(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Charlotte Brontë, Jean Rhys:
des cris ... à l'écrit de la chambre rouge

Jacqueline Gouirand (Université Lyon 2)

 

 

La folie et le roman ont partie liée. Les grands romanciers ont compris que le principe même du "romanesque" est d'être ce risque suprême, cette séduction de la folie. "Tout roman contient à la fois la tentation de la folie et la négation de celle-ci, par un système réflexif au sein duquel, d'une façon ou d'une autre c'est la folie qui s'accuse et se dénonce comme telle" (1). S'inspirant du "roman dans le roman" de Jane Eyre – l'histoire de la folle du grenier – Jean Rhys donne à la transgression sous différentes formes et à la folie, transgression suprême, droit de cité dans cette fiction qu'elle publie après trois décennies de silence : Wide Sargasso Sea. Titre symbolique, car cet univers aquatique envahi d'algues mouvantes, rejoint "l'ailleurs" de la folie, espace infini sans repères.

Originaire de la Dominique, Jean Rhys a été longtemps hantée par la créole Bertha Mason, la première femme de Mr Rochester. En créant cette fiction, située dans les années 1830 à la Jamaïque et à la Dominique, elle rejoint par l'imaginaire ses origines. Elle démontre à quel point, avec la vieillesse, "l'oeuvre devient le produit d'un deuil qu'il faut faire ..., celui d'une enfance, d'une maison, d'un pays dont on est à jamais exilé..." (2). Pour elle, créer, c'est bien "jouer avec le feu" aux deux sens du terme puisque le feu, qui est la métaphore dominante dans Jane Eyre, unit dans Wide Sargasso Sea Coulibri et Thornfield, le cercle infernal qui circonscrit la folie étant ainsi bouclé.

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1. FELMAN S., "Folie et discours chez Balzac : l'illustre Gaudissart," Littérature n°5, février 1972, p. 35.
2. ANZIEU D., Le Corps de l'oeuvre, connaissance de l'inconscient, Paris: N.R.F. Gallimard, lère édition 1981, p. 58.

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 Cris et manifestations de la folie dans Jane Eyre

Tillotson (3) suggère que l'élément novateur le plus évident de Jane Eyre est l'exploration de "the unlit gulf of the self," ce qui établit un lien immédiat avec la fiction de Jean Rhys lorsqu'on prend comme référence le titre et la première partie qui narre l'histoire d'Antoinette jusqu'à son mariage avec Rochester.

Pour Jane, enfant, la quête d'identité commence lorsqu'après une sévère punition, enfermée dans la chambre rouge, elle se regarde dans le miroir et celui-ci lui renvoie "a strange little figure which had the effect of a real spirit ... half fairy, half imp ..." (4). L'introspection joue un rôle déterminant dans sa "Bildung." Murée en elle-même, elle est toujours à la recherche de retraites qui vont lui permettre de s'abstraire de l'environnement pour réfléchir, mais aussi pour se protéger de possibles adressions, ne serait-ce que de se soustraire au regard des autres. À Thornfield, les lourdes tentures, les rideaux lui assurent un aisé refuge (5) dans l'imposante demeure. À l'extérieur, son choix se porte sur la charmille ou la tonnelle. Mais l'embrasure de la fenêtre constitue son refuge d'élection, depuis la petite enfance : "I mounted into the window-seat: gathering up my feet, I sat cross-legged, like a Turk; and having drawn the red moreen curtain nearly close, I was shrined in double retirement" (JE 39).

La fenêtre est une métaphore dominante dans cette fiction. En offrant la vue du dehors, elle permet au sujet de lutter contre l'angoisse de l'enfermement tout en lui garantissant de se tenir à une certaine distance du noyau actif à l'intérieur de la maison. Métaphore qui définit dans la personnalité de Jane une peur de l'enfermement qui se manifeste dans la petite enfance mais aussi la peur d'être livrée au regard de l'autre, mise à nu (6). Voir loin est une promesse de liberté en soi comme le révèle le début du chapitre 12, dont Virginia Woolf a vanté les mérites, tout en déplorant que cette envolée de revendications fût interrompue par le rire de Grace Poole (7). À ce stade de son développement, Jane n'a pas acquis "a power of vision" qu'il restera à définir :

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3. TILLOTSON, Novels of the 1840's, 1961.
4. BRONTE Ch., Jane Eyre, Penguin Books, 1966 (1ère édition : 1847), p. 39.
5. Ibid., p. 199 : "The crimson curtain hung before the arch: slight as was the separation this drapery formed from the party"; p. 213 : "he allowed me to return quietly to my usual seat. He and his aids now withdrew behind the curtain"; p. 235 : "I had forgotten to draw my curtain, which I usually did and also to let down My window-blind"; cf. p. 212 "He and his aids withdrew behind the curtains"; p. 220 : Jane observe non observée.
6. Ibid., p. 80 : "The garden was a wide enclosure surrounded with walls so high as to exclude every glimpse of prospect."
7. WOOLF V., "A Room of One's Own."

