(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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L'auto-citation dans The Player Queen
de W.B. Yeats (1919): une démarche moderne

Trudi Bolter (IEP, Bordeaux)

 

 

La quintessence du yeatsianisme repose dans le jeu complexe de rappels et de références, de récurrences et de refontes, dominé par la première personne auctorielle, cible ultime de tous ces renvois. L'autocitation directe et indirecte est un des grands principes structurants de l'oeuvre de W.B. Yeats (1865-1939).

The Player Queen est une pièce connue du grand public dans la version recueillie dans les Collected Plays de 1934 (1) mais la rédaction discontinue s'étalait pour l'essentiel entre 1907 et 1922, l'année de la première édition. À ce moment-là, Yeats transforma sa pièce en oeuvre close d'art conceptuel, par le fait de l'enchâsser dans un appareil paratextuel, les commentaires de l'auteur compris dans une "Note" et une partie d'une "Préface" (2) , qui sont le fondement de l'approche savante officialisée par moult prolégomènes et concordances qui veulent à l'instar de l'auteur que The Player Queen soit comprise comme l'illustration de la constellation d'images regroupée sous le nom de "théorie du masque." (3)

Ces rajouts paratextuels très intéressants feront l'objet d'une étude séparée. Pour cet essai, nous aimerions tourner notre regard vers le texte "nu" de 1919, l'année où la pièce fut

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1. Cette version de 1934 comporte une fin nouvelle rédigée pour une reprise de 1927 et plusieurs autres modifications : entre 1919 et 1922 Yeats avait peu changé le texte, mais y avait rajouté certaines répliques pour Septimus qui homologuait le texte plus nettement avec de nouveaux écrits, et notamment A Vision, l'oeuvre "philosophique" en cours, éditée en 1925. Voir Curtis Bradford, The Writing of the Player Queen, 1977, p. 3.
2. Ce sont la "Note" comprise dans l'édition à part de 1922, Variorum Plays, p.751, et la Preface" à Plays in Prose and Verse, 1922, ibid., p. 1306.
3. SAUL G.B., Prolegomena to the Study of Yeats's Plays, 1971; JEFFARES A.N. & KNOWLAND A.S., A Commetary on the Collected Plays of WB. Yeats, 1975. Pour une synthèse de la "théorie du masque" voir Jacqueline Genêt, "La Quête de Soi," p. 1-45, La Poétique de W.B. Yeats, PUL, 1989.

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jouée, d'abord à Londres, ensuite à Dublin, un texte ponctuellement dégarni des alentours obscurcissants interposés a posteriori par l'auteur, pour en proposer une brève lecture formulée indépendamment de ses consignes. Nous espérons que la mise en lumière de quelques exemples concrets d'autocitation, bien connus des spécialistes, pourra nous permettre de repérer rapidement et en toute modestie certains aspects modernes tenus en commun par d'autres artistes de notre temps et cet auteur colossal bien trop souvent isolé dans une forteresse de spécificité géographique ou chronologique.

The Player Queen contient des autoréférences, citations et clins d'oeil directs, ouverts, publics, immédiatement repérables par un spectateur (ou un lecteur) idéal, dans la mesure où sa culture yeatsienne le lui permet, et indirects, cachés, privés, enfouis dans l'intertextualité autarcique jusqu'à ce qu'elles soient révélées au destinataire du futur par l'édition posthume des Memoirs ou des écrits afférents à la rédaction de A Vision. Il s'agit en premier lieu de quelques poèmes qui avaient été publiés avant que la pièce ne soit produite, qui sont incorporés à la pièce, prononcés par ses personnages fictifs, et tout d'abord "The Mask", chanté dans The Player Queen par Decima, son personnage féminin principal : ce poème avait été publié pour la première fois par Yeats en 1910 sous le titre "A Lyric from an Unfinished Play" (4). Il s'agit encore d'un poème recueilli sous une forme un peu différente en 1914 dans Responsibilities sous le titre "A Song from The Player Queen" (5), prononcé dans la pièce finie par le même personnage, qui avance que le poème a été écrit par son mari.

La rédaction de The Player Queen a été abandonnée à plusieurs reprises, et il n'est pas étonnant qu'un poète, gestionnaire fort économe de productions nécessitant un effort intellectuel et émotionnel extrêmement ardu, ait songé à récupérer de son naufrage un peu de trésor. Ce n'est donc pas la publication antérieure de poèmes issus d'une pièce abandonnée qui nous intéresse, mais plutôt la conservation à l'intérieur du texte-mère, une fois repris, de ces mêmes poèmes, qui sont responsables de dédoublements bien curieux de la voix auctorielle.

Pour un yeatsien dont les "yeux de l'esprit" seraient à chaque moment ouverts sur la totalité des écrits de l'auteur, Decima, en reprenant les poèmes de Yeats, devient le double de l'auteur qui les avait déjà prononcés. Le jeu se corse encore du fait qu'elle reprend ce faisant deux voix d'auteur, l'une de Yeats et l'autre, fictive, de Septimus, lui-même un autre "masque" de l'auteur. Ainsi, quand Septimus taxe à deux reprises ses interlocuteurs scéniques de "bad, popular poets" (6), le connaisseur de l'oeuvre complète se rappelle un petit

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4. "The Mask", Collected Poems, p. 93 : il paraît dans The Player Queen, aux pages 261-62 de The Collected Plays, Variorum Plays, p.738.
5. Collected Poems, p. 117-18.
6. Collected Plays, p. 250, Variorum Plays, p.719.

