(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)  

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L'un et l'autre : regards croisés
dans trois nouvelles de Virginia Woolf

 

Christine Reynier (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3)

 

 

Les trois nouvelles dont il sera question ici, The New Dress, The Introduction et The Lady in the Looking-Glass, n'ont pas été rapprochées de manière totalement arbitraire mais parce qu'elles se font écho et sont liées par un ensemble de résonances et de ressemblances qui, pour reprendre l'expression de Virginia Woolf (1), les font se prendre par la main et danser ensemble. Les deux premières mettent en scène des invités de Mrs Dalloway et prolongent ainsi le roman du même nom. The New Dress fut écrite en 1924 alors que Virginia Woolf revoyait Mrs Dalloway, qui fut publié l'année suivante, et The Introduction fut rédigée peu après la publication du roman (2) – chose rare qui mérite d'être notée puisqu'en général Virginia Woolf s'empressait, ou s'efforçait, d'oublier ses romans dès qu'ils étaient terminés. Elle écrit dans son journal, le 27 avril 1925, certainement peu de temps avant de rédiger The Introduction et les nouvelles qui entourent Mrs Dalloway : "I should like to investigate the party consciousness." Il semble cependant que ces nouvelles aillent bien au-delà et notre tâche sera de définir ce qu'elles explorent véritablement.

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1. "Conceive Mark on the wall, Kew Gardens and Unwritten novel taking hands and dancing in unity" (The Diary of Virginia Woolf , 20 January 1920, ed. Anne Olivier Bell).
2. The New Dress, rédigée en 1924, fut publiée dans le recueil posthume A Haunted House and Other Stories (1944) puis dans Mrs Dalloway's Party (1973). Mrs Dalloway in Bond Street fut rédigée en premier et publiée dans The Dial en 1923. Quant aux cinq autres nouvelles entourant Mrs Dalloway, elles furent réunies et publiées par Stella McNichol dans Mrs Dalloway 's Party.
Les citations de The New Dress et The Introduction seront tirées de ce dernier volume ; celles de The Lady in the Looking-Glass de A Haunted House and Other Stories. Les numéros des pages sont indiqués entre parenthèses à la suite des citations.

 

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Dans The Introduction Lily Everit, qui vient de terminer brillamment une dissertation sur Swift, fait son entrée dans le monde et est présentée par Mrs Dalloway à un étudiant d'Oxford, Bob Brinsley. En apparence, c'est la rencontre de deux jeunes amoureux de la littérature que leurs goûts communs ne peuvent que rapprocher.

Dans The New Dress, Mabel Waring, autre invitée de la soirée e:n question, se rend compte en pénétrant dans la somptueuse maison de Clarissa Dalloway que la robe jaune qu'elle a choisi de porter est totalement démodée et franchement horrible. Elle a soudain l'impression d'être la risée de tous les invités, ce qui fait naître en elle un malaise qui lui gâche la soirée ; elle s'en ira d'ailleurs très tôt. Ce récit pourrait être celui d'une expérience vécue par Virginia Woolf qui éprouvait les plus grandes difficultés à choisir ses vêtements et avait toujours l'impression d'être ridicule et d'être dévisagée par les passants dans la rue.

Par delà les faits, chacune de ces nouvelles est le récit d'une rencontre avec l'autre, d'une expérience de la différence. Le regard – celui que l’autre porte sur soi et celui que l'on porte sur soi-même – est leur sujet commun et c’est la raison pour laquelle j'ai voulu les rapprocher d'une troisième nouvelle publiée en 1929 (3), The Lady in the Looking-Glass, dans laquelle le narrateur, assis dans le salon d'Isabella Tyson, contemple dans la glace de Venise qui lui fait face le jardin de celle-ci. Faute d'apercevoir Isabella, il va s'ingénier à l'imaginer avant de confronter la créature de son imagination avec la "véritable" Isabella qui, à la fin du récit, apparaît dans le miroir.