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I climbed the three staircases, raised the trapdoor of the attic, and having reached the leads, looked out afar ... and along the skyline – that then I longed for a power of vision which might overpass that limit; which might reach the busy world, town regions full of life I had heard of but never seen; that then I desired more of practical experience than I possessed; more of intercourse with my kind ... . (p. 141)

Expression du sujet avide d'appréhender d'autres modes de vie, d'étendre son expérience et ses connaissances, désir d'émancipation d'une jeune fille – on peut noter ici que l'héroïne de Brontë exprime la même demande que les femmes de la première Génération Brangwen dès l'ouverture du roman de D.H. Lawrence, The Rainbow (8) –. Cependant, ce "power of vision" ne se limite pas aux seuls aspects que je viens d'évoquer. Lorsque la narratrice déclare, à la fin du passage cité plus haut : "What I believed in I wished to behold," en guise de conclusion, elle nous remet en mémoire l'argument de Coleridge dans Bibliographia Literaria : "The mind is a subject which is its own object," reprenant le propos du Note Book selon lequel la perception est une activité de l'esprit et il doit exister une identification entre celui qui perçoit et ce qui est perçu (9). Le passage cité révèle le besoin pour Jane de se projeter pour absorber la réalité dans un désir d'identification. Il révèle aussi – et d'autres exemples le justifieront dans cette fiction – l'importance accordée à l'esprit ("spirit"). Résonne encore en nous la phrase de Jane qui produit l'effet que l'on sait sur Rochester : "... it is my spirit that addresses your spirit" (p. 281). Plus tard, il lui confirmera : "And it is your spirit ... that I want; not alone your brittle frame" (p. 345). Jane a mené et gagné un combat spirituel qui consacre le triomphe de la vie secrète, typique d'une vie de l'esprit chez les femmes de cette époque.

L'imagination qui structure la vie secrète nourrit ce "power of vision," imagination que Coleridge qualifie de "philosophique" lorsqu'il la distingue de "fancy." L'imagination débordante de Charlotte Brontë est transférée à son héroïne et elle est entretenue, orientée par les lectures, dès la petite enfance. Coleridge ne disait-il pas : "From my early reading of fairy tales and genii ... my mind had been habituated to the vast" ? L'imagination à l'oeuvre dans Jane Eyre porte aussi l'empreinte du gothique qu'intensifient les réminiscences littéraires en relation avec Walter Scott (description de Thornfield, présence d'une colonie de freux, ruines après l'incendie etc.). Autant d'éléments constitutifs d'un esprit romantique qui n'a vraiment touché le public qu'avec les Brontë.

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8. LAWRENCE D.H., The Rainbow, Cambridge University Press, 1989 (lère édition : 1915) : "But the woman wanted another form of life than this ... . She stood to see the far-off world of cities and covemments and the active scope of man, the magic land, where secrets were made known and desires fulfilled ... she strained her eyes to see what man had done in fighting, outwards to knowledge" (p. 11).
9. COLERIDGE S.T., Note Book 921, Feb. 1801.

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Le conditionnement auquel Jane, enfant, a été soumise chez sa tante, a développé en elle un esprit de rébellion, l'a sensibilisée à la peur, a favorisé l'intrusion de "l'étrange" dans une réalité souvent rejetée. La jeune fille qui franchit le seuil de Thornfield par un froid matin d'octobre est encore hantée par les cauchemars de l'enfance et par la chambre rouge (10).