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poème édité en 1910, "To A Poet, Who Would Have Me Praise Certain Bad Poets, Imitators of His and Mine" (7), il renforce pour l'amateur éclairé l'identité du poète fictif et l'auteur qu'il met en abyme.

Les titres des deux premiers de ces poèmes à la fois antérieurs et issus de la pièce dressent dans l'esprit du lecteur l'existence d'une oeuvre notionnelle, abandonnée, inachevée, mystérieuse, tentante, qui reste peut-être à découvrir dans les cartons du créateur. Ce thème implicite et esquissé du chef-d'oeuvre inconnu et inconnaissable a été élaboré en 1917, lorsque dans Per Amica Silentiae Lunae, Yeats parle de la pièce dans des termes qu'il reprendra en 1922, comme d'une pièce allégorique, mal partie, impossible à terminer, inspirée par l'idée selon laquelle "Saint Francis and Caesar Borgia made themselves overmastering, creative persons by turning from the mirror to meditation upon a mask" (8), et donc imprégnée, comme l'auteur, jusqu'à la paralysie, de l'obsession de ce thème.

Dans le texte de 1919 de la pièce enfin finie, Septimus confie, tel le sosie grotesque de son auteur, "the great secret that came to me at the second mouthful of the bottle. Man is nothing till he is united to an image" (9), superposant sa voix auctorielle à celle de l'auteur, le tournant en dérision comme la comédie burlesque, The Player Queen, tourne en dérision l'hypothétique tragédie lyrique commencée et abandonnée, voire toute la "théorie" qu'elle est supposée matérialiser.

L'omnilecteur yeatsien, destinataire idéal qui semble accompagner l'auteur comme un double tout au long de sa vie, peut constater aussi ailleurs cette convergence de l'auteur avec un personnage qui est auteur, entraînant des autocitations plus ou moins souterraines, fruits probables des retouches diachroniques inlassables qui parsèment cette oeuvre, accidentels peut-être, mais indicateurs aussi d'une intention de relier les écrits dans un faisceau auto-intertextuel densément tissé. Ainsi, Decima parle indirectement d'un poème "A Thought from Propertius," paru en 1917 dans "The Wild Swans at Coole," incorporé dans 31 versions préliminaires de la pièce répertoriées par Curtis Bradford mais finalement exclue : "This is a poem praising me, all my beauties one after the other – eyes, hair, complexion, shape, disposition, mind – everything" (10).

Précisant que leur auteur est son mari, le personnage de poète-dramaturge ivrogne et illuminé, elle suggère sans aucun détour qu'il y a lieu d'induire une ressemblance entre ce Septimus et Yeats, et par là-même qu'elle peut être assimilée à Maud Gonne, généralement tenue pour le sujet du poème.

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7. Collected Poems, p. 92.
8. Mythologies, 1966, p. 334.
9. Collected Plays, p. 267. Variorum Plays, p.749.
10. Collected Plays, p. 282, Variorum Plays, p.739.

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Decima en poursuivant parle aussi d'un poème: "... a little one he gave me yesterday morning. I had turned him out of bed and he had to lie alone by himself" (11).

Ce poème, qui commence par "O would that I were an old beggar...," réapparaîtra en 1935 sous une forme différente, faisant partie des "Two Songs Rewritten for the Tune's Sake" et clairement étiqueté "From the Player Queen" (12). Ainsi The Player Queen, lieu des autocitations directes que nous venons d'énumérer, qui orientent la pièce vers le passé dont elle moissonne les résonances, et des autocitations indirectes que nous allons examiner, est également le foyer, la source de citations futures, directes, comme le poème ci-dessus, ou indirectes, comme les références autobiographiques latentes, et notamment une série d'analogies entre Decima et Maud Gonne – qui seront révélées par les oeuvres posthumes.

La voix et le nom propre de l'auteur, le thème de l'art et en particulier l'art de Yeats, sont les thèmes de cette pièce auto-réflexive. The Player Queen est un Impromptu autoréférentiel qui se tient à la fin d'un cycle, dont elle reflète certaines étapes. Comme l'indiquera sa place en 1922 à la fin du recueil Plays in Prose and Verse, c'est la dernière des "Plays for an Irish Theatre." À ce titre, la pièce est l'équivalent d'une cérémonie nostalgique et cathartique de clôture. Son ton comique la fait ressembler à la comédie ou la satire qui mettait un terme aux programmes de l'Abbey Theatre, car si The Player Queen est auto-référentielle, elle est aussi auto-ironisante.

