(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995) 

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Les ruses de l'écriture dans la scene de la fausse pendaison de Waiting for the Barbarians de J.M. Coetzee

  

Thérèse Vichy (IUFM de Paris)

 

  

Empruntant son titre au poeme de Constantin Cavafis et une partie de sa structure narrative au Désert des Tartares de Dino Buzzati, le roman a pour narrateur et personnage principal un magistrat qui aux confins d'un Empire historiquement et géographiquement imprécis, administre un avant-poste exposé aux attaques des Barbares. Ce n'est pas à celles-ci que le magistrat doit faire face mais aux émissaires impériaux chargés de prévenir toute attaque éventuelle au moyen d'une aveugle et brutale répression. Son refus de leurs méthodes le conduit à une double implication personnelle: d'abord à une relation érotico-fantasmatique avec une jeune barbare ayant subi la torture et qu'il finit par reconduire à sa tribu à travers le désert, ensuite à son retour, à son arrestation et sa mise en accusation par les émissaires impériaux. Figure de juste, le magistrat ne l'est donc pas sans ambiguïté. Après avoir été torturé, il est dans cette scène soumis à un simulacre d'exécution. Il s'agit donc d'un temps temps fort dans l'économie dramatique et narrative du roman mais qui selon l'approche postmoderne de Coetzee se révèle en fait étrangement biaisée.

La première raison en est le caractère hétérogène de ses modes d’énonciation, de focalisation et d’écriture. "Perhaps by the end of the winter, ... when the barbarian is truly at the gate, perhaps then I will abandon the locutions of a civil servant with literary ambitions and begin to tell the truth" (154), écrit le magistrat à la fin de son récit. Ainsi l’incertitude quand au présent de l'énonciation problématise la focalisation d'une manière constamment ambiguë. Dans la scène qui nous concerne, les réflexions sur l'avenir et l'éducation de la jeunesse, "let us only pray they do not imitate their elders' games"(121 ), sont des lieux communs dont l'énonciation n'a pu temporellement coïncider avec la situation d'extrême souffrance du magistrat. Les Généralités sur le bouc émissaire, avec

 

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leur présent historique atemporel, laissent également deviner une énonciation ultérieure : "A scapegoat is named ... 120).

D'autre part le mode d'écriture n'est que très partiellement introspectif, à focalisation interne sur le vécu subjectif de l'expérience. L’ordre chronologique de celui-ci est parfois inversé puisque l'aveu de terreur "my bowels turn to water" (118) ne suit pas la notation factuelle qui le justifie, il est au contraire précédé d'une rationalisation a posteriori : "I know this is only a trick" (117). Dans "what must be my feet touch the ground," "must" modalise 1'ultériorité de l'énonciation d'une manière quasiment indécidable.

L’écriture n'est pas plus uniformément "réaliste" qu'elle n'est introspective. Certes avec leur relative univocité de relation entre sicnifiant / signifié / référent, la corde, l'échelle et l'arbre, même si, comme nous le verrons plus loin, ils sont en fait intertextuels et symboliques, centrent le texte dans une mimétique externe, selon trois séquences narratives. Une première dispose les accessoires, décrit l'ascension du magistrat suivi de Mendel, puis s'immobilise sur "So I stand for a while ..." (119). Une deuxième serre la corde jusqu'à l'étranglement et la perte de conscience. La troisième coïncide avec une variante du supplice de l'estrapade. Le "réalisme" est cependant loin d'être constant même s'il rend fidèlement compte du pathos physiologique, "the drumbeat in my ears ... (120). Le dialogue avec Mendel, décalé par rapport à une focalisation soit introspective, soit mimétique externe, du type pendaison publique rapportée à la troisième personne, sonne faux au point que par un procédé de mise en abyme les paroles du magistrat s'inscrivent devant ses yeux comme dans une bulle de B.D. : "Amazed I stare at this elaborate utterance as it winds its way out of me" (118). La scène ne vise nulle part à des effets de réel. Elle n'accumule aucun de ces détails dont la fonction n'est pas de faire progresser le récit mais d'évoquer métonymiquement l'épaisseur d'un "monde." Les spectateurs sont réduits à une image abstraite et peu fréquente qui reprend celle de la corde : "there is a knot of people waiting" (117). Les enfants qui deviennent ensuite des singes puis des jumeaux prennent au contraire une importance dont le lecteur subodore qu'elle est emblématique. L'écriture n'est pas pour autant métaphorique puisque les métaphores ne s'y articulent pas en réseaux.

