(réf. Etudes Britanniques
Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier,
1995)
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L'un et l'autre : regards croisés
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Dans The Introduction Lily Everit, qui vient
de terminer brillamment une dissertation sur Swift, fait son entrée
dans le monde et est présentée par Mrs Dalloway à un
étudiant d'Oxford, Bob Brinsley. En apparence, c'est la rencontre
de deux jeunes amoureux de la littérature que leurs goûts communs
ne peuvent que rapprocher.
Dans The New Dress, Mabel Waring, autre invitée de la soirée
e:n question, se rend compte en pénétrant dans la somptueuse
maison de Clarissa Dalloway que la robe jaune qu'elle a choisi de porter
est totalement démodée et franchement horrible. Elle a soudain
l'impression d'être la risée de tous les invités, ce
qui fait naître en elle un malaise qui lui gâche la
soirée ; elle s'en ira d'ailleurs très tôt. Ce
récit pourrait être celui d'une expérience vécue
par Virginia Woolf qui éprouvait les plus grandes difficultés
à choisir ses vêtements et avait toujours l'impression d'être
ridicule et d'être dévisagée par les passants dans la
rue.
Par delà les faits, chacune de ces nouvelles est le récit d'une
rencontre avec l'autre, d'une expérience de la différence.
Le regard celui que lautre porte sur soi et celui que l'on porte
sur soi-même est leur sujet commun et cest la raison pour
laquelle j'ai voulu les rapprocher d'une troisième nouvelle publiée
en 1929 (3), The Lady in the Looking-Glass, dans laquelle le
narrateur, assis dans le salon d'Isabella Tyson, contemple dans la glace
de Venise qui lui fait face le jardin de celle-ci. Faute d'apercevoir Isabella,
il va s'ingénier à l'imaginer avant de confronter la créature
de son imagination avec la "véritable" Isabella qui, à la fin
du récit, apparaît dans le miroir.
Dans cette nouvelle, comme dans les précédentes, l'identité
et la différence peuvent s'inscrire dans la relation que l'un entretient
avec l'autre et lautre avec l'un ou, plus simplement, dans la relation
de l'autre avec soi (relation didentité ou de différence)
ainsi que dans la présence de l'autre en soi. Deux acceptions de
lidentité et de la différence qui, de toute façon,
sont liées et difficilement dissociables, et que nous allons essayer
d'analyser.
_______________
3. Deux ans après To the Lighthouse (1927) et avant The
Waves (1931).
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Néanmoins l'autre est surtout vécu comme un intrus et un agresseur.
Mrs Dalloway ne s'approche pas de Lily mais fond sur elle: "[she is] bearing
down on her," "[she] disturb[s] her" (37). Mrs Holman qui s'approche de Mabel
est décrite avec le même verbe : "[she] bore down on her"
(61). L'expérience de la différence ne sera donc pas une simple
rencontre avec l'autre mais un affrontement auquel il faut se préparer.
Ainsi Lily pense à sa dissertation et à son succès pour
se donner le courage d'affronter Clarissa Dalloway. "So Lily Everit had two
minutes respite there in which to hug to herself, as a drowning man might
hug a spar in the sea, her essay on the character of dean Swift"
(37).
C'est un peu une manière de se "rassembler" pour faire face à
l'autre, comme Clarissa Dalloway rassemble les morceaux épars de son
être avant d'affronter ses invités : "That was her self
... that was her self when some effort, some call on her to be her self,
drew the parts together, she alone knew how different, how incompatible and
composed so for the world only into one centre, one diamond" (34).
L'autre, c'est l'inconnu que symbolise le manteau noir du chauffeur de taxi
qui contraste avec la blancheur de la robe de Lily. c'est encore la robe
noire de Mrs Holman, "the black button," qui s'oppose à la robe jaune
de Mabel. L'autre, c'est aussi la menace qui fait se diluer l'être
et dont il faut se protéger: "all her being, (no longer sharp as a
diamond cleaving the heart of life asunder) turned to a mist of alarm,
apprehension, and defence, as she stood at bay in her corner" (38) et un
peu plus loin "Lily Event instinctively hid that essay of hers"
(38).
L'autre, c'est enfin l'être beau et libre, le papillon, la libellule
qui fait prendre conscience de sa propre laideur et de sa propre insignifiance,
celles de la mouche ; Mabel, dans The New Dress , pense :
"she was a fly, but the others were dragonflies, butterflies, beautiful insects,
dancing, fluttering, skimming" (58).
