employée à saccager), il résume la situation d'un seul mot, renvoyant à un code auquel il a failli, et auquel il admet enfin qu'il ne peut pas se soustraire :

[Mrs de Winter :] 'She is evil, she hates you – us – she wants to hurt us. Both of us. It's twisted and warped and mad, yes – but she means it. They use each other – lie wants – oh, I don't know – money, I suppose or reven'e of a different kind.'
'Justice,' Maxim said. (MdW 359)

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8. Même en cela Susan Hill demeure plus fidèle qu'il n'y paraît aux intentions initiales de Daphne du Maurier, qui avait dans une première version fait commencer son roman au bord de la Méditerranée, dans un petit hôtel discret devenu la résidence permanente des de Winter : ceux-ci, défigurés dans un effroyable accident de voiture qui s'était produit juste avant leur arrivée à Manderley, à leur retour de Londres, avaient ainsi été les victimes d'une justice immanente d'inspiration plutôt chrétienne, semble-t-il, mais dont la manifestation (s'ajoutant à l'incendie de Manderley) avait été jugée trop mélodramatique par son auteur, qui avait préféré une fin plus "ouverte."

 

 

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Maxim a commis la faute suprême de s'ériger en dieu, puisqu'il a fait justice lui-même : le fait que Rebecca ait été l'incarnation du mal ne lui donnait pas le droit, à lui, de la tuer. L'hubris est toujours punie dans la tragédie et, de plus, il a osé défier les dieux une deuxième fois en revenant en Angleterre : l'exil qu'il s'était imposé aurait peut-être suffi à apaiser la colère divine mais, en revenant, il ne pouvait échapper à la punition, car Mrs Danvers et Favell, telles les Érynies, allaient inévitablement surgir des coulisses pour lui faire expier son crime – d'où le traitement très théâtral de la scène de mise en accusation publique de Maxim à la fin de la garden party.

Excès de présomption chez Mrs de Winter aussi, qui a cru pouvoir construire leur bonheur de couple dans la nouvelle maison, qui a cru que des mots suffiraient à conjurer le pouvoir destructeur de Mrs Danvers : "The past cannot touch us now ... There is nothing you can do, no possible harm" (MdW 316). C'est pourquoi le jardin dévasté de Cobbett's Brake, au lendemain de la tempête qui a suivi la réception, n'offre plus que l'imag-e désespérante d'un paradis détruit : "Where the beautiful, slender young trees had arched up and over ... was a tangled mess of broken branches and poor, pale, raw stumps" (MdW 369). Or, ici comme ailleurs chez Susan Hill, le jardin est le lieu par excellence de la perfection et de l'harmonie entre l'homme et la nature – il n'est que de voir la différence de traitement entre le parc de Manderley chez du Maurier et le jardin de Cobbett's Brake, entre le vaste parc impersonnel et intimidant, lieu de tous les dangers et de toutes les peurs, et le jardin lieu de création, d'harmonie, métaphore d'une renaissance, d'une nouvelle vie, purifiée des taches du passé ...

Car si le jardin de Cobbett's Brake était destiné à être le lieu du lien parfait entre l'homme et la nature, la faute de Maxim fait que l'harmonie a été rompue ; la narratrice a cru pouvoir recréer le monde, mais la faute commise leur interdit définitivement l'Éden de Cobbett's Brake (un Éden qui était la réplique de Manderley, dont Maxim avait déjà été chassé). La démarche de Mrs de Winter consistait à restaurer un ordre originel, mais elle ne peut restaurer l'ordre du monde qu'au prix de la perte de Maxim. Et en perdant Maxim, en le restituant à la mer, elle se perd aussi elle-même (elle n'existait, le titre le dit assez clairement, qu'en tant que Mrs de Winter) : elle disparaît en tant que personnage, sa fonction de narratrice ayant été de ressusciter le couple de Rebecca et d'achever son histoire. Mrs de Winter meurt donc une deuxième fois, et le symbole de sa fin est ce tourbillon où s'engloutit le roman lorsque dans la dernière phrase, en un geste d'une extrême élégance, Susan Hill restitue son oeuvre à Daphne du Maurier.