Dans cette nouvelle, comme dans les précédentes, l'identité et la différence peuvent s'inscrire dans la relation que l'un entretient avec l'autre et l’autre avec l'un ou, plus simplement, dans la relation de l'autre avec soi (relation d’identité ou de différence) ainsi que dans la présence de l'autre en soi. Deux acceptions de l’identité et de la différence qui, de toute façon, sont liées et difficilement dissociables, et que nous allons essayer d'analyser.

 L'autre est le symbole même de la différence. Chez le personnage qui est à l’origine de la narration, Il éveille des sentiments contradictoires puisqu’il est accueilli avec une crainte mêlée d'enthousiasme. Lily Everit voit Clarissa Dalloway s'approcher d’elle avec un sourire à la fois "benevolent and drastic. She felt the strangest mixture of excitement and fear" (37), ce qui n'est pas sans rappeler ce qu'éprouve Peter Walsh à l'approche de la même personne : "What is this terror? What is this ecstasy?" (4).

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3. Deux ans après To the Lighthouse (1927) et avant The Waves (1931).
4. Mrs Dalloway, p. 172.

 

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Néanmoins l'autre est surtout vécu comme un intrus et un agresseur. Mrs Dalloway ne s'approche pas de Lily mais fond sur elle: "[she is] bearing down on her," "[she] disturb[s] her" (37). Mrs Holman qui s'approche de Mabel est décrite avec le même verbe : "[she] bore down on her" (61). L'expérience de la différence ne sera donc pas une simple rencontre avec l'autre mais un affrontement auquel il faut se préparer. Ainsi Lily pense à sa dissertation et à son succès pour se donner le courage d'affronter Clarissa Dalloway. "So Lily Everit had two minutes respite there in which to hug to herself, as a drowning man might hug a spar in the sea, her essay on the character of dean Swift" (37).

C'est un peu une manière de se "rassembler" pour faire face à l'autre, comme Clarissa Dalloway rassemble les morceaux épars de son être avant d'affronter ses invités : "That was her self ... that was her self when some effort, some call on her to be her self, drew the parts together, she alone knew how different, how incompatible and composed so for the world only into one centre, one diamond" (34).

L'autre, c'est l'inconnu que symbolise le manteau noir du chauffeur de taxi qui contraste avec la blancheur de la robe de Lily. c'est encore la robe noire de Mrs Holman, "the black button," qui s'oppose à la robe jaune de Mabel. L'autre, c'est aussi la menace qui fait se diluer l'être et dont il faut se protéger: "all her being, (no longer sharp as a diamond cleaving the heart of life asunder) turned to a mist of alarm, apprehension, and defence, as she stood at bay in her corner" (38) et un peu plus loin "Lily Event instinctively hid that  essay of hers" (38).

L'autre, c'est enfin l'être beau et libre, le papillon, la libellule qui fait prendre conscience de sa propre laideur et de sa propre insignifiance, celles de la mouche ; Mabel, dans The New Dress , pense : "she was a fly, but the others were dragonflies, butterflies, beautiful insects, dancing, fluttering, skimming" (58).

L'autre, vécu ainsi par les personnages, Lily ou Mabel, est avant tout un regard ("Rose Shaw looking her up and down with that little satirical pucker of the lips which she expected", p. 57), et un regard destructeur. Ceci est particulièrement clair dans la scène où Lily est présentée à Bob Brinsley, une scène anodine est transformée en une véritable scène de meurtre, "a supreme trial" (41). Métaphoriquement, Lily est violée, piétinée, assassinée par Brinsley (les verbes "trample," "destroy" et "crush" reviennent à plusieurs reprises). Son identité est totalement anéantie dans une scène d'une violence insoutenable. La métaphore employée est celle de la mort d'une mouche : "she saw him kill a fly ... He tore the … wings off a fly … He pulled the wings off its back" (42). Lily est réduite à cet insecte minuscule, sans défense et en même temps enlaidie, avilie par cette comparaison. L'acharnement de Brinsley et sa cruauté sont évidents. Lily est écrasée ; sa nouvelle identité de femme a été tuée avant de pouvoir s'épanouir. Lily, le lys blanc, la vierge à la robe de

 

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débutante (5), voit les trois étoiles apposées sur sa dissertation se transformer en taches de sang : "the three stars burnt quite bright again, only with a terrible lustre, no longer clear and brilliant, but troubled and bloodstained" (43).

