(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)  

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Elle me résistait, je l'ai assassinée
Confessions d'un Traditore

 

 Jean- Louis Chevalier (Université de Caen)

 

 

Des deux emplois du vers sous les auspices duquel je place mon intervention, je choisis le moins scientifique : je n'étudie pas l'œuvre où il apparaît, ne cherche pas à savoir quels en sont le destinateur, le destinataire, le sujet et l'objet, ne tiens pas compte du temps, du lieu et des circonstances de son énonciation, mais me donne la licence d'en faire un usage arbitraire, de m'approprier une exclamation célèbre au seul motif de sa célébrité et, sans attendre qu'elle me résiste, je commence par l'assassiner. Toutes les trahisons ne sont pas traductionnelles, et je ne prétends pas qu'il suffise de les avouer pour s'en disculper. Il n'en reste pas moins que réciter ses crimes, ses méfaits, ses défaites, a plus de chances de toucher un auditoire, fût-il composé de praticiens plurilingues, que de protester de la pureté de ses intentions et de ses quelques victoires sur les forces de son plus mauvais génie, la tentation d'assassiner qui résiste, puis de tourner la page en détournant la tête, sans plus entendre, comme Miss Brill, something crying. Les belles infidèles ne sont pas des enfants de l'amour mais du mépris. Se non è vero, è bene trovato n'est pas un effet de l'art mais une négligence: "Négligez et vous perdrez. Cherchez et vous trouverez," dit Confucius. Et Horace met en garde : "Un mot lâché ne saurait revenir." Sauf, je l'ai éprouvé, comme un remords, non dans le texte publié dont parle Horace, mais dans la conscience du traducteur, et les soubresauts, les sombres sautes, de son inconscient. Voici quinze mois qu'est parue la version française du "roman romanesque" d'A. S. Byatt, Possession, et il m'arrive à tout moment, en lisant, en écoutant, qu'un mot surgisse et me persuade que c'est lui, sans conteste, que j'aurais dû trouver et reconnaître pour traduire tel ou tel mot anglais dont j'espérais avoir réussi à oublier combien il m'avait résisté.

Ainsi les nuits des traducteurs sont-elles visitées par les spectres de leurs victimes, Mon histoire, messieurs les juges, sera brève. Je plaide coupable d'avoir ignoré, inventé, négligé, perdu, truqué, trahi, tué, et je vous prie seulement de m'accorder ]es circonstances atténuantes.

 

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L'heure étant à la transculturalité, j'évoquerai d'abord le problème des textes dans le texte, citations sur lesquelles narrateur et personnages assoient leurs réflexions, leurs paroles et, s'agissant d'une histoire d'écrivains, leurs écrits. Comme il s'agit aussi d'une histoire où toutes les cultures circulent dans le texte et le nourrissent comme le font sang, lymphe et sève dans les organes vivants, les citations y sont nombreuses et toujours précieuses pour l'intelligence de la pensée qui s'offre, non seulement de personnage en personnage et, par là-même dans la diégèse, d'auteur en lecteur privé ainsi qu'en grand public, mais aussi, d'un siècle à un autre et toujours dans la diégèse, d'auteur en commentateur. Le roman passe par toutes les situations de lecture des textes dans le texte, et ses citations sont des monuments invitant à une traduction quelque peu muséographique. Je veux dire une traduction qui respecte l'histoire dans l'histoire des textes dans le texte et, plus que tout, leur langue. Or, Possession s'appuie sur nombre de textes anciens – illustres et familiers – plus renommés que connus – oubliés et redécouverts – et sur autant de textes modernes des XIXème et XXème siècles, sans compter les textes des personnages mêmes en ces deux siècles. Issus de toutes les cultures, ils sont cités ou bien dans leur langue originale, l’anglais presque exclusivement, mais un anglais de plusieurs âges, ou bien dans une traduction anglaise due à un traducteur extradiégétique, à un personnage traducteur intradiégétique, ou au narrateur principal. L'auteur domine magistralement ce foisonnement, et l'on sait combien prodigieux est le résultat. Mais que de chausses-trapes pour son traducteur !