L'autre, vécu ainsi par les personnages, Lily ou Mabel, est avant
tout un regard ("Rose Shaw looking her up and down with that little satirical
pucker of the lips which she expected", p. 57), et un regard destructeur.
Ceci est particulièrement clair dans la scène où Lily
est présentée à Bob Brinsley, une scène anodine
est transformée en une véritable scène de meurtre, "a
supreme trial" (41). Métaphoriquement, Lily est violée,
piétinée, assassinée par Brinsley (les verbes "trample,"
"destroy" et "crush" reviennent à plusieurs reprises). Son identité
est totalement anéantie dans une scène d'une violence insoutenable.
La métaphore employée est celle de la mort d'une mouche :
"she saw him kill a fly ... He tore the
wings off a fly
He
pulled the wings off its back" (42). Lily est réduite à cet
insecte minuscule, sans défense et en même temps enlaidie, avilie
par cette comparaison. L'acharnement de Brinsley et sa cruauté sont
évidents. Lily est écrasée ; sa nouvelle identité
de femme a été tuée avant de pouvoir s'épanouir.
Lily, le lys blanc, la vierge à la robe de
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débutante (5), voit les trois étoiles apposées sur sa dissertation se transformer en taches de sang : "the three stars burnt quite bright again, only with a terrible lustre, no longer clear and brilliant, but troubled and bloodstained" (43). C'est à la fois le cliché de la vierge déflorée mais aussi l'image du meurtre d'une identité à peine éclose. La confrontation avec l'autre s'avère ici impitoyable et mortelle. Mais au fond la relation est plus complexe; le regard d'autrui n'est pas simplement destructeur; il est le champ d'élaboration d'une relation sadomasochiste.
Brinsley est une brute à laquelle Lily n'a pas les moyens de
résister; elle ne peut donc que s'offrir à lui : "what
could she do but lay her essay, oh and the whole of her being on the floor
as a cloak for him to trample on, as a rose for him to rifle" (41) et plus
loin : "she offered him her essay ... to do what he liked with, trample
upon and destroy" (42).
Véritable scène d'immolation qu'elle vit comme une scène
d'horreur ("this horror, this terror", 42-43) mais en même temps comme
quelque chose d'inévitable et de nécessaire : "But it
is necessary that it should be so... and so tried to crouch and cower and
fold the wings down flat on her back" (42). Cette relation est interprétée par Mrs Dalloway comme une relation amoureuse (c'est d'ailleurs le seul moment dans la nouvelle où l'on a un point de vue autre que celui de Lily). Pour elle, Brinsley n'évoque pas une brute qui écrase une fleur mais le frottement de l'acier sur le silex ("the concussion of steel upon flint ... the loveliest and most ancient of all fires", 41) et le regard d'effroi de Lily n'est que le premier regard d'amour ce qui en dit long sur la vision de l'amour qui se dégage de la nouvelle ... Bien entendu, il serait facile de faire une lecture féministe de cette nouvelle et l'auteur semble nous y pousser en présentant le monde masculin comme froid et pesant : "this regulated way of life which fell like a yoke about her neck" (40), "the yoke ... crushed her" (43); c'est l'univers de l'ordre et des faits. Lilly appartient plutôt au monde de la sensibilité et de l'imaginaire ("one divided life into fact and into fiction" et "What had she to oppose to this massive masculine achievement? An essay ...", 40). Lauteur redonne toute leur force et tout leur impact à ce qui n'est au fond que clichés. Néanmoins, cette lecture me paraît réduire quelque peu la portée de ce texte qui peut être lu sensiblement différemment, en particulier à la lumière de The New Dress où une métaphore identique à celle employée dans The Introduction structure le récit : Mabel, assimilée à une mouche, se noie sous le regard des autres. Elle dit : "We are all flies trying to crawl over the edge of the saucer" (57) et au fur et à mesure que se déroule le récit, _______________
5. C'est Ellie Henderson qui donne indirectement ce renseignement dans Mrs
Dalloway en remarquant qu'Elizabeth, contrairement à la tradition,
est vêtue de rose : "But girls when they first came out didn't
seem to wear white as they used" (150).