L'inquiétante étrangeté

'ordre qui semble régner à Thornfield et qui est dû à la diligence de Mrs Fairfax, incontestable vestale, n'est qu'apparence. Dès son arrivée, Jane est rassurée par l'accueil chaleureux de Mrs Fairfax, par une douceur ambiante qui contraste avec son expérience passée : "My couch had no thorns in it that night; my solitary room no fears" (p. 129). Lors de la première visite du troisième étage de l'imposante demeure, "l'inquiétante étrangeté" surgit insidieusement (11). Refuge du passé, châsse du souvenir, l'ensemble de ces pièces est solidement fermé par de lourdes portes de chêne ou des tentures et inhabité. Atmosphère étrange (le mot apparaît quatre fois en deux lignes) que Mrs Fairfax décrit ainsi : "One would almost say that if there were a ghost at Thornfield Hall this would be its haunt" (p. 137). En longeant le long couloir étroit et sombre, séparant les chambres de devant de celles du fond, avec une toute petite fenêtre au bout, Jane ne peut s'empêcher d'évoquer le château de Barbe Bleue, au moment où un rire curieux déchire le silence, rire associé sur le champ à Grace Poole. Les éclats de rire se succèdent, au cours des semaines, accompagnés de murmures plus étranges encore.

L'arrivée de Mr Rochester et le mystère qui entoure son passé malgré les fragments de son histoire qu'il dévoile à Jane (12), font naître un suspense que des événements dramatiques vont intensifier jusqu'à l'inévitable révélation qui pousse Jane à quitter Thornfield, à renoncer à l'assouvissement de ses désirs, à abandonner l'homme qu'elle aime, apportant elle-même la solution au problème moral que lui posent la loi chrétienne et la prudence qui la caractérise dans certaines situations.

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10. "The Red Room" cf. description dans Jane Evre p. 45. La chambre rouge inspire une profonde terreur à Jane enfant non seulement parce que l'Oncle Reed y est mort. Les domestiques l'évitent parce qu'elle est associée à des superstitions. De plus, son décor est rouge sang (acajou du lit, rideaux et tapis rouge, table recouverte d'un tissu cramoisi, etc.) et certains des éléments qui la composent évoquent le blanc de la mort figurée par le fauteuil qui trône dan la chambre.
11. Phénomène décrit par S. Freud dans L'inquiétante étrangeté: "L'inquiétante étrangeté surgit chaque fois que les limites entre l'imaginaire et la réalité s'effacent."
12. Jane Eyre, p. 169 : "You are afraid of me, because I talk like a sphinx." "Your language is enigmatical, sir: but though I am bewildered, I am certainly not afraid."

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Son retour, en fait, précipite les événements. Lorsqu'il est l'objet de l'agression que l'on sait – le premier incendie dont il est la victime – le mystère s'épaissit autour de Jane qui sent une présence étrange tout près de sa chambre, et perçoit en même temps un rire démoniaque qui n'est déjà plus apparenté à celui d'une être humain : "the goblin laughter stood at my bed-side" (p. 179), un rire qui s'accompagne de gémissements. On tente de la rassurer en attribuant le méfait à Grace Poole, mais Jane est envahie par le doute et ses réflexions aboutissent à cette remarque : "All I had gathered from it amounted to this – that there was a mystery at Thornfield; and that from participation in that mystery I was purposely excluded" (p. 195).

Plus tard, au rire démoniaque succède un cri aigu provenant du troisième étage, cri qui déchire le silence de la nuit : "... whatever being uttered that fearful shriek could not soon repeat it: not the wildest-winged condor on the Andes could ... the thing delivering such utterance must rest where it could repeat the effort" (p. 235). Dépêchée sur les lieux par Rochester, pour éponger le sang de la blessure du visiteur qui vient d'être sauvagement agressé, Jane écoute et observe. Elle entrevoit la chambre que Mrs Fairfax lui avait montrée à son arrivée à Thornfield, cette chambre qui est le reflet de la chambre rouge, hantise de son enfance : "it was huge, with tapestry; but the tapestry was now looped up in one part, and there was a door appartment which had been concealed. The door was open ... the large bed, which, with its drawn curtains ..." (p. 238).

Elle entend à nouveau ce "goblin laugh" qui avait résonné lors de la tentative de meurtre de Mr Rochester ...

Ombre, sang, blessure béante, frissons d'horreur, proximité d'un vampire, le roman noir prend pour un temps le pas sur le roman sentimental. Le secret, qui déploie toute une valence de signes n'est pas pour autant dévoilé. Dans ce crescendo qui conduit à l'ultime révélation – la folle du grenier n'est pas Grace Poole mais la première femme de Rochester, Bertha Mason, les signes se multiplient. Qu'il s'agisse de prémonitions ou de rêves, on observe une "discontinuité entre signe et signifié ... la folie prend forme comme la reproduction de signes – sans rapport à leurs signifiés" (13). La nature annonce l'explosion finale, dans cette scène où Rochester pense enfin posséder Jane et en faire sa femme devant Dieu (284) : "... I could scarcely see my master's face near as I was. And what ailed the chestnut tree? It writhed and ,groaned; while wind roared in the laurel walk, and came sweeping over us ... but a livid, vivid spark leapt out of a cloud ... and there was a crack, a crash, and a close rattling peal ... " (p. 284).

