(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)

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"Eveline" de James Joyce, Elizabeth Reegan de John McGahern: un aspect de l'intertextualité de The Barracks  

Alain Blayac  (Université Paul Valéry-Montpellier 3)

 

 

Dans The Barracks (1), premier roman de l'écrivain irlandais John McGahern, certain épisodes, certaines images ne peuvent manquer d'évoquer (les critiques ne se sont pas privé de le faire remarquer (2)) une riche intertextualité où se mêlent des échos du Sons and Lovers de D.H. Lawrence, d'A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, de T.S. Eliot aussi pour ne citer que les plus remarquables, les figures tutélaires que sont Samuel Beckett et James Joyce restant, sans surprise, les sources d'inspiration majeures de l'Irlandais qu'est John McGahern. Celui-ci n'avait-il pas lui-même été contraint par la censure de suivre les traces du maître sur les chemins de l'exil après avoir perdu son poste d'enseignant à la suite de la publication de The Dark ? Je voudrais ici me pencher plus particulièrement sur l'influence de Joyce, en particulier sur les points de contact qui lient le roman à la quatrième nouvelle de Dubliners, "Eveline." Lorsque le critique, ou le lecteur, s'interroge sur la manière dont il doit interpréter échos, épisodes ou images de The Barracks, l'un des axes d'analyse qui s'offrent à lui est fourni par les rapprochements avec cette nouvelle, qu présente d'étranges parallèles avec les thèmes et incidents de la vie d'Elizabeth Reegan, protagoniste du roman, dans un exemple typique d'intertextualité.

Au sens strict l'intertextualité est la présence plus ou moins littérale d'un texte dans un autre où elle institue des relations d'imitation et de transformation. Elle inclut aussi bien le plagiat que la citation ou la simple réminiscence et doit se situer par rapport au

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1. Londres: Faber & Faber, 1962.
2. SAMPSON D., Outstaring Nature's Eye, the Fiction of John McGahern, Dublin: The Lilliput Press, 1993 Claude Fiérobe, éd., Études sur The Barracks de John McGahern, Lille: Études irlandaises, 1994, en particulier les contributions de P. Arniot, J.I. Cronin, M. Duperray.

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fonctionnement du texte qui est absorption et transformation d'un autre texte. Elle aboutit à la perception par le lecteur de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie, créant de la sorte une duplicité du texte littéraire que peut figurer la vieille image du palimpseste. Le propre de toute intertextualité est donc d'introduire à un nouveau mode de lecture qui fait éclater la linéarité du texte et ouvre l'accès à des profondeurs infinies (si toutefois le texte les recèle). II convient de souligner que pour ce qui concerne le roman de McGahern les "relations d'imitation et de transformation" se situent non pas tant au niveau de la citation que plus exactement à celui de l'écho ou de la réminiscence véhiculés par les images ou les termes mêmes du texte et que Joyce s'y affirme comme l'un des vecteurs principaux. Les thèmes de l'enfermement (Stephen Dedalus, dans The Portrait of the Artist as a Young Man, cherche à s'évader du labyrinthe irlandais, de l'emprise de sa famille, de sa religion, de sa patrie), du retour au foyer, les silences, la paralysie générale, le repas de Noël si important dans Dubliners, les bavardages oiseux, voire vides (en particulier dans une nouvelle comme "Grace") constituent autant de points d'ancrage autour desquels l'histoire de The Barracks se sédimente ou se cristallise.

Pour en revenir au premier roman de John McGahern, on décèle facilement dans ses éléments constitutifs des résurgences éclairantes avec la nouvelle de Joyce.