S'il est naturel qu'en anglais les poèmes de Shakespeare, Donne, Milton, Keats, Browning ou Graves soient exactement ce qu'ils sont, c'est-à-dire écrits par des poètes différents à des époques différentes mais dans la tradition d’une commune littérature, il serait dommageable à cette littérature, à sa culture, à toute culture, et contraire à la transculturalité que, traduits, ils en viennent à sembler écrits par le même poète, à la même époque, dans une langue indifférente à leurs différences intrinsèques, ou inversement à paraître comme étrangers aux autres ainsi qu'à leur unité culturelle, sous l'effet déformant de la reconstitution et sa surcharge maniériste. Je ne parle pas des  contraintes des formes fixes, de la métrique ou de la rime, mais de ces insaisissables couleur, saveur, senteur, contact et résonance qui animent la langue de l’œuvre d’art. Je ne sais si je les ai trouvés, mais je les ai intensément désirés et, à chaque poème cité, j'ai cherché à ne trahir ni le poète qui l'avait écrit ni le personnage qui le citait parce qu'il l'aimait. Je n'ai fait là que ce que je devais, mes difficultés n’étaient qu’ordinaires, et mes crimes, pour inexcusables, involontaires.

Par un renversement paradoxal de mes prévisions, ce sont les citations des œuvres étrangères, données en traduction anglaise, notamment mais non exclusivement les fragments des œuvres françaises, qui m'ont acculé à la forfaiture, ne me laissant souvent

 

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que le choix entre diverses formes d'infractions, ou m'en imposant une comme ma seule chance de perdre mon âme en sauvant mon enfant. J'avais naïvement cru qu'il suffirait, afin de satisfaire à l'exigence naturelle de la restitution d'un texte français authentique, de le retrouver et le retranscrire. Ainsi Lacan, par exemple, ne me soumit-il à rien de plus ardu que l'extrême abondance de sa production. Mais que faire s'il existe plusieurs textes qui sont tous authentiques mais non pas identiques? Ou même – qui l'eût cru ! – s'il n'en existe pas ?

Ce cas limite m'a précipité dans la contrefaçon. Je la dois à Michelet, cité à plusieurs reprises, et dont j'ai, bien sûr, toujours respecté le texte, devant même une fois le défendre preuves en main, son style ayant paru gauche au réviseur de ma traduction.

Mais tout le Michelet du livre n'en est pas pour autant de lui. Au début du roman, quand Roland Michelle lit l'exemplaire personnel de Randolph Henry Ash des Principi di Scienza Nuova de Vico cités en traduction anglaise (I. 4/14), j'ai cru pouvoir me reporter à la traduction française du temps, celle qu'Ash aurait lue s'il avait été français, et j'ai découvert avec joie qu'elle était de Michelet, ami d'Ash et son intercesseur auprès de Christabel LaMotte en Bretagne. Citer Vico dans la traduction de Michelet intégrait encore plus intimement Michelet à l'histoire d'Ash tout en servant le jeu transculturel de la narration. La difficulté est que Michelet n'a pas traduit intégralement Vico, mais deux volumes d'extraits seulement. Le passage lu et annoté par Ash puis par Roland n'y figure pas. J'ai dû le traduire moi-même, en m'inspirant de Mjchelet, mais en sachant que mieux j’y réussirais, plus mon lecteur serait trompé par la facture du texte qu'il lirait. Mon lecteur cultivé, s'entend, celui-ci qui sait que Michelet a traduit Vico sans évidemment se rappeler quelles pages sont omises, et qui croit de bonne foi lire du Michelet quand il lit Vico en français.

Que la question du texte dans le texte pose de façon également cuisante celle de la traduction dans la traduction n'est pas pour surprendre, mais cette question seconde peut être encore exacerbée par des difficultés transculturelles adventices qui s'ajoutent en français à celles résolues en anglais. Ainsi des œuvres de Freud, dont il n'y a pas de traduction française complète et unifiée comparable à celle de Strachey en anglais. Aussi faut-il pouvoir tenir compte de la date à laquelle Freud est cité pour choisir entre plusieurs versions, les querelles d'école auxquelles le vocabulaire psychanalytique donne lieu interdisant que l'on bricole sa propre traduction. J'ai cependant dû le faire une fois, pour une brève citation sans référence que je ne suis pas arrivé à repérer dans l'œuvre de Freud, dont je m'accuse de ne pas avoir effectué une lecture exhaustive. Mais même quand référence il y a, la solution n'est pas automatique. Le choix est parfois aisé. quand Maud Bailey, critique très au fait de la recherche contemporaine, mentionne le texte intitulé en