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nous voyons la mouche se noyer dans la soucoupe : "Now the fly's in
the saucer ... and the milk
is sticking its wings together" (60),
puis "the poor fly was absolutely shoved into the middle of the saucer. Really,
he [Charles Burt, un des invités] would like her to drown" (61). Le
désir de l'autre est perçu comme un désir de mort
ou de meurtre et à la fin Mabel s'exclamera : "Right in
the saucer"' (65), et elle s'en ira, écrasée sous le regard
des invités.
Si dans The Introduction et The New Dress, le regard de l'autre
est vécu, au sens propre, comme un regard assassin, dans The Lady
in the Looking-Glass, le point de vue est différent. L'autre n'est
pas subi ; il mène le jeu (au lieu d'avoir une "focalisation
interne" ou "vision avec" nous avons une "focalisation zéro" ou "vision
par derrière." le point de vue est celui du narrateur et non des
personnages). L'autre est incarné par le narrateur-observateur qui
peuple le salon de créatures imaginaires, crée un personnage
fictif formidablement intéressant et fait en quelque sorte uvre
de créateur. Il peut d'ailleurs être considéré
comme une image de l'artiste, de l'écrivain ou du peintre. Cependant
une fois son uvre accomplie, le narrateur s'acharne sur son personnage,
le vide de toute substance, l'évide avec la même violence et
la même cruauté que Brinsley. "one must prise her open" (97),
"pris[e] her open as if she were an oyster"(98). Son regard est tout aussi
destructeur. Le créateur adopte avec son sujet la même attitude
que Brinsley avec Lily (et selon Lily ); Brinsley qui, d'ailleurs, est
étudiant à Oxford, est le descendant de Shakespeare et dont
le nom est peut-être un clin d'il à celui de Richard Brinsley
Sheridan, qui, en bref, a toutes les apparences du créateur et pourtant
s'avère être le type-même de l'anti-créateur. Tous
deux aboutissent au meurtre, meurtre de l'identité, meurtre du sujet.
La conclusion est similaire mais The Lady in the Looking-Glass peut
être lue également comme une réflexion plus théorique,
comme une sorte de manifeste littéraire chose que je ne
développerai pas ici car cela nous entraînerait trop loin de
notre sujet.
Dans cette nouvelle, la relation à l'autre apparaît dans toute
sa complexité. L'autre est à la fois le négateur et
le créateur du moi. La différence s'avère négative
et pourtant nécessaire.
En effet, si le moi est déchiré, voire nié par l'autre,
il est aussi métaphoriquement créé, révélé
par le regard de l'autre. Ce n'est que confronté à la
différence de l'autre qu'il prend conscience de son identité.
Ces trois nouvelles, chacune à leur manière, nous font participer
à la découverte de l'identité, et de la différence
qui constitue l'identité.
"Je est un autre," "l'altérité est constitutive de
l'jpséité" (6), c'est ce que découvre Mabel dans
The New Dress. Son malaise n'est pas dû, banalement, au port d'une
robe peu seyante ; il est beaucoup plus profond, il vient de
l'expérience que Mabel vit ce soir-là: elle
découvre
_______________
6. Voir RICOEUR Paul : Soi-même comme un
autre.
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l'autre, l'identité double ou différente que son moi abrite :
"she saw the truth. This was true ... this self, the other false." Soi-même
devient un autre, un moi différent, distinct, celui que Mabel peut
contempler dans la glace en disant :
she could see little bits of her yellow dress in the round looking-glass
which made them all the size of boot-buttons or tadpoles; and it was amazing
to think how much humiliation and agony and self-loathing and effort and
passionate ups and downs of feeling were contained in a thing the size of
a three-penny bit. And what was still odder, this thing, this Mabel Waring,
was separate, quite disconnected. (62)
Cette connaissance ou co-naissance de soi est aussi celle de Lily Event.
Le titre de la nouvelle, The Introduction, désigne bien entendu
la présentation de Lily aux autres invités et en particulier
à Bob Brinsley, mais ce titre garde également son sens
étymologique d'introduction : introduction de Lily au monde des
adultes, éveil à un monde inconnu, moment où elle devient
femme. Ce texte est ainsi avant tout le récit de la naissance d'une
identité, nouvelle et multiple, comparable à celle d'un papillon
qui vient de sortir de sa chrysalide "with a thousand facets to its eyes"
(39).
Dans la troisième nouvelle, The Lady in the Looking Glass,
le narrateur imagine un personnage, spécule sur sa richesse
intérieure avant d'être confronté au personnage "réel"
dont l'identité s'avère très différente de celle
qu'il avait imaginée : Isabella est une autre ou "Je est un autre."