C'est à la fois le cliché de la vierge déflorée mais aussi l'image du meurtre d'une identité à peine éclose. La confrontation avec l'autre s'avère ici impitoyable et mortelle. Mais au fond la relation est plus complexe; le regard d'autrui n'est pas simplement destructeur; il est le champ d'élaboration d'une relation sadomasochiste.

Brinsley est une brute à laquelle Lily n'a pas les moyens de résister; elle ne peut donc que s'offrir à lui : "what could she do but lay her essay, oh and the whole of her being on the floor as a cloak for him to trample on, as a rose for him to rifle" (41) et plus loin : "she offered him her essay ... to do what he liked with, trample upon and destroy" (42).

Véritable scène d'immolation qu'elle vit comme une scène d'horreur ("this horror, this terror", 42-43) mais en même temps comme quelque chose d'inévitable et de nécessaire : "But it is necessary that it should be so... and so tried to crouch and cower and fold the wings down flat on her back" (42).

Cette relation est interprétée par Mrs Dalloway comme une relation amoureuse (c'est d'ailleurs le seul moment dans la nouvelle où l'on a un point de vue autre que celui de Lily). Pour elle, Brinsley n'évoque pas une brute qui écrase une fleur mais le frottement de l'acier sur le silex ("the concussion of steel upon flint ... the loveliest and most ancient of all fires", 41) et le regard d'effroi de Lily n'est que le premier regard d'amour –ce qui en dit long sur la vision de l'amour qui se dégage de la nouvelle ...

Bien entendu, il serait facile de faire une lecture féministe de cette nouvelle et l'auteur semble nous y pousser en présentant le monde masculin comme froid et pesant : "this regulated way of life which fell like a yoke about her neck" (40), "the yoke ... crushed her" (43); c'est l'univers de l'ordre et des faits. Lilly appartient plutôt au monde de la sensibilité et de l'imaginaire ("one divided life into fact and into fiction" et "What had she to oppose to this massive masculine achievement?  An essay ...", 40).  L’auteur redonne toute leur force et tout leur impact à ce qui n'est au fond que clichés.

Néanmoins, cette lecture me paraît réduire quelque peu la portée de ce texte qui peut être lu sensiblement différemment, en particulier à la lumière de The New Dress où une métaphore identique à celle employée dans The Introduction structure le récit : Mabel, assimilée à une mouche, se noie sous le regard des autres.  Elle dit : "We are all flies trying to crawl over the edge of the saucer" (57) et au fur et à mesure que se déroule le récit,

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5. C'est Ellie Henderson qui donne indirectement ce renseignement dans Mrs Dalloway en remarquant qu'Elizabeth, contrairement à la tradition, est vêtue de rose : "But girls when they first came out didn't seem to wear white as they used" (150).

 

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nous voyons la mouche se noyer dans la soucoupe : "Now the fly's in the saucer ... and the milk … is sticking its wings together" (60), puis "the poor fly was absolutely shoved into the middle of the saucer. Really, he [Charles Burt, un des invités] would like her to drown" (61). Le désir de l'autre est perçu comme un désir de mort – ou de meurtre – et à la fin Mabel s'exclamera : "Right in the saucer"' (65), et elle s'en ira, écrasée sous le regard des invités.