L'indication scénique nous avertit que The Player Queen se déroule sur un terrain propre. The Player Queen finit dans une salle du trône, lieu souvent fréquenté par les personnages de théâtre de Yeats. Elle commence sous l'ombre d'une tour : c'est le paysage de "Ego Dominus Tuus," un poème de 1915 qui introduit Per Amica Silentiae Lunae, ou de "The Phases of the Moon" (13). Comme dans les poèmes, que la pièce est censée illustrer, la tour rappelle la propre maison du poète, Thoor Ballylee, en même temps que le Château (dont la tour ne fait pas forcément partie) au fond de la pièce fait peut-être allusion au siècle du pouvoir anglais à Dublin. Nous sommes à un croisement de trois rues analogue peut-être au lieu mythique, frazerien, centré sur un poète décrit par un vieillard dans The King's Threshold : "I knew a man that would be making rhymes year in year out under a thorn at the crossing of three roads, and he was no sooner dead than every thorn-tree from Inchy to Kiltartan withered, and he a ragged man like ourselfs" (14).

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11. Ibid.
12. Collected Poems, p. 280-1.
13. "Ego Dominus Tuus" in Mythologies, p. 321; "The Phases of the Moon" (publié pour la première fois dans "The Wild Swans at Coole," 1919) in Collected Poems, p. 160.
14. Collected Plays, p. 76, Variorum Plays, p. 270.

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Ce début donne lieu à l'arrivée d'une troupe itinérante d'acteurs, dont Septimus le poète est l'auteur attitré et dont Decima, sa femme, est la vedette. Invités par le Premier ministre, ces artistes vagabonds doivent jouer l'histoire du Déluge pour satisfaire un peuple qui grogne et pour empêcher la révolution larvée. La Reine, à qui la rumeur impute des relations coupables avec une licorne, ne se montre jamais car, à l'instar de la Sainte qu'elle vénère, une certaine Octema, elle est investie d'une vocation de martyre (15).

En même temps que ces acteurs, ce "Yeatsland" reçoit la visite d'un vieillard loqueteux à qui on attribue des pouvoirs occultes. À chaque changement de règne, la légende (confirmée par les événements de la pièce) veut qu'il soit possédé par l'esprit d'un âne, qui le fait brailler et le conduit à se rouler dans la paille. Septimus, très exalté, prétend lui aussi communiquer avec un autre monde : discourant sur la nature d'une licorne divine, il se déclare porteur d'un message secret confié par l'Oracle de Delphes (16). On est tenté pourtant de conclure que c'est l'alcool qui insuffle leur contenu à ses tirades illuminées.

Devenue la nouvelle Reine sous le nom de l'ancienne qui fuit pour entrer au couvent, Decima la remplacera aussi comme future épouse du Premier ministre. L'actrice Reine aura enfin un rôle à sa mesure. C'est aussi le cas de Nona, second rôle féminin de la troupe (17). Cette dernière s'est révélée être la maîtresse du poète qui scandait ses poèmes en tapant (la nuit) sur son dos (nu), malgré la passion unique pour Decima qu'il y affichait. Cette vérité éclate dans une scène cruciale, charnière de l'oeuvre, rythmée par les poèmes d'amour, cités par Decima écrits à quatre mains par Septimus et Yeats (18).

Dans The Player Queen trois destinées féminines se croisent, celles de la Reine, de Nona, de Decima. Chacune trouve un nouveau rôle plus adapté à son caractère, subissant un changement du sort qui lui convient. Mais pour revêtir un masque nouveau il faut se défaire de l'ancien, et l'action amène certains de ces personnages à être démasqués. Nona avoue qu'elle est la maîtresse de Septimus, et la reine doit s'avouer qu'en fin de compte elle préfère une survie de prière au martyre d'une mort sanglante. Ces deux révélations donnent à Decima l'occasion d'endosser la robe et le rôle de Reine, qui, menacée par le peuple coléreux, accepte d'échanger ses habits (19).

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15. Les calembours les plus farfelus peuvent quelquefois être révélateurs, comme chacun sait, et pour cette raison nous nous permettons d'avancer que l'image de la souveraine dans le no-man's land de Yeats se joue entre "The Player Queen" et son antithèse, une "prayer queen."
16. Collected Plays, p. 267, Variorum Plays, p. 753.
17. Les beckettiens s'intéresseront au fait que ce personnage s'appelait "Winnie" dans certains brouillons de la pièce. Bradford, Curtis, The Writing of the Player Queen, 1977, p. 17.
18. Collected Plays, pp. 259-263, Variorum Plays, pp. 734-740.
19. Motif qui appelle l'échange de vêtements dans Where There Is Nothing, voir Ure, Peter, Yeats the Playwright, p. 131.

 

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A l'inverse, un mauvais sort est réservé à qui se trouve ou qui se veut être sondeur de l'infini: à la fin de la pièce, Septimus aura perdu sa femme, il sera banni du royaume. Le Vieil Homme, messager authentique d'un autre monde, sera pendu, car la vérité du changement de souveraine doit être masquée. Septimus doit continuer son errance, à l'avenir toutefois sous la garde de Nona, plus apte à le protéger (20). La paix civile revient, mais la vérité représentée par le Vieil Homme et la Reine est remplacée par le mensonge, l'image, le masque. La foule séduite adore la démagogie de Decima, mais elle n'est pas de sang royal et elle usurpe le trône.