Cette nouvelle peut être lue comme une synthèse, ou plutôt
une mise en abyme des deux premières puisque l'expérience de
la différence nest pas vécue en direct (le point de vue
n'est pas celui du personnage) mais est relatée par un observateur
extérieur. C'est un peu comme si le narrateur décrivait
l'expérience de Mabel ou de Lily.
Dans les trois textes, la révélation de l'altérité
en soi a lieu en présence de l'autre ou si l'on préfère,
la connaissance de soi, de soi-même comme un autre, passe par l'autre.
C'est au contact des invités de Mrs Dalloway que Mabel, par exemple,
prend conscience de son identité véritable. La confrontation
avec lautre ou, plus exactement, le regard de lautre, permet
la révélation de l'autre en soi. Le regard constitue en effet
l'élément essentiel de ces récits. Les verbes "Iook"
(7), "see," "watch" reviennent à plusieurs reprises dans chacun
d'eux, Ces récits sont une variation sur le regard, sur la façon
dont le regard (de lautre sur soi et de soi sur soi-même) peut
déclencher une prise de conscience de soi et la façon dont
il modèle l'identité de celui qui est regardé.
_______________
7. On peut remarquer que dans The New Dress et The Introduction,
le verbe "look" est employé dans le sens de regarder (sens actif)
et davoir lair (en quelque sorte, dêtre regardé,
sens passif) : "Rupert had come out of his room and said what a swell
she [Mabel] looked" (37).
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Le regard de l'autre renvoie à l'un sa propre image ; il est
miroir et dans The New Dress et The Lady in the Looking-Glass,
le miroir joue un rôle primordial. Il apparaît comme un re]ais
du regard, une métaphore de l'il de l'autre.
Dans The New Dress, Mrs Bamet, à l'entrée de la maison
de Clarissa Dalloway, tend un miroir à Mabel. Puis, lorsque Mabel
arrive au premier étage, "a looking-glass hung and looked" (56). Mabel
ne se regarde pas dans ces miroirs ("she dared not look in the glass," 57)
mais ce sont eux qui la regardent (8) ; ils ne sont qu'une image
du regard que les autres posent sur elle pendant la soirée.
Dans The Lady in the Looking-Glass, le miroir, comme le titre et le
sous-titre, "a reflection," l'indiquent, est essentiel. Le narrateur est
d'une part, le témoin de la vie secrète de la pièce
où il se trouve, des mouvements qui l'animent, des changements de
lumière et de couleurs. Il voit sans être vu ("one felt ...
like one of those naturalists who
lie watching
themselves unseen,"
93). D'autre part, il observe avec lil d'un peintre les objets
qui se reflètent dans le miroir, la perspective parfaite que dessine
le jardin et qui s'arrête avec le cadre du miroir-tableau. Miroir-tableau
puisqu'il fige les choses et le mouvement pour leur conférer
immobilité et éternité ("in the looking-glass things
had ceased to breathe and lay still in the trance of immortality," 94). Le
personnage, Isabella Tyson, se trouve dans la partie du jardin qui échappe
au miroir ; il appartient à l'au-delà du miroir (en d'autres
mots, il n'appartient plus au domaine du regard mais à celui de
l'imaginaire). Quand, à la fin de la nouvelle, Isabella apparaît
dans le miroir, elle est elle aussi figée, prise dans les rets du
regard du narrateur : "At once the looking-glass began to pour over
her a light that seemed to fix her" (99). Elle non plus ne se regarde pas
dans la glace mais est regardée. Le miroir apparaît alors comme
une image de lil du narrateur ou de l'Autre.
Le personnage est mis à nu par le regard de l'autre et il se
découvre différent de ce qu'il croyait être
révélation qui peut être à la fois délicieuse
et déroutante comme lorsque Lily découvre à la fois
la beauté et la difficulté d'être femme : "this
other was a flower which had opened in ten minutes. And with the flower opened
there came too, incontrovertibly, its world, so different, so strange" (40)
mais qui est le plus souvent extrêmement douloureuse, voire insoutenable
puisque la découverte de l'autre en soi équivaut à une
découverte du vide
_______________
8. Hors de chez Mrs Dalloway, les miroirs agissent différemment. Le
miroir de Miss Milan, la couturière, renvoie une image agréable
à regarder. Le miroir est alors le substitut du regard que Mabel porte
sur elle-même ; elle apparaît dans le miroir telle qu'elle
veut bien se voir : "when Miss Milan put the glass in her hand, and
she looked at herself with the dress on, finished, an extraordinary bliss
shot through her heart. Suffused with light, she sprang into existence. Rid
of cares and wrinkles, what she had dreamed of herself there beautiful. Just
for a second there looked at her, framed in the scrolloping mahogany, a
grey-white, mysteriously charming girl, the core of herself, the soul of
herself" (59).