Si dans The Introduction et The New Dress, le regard de l'autre est vécu, au sens propre, comme un regard assassin, dans The Lady in the Looking-Glass, le point de vue est différent. L'autre n'est pas subi ; il mène le jeu (au lieu d'avoir une "focalisation interne" ou "vision avec" nous avons une "focalisation zéro" ou "vision par derrière." le point de vue est celui du narrateur et non des personnages). L'autre est incarné par le narrateur-observateur qui peuple le salon de créatures imaginaires, crée un personnage fictif formidablement intéressant et fait en quelque sorte œuvre de créateur. Il peut d'ailleurs être considéré comme une image de l'artiste, de l'écrivain ou du peintre. Cependant une fois son œuvre accomplie, le narrateur s'acharne sur son personnage, le vide de toute substance, l'évide avec la même violence et la même cruauté que Brinsley. "one must prise her open" (97), "pris[e] her open as if she were an oyster"(98). Son regard est tout aussi destructeur. Le créateur adopte avec son sujet la même attitude que Brinsley avec Lily (et selon Lily ); Brinsley qui, d'ailleurs, est étudiant à Oxford, est le descendant de Shakespeare et dont le nom est peut-être un clin d'œil à celui de Richard Brinsley Sheridan, qui, en bref, a toutes les apparences du créateur et pourtant s'avère être le type-même de l'anti-créateur. Tous deux aboutissent au meurtre, meurtre de l'identité, meurtre du sujet. La conclusion est similaire mais The Lady in the Looking-Glass peut être lue également comme une réflexion plus théorique, comme une sorte de manifeste littéraire – chose que je ne développerai pas ici car cela nous entraînerait trop loin de notre sujet.

Dans cette nouvelle, la relation à l'autre apparaît dans toute sa complexité. L'autre est à la fois le négateur et le créateur du moi. La différence s'avère négative et pourtant nécessaire.

En effet, si le moi est déchiré, voire nié par l'autre, il est aussi métaphoriquement créé, révélé par le regard de l'autre. Ce n'est que confronté à la différence de l'autre qu'il prend conscience de son identité. Ces trois nouvelles, chacune à leur manière, nous font participer à la découverte de l'identité, et de la différence qui constitue l'identité.

"Je est un autre," "l'altérité est constitutive de l'jpséité" (6), c'est ce que découvre Mabel dans The New Dress. Son malaise n'est pas dû, banalement, au port d'une robe peu seyante ; il est beaucoup plus profond, il vient de l'expérience que Mabel vit ce soir-là: elle découvre

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6. Voir RICOEUR Paul : Soi-même comme un autre.

 

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l'autre, l'identité double ou différente que son moi abrite : "she saw the truth. This was true ... this self, the other false." Soi-même devient un autre, un moi différent, distinct, celui que Mabel peut contempler dans la glace en disant :

she could see little bits of her yellow dress in the round looking-glass which made them all the size of boot-buttons or tadpoles; and it was amazing to think how much humiliation and agony and self-loathing and effort and passionate ups and downs of feeling were contained in a thing the size of a three-penny bit. And what was still odder, this thing, this Mabel Waring, was separate, quite disconnected. (62)

Cette connaissance ou co-naissance de soi est aussi celle de Lily Event. Le titre de la nouvelle, The Introduction, désigne bien entendu la présentation de Lily aux autres invités et en particulier à Bob Brinsley, mais ce titre garde également son sens étymologique d'introduction : introduction de Lily au monde des adultes, éveil à un monde inconnu, moment où elle devient femme. Ce texte est ainsi avant tout le récit de la naissance d'une identité, nouvelle et multiple, comparable à celle d'un papillon qui vient de sortir de sa chrysalide "with a thousand facets to its eyes" (39).

Dans la troisième nouvelle, The Lady in the Looking Glass, le narrateur imagine un personnage, spécule sur sa richesse intérieure avant d'être confronté au personnage "réel" dont l'identité s'avère très différente de celle qu'il avait imaginée : Isabella est une autre ou "Je est un autre." Cette nouvelle peut être lue comme une synthèse, ou plutôt une mise en abyme des deux premières puisque l'expérience de la différence n’est pas vécue en direct (le point de vue n'est pas celui du personnage) mais est relatée par un observateur extérieur. C'est un peu comme si le narrateur décrivait l'expérience de Mabel ou de Lily.

Dans les trois textes, la révélation de l'altérité en soi a lieu en présence de l'autre ou si l'on préfère, la connaissance de soi, de soi-même comme un autre, passe par l'autre. C'est au contact des invités de Mrs Dalloway que Mabel, par exemple, prend conscience de son identité véritable. La confrontation avec l’autre ou, plus exactement, le regard de l’autre, permet la révélation de l'autre en soi. Le regard constitue en effet l'élément essentiel de ces récits. Les verbes "Iook" (7), "see," "watch" reviennent à plusieurs reprises dans chacun d'eux, Ces récits sont une variation sur le regard, sur la façon dont le regard (de l’autre sur soi et de soi sur soi-même) peut déclencher une prise de conscience de soi et la façon dont il modèle l'identité de celui qui est regardé.