"Nature qui entre en folie pour un instant seulement ... coeur en folie qui a atteint dans sa solitude les limites du monde, le lacère ..." (14). Le rêve de Jane, décrivant Thornfield

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13. FELMAN., op. cit., cf.. note n°1.
14. FOUCAULT M., Histoire de la folie à l'âge classique, Paris: Gallimard, 1972, p.  554.

 

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en ruines et la présence d'une femme grande et forte, à la longue chevelure noire, vêtue de blanc et s'emparant du voile de mariée pour le porter un instant à son tour puis le lacérer et le piétiner constitue l'apogée de "l'inquiétante étrangeté" (15).

L'épisode du voile déchiré correspond à plusieurs niveaux symboliques : il annonce la révélation d'un secret, il suggère que le mariage de Jane et Rochester n'aura pas lieu et nous invite à aller au-delà de ces significations premières. Surgissant telle une vision parodique sous son voile de mariée, Bertha apparaît comme un double effrayant que Jane, inconsciemment, rejette et dont elle est délivrée par le geste furieux de Bertha. L'ironie dramatique générée par cet acte dément, nous conduit à un niveau métonymique, le voile symbolisant l'hymen, c'est à la fin un Rochester symboliquement diminué dans sa virilité qui s'unira à Jane.

Le secret dévoilé

L'histoire dans l'histoire éclaircit le mystère qui a maintenu le suspense jusqu'au chapitre 26 de Jane Eyre. Mrs Rochester née Bertha Antoinetta Mason est la folle enfermée au fond du troisième étage de Thornfield, gardée prisonnière dans les combles depuis de nombreuses années. À l'issue de la cérémonie du non-mariage de Jane et Rochester, la maisonnée est invitée à se rendre dans la pièce où elle est aliénée pour faire sa connaissance : "What it was, whether beast or human being, one could not, at first sight, tell; it grovelled, seemingly on all fours and growled like some strange wild animal ..." (p. 321). L'assimilation de la folle à la bête (on note l'emploi récurrent de it dans la citation, hyena est également employé) ou à la chose (the thing est relevé au chapitre 20) nous ramène à l'animalité qu'exalte l'internement. À l'âge classique, comme le décrit Michel Foucault, "la solidité animale de la folie est cette épaisseur qu'elle emprunte au monde aveugcle de la bête [...] animalité déchaînée" (16). Au siècle de Jane Eyre, elle est perçue comme l'envers de la société, basculant dans une conception à la fois sociale et morale (on remarque dans quels termes Rochester oppose Jane à Bertha : fairy angel/beast ; spirit/pigmy intellect, infirm in mind, etc. Autant d'exemples ayant une connotation morale. Quant à l'aspect social, à cette époque on ne peut montrer un fou. La folie est liée à une culpabilité et objet d'exclusion sociale. À cette époque, "la folie a été définie par la dimension extérieure de l'exclusion et du châtiment, et par la dimension intérieure de l'assignation morale et de la culpabilité," précise Michel Foucault.

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15. "Fearful and ghastly to me – oh, sir, I never saw a face like it. It was a discoloured face – it was a savage face. I wish I could forget the roll of the red eyes and the fearful blackened inflation of the lineaments." Jane Eyre, p. 311.
16. FOUCAULT, op. cit., p. 167.

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En atteignant les combles, Jane découvre enfin dans sa totalité la pièce qui enferme la Créole, lorsque Rochester ouvre la petite porte noire, véritable antre, évocation d'un enfer en miniature (p. 321), après non pas une descente mais une ascension : "We mounted the first staircase, passed up the gallery, proceeded to the third story ..." (p. 320). On peut interpréter cette montée comme "une régression" même si elle s'effectue vers le haut. On peut aussi

analyser la position de Jane Eyre par rapport à ce que Freud appelle 'la scène primitive' ..., scène que l'enfant fantasme comme le moment primitif de sa conception ... S'il s'agit de la scène primitive, qui occupe la place de qui ? ... Du fait de la différence d'âge, [Rochester] vient également à la place du père pour Jane, comme le lui dit Mrs Fairfax. (17)

Un commentaire à retenir qui donne encore plus de poids à notre interprétation de l'épisode du voile déchiré.