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("nothingness," "emptiness"). Mabel, telle un ballon trop gonflé,
explose et est réduite à néant : "puffed up with
vanity ... [she] exploded, the moment she came into Mrs Dalloway's drawing-room"
(57) ; Lily, elle, n'est plus qu'une "naked wretch" (43) et Isabella,
sous l'il du miroir, "stood naked
. And there was nothing. Isabella
was perfectly empty" (99).
Être confronté à l'autre en soi est une torture, une
souffrance intense décrite avec des mots très forts dans The
New Dress : "pain,", "agony" (58), "torture" (59). Mabel vit
un moment d'horreur pure (9) en se découvrant dans le miroir
"she could not face the whole horror" (57) (10) à
la manière de Kurtz, le héros de Conrad, au terme de son voyage
au cur des ténèbres (11). C'est le moment tragique
de la "cassure" ultime, de la perte didentité totale. Grâce
à ou faut-il dire à cause du regard de l'autre, le
personnage franchit "l'écart infranchissable," pour reprendre l'expression
de Derrida. Le regard révèle ce qui est sous le masque, ce
qui est refoulé, inconscient et au fond, aboutit aussi à une
négation de l'identité.
La béance ainsi révélée est choquante et
dérangeante, inattendue et pourtant aveuglante puisque déjà
inscrite dans tous les attributs ou substituts du moi, que ce soient les
vêtements ou les noms que portent les personnages, les lieux dans lesquels
ils évoluent ou les lettres qu'ils reçoivent. Tous ces
éléments ont un rôle ambivalent complexe ; eux aussi
masquent et démasquent l'identité des personnages.
La robe que porte Mabel est une enveloppe protectrice mais cest aussi
une enveloppe jaune, semi-transparente, qui laisse transparaître le
moi du personnage, ce moi jaune, terne, insipide. Par sa couleur cette robe
contraste avec celle de Rose Shaw : "[a] lovely clinging green" (63).
Pour l'auteur, l'une est terne et repoussante. l' autre verte, vive et lumineuse.
Elles traduisent des personnalités différentes. La robe de
Mabel est neuve comme le regard que le personnage pose pour la première
fois sur lui-même et elle est en même temps démodée,
aussi ancienne que le véritable moi de Mabel qui était là
depuis toujours mais que tout simplement, elle ignorait.
D'autre part, ce personnage porte le nom de Mabel Waring. Le prénom,
"ma belle" est ironique pour une femme vieillie et sèche comme une
brindille ("the most dried-up
twig she had ever met," dit Mrs Holman,
63). Quant au nom, il donne lieu à un jeu de mots dès le
début lorsque Mabel imagine en entrant chez Clarissa Dalloway que
les invités se demandent : "What's Mabel wearing?" ce qui bien
entendu peut se transcrire "What's Mabel Waring?" et suggère une
équation entre le nom du personnage et ce qu'elle porte : Mabel
_______________
9. Véritable moment mais moment inversé,
négatif.
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serait donc définie par son vêtement, masque révélateur.
Mabel fait d'ailleurs allusion à la double fonction de sa robe :
"[she] rigged herself out like this" (57). "'Why not be herself [by dressing
so]?" (57). La première réflexion définit la robe comme
masque et même déguisement; la seconde souligne son rôle
de révélateur.
Les noms des autres personnages sont également intéressants
mais leur signification est peut-être moins évidente et les
interprétations pourront paraître plus discutables. Isabella
Tyson semble être un nom anodin cependant les initiales sont IT ;
le nom de Lily est Everit, ce qui peut être décomposé
en Ever-it. Dans les deux cas, le personnage est déchu de son statut
de sujet (12), son nom le réduit à ce rien, ce vide
qui est suggéré par ailleurs dans la nouvelle.