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7. On peut remarquer que dans The New Dress et The Introduction, le verbe "look" est employé dans le sens de regarder (sens actif) et d’avoir l’air (en quelque sorte, d’être regardé, sens passif) : "Rupert had come out of his room and said what a swell she [Mabel] looked" (37).

 

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Le regard de l'autre renvoie à l'un sa propre image ; il est miroir et dans The New Dress et The Lady in the Looking-Glass, le miroir joue un rôle primordial. Il apparaît comme un re]ais du regard, une métaphore de l'œil de l'autre.

Dans The New Dress, Mrs Bamet, à l'entrée de la maison de Clarissa Dalloway, tend un miroir à Mabel. Puis, lorsque Mabel arrive au premier étage, "a looking-glass hung and looked" (56). Mabel ne se regarde pas dans ces miroirs ("she dared not look in the glass," 57) mais ce sont eux qui la regardent (8) ; ils ne sont qu'une image du regard que les autres posent sur elle pendant la soirée.

Dans The Lady in the Looking-Glass, le miroir, comme le titre et le sous-titre, "a reflection," l'indiquent, est essentiel. Le narrateur est d'une part, le témoin de la vie secrète de la pièce où il se trouve, des mouvements qui l'animent, des changements de lumière et de couleurs. Il voit sans être vu ("one felt ... like one of those naturalists who … lie watching … themselves unseen," 93). D'autre part, il observe avec l’œil d'un peintre les objets qui se reflètent dans le miroir, la perspective parfaite que dessine le jardin et qui s'arrête avec le cadre du miroir-tableau. Miroir-tableau puisqu'il fige les choses et le mouvement pour leur conférer immobilité et éternité ("in the looking-glass things had ceased to breathe and lay still in the trance of immortality," 94). Le personnage, Isabella Tyson, se trouve dans la partie du jardin qui échappe au miroir ; il appartient à l'au-delà du miroir (en d'autres mots, il n'appartient plus au domaine du regard mais à celui de l'imaginaire). Quand, à la fin de la nouvelle, Isabella apparaît dans le miroir, elle est elle aussi figée, prise dans les rets du regard du narrateur : "At once the looking-glass began to pour over her a light that seemed to fix her" (99). Elle non plus ne se regarde pas dans la glace mais est regardée. Le miroir apparaît alors comme une image de l’œil du narrateur ou de l'Autre.

Le personnage est mis à nu par le regard de l'autre et il se découvre différent de ce qu'il croyait être – révélation qui peut être à la fois délicieuse et déroutante comme lorsque Lily découvre à la fois la beauté et la difficulté d'être femme : "this other was a flower which had opened in ten minutes. And with the flower opened there came too, incontrovertibly, its world, so different, so strange" (40) mais qui est le plus souvent extrêmement douloureuse, voire insoutenable puisque la découverte de l'autre en soi équivaut à une découverte du vide

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8. Hors de chez Mrs Dalloway, les miroirs agissent différemment. Le miroir de Miss Milan, la couturière, renvoie une image agréable à regarder. Le miroir est alors le substitut du regard que Mabel porte sur elle-même ; elle apparaît dans le miroir telle qu'elle veut bien se voir : "when Miss Milan put the glass in her hand, and she looked at herself with the dress on, finished, an extraordinary bliss shot through her heart. Suffused with light, she sprang into existence. Rid of cares and wrinkles, what she had dreamed of herself there beautiful. Just for a second there looked at her, framed in the scrolloping mahogany, a grey-white, mysteriously charming girl, the core of herself, the soul of herself" (59).