 

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anglais Analysis Terminable and Interminable (XIV 27 1/278} il suffit de préférer la traduction récente, L'Analyse avec fin et l'analyse sans fin, à celle plus ancienne et plus connue, Analyse terminée et analyse interminable. Mais un tel choix lexical et historique peut se révéler impossible et l'histoire des traductions entraîner à des accommodements illicites avec l'exactitude bibliographique : dans son livre de 1964, Mortimer Cropper cite avec toutes les références désirables Totem et tabou (XXV. 445-6/442-3), dont la traduction française de 1923 a été révisée en 1965 ; c'est donc à la première qu'il faudrait se reporter, mais elle est introuvable, et – de telles considérations ne sont pas étrangères à nos petites démissions – un paragraphe vaut-il la dépense d’une journée de consultation dans les bibliothèques de la capitale ? J'ai cédé à la facilité (non sans avoir refusé celle proposée par l'auteur : changer la date du livre de Cropper) et donné comme de 1923 le texte révisé de 1965. À l'achronologie transculturelle j'ai préféré le tripatouillage intratextuel. La réunion d'aujourd'hui me permet de soulager ma conscience auprès de mon lecteur, mon lecteur psychanalyste s'entend.

Si la fidélité aux sources secondaires que sont les œuvres du domaine doublement étranger peut apparaître comme un raffinement épiphénoménique sophistiqué, celle aux sources primaires que sont pour nous les œuvres françaises citées en anglais est un principe auquel rien ne devrait permettre de déroger. Encore faudrait-il que toute source fût une. Quel texte du roman de Jean d'Arras Leonora Stern doit-elle utiliser quand elle le cite à l'appui de son étude de La Fée Mélusine, le poème de Christabel laMotte qui "y emprunte largement" mais dont on ne connaît que le "Proème" alors que Leonora en étudie le tout ? Car il existe plusieurs manuscrits de la légende de Mélusine et chacun a son champion. Une fois admis que Leonora, qui a légitimement recours à une traduction en anglais moderne, n’irait pas employer une version en français moderne mais, étant donné ses exigences scientifiques, l'un des principaux manuscrits, lequel adopterait-elle ? L’examen de la traduction anglaise dont elle se sert permet presque, mais seulement presque, de déterminer quel manuscrit y est suivi. En un cas la chose est certaine, en un autre elle est conjecturale. Je crois me rappeler, mais je n'en suis plus sûr et je n'ai pas vérifié, que ce manuscrit probable n'était pas celui qui me sembla le plus beau, et que je me rappelle parfaitement être tombé amoureux d'un mot traduit en anglais par hillside, mot qui ne figure pas dans le manuscrit que j'avais de bonnes raisons de retenir, mais dont il me parut insupportable de le faire mien. C'est le mot desrubaux un fier et merveilleux desrubaux (XIII. 245/253), et il n’est pas impossible que pour l'amour de ce mot je me sois autorisé un crime passionnel, non pas en altérant le texte du "bon moine" – même desrubaux ne m'y aurait poussé – mais en prélevant dans deux des deux citations rapprochées  que fait Leonora. Veuille mon lecteur me le pardonner, mon lecteur médiéviste s’entend.

 