 

 

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En conclusion, s'il est clair que Susan Hill a fait du mélodrame qu'était Rebecca la tragédie que celui-ci aurait pu être, elle n'a pour ce faire rien introduit d'essentiel dans Mrs de Winter qui n'ait été en germe dans l'autre roman, et l'on serait tenté, au risque de se montrer trop sévère, voire peut-être injuste, à l'égard de ce dernier, de conclure qu'elle a ainsi donné à un brouillon très imparfait une suite qui est une oeuvre achevée. Une lecture attentive de Mrs de Winter corrige inévitablement le préjugé selon lequel cet ouvrage constituerait une déviation par rapport à l'ensemble de l'œuvre de Susan Hill : non seulement il a sa place dans une certaine tradition littéraire, en reprenant un roman qui lui-même a été situé, à tort ou à raison, dans la lignée de Jane Eyre, mais dans le même temps il s'inscrit, en dépit des apparences, dans le contexte contemporain par le biais d'une écriture qui contient sa propre critique. Là où une narration au premier degré, sans recul, bien qu'au passé et à la première personne, conduisait dans Rebecca à de flagrantes invraisemblances, Susan Hill transfère dans le mouvement même de l'écriture la perplexité de la narratrice à l'égard de sa propre histoire ; elle ajoute donc au récit un élément de métafiction qui souligne l'importance structurelle du dédoublement, et les effets de doubles, de miroirs déformants et autres, allant bien au-delà du simple habillage du gothique, correspondent, à différents niveaux de signification, au mécanisme même de la fascination d'une romancière pour son sujet, pour le livre d'une autre, pour le vertige de l'écriture elle-même.

Aussi, loin d'apparaître comme une fantaisie que se serait pour une fois permise une romancière "sérieuse", Mrs de Winter s'inscrit logiquement dans la continuité des ouvrages où Susan Hill a déjà eu l'occasion de démontrer son intérêt pour le genre de la ghost story et ses significations diverses (9) : elle y ajoute ici, à travers la parodie, la dimension de l'humour, forme par excellence du détachement, grâce auquel il est permis de soulever discrètement des interrogations métaphysiques essentielles.

 

 

 

 

 

 

 

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9. The Woman in Black (1983), The Mist in the Mirror (1992).

Il n'est pas indifférent, et c'est même un évident clin d'oeil au lecteur, que dans la scène où Mrs de Winter découvre soudain une photographie de Rebecca dans un vieux magazine, Maxim, pendant qu'elle feuillette le magazine, soit occupé à lire The Moonstone de Wilkie Collins.

 

 

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Annexe : résumé des deux romans

 

L'histoire de Rebecca est racontée à la première personne par l'héroïne, qui restera anonyme : c'est une jeune fille anglaise de milieu modeste, timide et maladroite, qui sert de dame de compagnie à une odieuse vieille américaine, très riche, Mrs Van Hopper. Sur la Côte d'Azur, elle rencontre un compatriote, le très distingué Maxim de Winter, bien plus âgé qu'elle et qui, selon Mrs Van Hopper, ne se remet pas de la mort, survenue moins d'un an auparavant, de sa femme, la très belle Rebecca. Alors que Mrs Van Hopper est retenue au lit par une grippe, la jeune narratrice est invitée par Maxim de Winter, qui au bout de quelques jours lui demande de l'épouser, lui permettant ainsi d'échapper au départ pour New York soudain décidé par Mrs Van Hopper. Après leur mariage et leur voyage de noces à Venise, Maxim ramène sa nouvelle femme à Manderley, son manoir de Cornouaille. Celle-ci se sent très mal à l'aise dans son nouveau rôle de maîtresse de maison de Manderley, où elle se trouve bientôt victime des persécutions de Mrs Danvers, la gouvernante, qui adorait Rebecca et ne pardonne pas à la narratrice d'avoir pris sa place. À l'arrivée des de Winter, elle avait organisé un rassemblement de tous les domestiques de la maison pour "accueillir" la jeune femme, paralysée de timidité devant eux.

La nouvelle Mrs de Winter est terrifiée par Mrs Danvers, qui a gardé intacte la partie de la maison qu'utilisait la première femme de Maxime. Le seul véritable ami de la narratrice à Manderley est Frank Crawley, le régisseur à la loyauté inébranlable.

Au cours d'une promenade dans le parc de Manderley, la narratrice découvre une petite maison sur la plage : c'est là que Rebecca recevait ses amis – là aussi que Maxim l'a tuée, comme il l'apprendra plus tard à sa deuxième femme. Rebecca jouait un double jeu : l'hôtesse charmante et enjouée que tout le monde adorait était en réalité un démon pervers qui se vautrait dans la débauche tandis que Maxim souffrait en silence afin de ne pas compromettre l'honneur de la famille et de Manderley.