Les ruptures de modes et de focalisations font en fait de cette scène un texte que je dirai amodal plutôt que polymodal car les modalisations s'y neutralisent mutuellement. Ceci vise à briser pour le lecteur la captation de l'imaginaire, l'emprise des identifications. La raison en est le sujet même, la torture, si fortement liée au fantasme, comme l'explique Coetzee dans "Into the Dark Chamber: The Novelist and South Africa" : "The true challenge is ... how to imagine torture and death on one's own terms" (13). Il s'agit pour lui de ne pas tomber dans cette "dark fascination" (13) qu'exerce, dit -il, la torture sur tous les romanciers sud-africains, lui-même y compris, ce "questionable dark lyricism" (35) qu'il dénonce chez

 

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La Guma ou Mongane Serote. Tenir à distance l'imaginaire, la "sombre fascination," c'est occuper le lieu du sens, du symbolique, "one's own terms." Je voudrais donc montrer que la caractéristique essentielle de la scène est une tension entre l'emprise de l’imaginaire et la maîtrise auctorielle du symbolique.

Si, selon Lacan, "Un signifiant c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant" (819), et selon Pierce "Un signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu'un" (121),  la scène choisit le signifiant contre le signe. Le rapprochement s'impose avec Wolfang Iser et la "théorie de la réception" de l'Ecole de Constance : "In the same way, two people gazing at the night sky may both be looking at the same collection of stars, but one will see the image of a plough, and the other will make out a dipper. The "stars" in a literary text are fixed; the lines that join them are variable" (282).

Le lecteur se tient à la place de ce sujet représenté par la différence d'un signifiant à un autre, ces "étoiles" que Coetzee, le linguiste informaticien, dissimule à travers son texte derrière le leurre introspectif du personnage/narrateur et ses questions sans réponse et pour cause, puisque ce sont les grandes apories de notre temps. Les éléments discrets de la fausse pendaison puisent ainsi leur sens à l'intérieur d'une intertexualité interne au roman. Selon l'image des lentilles, présente dans la scène elle-même : "his clear blue eyes, as clear as if there were crystal lenses …(118), ce sommet dramatique et narratif a cette fausse transparence où tout converge sans faire "signe." De là cette blanche matité où comme les pierres, les mots y sont en eux-mêmes intrinsèquement sans résonance sémantique, à la limite presque sans connotation si tant est que cela soit possible. Je vais donc tenter de repérer comment du livre à la scène fonctionnent les "étoiles".

 

Si la structure narrative tourne autour d'un introuvable "cœur des ténèbres" dont le magistrat, de circonvolution en circonvolution, se rapproche jusqu'à l'habiter, de même la torture, en une sinistre maieutique, fouille l'intimité d'un dedans à la recherche d'un ultime centre de vérité : "I am speaking of a situation in which I am probing for the truth" (5) dit Joll le tortionnaire. "Fishing about with my maieutic forceps" (41) dit le magistrat de ses rapports avec la jeune barbare. Cette quête ne peut être que vaine puisque le dedans que fouille la torture n'est que pur pathos physiologique dans ce qu'il a précisément d'incommunicable, de non symbolisable. La formule de Joll, "Pain is truth" (5) est vraie en un sens différent de celui qu'il entend. Pareil aux yeux brûlés de la jeune fille qui ne voient plus qu'à leur périphérie, le centre est aveugle, comme est muette la mutilation de Friday à qui dans Foe on a coupé la langue.