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Cette propension à frelater n'est sans doute pas mon moindre défaut, mais c'est un d'autant plus répréhensible qu'il s'offre le luxe d'une lutte intérieure entre l'ange gardien des principes sacrés de la traduction et le démon tentateur de l'occasion prétendument supérieure qui fait le larron. Je ne me dépeins pas plus faillible que je le suis, mais il se trouve par un caprice de ma mémoire que j'ai beau savoir qu'en maintes circonstances la raison l'a emporté, je ne me souviens plus que de celles où elle ne l'a pas fait. Un dernier exemple est celui de Mabel Peacock citée par Sir George Bailey : "Th'otchin 'at wasn't niver suited wi' nowt- 'Fra fo'st he was werretin' and witterin' an sissin' an spittin’ perpetiwel" – texte dont il n'existe naturellement pas de traduction française, ni a fortiori plusieurs versions entre lesquelles hésiter. La recherche transculturelle en l'espèce devait plutôt être celle d'un patois qui fit l'affaire: pour des motifs pratiques doublés d'une vision incertaine de l'empire viking, j'optai pour le normand et sollicitai l'aide d'un dialectologue de mon université. C'était compter sans la répugnance du normand à être une langue commune à toute la Normandie, et mon collègue me remit trois versions très différentes, composées chacune dans le dialecte d'un terroir bien défini. On pensera qu'il ne me restait qu'à en choisir une. J'entrepris au contraire de les humer, les goûter, les comparer, et en vins à l'irrépressible conclusion que si je n'y mettais la main, j'aurais bien une traduction authentique mais qui ne serait pas, qui ne me serait pas, délectable. Autrement dit je succombai au narcissisme et à la vanité d'auteur. Subtilisant deux mots ici, trois mots là, et des tournures dans les trois textes, je dépeçai les modèles et composai un ersatz :

Tréjou colère, jamais content,
Vlà l'rérichon au chef branlant ...
Tchi qui plaint, geint,
Sèr et matin,
Et siffle et crache,
Jamais en piache,
Ch'est l'rérichon,
Cré nom dé nom !.
(V. 79/88)

  – méli-mélo disparate qui me séduisait davantage, fût-ce au prix de sa vérité linguistique. Ajnsi ai-je accordé la prééminence à je ne sais quelle conviction occasionnelle sur des préceptes auxquels j’adhère pleinement. Pour servir mon texte j’ai trompé mon lecteur. Qu'en aura pensé mon lecteur, mon lecteur dialectologue s'entend, le seul à déceler mon méfait ?

 

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Après de telles malversations il m’est apparu que la meilleure façon de ne pas trahir mes prédécesseurs était de ne plus m'en soucier. Je n'ai pas cherché à savoir, par exemple, comment les Principes de géologie de Sir Charles Lyell et le Manuel de zoologie marine de Sir Edmund Gosse avaient été traduits, ni même s'ils l'avaient été, à l'époque où Ash les lisait. Et je me suis interdit de prendre en considération les traductions françaises du XIXème siècle des poètes anglais des siècles précédents. Là j'ai cru, en me protégeant, protéger la poésie d'une forme de transculturalité qui équivaut à un travestissement. Leurs traductions dont disposaient les contemporains français d’Ash et de Christabel pour lire Shakespeare, Donne, Milton ou Keats, surtout les traductions en vers, ne sont plus recevables par nos propres contemporains. La transculturalité n'est pas un à la manière de archaïsant, et j’ai cru servir les deux cultures en présence en ne me servant pas de traductions dont les critères, n'étant plus les nôtres, font écran. Une traduction moderne de bonne foi est la plus susceptible de restituer, à défaut du miracle du poème original, son effet sur le lecteur, l'émotion esthétique suscitée en lui. C'est elle qu'on se doit d'essayer de transmettre. Sensible dans le texte anglais, si par bonheur elle se retrouve dans le texte français, elle aura quelque chance d'être comprise, peut-être partagée, d’Ash et de Christabel, ou de Roland et Maud, aux lecteurs d'une autre culture.

Les modes de reconnaissance et de lisibilité de l'autre culture constituent le problème entre tous. Les cas évoqués jusqu'ici sont des citations enchâssées dans des guillemets et toujours identifiées, directement accessibles au lecteur français cultivé qui connaît au moins de nom et de réputation la plupart des auteurs favoris des personnages et du narrateur du roman. Mais ces citations balisées ne sont pas la majorité et les citations anonymes et flottantes sont légion. Beaucoup sont condamnées à rester invisibles. Être ou ne pas être sera immanquablement reconnu : la chose de beauté, une joie pour toujours, probablement; stupidement bon vraisemblablement non. Or toutes font partie de la substantifique moelle et contribuent à l'un des plus délicieux plaisirs d’un roman dont il est aussi inconcevable qu'irréalisable de proposer une édition savante, et cette déperdition de culture, et de jouissance, ne laissait pas de me catastropher. Pourquoi mon lecteur ne pourrait-il jouer, lui aussi, à l'orpailleur ? Je résolus de lui destiner dans mon texte quelques pépites prélevées dans son propre héritage culturel. Condamné à ne pas déceler celles répandues au bénéfice de son homologue anglais, il en découvrirait peut-être une dizaine qui lui seraient spécialement dédiées. A partir du moment où pour les besoins de la cause de la traduction l'on fait arbitrairement parler à des personnages une langue qui leur est foncièrement étrangère, pourquoi ne pas les parer de quelques connaissances littéraires en supplément des linguistiques qui leur sont attribuées par convention ? Une telle résolution prise – et approuvée par l’auteur consulté – il fallait se garder de forcer