La valse des couronnes est donc à la manière bien shakespearienne une valse des coeurs et une valse de masques, d'images, de rôles. Decima en tant qu'actrice refuse le rôle masqué de l'épouse de Noé, un rôle de femme âgée, ce qui pousse Nona à sa révélation. La Reine refuse sa robe d'apparat, tout le paraître exigé par son rôle royal, conduisant les citoyens à la médisance et à la révolte. La souveraineté de Decima sera illégitime à plus d'un titre, car en plus de sa naissance de père inconnu ou du moins instable, une fois mariée au Premier ministre, elle sera bigame. Le royaume se pare donc à son insu d'une fausse Reine, mais cette image est à ses yeux parfaite.

Septimus, dont l'anti-moi motivant est la licorne, symbole yeatsien de l'âme et de l'inspiration poétique, n'a plus de place dans le royaume (21). Decima, plus terre-à-terre, s'unit avec son anti-moi, un masque moins ambitieux, celui de la souveraineté, et devient autoritaire. S'emparant enfin des nourritures terrestres, le homard et le vin avec lesquels on a essayé de l'appâter pour l'amener à se produire, elle jette une pince de homard au Premier ministre, lui ordonnant de "Crack that claw!" (22). C'est la réplique finale des textes de 1919 et de 1922.

Toute pièce de Yeats se tient dans une relation dialectique avec l'oeuvre dramatique qui la précède, ainsi que les pièces suivantes dans laquelle ses échos vont résonner. La récurrence d'éléments est une sorte d'autocitation indirecte, dont le complément se trouve dans l'autocommentaire du paratexte – les notes et préfaces rajoutées par l'auteur. Ces résonances multiples verticales (car elles se font entendre à plusieurs niveaux du texte) et horizontales (car elles se suivent délibérément dans le temps) infléchissent de manière

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20. "... and he a poor genius that can't take care of himself," Collected Plays, p. 260, Variorum Plays, p. 736.
21. À ce sujet, voir l'intéressante iconographie proposée par Curtis Bradford, W.B. Yeats: The Writing of the Player Queen, 1977, ch. 16, p. 413-446.
22. Variorum Plays, p. 759.

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incrémentielle le sens de l'oeuvre tout entière tout comme chacun de ses éléments constitutifs. Si The Player Queen brille de ses propres facettes, elle s'illumine aussi de feux empruntés en dialoguant avec les autres pièces du canon, dont elle récapitule des thèmes ou des images.

La fin de la rédaction de The Player Queen survient à un point de semi-rupture entre Yeats et l'Abbey Theatre. OEuvre qui cristallise l'adieu à toute une thématique comme à une pratique théâtrale, The Player Queen contient aussi une méditation politique car elle implique une remise en question des pièces héroïques écrites par Yeats pour ce théâtre.

La pièce se joue sur la toile de fond sombre d'une ville révoltée – assez proche du monde livré au "traffic in mockery" que dresse le poème "Nineteen Hundred and Nineteen" discrètement édité neuf ans après sa rédaction (23). C'est une anti-pièce qui remet en cause l'activité de l'auteur au sein de l'Abbey, et un commentaire ironique indirect sur les faibles attentes des publics qui ont préféré aux tragédies celtiques de Yeats les images d'une Irlande plus actuelle, que le poète tenait pour décadentes. The Player Queen en 1919 se lit clairement comme une métaphore sur le désenchantement de Yeats vis-à-vis du théâtre, et de l'Irlande : la pièce incarne son adieu à une ancienne pratique de théâtre et à un idéal, celui du "masque" héroïque de l'Irlande tel qu'il voulait le révéler au travers de personnages comme Cuchulain ou la Comtesse Cathleen.

The Player Queen – l'actrice reine – commente d'une manière ironique les reines précédentes de Yeats. Elle rappelle tout d'abord la Comtesse Cathleen, la sainte et martyre qu'adore un personnage de poète prédécesseur et prototypique, Aleel, détourné par le poète dérisoire, Septimus. De la même manière, Decima détourne dans la mesure où elle fait référence à un autre archétype royal essentiel, Cathleen ni Houlihan (qui fut jouée par Maud Gonne), la veille dame perçue par les patriotes comme une jeune fille à la démarche royale et aimée par eux comme telle. L'adieu de Decima, l'exil de ses anciens confrères rappellent à rebours Cathleen ni Houlihan, symbole du voeu national de jeter l'étranger en dehors des quatre champs de l'Irlande" (24).

En 1919, la fin de la pièce est constituée par l'exil des acteurs arrêtés par le Premier ministre pragmatique et sans scrupules, qui condamne à mort le Vieil Homme tout en reconnaissant le miracle qu'il a incarné : "... fate has brayed on that man's lips ... We will hang him in the morning" (25). C'est un commentaire ironique sur les espoirs cristallisés dans

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23. Collected Poems, p. 207.
24. Bradford parle même d'un brouillon de la pièce où Decima parait effectivement dans les atours d'une veille dame, op. cit., p. 360.
25. Collected Plays, p. 273, Variorum Plays, p. 759.

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Cathleen ni Houlihan, dont une reprise a été faite à l'Abbey Theatre le jour de l'insurrection de Pâques 1916, de telle sorte que "le théâtre devenait réalité" (26).

Juste avant de commencer The Player Queen, Yeats avait réécrit Deirdre, jouée pour la première fois en 1906, dont le rôle-titre avait être tenu en 1908 par Mrs. Pat Campbell – une vedette à qui Yeats n'arrêtait pas de proposer le rôle de Decima, rôle titre de The Player Queen. L'anti-Deirdre se trouve chez Decima (27).