Afin que les traditions soient respectées, un bal costumé est organisé à la demande du voisinage, bal pour lequel Mrs Danvers suggère à la narratrice de s'inspirer de l'un des tableaux de famille, représentant une belle jeune femme brune. Elle se laisse involontairement manipuler et apparaît sans le savoir dans le même déguisement exactement que celui choisi par Rebecca lors de son dernier bal. Maxim est furieux et le bal se transforme en cauchemar pour la jeune femme – bien que les apparences soient préservées aux yeux des invités.

Juste après la réception, un bateau fait naufrage dans la baie : les plongeurs partis à sa recherche découvrent au fond de l'eau un autre bateau, celui de Rebecca, dont le cadavre se trouve à l'intérieur de la cabine. Au cours de l'enquête qui suit, Maxim doit expliquer pourquoi il a identifié un autre corps, un an plus tôt, comme étant celui de sa femme (c'est alors aussi qu'il révèle la vérité à la nouvelle Mrs de Winter). L'enquête conclut à un suicide, mais le cousin de Rebecca, Jack Favell, avec qui elle avait des relations plus que douteuses, refuse de croire au

 

 

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suicide et tente d'exercer un chantage sur Maxim. On découvre, grâce à l'agenda de Rebecca conservé par Mrs Danvers, que, le jour de sa mort, Rebecca avait, sous un faux nom, consulté un docteur à Londres. Favell, le colonel Julyan (le magistrat local), Maxim et sa femme retrouvent le docteur et apprennent que Rebecca, atteinte d'une très grave maladie, était condamnée à brève échéance et que, de plus, elle était stérile (alors qu'elle avait fait croire à son mari, le soir du meurtre, qu'elle était enceinte de Jack Favell, ce qui avait déclenché la colère de Maxim).

Le suicide est donc plausible, mais Jack Favell ne se satisfait pas de cette conclusion. On soupçonne, à la fin, qu'il a téléphoné à Mrs Danvers et que celle-ci a mis le feu à Manderley avant de s'enfuir. Tandis que Maxim et sa femme, rentrant de Londres dans la nuit, approchent du domaine, ils remarquent une lueur rouge intense à l'ouest, qui ressemble à un lever de soleil : c'est Manderley qui brûle. Le roman s'achève sur l'image de l'incendie : "the sky on the horizon was not dark at all. It was shot with crimson, like a splash of blood. And the ashes blew towards us with the salt wind from the sea" (MdW 396).

Dans une première version, modifiée ensuite par Daphne du Maurier, les de Winter avaient un très grave accident de voiture alors qu'ils étaient tout près d'arriver au manoir en flammes, et dans le dernier chapitre on les retrouvait, des années plus tard, défigurés et infirmes, au bord de la Méditerranée dans un petit hôtel tranquille, devenu leur lieu d'exil.

Bien que la version définitive de Rebecca s'arrête avant cet accident et laisse donc ouvertes toutes les fins possibles, Susan Hill a respecté l'intention initiale de Daphne du Maurier en ne permettant pas à ses personnages d'aller jusqu'au manoir en flammes : en effet, Maxim, dès qu'il comprend ce qui s'est passé, fait demi-tour pour ne pas voir ce spectacle, et le couple se met immédiatement en route pour le Continent.

Mrs de Winter débute paradoxalement en Angleterre, par une scène d'enterrement. Il faut attendre les derniers mots du premier chapitre pour apprendre que c'est Beatrice, la soeur de Maxim, que l'on vient d'enterrer. Les de Winter sont rentrés provisoirement de leur exil pour assister à la cérémonie. Le deuxième chapitre consiste en un retour en arrière qui explique les circonstances dans lesquelles le couple, dans un hôtel quelque part en Europe, au bord d'un lac, a reçu la nouvelle de ce décès et décidé de rentrer en Angleterre pour la première fois depuis les événements tragiques relatés dans Rebecca, et qui se sont produits plus de dix ans auparavant. Le lendemain de l'enterrement, la narratrice se rend seule sur la tombe de sa belle-sœur et y découvre une couronne de fleurs de lys d'une beauté parfaite, qui n'y était pas la veille, et accompagnée d'une carte de l'écriture de Rebecca, signée de la seule initiale R. Bouleversée, elle ne dit rien à Maxim.