Plusieurs commentateurs ont signalé l'importance des métaphores liées à l'espace dans les romans de Charlotte Brontë. Dans Jane Eyre, il s'agit bien de métonymies (le seuil/social, l'escalier/psychologique, la fenêtre/esprit). "La topographie de la maison est une figuration symbolique de la topique subjective" (18). L'agencement des pièces, le détail des parcours métaphorisent les conflits (désir d'aimer, de savoir et l'interdit).

Charlotte Brontë apporte un soin particulier à la description détaillée des pièces et des tapis, tentures, meubles et objets qui les ornent, ces objets "porteurs de fantasmes." Pour Jane, l'ascension au troisième étage, qu'elle effectue seule au début du chapitre 12 déjà cité, dans un premier temps, peut aussi être interprété comme "une ascension exaltatrice" par "une sorte d'identification projective" (19) : désir de savoir et désir d'aimer conjugués (cf. vocabulaire du passage : glowing, my heart heaved, the exultant movement, fire, feeling, I desired). Ce troisième étage abrite passion et folie. Car "l'univers inimaginable de la folle représente une butée contre laquelle vient se construire l'univers imaginable qui est le nôtre ; mais la folie ne cesse de maintenir ouverte l'énigme de la question et de la structure de la vie" (20).

Rires du fou "qui rit par avance du rire de la mort" (21), murmures, gémissements, cris, toutes ces manifestations de la folie proviennent d'une voix, mais d'une voix sans paroles.

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17. DEFROMONT F., "Mémoires hantées. De Jane Eyre à Wide Sargasso Sea." Cahiers victoriens et édouardiens n°27, avril 1988, Montpellier, p. 153.
18. ANZIEU, op. cit., p. 234.
19. Ibid., p. 233.
20. VASSE D., L'ombre et la voix, Paris: Seuil, 1974, p. 108.
21. FOUCAULT, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 26.

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Dans la folie, la voix se perd

échouant à traverser la limite qui sépare le lieu du savoir ... le corps en tant que représentant du lieu et le discours en tant que représentant du savoir ne se contre-distinguent plus ... . Le royaume de la folie se laisse entrevoir : savoir sans limites où les représentations ne renvoient qu'à d'autres représentations sans rapport avec le lieu d'où ce savoir est émis ... la voix ne vient plus d'un "Autre," elle vient "d'ailleurs". (22)

Des cris à l'écrit

Dans Wide Sargasso Sea, rires, murmures et cris deviennent "écrit," la voix sans paroles se mute en énonciation et la chambre rouge en forge de l'écriture.

Jean Rhys est une créole comme son héroïne qui évoque la jeune fille du Cantique des Cantiques : "Ne prenez pas garde à mon teint noir, c'est le soleil qui m'a brûlée." Antoinette, son héroïne, est marquée par le feu qui circonscrit son destin. Jean Rhys est fascinée par l'histoire de la folle de Thornfield, son obsession, après plusieurs lectures du roman, est telle qu'elle déclare dans sa correspondance : "Même quand j'ai su qu'il fallait que j'écrive ce livre, ça ne s'est pas mis en place tout de suite" (23) et elle ajoute que son roman la contrôle (WSS 431). Elle reprend donc ce qui constitue "l'histoire dans l'histoire" dans Jane Eyre, s'inspirant de la fiction de Brontë, mais s'en écartant par d'important délai (24). Elle se trouve rapidement dans l'obligation de raconter l'histoire d'un bout à l'autre, ce qu'elle voulait éviter et elle invente un passé à son héroïine, ou plus exactement reconstitue un passé englouti.

Jean Rhys présente sa fiction en trois parties. Elle révèle dans sa correspondance qu'elle n'a pas eu trop de difficultés pour écrire la première section relative à l'enfance et l'adolescence d'Antoinette. En commençant la deuxième partie, elle a tout à fait abandonné l'idée de Jane Eyre ne revenant à l'intrigue de ce roman qu'avec la dernière section, en laissant Jane de côté :

Bien sûr, avec la troisième partie, je reviens tout à fait à l'intrigue de Jane Eyre en laissant Jane de côté ! Je ne voyais pas comment finir autrement. Je n'aurais même pas su

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22. VASSE, op. cit., p. 201.
23. RHYS J., Correspondance: 1931-1966, Paris: Denoel, 1984, p. 412.
24. Dans le livre de Jean Rhys, Antoinette est une toute jeune femme d'une vingtaine d'années dans la section de Jane Eyre correspondant à l'épisode de la folle. Rochester, qui n'est pas nommé dans Wide Sargasso Sea, est différent du personnage de Jane Eyre. C'est un grand voyageur, un séducteur, au sens théâtral du mot très Byronien. La deuxième partie concernant la rencontre des jeunes cens est une véritable création dans laquelle intervient la magie du lieu.