Ces personnages évoluent dans des lieux qui ne sont pas non plus choisis
au hasard. La maison est dans l'uvre de Virginia Woolf, en particulier
dans To the Lighthouse, le lieu féminin par excellence. Ici
aussi l'intérieur de la maison, les salons sont liés aux
personnages féminins. La pièce dans laquelle Mabel a fait ses
essayages ainsi que son salon lui paraissent, une fois qu'elle est chez Clarissa
Dalloway, laids et miteux : " At once the whole of the room where, for
ever so many hours, she had planned with the little dressmaker how it was
to go, seemed sordid, repulsive; and her own drawing-room so shabby"
(56).
Cette vision nouvelle n'est qu'un prélude à la vision
d'elle-même que lui renverront les autres. De même dans The
Lady in the Looking-Glass, le narrateur note au début "The house
was empty ... one was the only person in the drawing-room" (93), une remarque
que l'on oublie aussitôt puisqu'il se met à décrire les
évolutions des mille créatures invisibles qui peuplent ce salon.
Ce n'est qu'à la fin du récit, lorsqu'on apprend qu'Isabella
est parfaitement vide que l'on se rend compte que cette pièce
n'était peuplée que par l'imagination du narrateur, également
responsable de la création du personnage. La clé de la nouvelle
nous était donnée au début.
Les ultimes substituts du moi que nous trouvons dans ces textes sont les
écrits. Lily Everit vient de terminer une dissertation qui n'est autre
qu'une image du moi profond de Lily : "beneath lay untouched like a
lump of glowing metal her essay on the character of Dean Swift"
(37) ; elle réapparaît à chaque étape de
l'épreuve que la jeune fille subit durant la soirée ;
elle est ce à quoi Lily tient le plus et ce qu'elle offrira à
son bourreau.
Si Mabel et Isabella n'écrivent pas, elles reçoivent des
lettres ; l'une s'exclame en les voyant sur la table de l'entrée
(avant de partir pour la soirée) : "How dull!" (57) ; l'autre
ne se donne même pas la peine de les ouvrir '"As for her letters, they
were all bills" (99), nous dit le narrateur à la fin de la nouvelle.
Les lettres contiennent des messages qui peuvent nous renseigner aussi bien
sur celui qui les écrit que sur celui qui les reçoit. Aussi
le narrateur de
_______________
12. En ce qui concerne The Introduction, une lecture féministe
serait là aussi possible. On pourrait dire que Lily est réduite
au statut de femme-objet.
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The Lady in the Looking-Glass ne peut-il s'empêcher de discourir
sur ces lettres, en imaginant d'abord que ce ne sont pas les premières
qu'Isabella reçoit ; ses tiroirs en sont pleins.
In each of these cabinets were many little drawers, and each almost certainly
held letters, tied with bows of ribbon, sprinkled with sticks of lavender
or rose leaves ... if one had the audacity to open a drawer and read her
letters, one would find the traces of many agitations, of appointments to
meet, of upbraidings for not having met, long letters of intimacy and affection,
violent letters of jea1ousy and reproach. terrible final words of parting
(95).
S'il pouvait les lire, il connaîtrait la véritable identité
d'Isabelle: "if one could read them, one would know everything there was
to be known about Isabella, yes, and about life, too. The pages inside those
marble-looking envelopes must be cut deep and scored thick with meaning"
(96).
L'arrivée du courrier, qui se produit pendant que le narrateur est
assis dans 1e salon, est décrite de la manière suivante: "Suddenly
these reflections were ended violentlv and yet without a sound. A large black
form loomed into the looking-gglass; blotted out everything, strewed the
table with a packet of marble tablets" (96).
Brutale, comme le soulignent les adverbes "violently, et "suddenly, " et
menaçante ( les mots "A large black form loomed" le montrent bien),
elle perturbe le monde immobile du miroir. L'arrivée d'Isabella sera
décrite en des termes voisins : elle fera sursauter l'observateur
("It made one start," 98), elle perturbera elle aussi le monde du miroir,
bien qu'avec plus de douceur. Ainsi l'arrivée des lettres sert de
prélude à celle du personnage. Ces lettres sont comparées
par le narrateur à des tablettes de marbre où serait gravée
toute la vérité sur Isabella : "[the letters] seemed to
have become not merely a handful of casual letters but to be tablets graven
with eternal truth" (96) et pourtant, à la fin de la nouvelle, elles
s'avèreront n'être que des blancs, vides de tout message, comme
leur destinataire.