 

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la note et de travestir un roman d'outre-Manche en répertoire de citations de chez nous. Je n'ai fait aucun effort particulier d'acclimatation culturelle, me contentant de ne pas repousser, sous prétexte qu'elles appartenaient à notre patrimoine littéraire, des expressions qui se présentaient d'elles-mêmes et n'étaient pas strictement impensables par un étranger cultivé. Ainsi Roland : He thought of himself as a late comer – est-il assez lettré et mélancolique pour se peindre sous les couleurs de Musset : Il se pensait venu trop tard dans un siècle trop vieux (II. l0/20), et Blackadder assez lettré et acariâtre pour affubler son rival d'une épithète à la Rabelais : ce Grippeminaud de Cropper (II. 30/40). Le narrateur est tellement cultivé que tout lui est licite – De Gaulle : They must muddle through in a fog of grumble and contempt – À eux de tâtonner dans un brouillard de hargne, de grogne et de rogne (III. 26/36) ; Barrès : The scholars rose and descended, in purposeful quiet – les chercheurs montaient et descendaient dans un silence où soufflait l'esprit (VI. 107/115) ; Hugo : hearing in his brain the ghost-rhymes of the as yet unwritten – d'entendre dans sa tête le rythme encore informulé d'embryons près d'éclore (VIII. 130/139). Christabel est assez française pour s'inspirer d'une chanson : The Nation of Spinster Ants - La Nation des Fourmis qui n'ont point de mari (X. 162/170), et Leonora assez savante pour emprunter à Marmontel le titre de son livre : No Place like Home - Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? (XVII. 311/317) ou pasticher Beaumarchais : You know how it is with rumours. They waft, they burgeon – Vous savez ce qu'il en est de la rumeur. D'abord un bruit léger, rasant le sol ... Elle circule, elle bourgeonne (XXVII. 484/481). Je crois que c'est là tout. Est-ce un assassinat pratiqué comme un des beaux-arts? Si mon lecteur s'en offusque, je le prie de me pardonner mon lecteur cocardier et puriste s'entend.

L'acclimatation culturelle passe aussi par le seul langage. Tous les traducteurs connaissent le supplice des jeux de mots, et certains s'immolent dans une note en bas de page qui en appelle à la clémence du lecteur et le tire de sa lecture pour lui expliquer ce que l'irréductibilité de la langue de départ à la langue d'arrivée lui fait perdre de plaisir textuel. Je ne sais rien, en tant que lecteur, de plus exaspérant. En tant que traducteur, je crois ces aveux à proscrire. Ou bien le jeu de mots est traduisible et traduit – et qui songerait à signaler le fait en note ? – ou bien il ne l'est pas et, perdu pour perdu, à quoi bon un procès-verbal de disparition ? Le traducteur y trouve un soulagement au préjudice du lecteur, et c'est inverser les hiérarchies que de faire primer son confort moral sur le plaisir esthétique du lecteur. Mais le problème du jeu de mot ne se ramène pas toujours à une alternative fataliste. traduit, tant mieux ! Pas traduit, tant pis ! Il est des cas où le trait d'esprit est donné pour tel dans le texte et, si intraduisible soit-il, il faut le traduire, car ce n'en est plus un agrément verbal mais un composant essentiel. Possession joue sur

 