S'il y a évidente parodie du logocentrisme dénoncé par Derrida, Coetzee insiste sur l'idée que l'ultime vérité du "dedans" c'est l'effondrement sous la torture de ce qui fonde

 

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l'humain, c'est-à-dire le symbolique. Dans "they came to my cell to show me the meaning of humanity and in the space of an hour they showed me a great deal" (115), "the meaning of humanity" est une antiphrase. L'insistante récurrence d'un motif de dévoilement, celui d’une plaie (4), d'un cadavre supplicié enveloppé dans un linceul (7), des pieds difformes de la jeune fille brisés sous la torture (28; 87), trouve sa culmination dans cette métaphore de la scène de la fausse pendaison : "He [Mendel] deals with my soul: every day he folds the flesh aside and exposes my soul to the light" (118). Grâce à l'effet cumulatif et tout comme le cri inarticulé du "barbarian language" (121), la froideur distanciée de "he folds my flesh aside" est elle aussi une superbe antiphrase qui remplace le non symbolisable du pur pathos par la méticuleuse précision d'une feuille et de sa pliure, évocatrice du symbolique, en particulier du scriptible et du lisible. Derrière cette antiphrase s'accumulent toutes les précédentes déchirures, celle du linceul, "tear the shroud open and fold it back from the head" (7), celle des intestins du magistrat, "the tearing of tissues" (86), celle des mains et des joues des prisonniers jointes par un fil de fer qui les transperce.

Dans cette fascination du dévoilement d'un dedans, le pouvoir de captation de l'imaginaire, du fantasme, fantasme de corps maternel, de scène originaire, est à la fois présent et tenu à distance par la maîtrise du symbolique et le jeu des signifiants. "Fold my flesh aside" non seulement renvoie à "fold it back from the head" mais fonctionne aussi en relation avec "sheets" qui dans "as though whole sheets of muscle are giving way" (121) joue en une sorte de "conceit," du contraste entre chair et papier.

Le paradoxe central de la scène, et c'est d'ailleurs pour cela en partie qu'il s'agit d'un simulacre, est donc d'abord le leurre d'une coïncidence entre le présent de l'énonciation et l'expérience "intime," intérieure de la torture, le dire d'un dedans qui serait celui du supplicié. Pour cela même, les moments de rupture, de basculement hors du symbolique sont avant cette scène donnés au passé alors que l'ensemble du livre est, on le sait, écrit au présent historique : "They came to my cell to show me the meaning of humanity ..." (115) Le passage du présent au passé marque le hiatus de l'indicible.

Si le dedans ne livre sous la torture que du non symbolisable, le corps externe est par contre aussi scriptible que les tablettes de peuplier où est gravée la mémoire d'une civilisation disparue. Celui de la jeune barbare est "marked for life as the property of a stranger" (135) et le mot "ennemi" est inscrit à la poussière sur le dos des prisonniers pour y être lavé de leur sang. L’endroit "where bodies are their own signs" (157) est le lieu de la mort dans Foe. Par une nouvelle antiphrase dont "their own" est le pivot, c'est le lieu d'une aliénation à soi si radicale, qu'un corps n'a plus de "pour soi," n'est plus à la lettre que signe et surface aux yeux des autres.

 

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Telle est la logique barbare de l'inscription d'une mémoire à même la chair, poussée dans "La colonie pénitentiaire" de Kafka jusqu'à la sinistre ironie d'une réduction à l'absurde. À la question de savoir si le prisonnier connaît sa propre sentence il est répondu que cela est inutile, puisqu'elle va lui être gravée sur le dos. Lors de la fausse pendaison le corps du magistrat n'est ni marqué ni inscrit, il n'est qu'exhibé. Le jeu du montrer/cacher, mieux en rapport avec toutes les ambiguïtés du personnage et le simulacre qu'est la scène, y recoupe la première différence à l'origine du symbolique, celle des sexes, qui elle-même recouvre celle de la présence/absence du "fort/da" freudien. Le magistrat est invité à revêtir une chemise de femme avec laquelle le vent joue à faire apparaître et disparaître ses attributs masculins: "The breeze lifts my smock and plays with my naked body" (120).