 

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("nothingness," "emptiness"). Mabel, telle un ballon trop gonflé, explose et est réduite à néant : "puffed up with vanity ... [she] exploded, the moment she came into Mrs Dalloway's drawing-room" (57) ; Lily, elle, n'est plus qu'une "naked wretch" (43) et Isabella, sous l'œil du miroir, "stood naked …. And there was nothing. Isabella was perfectly empty" (99).

Être confronté à l'autre en soi est une torture, une souffrance intense décrite avec des mots très forts dans The New Dress : "pain,"–, "agony" (58), "torture" (59). Mabel vit un moment d'horreur pure (9) en se découvrant dans le miroir – "she could not face the whole horror" (57) (10) – à la manière de Kurtz, le héros de Conrad, au terme de son voyage au cœur des ténèbres (11). C'est le moment tragique de la "cassure" ultime, de la perte d’identité totale. Grâce à – ou faut-il dire à cause du regard de l'autre, le personnage franchit "l'écart infranchissable," pour reprendre l'expression de Derrida. Le regard révèle ce qui est sous le masque, ce qui est refoulé, inconscient et au fond, aboutit aussi à une négation de l'identité.

La béance ainsi révélée est choquante et dérangeante, inattendue et pourtant aveuglante puisque déjà inscrite dans tous les attributs ou substituts du moi, que ce soient les vêtements ou les noms que portent les personnages, les lieux dans lesquels ils évoluent ou les lettres qu'ils reçoivent. Tous ces éléments ont un rôle ambivalent complexe ; eux aussi masquent et démasquent l'identité des personnages.

La robe que porte Mabel est une enveloppe protectrice mais c’est aussi une enveloppe jaune, semi-transparente, qui laisse transparaître le moi du personnage, ce moi jaune, terne, insipide. Par sa couleur cette robe contraste avec celle de Rose Shaw : "[a] lovely clinging green" (63). Pour l'auteur, l'une est terne et repoussante. l' autre verte, vive et lumineuse. Elles traduisent des personnalités différentes. La robe de Mabel est neuve comme le regard que le personnage pose pour la première fois sur lui-même et elle est en même temps démodée, aussi ancienne que le véritable moi de Mabel qui était là depuis toujours mais que tout simplement, elle ignorait.

D'autre part, ce personnage porte le nom de Mabel Waring. Le prénom, "ma belle" est ironique pour une femme vieillie et sèche comme une brindille ("the most dried-up … twig she had ever met," dit Mrs Holman, 63). Quant au nom, il donne lieu à un jeu de mots dès le début lorsque Mabel imagine en entrant chez Clarissa Dalloway que les invités se demandent : "What's Mabel wearing?" ce qui bien entendu peut se transcrire "What's Mabel Waring?" et suggère une équation entre le nom du personnage et ce qu'elle porte : Mabel

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9. Véritable moment mais moment inversé, négatif.
10. Des mots incompréhensibles, "démesurés," si l'on se contente de lire le texte comme une simple histoire de malaise dû à une robe peu seyante.
11. Voyage intérieur bien entendu au terme duquel il s’exclame : "The horror, the horror" (87).

 

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serait donc définie par son vêtement, masque révélateur. Mabel fait d'ailleurs allusion à la double fonction de sa robe : "[she] rigged herself out like this" (57). "'Why not be herself [by dressing so]?" (57). La première réflexion définit la robe comme masque et même déguisement; la seconde souligne son rôle de révélateur.

Les noms des autres personnages sont également intéressants mais leur signification est peut-être moins évidente et les interprétations pourront paraître plus discutables. Isabella Tyson semble être un nom anodin cependant les initiales sont IT ; le nom de Lily est Everit, ce qui peut être décomposé en Ever-it. Dans les deux cas, le personnage est déchu de son statut de sujet (12), son nom le réduit à ce rien, ce vide qui est suggéré par ailleurs dans la nouvelle.

Ces personnages évoluent dans des lieux qui ne sont pas non plus choisis au hasard. La maison est dans l'œuvre de Virginia Woolf, en particulier dans To the Lighthouse, le lieu féminin par excellence. Ici aussi l'intérieur de la maison, les salons sont liés aux personnages féminins. La pièce dans laquelle Mabel a fait ses essayages ainsi que son salon lui paraissent, une fois qu'elle est chez Clarissa Dalloway, laids et miteux : " At once the whole of the room where, for ever so many hours, she had planned with the little dressmaker how it was to go, seemed sordid, repulsive; and her own drawing-room so shabby" (56).