Après l'enterrement, le couple passe quelques jours chez Frank Crawley puis décide de rentrer lentement par étapes. Au cours de ce petit voyage, ils découvrent dans les Cotswolds une grande maison inhabitée, Cobbett's Brake, pour laquelle la narratrice éprouve un coup de foudre

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immédiat. Le soir du même jour, à l'hôtel, en feuilletant de vieux magazines, elle trouve par hasard une photo de Rebecca, qu'elle n'a jamais vue, et en éprouve un choc tel qu'elle ne peut le dissimuler à Maxim. Celui-ci, furieux de ne pouvoir échapper au passé, décide de quitter l'Angleterre sur le champ.

La deuxième partie du roman consiste en un seul chapitre, au cours duquel les de Winter reprennent une vie errante et oisive. Parfois un lourd silence s'installe entre eux, né de leurs désirs contradictoires : celui pour elle de rentrer vivre en Angleterre, pour lui de demeurer définitivement loin des souvenirs du passé. Pendant une excursion sur le Bosphore, la narratrice apprend que Maxim a acheté Cobbett's Brake.

La troisième partie (chapitres 12-22) est donc située en Ancgleterre, dans les Cotswolds, où la narratrice est persuadée qu'une nouvelle vie va commencer. Mais le foyer qu'elle espère construire ne sera complet que lorsqu'ils auront des enfants : inquiète de ne pas en avoir au bout de près de douze ans de mariage, elle décide d'aller consulter un médecin à Londres – sans, toutefois en parler à Maxim. Rassurée par le diagnostic du docteur Lovelady, elle s'apprête à rentrer à Cobbett's Brake le dire à Maxim. C'est alors que, par hasard, elle rencontre Jack Favell, qui la menace de chantage et lui promet de se venger de Maxim.

Quelques jours plus tard, alors que Maxim est absent, Mrs de Winter reçoit la visite inattendue de Mrs Danvers, devenue dame de compagnie d'une très vieille dame des environs, et qui l'oblige ensuite à aller la voir chez elle, non loin de Cobbett's Brake, où elle a reconstitué la chambre de Rebecca. Bouleversée par cette visite, la narratrice, qui n'a pas su résister à la volonté de Mrs Danvers, ne peut se résoudre à en parler à Maxim, non plus qu'elle n'a eu le courage de lui raconter sa rencontre avec Jack Favell. Décidée, néanmoins, à surmonter les obstacles et à faire de Cobbett's Brake leur vrai foyer, elle organise une garden party pour les voisins. Mrs Danvers arrive pendant la réception et révèle à Maxim qu'elle a vu sa femme au cours des jours précédents. Alors que les derniers invités s'en vont, Jack Favell arrive à son tour et menace publiquement Maxim de le punir du meurtre de Rebecca.

La narratrice tente vainement de dissuader Maxim de se livrer à la justice. Un violent orage éclate cette nuit-là ; au matin, la narratrice découvre son jardin entièrement dévasté et s'aperçoit que Maxim est parti en voiture pendant la nuit. Elle apprendra bientôt qu'il s'est tué en s'écrasant contre un arbre alors qu'il allait arriver à Manderley ; dans le dernier chapitre, elle prend un bateau pour aller disperser ses cendres dans la baie devant les ruines de Manderley. La dernière phrase du roman est l'écho de celle de Rebecca : "I opened the small box, and overturned it gently, tipping its fine pale powder out, and as I did so, the ashes lifted, and blew away from me, carried towards Manderley with the salt wind from the sea" (MdW 374).

 

 

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QUELQUES RÉFÉPENCES

 

Le genre gothique

 

DAY, William Patrick, In the Circles of Fear and Desire, A Study of Gothic Convention, Chicago & London : The University of Chicago Press, 1985.

ELLIS, Kate Ferguson, The Contested Castle : Gothic Novels and the Subversion of Domestic Ideology, Urbana : University of Illinois Press, 1989.

HENNESSY, Brendan, The Gothic Novel, Harlow : Longman for the British Council (Writers and their Work), 1978.

JARRETT, David, The Gothic Form in Fiction and its Relation to History, Winchester : King Alfred's College, 1980.

KOSOFSKY SEDGWICK, Eve, The Coherence of Gothic Conventions, New York & London : Methuen, 1980.

MACANDREW, Elizabeth, The Gothic Tradition in Fiction, New York- & Guildford : Columbia University Press, 1979.

 

Le mélodrame

 

HEILMAN, Robert B., Tragedy and Melodrama, Seattle : University of Washington Press, 1968.

REDMOND, James, Melodrama, Themes in Drama 14, Cambridge University Press, 1992.

SMITH, James L., Melodrama, London : Methuen, 1973.

 

 

 

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 8. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)