Ici encore c'est par antiphrase et dérision qu'est évoqué l'ordre symbolique en son archaïque fondement. Le mot "slip" est à dessein répété dans son homonymie avec les tablettes de peuplier, "slips," et leur jeu de substitution/permutation. Selon un procédé constant qui évite au romancier les pièces de l'imaginaire, les motivations profondes des tortionnaires, leur dedans, demeurent inexplorés, vides comme celui des "animaux machines" de Descartes. Le mot "torturer" est soit sans autre référent que le stéréotype du vampire, "the teeth slightly too long where the gums are receding" (118) soit trop pesamment réel pour entrer dans le système d'échange symbolique, "like stones on my tongue" (ibid.). Mais c'est précisément le mot "slip," accompagné d'un jeu de mot sexuel, qui à la fois montre et cache la limpidité de crystal des yeux de Mendel, "as if there were crystal lenses slipped over his eyeballs" (ibid.). Le magistrat cachant sa nudité dit quant à lui : "I slip the smock over my head" (118) et lorsqu'on lui voile les yeux c'est avec "a saltbag which they slip over my head" (118). La dernière reprise du mot souligne l'irréductible différence d'un glissement/lapsus ("slip of the tongue" en anglais) à l'autre, celui de la chute qui est celle de la mort, et qui, contrairement à la réversibilité des permutations symboliques, est elle irrévocable: "If the rope goes slack, and I slip, I will die" (119).

L’opposition voir / ne pas voir complète celle du montrer / cacher. Si Joll protège ses yeux du soleil, le supplice de la jeune fille consistera à fixer deux petits soleils, les deux pointes rougies d'une fourchette: "They held my eyelids open" (41). Au contraire ce n'est pas les yeux nus mais comme réticulés par les mailles du sac à sel que le magistrat affronte la mort: "Through the mesh I watch them ... (118).

Le sel est lié au pathos physiologique, à la sueur et aux larmes, humeurs corporelles salées : "My eyes sting with sweat inside the bag" (119) ; "Not sweat but tears" (ibid). Mais le "réseau" est allégoriquement celui du symbolique qui s'interpose entre le Magistrat et ce que la mort a non seulement d'insoutenable mais en tant qu'ultime expérience, d'incommunicable. De son administration il restera surtout la décision d'éloigner les

 

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abattoirs de la place publique (120) et s'il admet les exécutions publiques c'est entourées de ce qu'il appelle "decorum" (ibid.), c'est-à-dire voilées d'un rituel symbolique.

Contrairement à la jeune fille forcée de garder les yeux ouverts sur l’insoutenable, il crie sans veragogne son refus de regarder la mort en face. Au début du texte qui met en exergue le verbe "face," répond son "I want to ]ive ... No matter what" (119). Aux questions de Mendel "Do you see?" et de l'enfant "Can you see, uncle?" il répond non (119).

Dans la scène de la fausse pendaison, la structure relationnelle du symbolique est explicitement représentée par la triade du vieux barbare, de la jeune fille et du magistrat, que celui-ci revoit mentalement au cours de son évanouissement. Les trois personnages sont en ligne, "I am standing in front of the old man" ; "The girl ... sits her horse behind him" (120), et non disposés trangulairement car l'échange n'est pas celui de la femme mais du lancage, "she too is waiting for him to speak" (ibid.). Le "trop tard" du magistrat rappelle qu’il n'a jamais su établir le moindre dialogue avec la jeune fille. Il importe peu que la question posée au vieillard échappe comme un oiseau, car le sens ne se trouve pas dans tel ou tel énoncé particulier mais dans la valeur humainement fondatrice, structurante, de la relation au symbolique. Incompréhensibles, les tablettes de peuplier n’en représentent pas moins une civilisation engloutie. Contrairement au symbolique, la violence, comme l'imaginaire dans le schéma lacanien, est une relation duelle, par là même liée au fantasme. L’autre est soit fantasmé en ennemi sur le modèle paranoïaque – ainsi le magistrat est-il faussement accusé de pactiser avec les barbares : "He is calling his barbarian friends" (121) soit rejeté, ab/jecté au sens étymologique du mot, selon cette abjection dont Julia Kristeva rappelle dans Pouvoirs de l'horreur: Essai sur l'abjection qu'elle se construit sur le modèle des déjections corporelles et qu'elle est non pas la mort mais "ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort" (11). C'est dans ce registre d'ailleurs que Coetzee écrit sur le corps avec une puissance toute swiftienne.