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comment expliquer leur radical changement d'existence, l'Angleterre au lieu des Antilles, la folie totale au lieu d'une simple étrangeté (Correspondance, p. 469).

En aucun cas il ne s'agit de copie mais de création à part entière, d'autant plus que Jean Rhys est persuadée que Charlotte Brontë ne donne que le point de vue anglais et réussit à convaincre le lecteur de la monstruosité de la pauvre créole lunatique parce qu'elle recrée son propre univers (Correspondance, p. 468). La romancière de Wide Sargasso Sea ajoute que les scènes créoles de Jane Eyre sont toutes fausses. De plus, elle est convaincue que Charlotte Brontë avait des Antilles une vision plutôt sinistre (25). Ce qu'elle désire, elle, c'est "rendre les deux premières parties plausibles, sinon vraisemblables" (p. 431). Autant pour ses intentions.

Jean Rhys choisit un code qui va organiser l'oeuvre. Elle entre "en création" c'est-à-dire qu'elle va se débattre avec le manque, la perte, l'exil et la douleur, "la portée d'une oeuvre d'art se mesurant au nombre et à la variété des éléments provenant d'expériences antérieures qui sont absorbées dans la perception actuelle" (26).

Le deuil de l'enfance

La présence de la mère hante la première section du livre relative à l'enfance et à l'adolescence de la narratrice. Évoquée d'entrée, la mère dont la mort mystérieuse pour l'enfant clôt la première partie, est jeune, belle, mais en raison de ces atouts et de son origine martiniquaise, aliénée par la communauté (27). L'enfant sera très tôt séparée d'une mère à laquelle elle va inconsciemment s'identifier. L'identification est d'autant plus solide que la narratrice contracte ce mal héréditaire dans le sein de sa mère démente (28). La mère est absente, privant l'enfant des soins et de l'attention qui lui sont dus : elle délègue de plus en plus pour être bientôt écartée en raison d'une maladie qui s'aggrave et pour disparaître de la scène. Les mères de substitution ne parviennent pas à combler le vide. L'abandon se reflète dans l'environnement. Le vert paradis de l'enfance est lui-même altéré : "Our garden was large and beautiful as that garden in the Bible, the tree of life grew here. But it had gone wild" (p. 16).

"All Coulibri Estate had gone wild like the garden, gone to bush" (p. 17).

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25. RHYS J., Wide Sargasso Sea, Penguin Books, 1968 (première édition, 1966) : "She died last year, no one told me how and I didn't ask," p. 51.
26. RHYS, Correspondance, p. 468 : J. Rhys rappelle que Ch. Brontë dans Villette "noie" le héros lors d'un voyage à la Guadeloupe.
27. DEWEY J., cité par Umberto Ecco, L'oeuvre ouverte, 1965, Paris: Seuil, p. 44.
28. Paracelse nomme insani les individus qui contractent la démence dans le sein de leur mère.

 

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Enfance solitaire pour cette petite fille à la recherche d'une relation fusionnelle qui lui est refusée malgré la communication établie avec la figure maternelle, Christophine, à la recherche perpétuelle d'une sécurité qu'elle ne peut plus trouver. Antoinette désire être à l'abri de toute agression : "I am safe. There is the corner of the bedroom door and the friendly furniture. There is the tree of life in the garden and the wall green with moss. The barrier of cliffs and the high mountains. And the barrier of the sea. I am safe. I am safe from strangers" (p. 23).