Eveline réintègre la maison irlandaise, modeste et sale, de sa famille, après sa tentative de fuite avortée. Elizabeth Reegan revient dans la petite ferme familiale (p. 15-16) après de longues années passées en Angleterre. Le lecteur des deux oeuvres souhaiterait que, plutôt que de réintégrer leurs prisons respectives, les deux jeunes femmes aient véritablement eu le courage d'enfreindre le code pour affronter leur destin loin de chez elles en toute liberté. Au premier niveau, roman et nouvelle introduisent symboliquement en incipit la même poussière, la même lassitude oppressante qui submergent la jeune fille de Joyce et la femme de McGahern. De manière plus tranchée l'insistance est mise dans les deux histoires sur la nuit tombante, les traditions sacrées de la famille et du foyer irlandais, les palpitations du coeur des deux protagonistes, sans oublier les personnages masculins que sont Frank et Reegan. Chacune à sa manière suit sa destinée, Eveline en renonçant définitivement à Frank et en acceptant une fois pour toutes la paralysie dublinoise; Elizabeth, qu'Halliday a abandonnée en mettant fin à ses jours, croit trouver une forme de liberté (et se débarrasser du joug familial) en épousant John Reegan, veuf et père de trois enfants. Ce faisant, toutes deux récusent et rejettent inconsciemment l'exemple de celle qui avait accordé sa protection au foyer irlandais en quittant le sien, la bienheureuse Margaret Mary Alacoque (qui tient lieu dans la nouvelle de lien unificateur entre les détails disparates de l'anecdote et apparaît à

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plusieurs reprises dans le roman). En effet les souffrances de la Sainte irlandaise (canonisée en 1922), son itinéraire offrent des ressemblances notoires avec le parcours et les expériences d'Eveline Hill et d'Elizabeth Reegan. Rappelons à ce propos que ses souffrances la conduisirent à la sainteté et à la fondation d'un ordre célébrant l'amour spécial que le Christ voue à l'humanité. Dans la nouvelle de Joyce l'identification de l'héroïne, Eveline, avec la Sainte est centrale alors qu'elle est tout au plus marginale ou de nature ironique pour l'Elizabeth Reegan (Elizabeth Regina?) du roman. De route manière les deux femmes se fourvoient dans leur choix de renier, chacune à sa manière, le caractère sacré du coeur, en grande partie à cause de leur dévouement aux bondieuseries prétendues de la vie de la famille irlandaise (dont Elizabeth avait jadis eu le courage de s'évader).

Née dans un petit village de Bourgogne en 1647, Margaret Mary (Marguerite Marie?) Alacoque semble avoir été une enfant prédestinée. Très tôt elle se livra à des pratiques d'austérité qui rivalisaient avec celles des saints. À la mort de son père elle fut recueillie par des proches qui en firent leur domestique et leur souffre-douleur. Refusant une demande en mariage à vingt ans, elle prit le voile dès sa vingt-quatrième année au Couvent de la Visitation de Paray-le-Monial. Jusqu'ici les parallèles avec les deux personnages littéraires sont facilement identifiables. Au couvent Margaret Mary est en butte à l'hostilité des autres membres de la communauté religieuse. Les corvées qu'on lui impose, à l'instar de celles d'Eveline et d'Elizabeth, consistent à veiller à l'approvisionnement de la communauté et à sa répartition ainsi qu'à s'occuper de jeunes enfants. Comme Eveline par son père ou Elizabeth par sa famille, elle est victime de réprimandes incessantes, voire de sévices corporels. Elle a sa première révélation en 1673 et se sent investie par l'esprit divin, entend une voix qui lui annonce qu'elle a été choisie comme truchement par lequel sera révélé l'amour que Dieu voue à tous les hommes. La voix se plaignait de ce que l'humanité avait froidement refusé Son amour. En une occasion le Seigneur se saisit du coeur de Margaret Mary et le plongea dans le sien, puis le restitua, brûlant, dans la poitrine de la jeune femme (ce qui n'est pas sans avoir un rapport ironique avec le cancer d'Elizabeth qui lui ronge et lui brûle la poitrine). Margaret Mary Alacoque mourut dune "fièvre d'amour divin et d'extase." Dès lors se développa en Irlande la célébration du Sacré Coeur qui devint fondamentale dans la liturgie irlandaise (3).

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3. La lampe du Sacré Coeur qui reste allumée chez les Reegan éclaire toujours une petite crèche en osier alors que la nouvelle mentionne "the coloured print of the promises made to Blessed Margaret Mary Alacoque". Cf. Dubliners, ed. Robert Scholes, New York: The Viking Press, 1969, p. 37. L'adoration du Sacré Coeur naquit en Irlande au début du dixneuvième siècle et l'Irlande fut officiellement consacrée au Sacré Coeur en 1873.