Si certains passages du roman soulignent l'existence d'indigènes non fantasmés, toujours alors impliqués dans une relation d'échange, "northerners on their own ground on equal terms" (72), si le magistrat lui-même ne tombe jamais dans la paranoïa du barbare diabolisé en ennemi, au plus intime de son être il s'empêtre pourtant comme dans un labyrinthe, "the heart of a labyrinth" (136), dans les rets du fantasme et de l'imaginaire. Du premier groupe de prisonniers il retient une répugnante animalité, leur défécation en public, "Their habits are frank and filthy  … (19), la menace de pollution qu'ils finissent par représenter pour la ville. Surtout il devient lui-même prisonnier – il parle de "bondage" (41) – d'un fantasme de fascination érotique de la violence. Ce sont ses marques qui le

 

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fascinent sur le corps de la jeune fille. L’impuissance à passer à l'acte, les brusques chutes dans le sommeil emblématisent la dimension fantasmatique.

La métaphore de pénétration d'un dedans dont la citrouille fournit lors de la fausse pendaison une version parodique, "to poke this finger through a pumpkin-shell" (118), dit Mendel, assure le lien avec la torture. Mais au fantasme de pénétration violente répond celui du corps plein sans organe, irrémédiablement clos : "I have a vision of her closed eyes and closed face filming over with skin. Blank, like a fist beneath a black wig, the face grows out of the throat and out of the blank body beneath it, without aperture, without entry" (42). La relation duelle de la violence se trouve ainsi puissamment métaphorisée en ce face à face d'un violeur et d'un corps impénétrable.

Le fantasme est par ailleurs fascination, c'est-à-dire à la lettre, captation du regard par une imago, comme l'imaginaire est chez Lacan lié au stade du miroir. Les premiers prisonniers sont d'abord et avant tout, pour le magistrat, objet de regard, "from my window I stare down, invisible behind the glass" (19). Même si c'est l'empathie qui le pousse à crier "non" lorsque Joll s'apprête à briser les corps des prisonniers à coups de marteau, le destin qui va le conduire jusqu'à la torture se noue dans la fascination. Ayant d'abord décidé de regagner sa cellule et d'échapper ainsi à l'avilissement de cette exécution publique, il se ravise sans qu'aucun mobile ne soit donné au lecteur et trouve le moyen de se glisser au premier rang des spectateurs. Il est ainsi comme allégoriquement happé par le spectacle de la violence et c'est sur le visage de ses voisins qu'il lit comme en un miroir la fascination, cette libido qui déserte le corps et ses organes pour se concentrer toute entière dans le regard, "a curiosity so intense that their bodies are drained by it and only their eyes live, organs of a new and ravening appetite " (105).

Privée de la médiation d'un troisième terme la violence est sans autre issue que la réversibilité. C'est en cela qu'elle est dialectique du maître et de l'esclave. Dans la scène de la fausse pendaison la corde dont la tension enchaîne le magistrat à Mendel est emblématiquement celle qui dans Waiting for Godot, enchaîne Lucky à Pozzo. La foule comme partout ailleurs dans le roman, captive de l'imaginaire ("a knot of people"), regarde et rit : "There is laughter" (121). Mais c'est le magistrat qui occupe maintenant la place de l'esclave, de l'autre rejeté, ab/jecté, fantasmé. L’être de regard est devenu objet de regard, publiquement exhibé, manipule au gré de la fantaisie de tout un chacun, comme il manipula lui-même le corps de la jeune fille : "Someone gives me a push and I begin to float back and forth" (ibid.). Les "giggles" (117) des petites bonnes répondent à ses amours ancillaires avides de puissance, sous leur discret paternalisme. Bien qu'il ait auparavant défié Joll avec courage, le magistrat montre ici l'abjection de celui qui, dans la dialectique de Hegel, n'a pas le courage de préférer la mort à l'esclavage. Au "Do your best to behave like a man" (117)