Si dans Deirdre nous trouvons une princesse celtique destinée à être reine transformée par sa passion en vagabonde, chez Decima nous trouvons l'inverse. Née dans un fossé entre deux villes, elle sera reine en l'absence de tout sang royal. La tentative de suicide aux ciseaux effectuée par Decima, délaissée par son mari au début de la deuxième scène, renvoie sur un mode comique au suicide de Deirdre, qui se transperce d'un couteau héroïque sur le cadavre de son amant, Naoise. Si Deirdre se trouve entre deux "maris," le roi Concohbar, son fiancé abandonné, le futur époux légitime qu'elle a quitté ainsi que le trône pour Naoise, Septimus, le poète de The Player Queen, se trouve, lui, entre deux femmes, la légitime qui le maltraite et la maîtresse qui se comporte envers lui comme une épouse plus réconfortante.

Les rappels sont de tous ordres et se trouvent à tous les niveaux. Le jeu de cartes, probablement le Tarot, suggéré par les noms de The Player Queen, rappelle dans une certaine mesure le jeu d'échecs joué entre Deirdre et Naoise. Plus généralement, les acteurs vêtus pour la représentation de leur pièce sur le Déluge dans des habits zoomorphiques sont une variation sur les permutations entre les espèces caractérisant la mythologie celtique qui nous propose par exemple un Cuchulain fils de l'épervier, l'univers mythique dans lequel s'inscrit le monde de Deirdre.

Reprenant sur un mode ironique certains thèmes de la tragédie Deirdre, The Player Queen revient aussi sur certains thèmes de The Unicorn from the Stars, réécriture faite en 1907 par Lady Gregory de Where There is Nothing, une pièce de Yeats qu'il considérait comme ratée.

Dans The Unicorn from the Stars, le personnage principal, Martin Hearne, un constructeur de carrosses qui a voyagé en France, tombe en transe et entretient une vision de licornes, d'étoiles et de vignobles. Réveillé trop tôt de sa vision, il interprète mal celle-ci et comprend les licornes comme des anges de destruction, s'évertuant à poursuivre à la tête d'une bande d'ivrognes, "l'armée de la licorne venue des étoiles," leur travail dévastateur (28).

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26. BROWN T., "L'Abbey Theatre : un souffle d'épopée", in Dublin 1904-1924, Éditions Autrement, 1991, p. 231.
27. Le lecteur reconnaîtra un écho de l"'anti-Hélène" traitée par Jacqueline Genêt, mais aussi le terme : anti-Deirdre," énoncé sans développement par Peter Ure, Yeats the Playwright, 1963, p. 145.
28. Collected Plays, p. 233, Variorum Plays, p. 686.

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Martin Hearne met le feu à son chef-d'oeuvre, un carrosse doré, et à un vieux château, symbole de l'héritage aristocratique de l'Irlande. Il retombe en transe et en tant que révolutionnaire dangereux se fait finalement tuer par les gendarmes, soupirant en expirant "the vineyards, the vineyards!" (29).

Ainsi, dans The Unicorn from the Stars, l'ivresse à la fois alcoolisée et politique des paysans est une sous-forme de la "vision" grisante qui présente à Martin Heame l'image de la licorne, en même temps qu'elle inonde sa chambre du parfum de raisins foulés (30). Dans The Player Queen, le personnage de poète, finalement appelé Septimus, mais qui portait dans des brouillons précédents le simple nom de Poète, ou bien de "Yellow Martin," est également une sorte de sous-oracle, comparé au vieillard en guenilles. Le nom de Martin Hearne n'est pas étranger à celui de l'animal mythique qui couche (dit-on) avec la Reine Attracta dans The Herne's Egg, une pièce des années trente qui retourne sur les lieux thématiques de The Player Queen (le mot hern étant une forme archaïque de heron "héron"). Si Yeats, à un moment donné, a pensé unir une couleur et un prénom – un jaune canari, pour qui connaît la symbolique yeatsienne des oiseaux, remplaçant un rouge précédent, qui rappelle le nom de Red Hanrahan, l'un des avatars de poète imaginés par Yeats – au nom de famille du visionnaire Martin Hearne, c'était certainement pour souligner la synthèse faite en ce personnage entre poésie et vision occulte.

Curtis Bradford voit en Decima le portrait de Yeats, et bien qu'il identifie Septimus comme le porte-parole occasionnel de l'auteur, il préfère suivre la version "officielle" qui fait de Septimus une représentation composée des amis de Yeats membres du Rhymers Club, décrits dans son autobiographie, mélange de l'ivrogne Johnson et de Dowson, le coureur de jupons. Yeats lui-même était officiellement un amoureux immobilisé pendant longtemps par sa vaine passion pour Maud Gonne, et ne courait donc pas, en principe. Il ne buvait pas trop non plus : son autobiographie le montre en compagnie de Symons, s'appliquant pendant deux semaines à remplacer leur verre d'eau chaude vespérale par du whisky (déjà assimilé à l'inspiration) dans l'espoir qu'il les rendrait meilleurs poètes (3l).