Cette vision nouvelle n'est qu'un prélude à la vision d'elle-même que lui renverront les autres. De même dans The Lady in the Looking-Glass, le narrateur note au début "The house was empty ... one was the only person in the drawing-room" (93), une remarque que l'on oublie aussitôt puisqu'il se met à décrire les évolutions des mille créatures invisibles qui peuplent ce salon. Ce n'est qu'à la fin du récit, lorsqu'on apprend qu'Isabella est parfaitement vide que l'on se rend compte que cette pièce n'était peuplée que par l'imagination du narrateur, également responsable de la création du personnage. La clé de la nouvelle nous était donnée au début.

Les ultimes substituts du moi que nous trouvons dans ces textes sont les écrits. Lily Everit vient de terminer une dissertation qui n'est autre qu'une image du moi profond de Lily : "beneath lay untouched like a lump of glowing metal – her essay on the character of Dean Swift" (37) ; elle réapparaît à chaque étape de l'épreuve que la jeune fille subit durant la soirée ; elle est ce à quoi Lily tient le plus et ce qu'elle offrira à son bourreau.

Si Mabel et Isabella n'écrivent pas, elles reçoivent des lettres ; l'une s'exclame en les voyant sur la table de l'entrée (avant de partir pour la soirée) : "How dull!" (57) ; l'autre ne se donne même pas la peine de les ouvrir '"As for her letters, they were all bills" (99), nous dit le narrateur à la fin de la nouvelle. Les lettres contiennent des messages qui peuvent nous renseigner aussi bien sur celui qui les écrit que sur celui qui les reçoit. Aussi le narrateur de

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12. En ce qui concerne The Introduction, une lecture féministe serait là aussi possible. On pourrait dire que Lily est réduite au statut de femme-objet.

 

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The Lady in the Looking-Glass ne peut-il s'empêcher de discourir sur ces lettres, en imaginant d'abord que ce ne sont pas les premières qu'Isabella reçoit ; ses tiroirs en sont pleins.

In each of these cabinets were many little drawers, and each almost certainly held letters, tied with bows of ribbon, sprinkled with sticks of lavender or rose leaves ... if one had the audacity to open a drawer and read her letters, one would find the traces of many agitations, of appointments to meet, of upbraidings for not having met, long letters of intimacy and affection, violent letters of jea1ousy and reproach. terrible final words of parting (95).

S'il pouvait les lire, il connaîtrait la véritable identité d'Isabelle: "if one could read them, one would know everything there was to be known about Isabella, yes, and about life, too. The pages inside those marble-looking envelopes must be cut deep and scored thick with meaning" (96).

L'arrivée du courrier, qui se produit pendant que le narrateur est assis dans 1e salon, est décrite de la manière suivante: "Suddenly these reflections were ended violentlv and yet without a sound. A large black form loomed into the looking-gglass; blotted out everything, strewed the table with a packet of marble tablets" (96).

Brutale, comme le soulignent les adverbes "violently, et "suddenly, " et menaçante ( les mots "A large black form loomed" le montrent bien), elle perturbe le monde immobile du miroir. L'arrivée d'Isabella sera décrite en des termes voisins : elle fera sursauter l'observateur ("It made one start,"  98), elle perturbera elle aussi le monde du miroir, bien qu'avec plus de douceur. Ainsi l'arrivée des lettres sert de prélude à celle du personnage. Ces lettres sont comparées par le narrateur à des tablettes de marbre où serait gravée toute la vérité sur Isabella : "[the letters] seemed to have become not merely a handful of casual letters but to be tablets graven with eternal truth" (96) et pourtant, à la fin de la nouvelle, elles s'avèreront n'être que des blancs, vides de tout message, comme leur destinataire.