 

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de Mendel il finit par rétorquer, "to live ... no matter what" (119). Le topos du suicide stoïque est ainsi renversé en parodie dérisoire, via l'arbre et la corde pour se pendre, qui vont de Timon d’Athènes (V, 1) à Waiting for Godot (I, 17; II, 93).

La honte, et non la culpabilité, qui n'est jamais mentionnée dans le roman, constitue le terme ultime de la réversibilité. C'est le regard d'autrui à travers lequel la victime se juge, en fonction de ce qui reste du symbolique, des codes éthico-culturels, dégradés par la violence. En qualifiant le premier groupe de prisonniers d’"animal shamelessness" (19) le magistrat ignore, et le texte ne dit pas car c'est au lecteur de le voir, que la jeune mèregforcée d'enfreindre les rites funéraires de sa tribu est humaine et non animale puisqu’elle connaît la honte : "Her people seem to shun her" (19). Inversement la fausse pendaison le désigne aux yeux de tous comme objet de honte: "I, the old clown who lost his last vestige of authority the day he spent hanging from a tree in a woman's underclothes shouting for help" (124). La déchéance du vagabond, figure emblématique de ce que le corps social ab/jecte et qui hante l'œuvre de Coetzee, de Michael K au Vercueil d'Age of Iron, marque l'aboutissement de cette honte: "I creep around in my filthy smock; when a fist is raised against me I cower" (ibid.).

La honte occupe sur la place publique le lieu qui devrait être celui du politique. Si dans l'Athènes antique le privé était en effet caractérisé par une relation duelle d'absolue dépendance des esclaves, des femmes et des enfants par rapport au maître qui avait sur eux droit de vie et de mort, c'est comme le rappelle Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne, la séparation du public et du privé qui permit de dégager un espace où le symbolique put s'élargir jusqu'au politique, jusqu'aux concepts de droit et de loi que le magistrat représente de par sa fonction, qui lui tient lieu de patronyme. Un espace où les hommes puissent à égalité se livrer à la parole, à l'échange symbolique, "inter homines esse" selon l'adage latin repris par Arendt.

La torture au contraire abolit cette distinction entre public et privé. Les tortionnaires sont ironiquement qualifiés de "doctors of pain" (47) et Mendel comparé dans notre scène à un chirurgien qui opère à cœur ouvert (118). N'est ce pas la médecine qui dans nos sociétés occidentales contemporaines renvoie par excellence au privé? A ce niveau, le parallélisme avec l'Afrique du Sud, avec le face à face en miroir enchaînant, sans médiation politique, les blancs aux noirs dans l'apartheid des années quatre-vingts, est totalement pertinent.

Enfin, dernier point de cette dialectique de la violence duelle, la gémellité est le corollaire de la réversibilité. À l'image de ces gamins qui se sauvent de l'arbre, tels les jumeaux fratricides et rivaux de René Girard, "two little boys drop out of the tree" (121), Mendel derrière le magistrat apparaît comme son ombre portée, "I climb, he climbs

 

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behind me, guiding me" (119), le double déjà apparu dans les lunettes de Joll (44), en préfiguration de la scène où la victime et son ancien bourreau se font face en miroir de part et d'autre d'une vitre (146).