À travers ces différentes représentations du moi, le
vide sature le texte. Si le vide apparaît dans d'autres uvres
de Virginia Woolf, traduisant son profond mal-être, il me semble être
dit ici avec une violence et une insistance exceptionnelles, et c'est
probablement, je crois, une des raisons pour lesquelles Virginia Woolf a
choisi de ne pas inclure The New Dress dans Mrs Dalloway, alors
que cela aurait été parfaitement possible, et de ne pas publier
The Introduction (on se souvient que la nouvelle ne fut publiée
pour la première fois qu'en 1973).
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Vide cependant ne signifie pas impasse car l'auteur a su transformer ce
néant en écriture, en des textes d'une force telle qu'ils ne
peuvent que nous hanter. Des textes qui annulent la différence textuelle
tout en l'affirmant ou si l'on préfère, qui développent
certains thèmes déjà présents dans d'autres
écrits mais qui apportent également des éléments
nouveaux.
The Introduction développe un thème qui apparaît
au début de Mrs Dalloway, celui de la perte d'identité.
Clarissa Dalloway a le sentiment d'avoir été anéantie ;
son identité a disparu avec son mariage (ce qui explique qu'elle se
souvienne de sa rencontre avec Richard Dalloway en observant Lily Everit
et Bob Brinsley) : "this being Mrs Dalloway, not even Clarissa Dalloway
any more; this being Mrs Richard Dalloway" (11). La nouvelle est en quelque
sorte un appendice à Mrs Dalloway, mais d'une violence beaucoup
plus grande.
The New Dress met en scène un personnage qui n'est que la
réplique d'une autre invitée de Clarissa Dalloway, Ellie Henderson,
condamnée, par ses revenus modestes, à porter la même
robe noire chaque fois qu'elle est invitée à une soirée,
ce qui de toute manière, est rare. Elle est à la fois le
négatif des élégantes qui entourent Clarissa et un
témoin de la soirée plutôt qu'un acteur. Si la situation
est semblable à celle de The New Dress, la différence
fondamentale est qu'Ellie se contente de regarder alors que Mabel regarde
et est regardée, ce qui pose le problème de l'identité
et de la différence, de la relation entre l'un et l'autre. Cette nouvelle,
écrite avant la publication de Mrs Dalloway, avait des implications
bien trop négatives pour être insérée dans le
roman.
Quant à The Lady in the Looking-Glass, elle met en abyme ces
deux nouvelles tout en ébauchant une sorte de manifeste littéraire
qui est dans la lignée des essais écrits par l'auteur et qui
annonce également The Waves et surtout Between the Acts.
Ces textes sont une représentation du regard de l'autre sur soi et
de soi sur soi-même, d'un regard qui révèle la
différence et la nie, qui fait naître l'identité et la
met en lambeaux, et qui sont également une réflexion sur la
création. Le regard de l'autre, c'est aussi, d'une part, le regard
du créateur sur sa création (dans The Lady in the
Looking-Glass) et le regard du lecteur ou du spectateur sur
luvre d'art (comme le suggère The Introduction).
Le créateur entretient avec son uvre la même relation
complexe, entachée de contradictions, que l'un avec l'autre
l'un ne pouvant être défini que par rapport à l'autre
qui, pourtant, a le pouvoir de détruire son identité. Enfin,
l'écrivain, ou l'artiste, offre son uvre en pâture au
lecteur et au critique, à la manière de Lily qui offre sa
dissertation à Brinsley, mais ce n'est qu'à ce prix que la
création peut devenir oeuvre d'art. Dilemme qui d'une certaine
manière, ne peut que rassurer le critique ...
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OUVRAGES MENTIONNÉS
CONRAD Joseph, Heart of Darkness [1902], London: Pan Books,
1979.
WOOLF, BRAGANCE, DEFROMONT, Triolet no9, Nouvelles, Nouvelles,
1991 .
WOOLF Virginia, Mrs Dalloway, London: The Hogarth Press,
1925.
A Haunted House and Other Stories, London: The Hogarth
Press. 1943.
Mrs Dalloway 's Party, London: The Hogarth Press,
1973.
The Diary of Virginia Woolf, ed. Anne Olivier Bell, London:
The Hogarth Press, 1977-1984.
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(réf. Etudes Britanniques
Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier,
1995)