Elle tente de se protéger contre l'espace illimité représenté à la fois par l'immensité de Coulibri (29) et de la mer des Sargasses. Mais comme le rappelle Borges, on ne peut pas plus sortir des réduits que des espaces démesurément ouverts (30). Dès les premières lignes, le lecteur pénètre dans "l'inquiétante étrangeté" qui bouleverse l'ordre apparent. Dans cet environnement qui se dégrade, l'enfant n'a plus d'ancrage. Les orchidées du jardin évoquent la pieuvre dans cette jungle qu'il est devenu (p. 17) et la maison n'est plus un abri : "The house ... leaks like a sieve" (p. 25). La cuisine de Christophine est un refuge précaire en attendant l'ultime refuge, le couvent : "This convent was my refuee, a place of sunshine and of death..." (p. 47). Antoinette ignore la vérité sur sa mère et la situation familiale ; elle surprend des conversations, entend des hurlements, de plus en plus nombreux et inquiétants. Elle est au centre d'un réseau de signes qui ne tissent pas son expérience. C'est un peu comme si l'enfant vivait une expérience d'incapacité radicale "en raison du décalage entre le monde des signifiants où se meut son entourage et le monde des signes dans lequel il évolue" (31). La confusion culmine dans l'incendie qui ravage le domaine et emporte son petit frère (p. 36), deux éléments qui expliquent la dépression maternelle. Confrontée à la perte de l'amour de la mère, Antoinette lutte contre l'angoisse dont l'insomnie et les terreurs nocturnes sont le signe. Des lors, le Moi met en oeuvre une série de défenses : 

la première et la plus importante sera un mouvement unique à deux versants : le désinvestissement de l'objet maternel et l'identification inconsciente à la mère [psychiquement] morte ... identification en miroir ... symétrie réactionnelle qui est le seul moyen de rétablir une réunion avec la mère ... deuxième front de défense : le déclenchement d'une haine secondaire . (32)

Peu à peu, l'enveloppe narcissique se déchire : "I was something else. Not myself any longer," la mère folle devient un fantôme : "... and I thought, 'It's not her! Then, 'It must be

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29. "I went to parts of Coulibri that I had not seen, where there was no road, no path, no track" (p. 24).
30. BERRY N., Le sentiment d'identité, Émergences, Éditions universitaires, 1987, p. 221.
31. ANZIEU, op. cit., p. 211.
32. GREEN A., Narcissisme de vie. Narcissisme de mort. Paris: Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 231-232.

 

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lier" (p. 40). La pulsion de mort affleure ("and once I prayed for a long time to be dead") lorsque la relation fusionnelle ne peut exister qu'en rêve. (33)

Transgression et feu

La transgression est au centre de Wide Sargasso Sea. Dans la communauté décadente des marchands d'esclaves présentée par Jean Rhys, si ce sont les hommes qui achètent ou vendent des êtres humains pour de l'argent, c'est la femme qui est maudite. La mère d'Antoinette, fille et veuve de marchands d'esclaves, est aliénée dans la communauté, et rejetée par les noirs : pour cette raison, ils manifestent leur haine envers ceux qu'ils appellent les nègres blancs. Elle est rejetée également par les dames de la haute société qui la jalousent parce qu'elle est jeune, belle et danse bien. La malédiction dont elle est l'objet s'inscrit dans les flammes qui ravagent son univers en emportant son fils et la précipite dans la folie et dans la mort. Par un tour d'ironie tragique, le jet du boomerang atteint sa fille Antoinette qui est présentée jusqu'à la fin du récit comme une victime innocente. Victime d'un troc, puisque le mariage avec Rochester est "arrangé" par la famille, ce que Christophine affirme : "Everybody know that you marry her for her money and you take it all" (p. 125). Daniel Cosway qui colporte la calomnie le confirme : "Money is good but no money can pay for a crazy wife in your bed" (p. 82).

Dans la deuxième partie du livre, le narrateur est Rochester qui décrit son arrivée dans l'île, rend compte de son mariage et de ses séquelles. Il n'est jamais nommé : il est l'homme, c'est-à-dire celui qui introduit la loi phallique dans l'univers d'Antoinette. Il est également manipulé : Charlotte Brontë le présente comme une victime : "My father and my brother Rowland knew all this; but they thought only of the thirty thousand pounds and joined in the plot against me" (p. 333). Jean Rhys maintient l'ambiguïté dans ce domaine. Son Rochester est très différent de celui de Jane Eyre qui nous présente un séducteur au sens théâtral du terme, un rien corrupteur (cf. scène des bijoux p. 287) déployant un héroïsme fatal, très "Byronien," en somme. Construisant cette partie du récit sur quatre poèmes, Jean Rhys est entraînée par son imaginaire à créer un Rochester différent :

... j'ai compris ce qui n'allait pas et pourquoi le livre semblait mort ... mon Rochester était tout faux. Et aussi un salaud. C'est un homme fin et violent (Heathcliff) qui épouse une créature étrange, en partie parce qu'il a eu une mauvaise

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33. "I touch a tree and my arms hold on to it, 'Here, here.' But I think I will not go any further ... Still I cling and the seconds pass and each one is a thousand years. 'Here, in here,' a strange voice said, and the tree stopped swaying and jerking" (p. 50).