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Dans "Eveline", comme dons The Barracks, tous les détails du texte ramènent à la famine – ou, plus exactement, à son centre, le coeur (qui, par un effet d'ironie tragique propre à la partie contemporaine du roman, devient le sein d'Elizabeth). Dans le paragraphe qui ouvre la nouvelle, Eveline contemple de sa fenêtre la tombée de la nuit, alors qu'Elizabeth, concentrée sur ses travaux de ravaudage, n'a pas conscience de l'obscurité qui envahit la pièce. Dons les deux cas l'affaiblissement de la lumière deviendra symbole de la condition des deux femmes. Mais en cet instant toutes deux rêvent de leur vie passée. Eveline évoque des visages depuis longtemps disparus (les Devines, les Waters, les Dunns, et little Keogh the cripple (4)), Elizabeth associe subconsciemment ses illusions de jeunesse à la réalité du temps présent où elle n'est rien d'autre qu'une "mère de substitut" (5) et ne représente rien pour les enfants (6). Des détails importants et communs aux deux histoires apparaissent dès la première page à propos de l'aménagement intérieur des modestes maisons où elles vivent, pour Eveline "a coloured print of the promises made to Blessed Margaret Mary Alacoque" et pour Elizabeth "the Sacred Heart lamp that burned before the small wickerwork crib of Bethlehem on the mantelpiece" (7). Qu'est-ce donc que ce mythe du Sacré Coeur retrouvé à un demi-siècle d'intervalle dons deux oeuvres irlandaises? Quelles sont ces promesses que Joyce juge bon de faire figurer dons sa nouvelle?

Voici ce que l'on lit sur la gravure (que l'on peut facilement se procurer à Dublin ou en Irlande). Les promesses faites à la Bienheureuse Margaret Mary, à tous ceux qui croient en elle ou en l'ordre auquel elle appartient, sont disposées en gloire autour d'une représentation traditionnelle du Christ debout, bras écartés, paumes offertes. À ses pieds est ménagé un espace réservé à la signature du père, de la mère, des Infants et du prêtre officiant sous la légende "Consécration de la Famine au Sacré Cœur." Voici les promesses telles qu'elles sont formulées et énumérées :

I      Je leur donnerai toutes les grâces nécessaires à la conduite de leur vie.
II    J'établirai la paix dans leur famille.
III   Je les consolerai dons leurs difficultés.
IV  Je serai leur refuge assuré dans la vie et plus particulièrement dons la mort.
V   Je bénirai abondamment toutes leurs entreprises.
VI  Les pécheurs trouveront en mon Coeur un océan illimité de mercis.
VII Les âmes tièdes se rempliront de ferveur.

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4. Dubliners, p. 36.
5. "a second mother", The Barracks, p. 8.
6. "she was nothing to these children," ibid., p. 8.
7. Ibid., p. 7.

 

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VIII  Les âmes pleines de ferveur progresseront rapidement jusqu'à une grande perfection.
IX    Je bénirai les maisons où sera exposée et honorée l'image de mon Coeur.
X     Je donnerai aux prêtres le pouvoir de toucher les coeurs les plus endurcis.
XI   Ceux qui propagent cette dévotion auront leur nom gravé dans mon Coeur, d'où il ne sera jamais effacé.
XII  Je promets que ceux qui reçoivent la Communion le premier Vendredi de neuf mois consécutifs ne mourront pas sous mon déplaisir.

Sous les pieds du Christ, inscrits dans un arceau surmontant calice, glaive, fouet, clous et épines, se trouvent deux versets tirés des évangiles "Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai" (8) et "Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie" (9).

Est-il besoin de remarquer que ces deux versets résonnent de manière ironique lorsqu'on les applique à Eveline et à Elizabeth, toutes deux minées, rongées par la fatigue et/ou la maladie ? Quant aux douze promesses du Christ, elles ne semblent pas avoir une efficacité supérieure, ni pour la famille Hill ni pour la famille Reegan malgré leur consécration au Sacré Cœur. En réalité les deux personnages féminins sont virtuellement privés de grâce. II n'y a pas de paix dans leur famille. Les pauvres satisfactions qu'elles peuvent éprouver leur viennent de l'extérieur. Elles n'ont presque rien connu des bienfaits divins, de la merci ou de l'assurance divines. À la fin de l'histoire l'amour fervent qu'Eveline éprouve pour Frank non seulement tiédira mais disparaîtra totalement; de même celui que portait Elizabeth à Reegan.