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plusieurs modes du nom d'Ash, qui n'est pas intraduisible en soi, mais qui en tant que patronyme ne se traduit pas. Randolph Ash tire lui-même avantage de la double acception de son nom : du frêne il fait son totem, et il évoque la cendre et la poussière de sa mortalité ; il en fait même la glose, mais trop tardivement pour le lecteur français ; il suffit au traducteur de la faire discrètement un peu plus tôt, dès que la nécessité s'en fait sentir. Le hic est ailleurs, dans des compositions verbales sur le nom d'Ash ou dérivées de l'une de ses acceptions : Ashram – Ash factory – Crematorium – élaborations à traduire sans traduire le nom qui en est le noyau. Pour Ashram, la chance a voulu que le français l'ait aussi emprunté au sanscrit, en 1960 selon le Petit Robert, et que Val l’utilise en 1986 (II. 10/20). Pour Ash factory, Cendrerie était tentant mais eût été un jeu de mots bilingue  exigeant en note les explications que je honnis. Quand Ashcadémie m'est apparu (idem), j'y ai reconnu la manifestation d'une Divinité transculturelle à laquelle je rends un culte depuis. C'est Elle qui a dit Ashcadémie, ce n'est pas moi. Aussi me sera-t-il permis d'en commenter la pertinence. Dans un mot français est inséré un mot anglais qui y demeure un mot étranger sans y apparaître comme un corps étranger. Le mot français d’origine est altéré mais sa signification n'est pas dénaturée. Comme tout calembour le mot français d'arrivée est un à-peu-près qui, par assimilation du mot anglais. acquiert un sens nouveau sans perdre l'ancien. Si le jeu de mots anglais n'est pas traduit, il est transposé et même transcodé : dans les sombres sous-sols du British Museum Ash est l'objet de tant de soins qu'il en est à lui seul toute une Académie et ses quarante immortels. Mais la divinité ne m’a accordé qu'une fois son secours. Je me suis retrouvé seul avec mes pauvres ressources humaines devant la greffe de Crematorium sur Ash factory. Une façon de m'y prendre me trotta dans la tête et j'en essayai la formule sur mes amis. Aucun d’eux ne comprit ce qu'elle signifiait. Alors se présenta un mot qui exerça sur moi une terrible fascination mais qui forçait tellement la mesure que, même en admettant que Fergus Wolff, fauteur de Crematorium, est un être odieux, capable du pire, je pressentis que pour une saillie j'allais commettre un sacrilège. En outre, pour jouer phonétiquement il fallait que ce mot fût entendu dans sa prononciation française courante et fautive. Enfin. dans la situation où il est proféré, Crematorium est immédiatement compris par le lecteur déjà au fait d'Ash factory mais pas par Maud qui n'appartient pas à l’équipe du British Museum et à qui il doit être expliqué. Je renonçai donc à Dachau. moralement scandaleux et directement intelligible au prix d'une prononciation incorrecte, et je revins à cette locution plaisante que je savais tenir de mon père et que personne ne comprenait, sauf mon cousin. Était-il possible de fonder une traduction destinée au grand public sur une expression dont l'origine semblait si étroitement familiale ? Robert encore, dans son Dictionnaire des expressions et locutions, m’apporta la réponse. La locution existait bien , attestée sous

 

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deux formes en 1866 et 1907. Je pouvais l'employer. Mais devais m'arranger pour que Maud ne la comprît pas du premier coup. J'inversai l'ordre de son énoncé et le dialogue fut :

- Et je n'arrive pas à comprendre ce que tu peux bien faire à rôder chez le perruquier des zouaves, si tel n'est pas le cas.
- Le perruquier des zouaves ?
- Chez Dache ! ...
(XII. 235/242)

Qui plus est, dache, pseudo nom propre, est une altération de diable, et j'ai appris depuis que ma locution est aussi en usage chez l'un de nos académiciens. En matière de transculturalité, les extrêmes se touchent.