Pourtant, le personnage de Septimus ne cite ni Johnson, ni Dowson, et il est bien censé avoir rédigé des poèmes qui étaient déjà en 1919 identifiables comme oeuvres de Yeats. Il est supposé, de plus, avoir énoncé le thème de "Anima Hominis," "man is nothing until he is united to an image" (32).

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29. Collected Plays, p. 246, Variorum Plays, p. 709.
30. Cette idée est rapidement exprimée par Peter Ure, op. cit., p. 137.
31. "Autobiography – First Draft" in W.B. Yeats, Memoirs. Londres: Denis Donoghue, 1972, p. 87.
32. Collected Plays, p. 267, Variorum Plays, p. 749.

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Decima est une anti-reine qui complète en les renversant les coordonnées des avatars antérieurs. De la même manière, il est tout à fait logique de voir en Septimus un anti-poète, un contre-Yeats auto-ironisant en se révélant. L'ivresse de Septimus est facilement compréhensible dans le sillage de The Unicorn from the Stars, Elle représente la préoccupation de Yeats pour l'occulte, une métaphore qui se réfère notamment à l'expérience de A Vision, oeuvre élaborée à quatre mains avec sa femme depuis leur mariage en octobre 1917.

Déjà dans Deirdre, le vin est associé au sang qui coule dans les veines des êtres surnaturels (33). Dans "AIl Soul's Night, Epilogue to a Vision," écrit en 1920, le narrateur nous dit "I have a marvellous thing to say," ce qui nous rappelle un certain Septimus, celui qui nous avertit qu'il est "extraordinarily wise" et qu'il se tient informé par la bouche d'un oracle (34).

Dans "All Soul's Night," le vin est une métaphore à résonance autobiographique, figure du travail spiritiste et littéraire commun qui soudait le poète et sa femme. Nous y trouvons "two long glasses brimmed with muscatel" servis pour le couple Yeats : ces verres de vin sont le point de rencontre entre le monde des vivants et celui des morts. Un fantôme, dût-il venir, aurait droit d'y boire :

His element is so fine
Being sharpened by his death,
To drink from the wine-breath
While our gross palates drink from the whole wine. (35)

Yeats caractérise le "verre de muscatel" comme une substance en deux parties, partagée par les fantômes et les vivants, point de rencontre entre le monde des humains et le monde des esprits. Ainsi, sur un mode ironique, l'ivresse de Septimus signale-t-elle sa position entre l'Anima Hominis et l'Anima Mundi, la position du Yeats de Per Amica Silentiae Lunae, ou de Yeats-Robartes pour A Vision, ou de Madame Yeats et Yeats lors de leurs séances occultes. The Player Queen, autant qu'une illustration de la Théorie du Masque qui s'y trouve exprimée, est une répétition et une équivalence de la voix auctorielle de Per Amica Silentiae Lunae : on peut voir Decima comme la partie de Yeats qui évolue dans "Anima Hominis," Septimus comme la partie qui sert de relais entre le monde ici-bas et l"'Anima Mundi."

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33. Collected Plays, pp. 128-129, "... raes that are germane to the sun / And nearest him, and have no blood in their veins / For when they're wounded the wound drips with wine."
34. Collected Plays, p. 268, Variorum Plays, p. 751.
35. Collected Poems, p. 224.

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Se représentant sous les traits de Septimus comme un poète ivre et amoureux Yeats fait une synthèse de deux personnages anciens, Martin Hearne et le poète récurrent qu'on voit tantôt sous les traits d'Aleel, tantôt sous les traits de Seanchan, tantôt sous ceux de Cuchulain. Ce faisant il se déclare le prototype, le référent ultime des personnages du passé, et il fait intervenir sa réalité personnelle du moment, se représentant tel qu'il était à l'époque dans sa vie privée, totalement investi par l'occulte et par l'amour. À l'insu du public de son temps Yeats se donne ici en spectacle, se montre tel que seul un lecteur du futur pourra le reconnaître, tel qu'il était à l'époque entre la reprise de rédaction en 1915, l'achèvement probablement en 1917, et la diffusion en 1919 de The Player Queen.

Decima est une anti-reine qui complète en les renversant les coordonnées des avatars antérieurs. De la même manière, il est tout à fait logique de voir en Septimus un anti-poète, un contre-Yeats auto-ironisant en se révélant. L'ivresse de Septimus est facilement compréhensible dans le sillage de The Unicorn from the Stars. Elle représente la préoccupation de Yeats pour l'occulte, une métaphore qui se réfère notamment à l'expérience de A Vision, oeuvre élaborée à quatre mains avec sa femme depuis leur mariage en octobre 1917.

Cette représentation d'une réalité personnelle tout à fait actuelle entre 1917 et 1919 s'ajoute à l'évocation d'un Yeats du passé, un Yeats dont le portrait est brossé avec l'aide de quelque encre invisible que seul le passage des années et la publication posthume des Memoirs peut révéler. C'est le Yeats de l'époque où la pièce a été commencée, se remettant avec difficulté de la liaison douloureuse avec Maud Gonne, qui suivait des années de frustration. L'évocation à retardement – car l'exactitude de sa correspondance ne pouvait se vérifier qu'à la publication posthume des Memoirs est une façon de prononcer une "death sentence to his earlier poetic self" (36).