Malgré cette gravure colorée des promesses du Christ, leurs maisons ne sont guère sanctifiées. De même que le cœur du père d'Eveline se durcit contre elle et les enfants, de même la famille d'Elizabeth se raidit contre la jeune fille, de même le cœur de Reegan se pétrifie vis-à-vis de Quirke. Tous apparaissent comme bloqués en des rancœurs égoïstes qui les dressent "contra mundum". Dans la nouvelle de Joyce, loin d'intervenir en faveur d'Eveline, le prêtre, ancien condisciple du père ("a schoolfriend of her father," 37), s'est enfui à Melbourne (étymologie meilleure frontière?), s'est perdu dans l'anonymat alors que seule une photo jaunie épinglée au mur rappelle son existence ("she had never found out the name of the priest whose yellowing photograph hung on the wall," 37). Devant le refus d'Elizabeth d'adhérer à une Légion de Marie peu recommandable ("a convenient pool of labour that the priests could draw on for catering committees," 163), le prêtre, anonyme, lui aussi, se bute ("he wouldn't accept her refusal") et, mu par l'égoïsme et la peur de l'échec

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8. Mathieu, 11-28. "Come to me all you that labour, and are burthened, and I will refresh you."
9. Jean, 14-6. "I am the Way, and the Truth, and the Life."

 

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("the roused egoism, the personal fall if he didn't make her join now"), l'accuse des pires fautes ("you dislike the Catholic Church ... that's founded on Divine Truth"), allant jusqu'à tenter de la faire chanter ("meaning or words that didn't matter, except as instruments in the brute struggle"*). Loin de la toucher avec ses mots usés, dévoyés ("my dear woman"), il l'incite à refuser une familiarité dépourvue de fondement sincère ("the assumptions of a familiarity that does not exist," 163).

La gravure et les promesses qu'elle exprime portent avant tout sur l'intégrité de la famine dont tout, dans la nouvelle comme dans le roman, suggère la dégradation. Le cadre général, objets d'un ameublement hétéroclite, vêtements usés jusqu'à la corde (harmonium cassé, photo jaunie pour "Eveline," chaussettes rapiécées, carpette déchirée pour The Barracks, rideaux poussiéreux dans les deux cas), donnent un décor symbolique de pauvreté stérile pour les deux foyers, d'où toute idée d'harmonie est absence.

Les chances de salut des deux jeunes femmes résident exclusivement dans les jeunes gens qu'elles fréquentent, Frank et Halliday. Frank pourrait sans doute figurer un substitut humain du Christ tel qu'il se révéla à Margaret Mary. Indépendamment de son prénom, il est décrit comme "kind, manly and open-hearted" (38) et susceptible d'ouvrir à la jeune fille les portes dune autre vie en l'entraînant dans un endroit meilleur ("Buenos Ayres") où il lui a préparé un foyer ("where he had a home waiting for her"). Quant à Halliday, tout médicin et libre penseur qu'il soit, il ne peut s'empêcher de faire des références répétées au Sauveur ("Sweet Jesus," 87, 92-3 & passim). Son isolement ("an outsider," 86) ouvre les yeux d'Elizabeth et lui permet de renaître à la vie exprimée dans un accès de lyrisme d'autant plus convaincant qu'il provient du narrateur extradiégétique, objectif par nature:

 ... the whole world beginning again as it always has to do when a single human being discovers his or her uniqueness, everything becoming strange and vital and wondrous in this the only moment of real innocence, when after having slept for ever in the habits of other lives, suddenly, one morning, the first morning of the world, she had woken up to herself, (87)

et quelques lignes plus loin, "He had changed her whole life, it was as if he'd put windows there ..."

Eveline est pleinement consciente d'encourir la colère de sa famille et de la communauté irlandaise si elle s'enfuit de chez elle. Elizabeth, privée de toute  issue par la disparition tragique de Halliday, décide d'épouser Reegan et se voit condamnée par les

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* C'est moi qui souligne, dans l'ensemble de l'article.

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siens: "Marrying isn't something, believe me, that can be jumped into today and outa tomorrow. It's wan bed you have to sleep on whether it's hard or soft wance you make it ..." et l'ultime assaut – "the most unkindly cut" en quelque sorte –: "It's for your God above to direct you" (15), ce qui est une double ironie puisqu'elle s'enferme à nouveau dans le type d'existence auquel elle essayait désespérément de se soustraire tout en encourant les foudres des siens.