Si une intertexualité interne au roman permet le "décodage" de la fausse pendaison c'est par ailleurs la saturation même du symbolique et de l'allégorique qui y déjoue les pièges de l’imaginaire. La saturation est évidente en ce qui concerne le mûrier. C'est l'arbre (genéalogique inversé des générations futures, "children are scrambling about on the branches" (117). Symbole de vie, il est aussi le lieu du pathos physiologique, d'où coulent le sang, le jus des mûres qui arrose la terre, "where the earth is purple with the juice of fallen berries" (ibid.), la sueur et les larmes du magistrat, enfin les déjections corporelles. En effet les enfants traités de singes, "Hey, monkeys, come down ..." (119) ne peuvent pas ne pas évoquer les Yahoos des Voyages de Gulliver, qui dans un passage célèbre grimpent dans l'arbre contre lequel s'appuie le héros pour l'ensevelir à moitié sous leurs déjections, "almost stifled with the filth, which fell about me on every side" (Livre IV, chapitre 1). La littéralité de la scène précédente, "I smell of shit" (116), la réduction du magistrat à l'autre fantasmé en rebus abject, sont ici tenues à distance par l'allusion intertextuelle.

Le mûrier est également la croix, métaphorisée dans la tradition chrétienne en arbre de vie, notamment dans "The Sacrifice" de Herbert, cet autre intertexte de la fausse pendaison : "Man stole the fruit, but I must climb the tree, / the tree of life, to all but me." Ironiquement cependant la chair et le sang ne sont ici que jus de mûres, dans ce qui n'est même pas une vraie mort mais juste un simulacre. Dans l'économie narrative du roman, la "Passion" du magistrat se solde par un retour au statu quo ante qui nie la notion même de sacrifice rédempteur, religieux ou laïcisé. Contrairement au Docteur Moningham dans Nostromo, "his subjugation had been very crushing and very complete" (275), le magistrat est réinstauré dans son autorité patriarcale : "In all measures for our preservation I have taken the lead. No one has challenged me" (145).

Les boucs émissaires dont on sait que dans la Bible ils sont deux, celui que l'on tue et celui que l'on expulse dans le désert, reviendront plus tard dans le roman, en une sorte d'ironique retour à l'envoyeur, sous les espèces des deux cadavres de soldats attachés les bras en croix sur leur monture. Le caractère mortifere et non rédempteur de la violence sacrificielle ne saurait être plus nettement souligné. Les mugissements, "dry bellow" (121) rappellent quant à eux que derrière le magistrat se profile une superposition de victimes sacrificielles, du Christ aux jeunes taureaux de l'Exode et du Lévitique.

C'est bien parce que le roman dénonce toute aliénation à l'imagnaire des mythes que la fausse pendaison est métaphoriquement présentée comme une catharsis, une purge du

 

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fantasme, ce "purging out of one's soul" (126) dont le magistrat parle à propos de Mendel mais dont il a lui aussi besoin. Rappelant le supplice de l'eau auquel il est soumis, "pints of salt water" (115), les cris traversent son corps comme un flot charriant du gravier, "like the pouring of gravel" (121).

Au-delà du symbolique et de l'imaginaire, l'humain est dans Waiting for the Barbarians associe a un troisième terme, une possible rationalité, le "reason/able" de Swift, allégorisé par le voyage dans le désert, où le magistrat et ses compagnons ont prise sur la réalité même si c'est dans de très étroites limites. Face à cette rationalité, la fausse pendaison dénonce les illusions idéalistes qu'emblématise la sinistre parodie d'envoi : "I have been flying" / "now we will show you another form of flying" (121, italiques dans le texte). Evoquant le mythe d'Antée qu'Hercules saisit par les épaules, "a terrible tearing in my shoulders" (ibid.), l'envol signifie la perte de contact avec les réalités du corps et de la terre qui elles, sont associées à la catharsis ("gravel") et à l'échance symbolique: "I can see every hair on the horse's mane, every wrinkle of the old man's face, every lock and furrow of the hillside" (120). Le dixième barreau de l'échelle "I count ten rungs ... I teeter on my tenth rung" (119) rappelle les dix pieds creusés pour trouver l'eau dans le désert. La parodie d'envol transforme ici les bras qui manièrent la bêche, en ailes dérisoirement inefficaces, "a great old moth with its wings pinched together" (121). Les cavaliers crucifiés renvoyés par les barbares ont de même les bras trop grand ouverts pour saisir la réalité, "holding out his arms from his sides as if intending to embrace us or to fly up into the sky" (139).