Comme les poèmes "Michael Robartes and the Dancer" ou "Solomon and the Witch," on peut considérer la pièce The Player Queen comme une oeuvre d'autobiographie semi-abstraite (37). C'est une métaphore qui cristallise des préoccupations de la vie propre de l'auteur qui, entre 1915 et 1917, réalisait une synthèse entre poésie, amour et inspiration occulte, en se mariant en 1917 avec une femme qui pendant leur lune de miel est devenue oracle, prêtant son corps à des voix qui venaient apporter au poète des images pour sa poésie. Celles-ci seront élaborées en duo au fil des années au point de donner les éléments constitutifs de A Vision.

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36. SUGIYAMA, Sumiko. "What is The Player Queen All About?", in Irish Writers and the Theatre, 1986, p. 203.
37. "Michael Robartes ..." Collected Poems, pp. 173-74, "Solomon", ibid., pp. 174-76.

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The Player Queen, mise en scène en 1919, s'est trouvée confrontée alors à la réception confuse qui est presque une figure obligée pour toute oeuvre d'art moderne. Les critiques à Londres ou à Dublin, bien que parfois ravis, qui d'une musique verbale, qui d'une luxuriance d'effets visuels, sont perplexes, cherchent leurs comparaisons chez Victor Hugo ou Lewis Carroll, appellent la pièce "irresponsable" ou soupçonnent un canular (38).

Ces spectateurs du passé n'avaient pas à leur disposition l'oeuvre complète, qui permet d'égrener les auto-citations de Yeats, de passer d'oeuvre en oeuvre, de personnage en personnage à la recherche d'une lecture qui unit à chaque moment les voix plurielles d'un ensemble de textes du même auteur. Le sens yeatsien se laisse capturer à la lumière multiple d'écrits associés, d'une intertextualité autarcique très étendue. La totalité chatoyante de l'auto-référence de l'oeuvre ne saurait s'adresser qu'à un lecteur universel, auto-copie de l'auteur, connaisseur de toutes les traces écrites laissées dans son sillage. C'est à ce lecteur que Yeats fait le clin d'oeil d'une auto-citation prononcée par Septimus, qui se lamente de son ivresse : "What do I care for anyone now except Venus and Adonis and the other planets of heaven ?" (39)

C'est la remarque faite par un ivrogne croisé par l'auteur à un champ de courses, rapportée dans l'autobiographie de Yeats (40).

En dehors des auto-citations évidentes de poèmes célèbres, nous avons remarqué deux sortes d'auto-références indirectes. La première consiste en un réseau de rappels artistiques qui font de la pièce une farandole rétrospective qui égrène les thèmes du passé, les asservissant aux fins d'un sens nouveau. Le deuxième type d'auto-référence consiste en un autoportrait dont la véracité malgré une distorsion comique sera révélée au lecteur futur par la publication d'un texte posthume comme les Memoirs de Yeats, ou la diffusion des documents se rapportant à la rédaction de A Vision, récemment collationnés par George Mills Harper (41).

Ayant commencé sa carrière au dix-neuvième siècle, Yeats est tout à fait moderne malgré des allures archaïques. Se considérant comme la matière première de son oeuvre, il évolue aussi comme une sorte d'acteur sur la scène du monde, se voit comme le verrait son imprésario. Il est, à ses yeux, une vedette à interviewer, un sujet d'étude. Ces voix plurielles de l'auteur qui se raconte et qui "se donne en spectacle" sont analogues à ce que nous rencontrons chez Ionesco, dont l'oeuvre se construit aussi sur des bases d'auto-références récurrentes qui incarnent une auto-réflexion.

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38. Voir le chapitre 16 de Curtis Bradford, The Writing of the Player Queen, 1977, pp. 413-446.
39. Collected Plays, p. 250, Variorum Plays, p. 719.
40. "Autobiography – First Draft", in Memoirs, p. 111.
41. HARPER G. M. The Making of Yeats's "A Vision", 2 vol., London, 1987.

 

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Comme Yeats, Ionesco puise consciemment dans une oeuvre passée les sources d'une oeuvre nouvelle, s'explique et s'auto-commente. Comme Yeats, il cible ses rêves comme les sources de ses pièces, ou les incorpore carrément, comme c'est le cas dans Jacques ou la Soumission. L'Impromptu de l'Alma, Rhincéros, Tueur sans gages sont écrites à visage presque découvert, à une première personne qui n'est pas si loin de celle empruntée par Yeats. The Player Queen, d'une manière plus indirecte, semble surgir de pulsions autobiographiques et auto-réflexives qui sont souvent comparables.

Cette approche dédoublée, autobiographique et auto-réflexive, qui conduit l'auteur à être à la fois le sujet de son oeuvre et son premier exégète, se trouve dans le cas d'un créateur encore plus moderne dont l'exemple nous ramène dans le domaine des arts visuels, que nous nous permettons de citer puisque le thème de ce colloque a été inspiré par une exposition d'oeuvres d'art. (Il est inutile de rappeler que Yeats lui-même a commencé des études de beaux-arts, et que son père et son frère étaient des peintres connus.)