Il est à remarquer que Margaret Mary avait su résister à toutes les pressions qui la poussaient à prendre époux à vingt ans. Eveline vient d'avoir dix-neuf ans ("just over nineteen," 38), Elizabeth approche la trentaine lorsque, pour des raisons différentes, elles s'abstiennent de sauter le pas. Si Elizabeth semble ultérieurement se déjuger en épousant Reegan, elle n'aboutit pas moins à un résultat identique puisqu'elle aussi réintègre la prison dont elle s'était pour un temps évadée. À aucun moment cependant on ne peut dire que cette perte d'amour et de liberté, source de l'accomplissement de Margaret Mary, est bénéfique pour elles. La religion qu'elles connaissent n'offre dans leur univers aucune des compensations qu'elle avait offertes à la Sainte. Eveline restera seule, paralysée à jamais, Elizabeth subira le même sort en apparence, mais en apparence seulement. Car en réalité et contrairement au personnage de Joyce – elle sera sauvée de la déréliction par un autre biais. Halliday lui a ouvert les yeux, la maladie lui ménagera paradoxalement de longs moments d'inactivité où elle prendra conscience de ce qu'est sa vie, La vie, dans une manière de sérénité stoïque qui la rachètera en lui rendant une noblesse et une liberté tardives mais réelles, la seine noblesse et la seine liberté qui comptent peut-être ici-bas, celles de l'esprit indompté et indomptable. La leçon ici n'est plus de nature religieuse mais humaniste. L'héroïne, à travers les épreuves subies, à travers les souffrances endurées en silence, acquiert graduellement, non point la sainteté de Margaret Mary Alacoque, mais un réel héroïsme né de la conscience aiguë et de l'acceptation stoïque de son destin.

 Nothing could be decided here. She was just passing through. She had come to life out of mystery and would return, it surrounded her life, it safely held it as by hands ... There'd be no searching for meaning, she must surely grow into meaning as she grew to love ... All real seeing grew into smiling and if it moved to speech it must be praise, all else was death, a refusal, a turning back ... All the apparent futility of her life in this barracks came at last to rest on this sense of mystery. It gave the hours idled away in boredom or remorse as much validity as a blaze of passion, all was under its eternal sway. She felt for a moment pure, without guilt (10).

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10. The Barracks, p. 211.


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La progression vers la clairvoyance visionnaire de la vie, de la mort et de la condition humaine ("consciousness, awareness, even vision lay within herself" (11)) en trois étapes successives jalonne son chemin de croix et l'amène à une sérénité finale d'acceptation et de détachement proprement stoïques, l'acceptation et le détachement constituant le sacrifice héroïque par excellence.

Eveline avait été avertie par le cri perçant de sa défunte mère "Derevaun Seraun!" (40), cri qui signifie en dialecte de l'ouest de l'Irlande "Les vers sont l'aboutissement ultime" (12) et en avait perdu la raison. Elizabeth, prenant conscience de cette fin commune à tous les humains, accepte sa condition et meurt, sereine, en pleine connaissance de la nature éphémère et dérisoire de toute destinée humaine. C'est en cela qu'elle devient reine, Elizabeth Reegan, Elizabeth Regina. Entre Margaret Mary, Eveline Hill et Elizabeth Reegan, entre 1647, 1911 et 1951, entre Dubliners et The Barracks, le monde et l'Irlande, les hommes et les femmes aussi sans doute, ont changé. Sauvés par la religion au dix-septième siècle, paralysés par elle au début du vingtième, ils (re)naissent au milieu de celui-ci au monde moderne et Elizabeth, au seuil de la mort, peut enfin accepter sans se voiler la face le caractère tragique de la nature des choses. "Aren't miracles strange?" se demande Casey (173). Oui, les miracles sont en vérité étranges. Ici ils marquent l'avènement d'une héroïne de notre temps que rien ne semblait prédestiner à une telle noblesse.

 

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11. Ibid.,  p. 209. 12. TORCHIANA D.T., Backgrounds to Joyce's Dubliners, Londres: Allen & Unwin, 1986.

 

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 6. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1995)