À travers ces différentes représentations du moi, le vide sature le texte. Si le vide apparaît dans d'autres œuvres de Virginia Woolf, traduisant son profond mal-être, il me semble être dit ici avec une violence et une insistance exceptionnelles, et c'est probablement, je crois, une des raisons pour lesquelles Virginia Woolf a choisi de ne pas inclure The New Dress dans Mrs Dalloway, alors que cela aurait été parfaitement possible, et de ne pas publier The Introduction (on se souvient que la nouvelle ne fut publiée pour la première fois qu'en 1973).

 

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Vide cependant ne signifie pas impasse car l'auteur a su transformer ce néant en écriture, en des textes d'une force telle qu'ils ne peuvent que nous hanter. Des textes qui annulent la différence textuelle tout en l'affirmant ou si l'on préfère, qui développent certains thèmes déjà présents dans d'autres écrits mais qui apportent également des éléments nouveaux.

The Introduction développe un thème qui apparaît au début de Mrs Dalloway, celui de la perte d'identité. Clarissa Dalloway a le sentiment d'avoir été anéantie ; son identité a disparu avec son mariage (ce qui explique qu'elle se souvienne de sa rencontre avec Richard Dalloway en observant Lily Everit et Bob Brinsley) : "this being Mrs Dalloway, not even Clarissa Dalloway any more; this being Mrs Richard Dalloway" (11). La nouvelle est en quelque sorte un appendice à Mrs Dalloway, mais d'une violence beaucoup plus grande.

The New Dress met en scène un personnage qui n'est que la réplique d'une autre invitée de Clarissa Dalloway, Ellie Henderson, condamnée, par ses revenus modestes, à porter la même robe noire chaque fois qu'elle est invitée à une soirée, ce qui de toute manière, est rare. Elle est à la fois le négatif des élégantes qui entourent Clarissa et un témoin de la soirée plutôt qu'un acteur. Si la situation est semblable à celle de The New Dress, la différence fondamentale est qu'Ellie se contente de regarder alors que Mabel regarde et est regardée, ce qui pose le problème de l'identité et de la différence, de la relation entre l'un et l'autre. Cette nouvelle, écrite avant la publication de Mrs Dalloway, avait des implications bien trop négatives pour être insérée dans le roman.

Quant à The Lady in the Looking-Glass, elle met en abyme ces deux nouvelles tout en ébauchant une sorte de manifeste littéraire qui est dans la lignée des essais écrits par l'auteur et qui annonce également The Waves et surtout Between the Acts.

Ces textes sont une représentation du regard de l'autre sur soi et de soi sur soi-même, d'un regard qui révèle la différence et la nie, qui fait naître l'identité et la met en lambeaux, et qui sont également une réflexion sur la création. Le regard de l'autre, c'est aussi, d'une part, le regard du créateur sur sa création (dans The Lady in the Looking-Glass) et le regard du lecteur ou du spectateur sur l’œuvre d'art (comme le suggère The Introduction). Le créateur entretient avec son œuvre la même relation complexe, entachée de contradictions, que l'un avec l'autre – l'un ne pouvant être défini que par rapport à l'autre qui, pourtant, a le pouvoir de détruire son identité. Enfin, l'écrivain, ou l'artiste, offre son œuvre en pâture au lecteur et au critique, à la manière de Lily qui offre sa dissertation à Brinsley, mais ce n'est qu'à ce prix que la création peut devenir oeuvre d'art. Dilemme qui d'une certaine manière, ne peut que rassurer le critique ...

 

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OUVRAGES MENTIONNÉS

 

CONRAD Joseph, Heart of Darkness [1902], London: Pan Books, 1979.

WOOLF, BRAGANCE, DEFROMONT, Triolet no9, Nouvelles, Nouvelles, 1991 .

WOOLF Virginia, Mrs Dalloway, London: The Hogarth Press, 1925.

–– A Haunted House and Other Stories, London: The Hogarth Press. 1943.

–– Mrs Dalloway 's Party, London: The Hogarth Press, 1973.

–– The Diary of Virginia Woolf, ed. Anne Olivier Bell, London: The Hogarth Press, 1977-1984.

RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990.

  (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)