Coetzee joue de la paromymie entre fly et "flail," qui rime avec "fail" et désigne dans le roman l'agitation impuissante de membres qui ont perdu prise. Ainsi le "flailing horse" (60) que l'on extirpe de la vase du désert, le corps du magistrat soumis au supplice de l'eau, "till it coughs and retches and flails and voids itself' (115), ou suspendu dans le vide, "bumping against the ladder, flailing with my feet" (120). L’envol est par ailleurs lié vers la fin du roman à un rêve d'impuissance qui reprend les termes mêmes de la fausse pendaison : "The bump is as faint as the stroke of a moth" (136). Il est le contraire même des stratégies rationnelles que le cerveau du magistrat ne cesse d'élaborer pour tenter de survivre : "If 1 can hold my arms stiff, if I am acrobat enough . (121)

 Si bien tenu à distance par la maîtrise auctorielle du symbolique que soit l'imaginaire, il n'en crée pas moins dans la scène des effets de surréalisme subliminal. Ce vieil insecte gigantesque pendu au bout d'une corde est, comme l'objet surréaliste, traité d'une manière d'autant plus détachée que s'y investit le fantasme. Ce gros corps flasque est totalement fantasmatique puisqu'entièrement livré au regard d'autrui. Cet ange grotesque qui parodie si bien la liberté de l'esprit et de la parole, symbolisée par l'oiseau, renverse sinistrement le

 

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premier vers du "Voyage à Cythère" qui s'achève sur un gibet et débute par : "Mon cœur comme un oiseau voltigeait tout joyeux / Et planait librement à l'entour des cordages." On peut lire derrière toute la scène une intertexualité externe subliminale qui va du gibet avec la femme, la cruche et le vent dans le livre XII du Prélude (vers 237-53), au corps de Martha Browne qui, pendu sous la pluie, inspira la pendaison de Tess, "vessel of emotion" (24). On devine un fantasme sadomasochiste de féminisation du corps masculin, de "chora," de corps/réceptacle appelant la violence de la brisure et de l'effraction. N'est-ce pas celui-là même du magistrat vis-à-vis de la jeune barbare ?

Fantasme aussi d'abjection de soi que ce corps, écrasable comme l'insecte de "La Métamorphose." "It occurs to me that we crush insects beneath our feet" (10) pense le magistrat dont les dernières paroles à Joll seront: "The crime that is latent in us we must inflict on ourselves" (146). Miniaturisée, multipliée, l'image de l'insecte pendu, est annoncée par "a plague of little bodies dangling from the trees" (121), évocation à la Jérome Bosh où "dangle" a une précision hypnotique, où "plague" connote la pollution d'un grouillement, associé au premier corps torturé, à son sexe incertain, ni masculin ni fémnin : "honey-drenched, sticky, they [bees] crawl out of the furrow and fan their wings" (13). Il y a enfin, clairement visible, un fantasme d'humiliation du père aux mains du fils et du fils aux mains du père. Le parcours du Magistrat, humilié puis réinstauré dans son autorité, est strictement identique à celui de l'ancêtre, Jacobus Coetzee, dans Dusklands.

En la transposant, j'aimerais appliquer à l'écriture de Coetzee qui ruse avec elle-même et son lecteur, cette phrase de Matisse à Picasso: "Je pourrais à la fois sidérer le spectateur et lui interdire de focaliser sans qu'il s'en aperçoive" (50). Éludant tout énoncé réifié, qu’il soit psychologique, idéologique ou politique, elle recèle pourtant le sens d'une anthropologie, dominée par une tension entre les catégories universelles de l'imaginaire fantasmatique, du symbolique, au fondement de toute culture, et du rationnel. Tout se passe néanmoins comme si à travers le magistrat, Coetzee à la fois se glorifiait et se punissait d'occuper ainsi le lieu du père, d'un sens "humaniste," patriarcal et logocentrique.

 

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   (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 7. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)