Les extrêmes, peut-être. Mais les proches, entre qui la différence est sensible, constitutive, intraduisible ? Je veux parler de l'américain. L'anglais bourgeois, dialectal ou cockney ne pose pas de problèmes insolubles, ayant des équivalents admissibles dans le français bourgeois, dialectal ou parigot. Mais l'américain n'en a pas et ce qui le distingue de l'anglais d'Angleterre ne peut se rendre en décalquant le français de Belgique, de Suisse ou du Canada. Le rapport n'est pas le même et la transculturalité s'arrête où commence le non-sens historique et culturel. Si j'ai effectivement assassiné quelque chose dans ma traduction, c'est l'anglais d'Amérique de Cropper et Leonora. Par chance tous deux ont des traits de langage qui tiennent plus à leur personnalité qu'à leur nationalité, et ces traits ont été l'objet de soins habituels. Si ces personnages parlent et écrivent un peu différemment des Britanniques dans mon texte, ce n'est pas parce qu'ils sont des Américains. Que mon lecteur me pardonne, mon lecteur franco-américain s'entend.

Et les Français? Le français des Français pose-t-il un problème transculturel au regard de celui des autres ? Je crois que oui et distingue entre le français employé comme tel par les étrangers et celui que la traduction fait parler soit aux Français eux-mêmes soit aux autres. Le français des anglophones est rare et bref dans le texte anglais. Parfois c'est une fioriture qui, pour conserver sa valeur, ne peut être elle-même conservée : enfin, they do not go well, dans une lettre de Christabel, devient: finalement, cela ne va pas bien (X. 199/206). Parfois c'est une expression savoureusement employée mais dans une position qui, légitime en anglais, ne l'est pas en français : Very de haut en bas. Your friend Maud Bailey, tourne une locution adverbiale en adjectif et ne peut le faire que parce que l'anglais est ce qu'il est ; en français l'adjectivation n'est pas envisageable et la locution doit être abandonnée. Elle m 'a parlé du haut de sa grandeur. Ton amie Maud Bailey (XII. 218/226). Enfin, une fois et une seule, une légère gaucherie et une petite incorrection m'ont paru voulues dans la bouche de

 

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Cropper, et je les ai respectées : "Arrêtez s'il vous plaît. Nous nous abîmons. Veuillez-croire que je n'ai jamais rencontré de pires façons sur les routes françaises. Une telle manque de politesse" (XXIII. 427/424).

Par ailleurs, le français des Français ne présente pas de difficultés spéciales, sauf si le texte anglais se trouve confronté à une impossibilité comparab1e à celle du texte français en face de l'anglais des Américains. Je pense au français des Bretons, que l'anglais ne peut rendre, mais que la version française peut essayer de restituer, si impalpablement que ce soit. Il ne s'agit pas du curé qui pour les Bretons serait un parisien, un étranger, car une paroisse bretonne au XIXèrne siècle possède un recteur, à la satisfaction amusée de l'auteur. Il s'agit plutôt, indépendamment du lexique, du rythme propre au français qu'on parle en Bretagne. Je suis parisien mais marié à une Bretonne, et ne puis mieux m'expliquer qu'en citant sa tante de Brest, éminente conteuse dans les deux langues, dont une histoire mettait en scène une jeune fille qui prie cent fois son père : Une robe neuve je veux avoir ! jusqu'à finir par s'écrier. Eh bien je mettrai mon corps à mal faire, et j'aurai ! C'est sur cette inimitable façon de dire que je me suis efforcé de modeler le conte de Gode, et si j'y ai échoué, c'est un crime de plus dont je dois m'accuser auprès de mon lecteur, mon lecteur breton s'entend.

L'évocation du rythme amène naturellement à la poésie. Traduire la poésie revient pour une grande partie à trouver un rythme, et la contrainte de la forme est davantage un adjuvant qu'une gêne. C'est une discipline stimulante, à l'instar des règles d'un jeu. Sans règles pas de jeu, sans rythme pas de poésie. La difficulté du traducteur réside moins dans l'application des règles que dans la reconnaissance de celles à appliquer. Il existe quelques conventions transculturelles, comme l'équivalence du pentamètre iambique et de l'alexandrin, ou la prééminence à accorder dans la versification à la métrique sur la rime. Mais il est d'autres exigences particulières à chaque poète, à chaque poème. Le but que je me suis fixé était que la poésie d'Ash et celle de Christabel ne puissent être confondues l'une avec l'autre, pas plus qu'avec celle des poètes si fréquemment cités dans leur correspondance et dans la narration. Ce qui impliquait de considérer leurs œuvres comme des œuvres et non comme des pastiches. Je crois profondément que si l’auteur se livre à de plaisants pastiches dans les fragments de ses personnages d’universitaires – encore que ceux-ci fassent de la fort bonne critique sous leur manteau de comédie – elle prend très au sérieux les poèmes de ses personnages de poètes, et que c’est bien de la poésie qu'ils écrivent. Pour la traduire, j'ai constitué trois corpus : 1a poésie d'Ash, la poésie de Christabel et un florilège des autres poètes, et je les ai travaillés à part les uns des autres, séparément du roman, trois fois chacun. Avant de traduire le roman. Après avoir traduit le chapitre X de la Correspondance, qui me les a fait mieux comprendre, et que j'ai travaillé