C'est le cas de Jean-Pierre Raynaud, par exemple, dont l'oeuvre maîtresse a été sa propre maison, objet d'expositions à chaque étape de son évolution. Dans un livre consacré à cet édifice, destiné à être détruit et exposé en morceaux réunis en mille bacs d'inox conçus pour recevoir des déchets chirurgicaux, Raynaud fait intervenir son existence personnelle indissociable de son oeuvre, permettant d'y reproduire des éléments autobiographiques bruts, les télégrammes reçus pour son mariage, le permis de construire.

À un moment donné de l'épopée, il avait l'ait installer un portrait en pied hyper réaliste de lui-même, à l'ombre duquel il s'asseyait. Il nous le commente :

Je me rendis compte que je ne pouvais rien mettre d'autre que moi-même dans cet espace. J'étais dans une époque très narcissique. C'était une image de Moi, au lieu d'être une oeuvre de moi. C'était comme un portrait de famille, pour accentuer un peu plus encore le sentiment de vivre avec soi-même, ce regard qui se regardait, d'autant plus que le portrait était grandeur nature . (42)

The Player Queen illustre certes la "théorie du masque" (43). Mais c'est aussi une oeuvre d'autobiographie indirecte, qui montre le poète tel qu'il a été et tel qu'il aurait pu être. En même temps, c'est une sorte d'autoportrait abstrait qui le représente tel qu'il est entre 1917 et 1919, à l'époque où il est enfin arrivé à terminer sa pièce et à la faire jouer.

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42. DURAND-RUEL, TISSIER, WAUTHIER-WURMSER, RAYNAUD, La Maison 1969-1987. Éditions du Regard, 1988, p. 53.
43. C'est la thèse de J. Genêt, op. cit., pp. 24-26.

 

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Pièce traitant de la révolution de l'Irlande, sa contemporaine par le biais de la révolution psychique qui permettait son mariage, The Player Queen cristallise en outre le rejet partiel d'une ancienne thématique en faveur de celle qui émanera de A Vision, en chantier à partir d'octobre 1917, elle-même oeuvre d'autobiographie abstraite.

Même pour les savants spécialistes capables de repérer les auto-citations de Yeats, et de recoudre les mailles filées de sa théorie, le sens de The Player Queen a pu être une source de perplexité (44). Mais pour un familier de toutes les pièces écrites par Yeats, un lecteur formé par l'étude de ce qu'on appelait le nouveau théâtre (lui-même imprégné de l'influence de Yeats, par Beckett interposé), même (ou peut-être surtout) en l'absence du paratexte proposé par le poète, une grande cohérence y règne (45).

The Player Queen se comprend dans sa modernité lorsqu'elle est placée sous l'ombre de la Tour où habite le poète, "entouré de licornes," d'emblèmes qui se réfèrent à son identité propre, tel un précurseur de Jean-Pierre Raynaud. The Player Queen est une oeuvre de Yeats, hantée par l'image de Yeats, et elle incarne un "regard qui se regarde" et qui se raconte.

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44. Citons le titre même de l'article de Sugiyama, op. cit., ou les divergences critiques énumérées par N. Jeffares dans son Commentary, 1975, pp. 143-146.
45. Au sujet de l'influence sur Beckett, voir le livre passionnant de K. Worth, The Irish Drama of Europe from Yeats to Beckett, Londres, 1978.

 

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OUVRAGES CITÉS

ALSPACH R. K., ed., The Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats, Londres: Macmillan, 1989 (1966).
BRADFORD C., ed., W.B. Yeats: The Writing of "The Player Queen," De Kalb, Northern Illinois University Press, 1977.
DURAND-RUEL D., TISSIER Y., WAUTHIER-WURMSER B., RAYNAUD J.P., La Maison 1969-1987, Éditions du Regard, 1988.
GENET J., La Poétique de William Butler Yeats, PUL, 1989.
HARPER G.M., The Writing of a Vision, 2 vol., Londres: Macmillan, 1987.
JEFFARES A. N. & KNOWLAND A.S., A Commentary on the Collected Plays of W.B. Yeats, London and Basingstoke: Macmillan, 1975.
MILLER L., The Noble Drama of W.B. Yeats, Dublin: Dolmen Press, 1977.
RAFROIDI P., JOANNON P., GOLDRING M., Dublin, 1904-1924, Éditions Autrement, 1991.
SAUL. G.B., Prolegomena to the Plays of W.B. Yeats, New York: Octagon, 1971.
SUGIYAMA S., "What is The Player Queen all about?" in Irish Writers and the Theatre, ed. Sekine M., Gerrards Cross: Colin Smythe, 1986.
WORTH K., The Irish Drama of Europe from Yeats to Beckett, Londres: University of London, Athlone Press, 1978.
URE, Peter, Yeats the Playwright, New York: Barnes and Noble, 1963.
YEATS W.B.,
    The "Autobiography " of William Butler Yeats, New York: Collier-Macmillan, 1965.
    Collected Plays, New York: Macmillan, 1966.
    Collected Poems, New York: Macmillan, 1957.
    Memoirs, Autobiography-First Draft, Journal Transcribed and edited by Denis Donoghue, Londres:         Macmillan, 1972.
    Mythologies, New York: Collier-Macmillan, 1966.
    Plays in Prose and Verse, London: Macmillan, 1926 (1922).

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)