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attaque de fièvre, en partie sûrement pour les sous, mais surtout parce que cette fille l'intrigue. Il est déjà à moitié amoureux. (34)

La magie d'intoxication et la violence conditionnent les rapports du jeune couple car Rochester est "magiqué" par Antoinette et sa vengeance semble davantage déterminée par la trahison de la jeune femme que par sa folie (35). Dans Jane Eyre, Rochester insiste davantage sur la distance qui le sépare de Bertha dès leur rencontre et au cours des premiers mois de vie commune que sur l'attirance qu'il éprouve pour elle. "Alien," qui prend toute sa signification dans son récit, s'accompagne vite d'expressions qui dénotent la débilité mentale de sa compagne ("pigmy intellect," "mental defects," "infirm in mind") et des tares de diverses natures ("intemporate," "unchaste," "crimes," "her vices"). Autant d'éléments qui vont concourir à faire d'elle un démon ; rien de tel dans Wide Sargasso Sea. "Alien" qui est repris par Jean Rhys n'a pas le même sens ; cet élément devient l'aimant de la rencontre. La démonisation de la femme est chargée d'une intensité inaccoutumée que lui confèrent des pratiques mystérieuses, l'introduction de "l'obi" en particulier : "I had never seen her look so gay or so beautiful. She poured wine into two glasses and handled me one but I swear it was before I drank that I longed to bury my face in her hair as I used to do. I said "We are letting ghosts trouble us. Why shouldn't we be happy?" (p. 113)

Démonisation incarnée par le flamboyant, cet arbre des Antilles aux fleurs couleur de feu, au pied duquel tout créole désire être enterré (36). Jean Rhys joue sur le rouge en artiste de la langue. Rouge de la terre, rouge des menaçantes fourmis, verre rouge de la bouteille qui contient l'alcool générateur de violence, rouge de la nappe à franges sur la grande table dans cette pièce à l'unique fenêtre et qui évoque l'enfer dans laquelle Daniel reçoit Rochester et lui communique "sa" terrible vérité ("... she worse than her mother and she hardly more than a child," p. 103), rouge des flammes qui détruisent le paradis de l'enfance, rouge enfin de la robe, dernier vestige de l'identité d'Antoinette.

Car l'héroïne de Wide Sargasso Sea est un sujet violé, stade ultime de la transgression. Elle est, dans un premier temps, privée de son nom.

She laughed.
'Don't laugh like that Bertha.'
'My name is not Bertha; why do you call me Bertha?' (p. 111)

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34. Correspondance, p. 412.
35. Jean Rhys précise que les femmes n'ont pas de liaison dans ce lieu et à cette époque.
36. Wide Sargasso Sea, p. 151 : " 'If you are buried under a flamboyant tree,' I said, 'your soul is lifted up when it lowers.'

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Bertha is not my name. You are trying to make me into someone else, calling me by another name. (p. 121)

Puis elle est privée de demande : "She will never ask you for love again, she will die first. But I Christophine beg you. She love you so much. She thirsty for you" (p. 129), pour être finalement privée de parole tout en perdant les repères spatio-temporels. Enfermée dans la chambre rouge de Thornfield, monde sans lumière, monde de carton ; monde qui prend feu, privée de miroir, elle ne peut même pas se voir pour se reconnaître. Elle ne sait qui elle est que lorsqu'elle porte la robe rouge, la robe de sa mère. Traversée de la mémoire que seul le ciel rouge semble encore contenir : "Then I turned round and saw the sky. It was red and all my life was in it" (p. 155). L'acte fatal, générateur d'identité, parce qu'il est générateur de mémoire – la fille et le fantôme de la mère s'immisçant pour se confondre – est de transformer l'arbre de vie en arbre-torche ("The tree of life in flames," p. 155). En explorant en poète, avec une rare intensité, le continent de la folie, Jean Rhys redonne toute sa place à la déclaration de Michel Foucault : "jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c'est la folie qui détient la vérité de la psycholooie" (37).

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37. FOUCAULT, Maladie mentale et psychologie, Paris: PUF, 1954, p. 89.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)