 

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à part lui aussi. Et au fur et à mesure que je les retrouvais en traduisant le roman. Ce triple travail ne s'est accompli ni sans résistances ni sans assassinats. Ceux dont je me souviens ont plutôt trait à Ash, sans doute parce que la modernité de Christabel excuse des libertés que le classicisme d'Ash interdit. J'en ai cependant pris certaines avec lui, dont la plus manifeste est l'abandon, en un cas, de l'alexandrin si conforme aux exigences de la poésie narrative didactique, au profit d'une versification plus souple et – oserai-je le dire plus riante. Dans la poésie narrative didactique l'alexandrin possède sur ses rivaux l'avantage qu'on peut lui faire faire tout ce que l'on veut et même, dans des poèmes très longs, en ajouter un ou deux si l'on juge plus important de communiquer l'intégralité du message que de respecter un total de, disons 364, ou 366 vers. Mais dès la première épigraphe tirée du Jardin de Proserpine (I. 1/11), et plus tard dans un long fragment du même poème (XX. 463-5/460-4), j'ai eu la conviction que le didactisme s'effaçait devant la légende héroïque et qu'un style plus nerveux dans les mêmes pentamètres appelait à une plus grande variété de versification. Au lieu de prendre modèle sur Hugo en redoutant d'aboutir à Rostand, j'ai pensé à La Fontaine qui joue sur des alternances de longueur et, pour traduire des vers comme :

Close by, the World Ash rose out from the dark,
Thrusting his roots into the cavern where
Nidhogg the dark coiled with his forking tongue
And gnawed the roots of life that still renewed.
And there too were the water and the lawns,
The found of Urd, where past and future mixed,
All colours and no colour, glassy still
Or ominously turbulent and twined

  j'ai risqué une forme plus aventureuse et peut-être illégitime :

Le Grand Arbre, tout près, Je Grand Frêne du Monde,
Surgissait des ténèbres
Et plongeait ses racines
Dans la noire caverne
Où le sombre Nidhogg à la langue fourchue
S'enroulait pour ronger les racines de vie
Qui repoussaient toujours.
Là se trouvaient aussi l'onde et les prairies vertes,

 

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Et la fontaine d'Urd, où passé et futur
Mêlaient toutes couleurs et leur vide incolore,
Vitreux encore, ou dangereusement
Entrelacés et turbulents.

 Telle est sans doute la pire de mes transgressions volontaires. au nom d’une certaine idée de la transculturalité des formes poétiques. Mais je ne sais rien de plus précis que l'opération de traduction des poèmes de Possession. Elle s'est estompée derrière celle, d’où je sors à peine, des poèmes d'Angels and Insects – Shakespeare, Ben Jonson, Milton, Keats, Clare, Poe, Rossetti, et surtout Tennyson, et surtout dans Tennyson In Memoriam dont les brefs et intenses quatrains me font me demander comment j'ai pu si témérairement affirmer que la contrainte de la forme fixe est une discipline favorable à la traduction. La seule chose que je puisse encore dire de celle des poèmes de Possession est que sous l'effet de je ne sais quelle alchimie parfois c'est en anglais que je me les cite. et parfois c'est en français. Dans le premier cas je sais de qui ils sont. Dans le second, je l’ai oublié. Il m'est arrivé d'en chercher un dans une anthologie de poèmes français. Cette étrange expérience me persuade que la ligne de partage entre les cultures et les poésies dans les traductions possède des façons mystérieuses de se déplacer, et de nous tromper.

   (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)