(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Corps social, corps politique dans Down and Out in Paris and London

Bernard Gensane (Université de Poitiers)

 

 

"On ne s'intéresse pas assez au corps des écrivains : il a la même importance que leurs livres." (Philippe Sollers).
"A beggar works by standing out of doors in all weathers. . . . It is a trade like any others." (George Orwell)

 

On a pu considérer que chez D.H. Lawrence le corps était "inséparable de, l'imagination qui le structurait et l'intégrait dans l'ensemble d'une vision du monde et de la vie" (Vichy). L'imaginaire en moins, ou en moins bien, ce fut aussi le cas d'Orwell. Toute son oeuvre est remplie de corps – à commencer par le sien – qui, souffrant. involontairement mais aussi délibérément, expriment la crise, la chute de l'homme, la coupure d'avec la transcendance ou d'une version supérieure de l'individu.

Au retour de Birmanie, Orwell choisit de quitter les sentiers battus, les voies tracées d'avance afin d'expier son appartenance à la bourgeoisie, afin de s'éprouver pour, entre autres, mettre son corps à l'épreuve en travaillant jusqu'à la limite de ses forces, en s'alimentant peu, en ne soignant pas des bronchites à répétition. De cette tranche de vie peu banale naîtra Down and Out in Paris and London, reportage, témoignage au sens chrétien du terme, mais aussi entrée d'un créateur en écriture après un coup de force contre sa personne et, pour reprendre un concept de P. Bourdieu (p. 88), de ses habitus (1).

La conséquence initiale de ce coup de force est de transfigurer l'identité d'Eric Blair, surtout lorsqu'il devient actant de l'oeuvre, naissant, selon le mot de Lukacs (p. 60), de

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1. Pour Bourdieu, un habitus est un acquis, un avoir, un système de dispositions durables et transposables qui peuvent parfois fonctionner comme un capital.

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l'altérité du monde extérieur. Sorti du rôle stéréotypé du romancier qui lutte pour survivre, et refusant d'assumer les choix classiques pour tout Anglais résidant à l'étranger (2), Blair se plonge dans le monde des pauvres, un monde qu'il envisage a priori comme étrange, romanesque, et il mène une existence éreintante (3). Il choisit donc de parler de la pauvreté en auteur de fiction pour qui la réalité du discours littéraire est la relation dialectique entre le réel, sa représentation imaginaire et sa reproduction ; il écarte une anthropologie de mauvais goût, lui qui vient de connaître cinq années de "tristes tropiques," ou même une démarche simplement journalistique : "There were plenty of other people who lived lives just as eccentric as these ... . Il would be fun to write some of their biographies, if one had time. I am trying to describe the people in our quarter, not for the mere curiosity, but because they are all part of the story" (4).

Ce monde, il voudra un jour "l'explorer plus complètement," connaître plus intimement "l'âme" de ses rencontres de hasard (p. 189). Mais en bon raconteur d"'histoires" ayant lu Maupassant, en bon ficteur (5), Orwell sait que tout n'est pas possible quand il s'agit de dire l'étrange ou l'insolite. Pour que le lecteur se sente impliqué, mais en même temps "hypocrite" (6), il faut parsemer le texte d'indices, de traces permettant l'identification, la reconnaissance, afin de contrarier la neutralisation de la signification des réalités sociales qu'entraîne toute expérience imaginaire. Orwell sait aussi qu'on ne reproduit que ce qui est contraignant, c'est-à-dire l'essentiel, l'inévitable. Il campe des étrangers qui lui parlent de lui, de son rapport à lui et aux autres. Dans Down and Out, les personnages loufoques, bizarres, insolites éclairent le monde du lecteur en lui offrant une vision tantôt brouillée, tantôt inversée, tantôt obliquée de lui-rnême.

Après Eton, après les confins de l'Empire, Paris est vécu au niveau du mythe chez Orwell, dans les veines de qui, rappelons-le, coule un quart de sang français. Comme l'a

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2. "It was not illegal for foreigners in France to take jobs," The Collected Essays, Journalism and Letters, Londres: Secker and Warburg, 1968. Rep. Harmondsworth: Penguin Books, 1970 (CEJL 1, 138).
3. Selon Claude Jolicoeur (1983), Orwell a voulu subir les rigueurs du sort pour s'éprouver, pour se prouver qu'il était un homme, d'autant qu'il n'avait pu combattre pendant la première guerre mondiale. Orwell partageait une opinion communément répandue selon laquelle "la dureté avec soi était une vertu fondamentale."
4. Choix explicité dans la préface à l'édition française de l'ouvrage : "I have retained ... from drawing individual portraits of particular people" (CEJL I, 138).
5. Selon un plaisant néologisme de Marc Chénetier.
6. Rappelons le plaisant paradoxe de Pierre Bourdieu (1992, 20) : "Qu'est-ce en effet que ce discours qui parle du monde (social ou psychologique) comme s'il n'enparlait pas ; qui ne peut parler de ce monde que sous la condition qu'il n'en parle que comme s'il n'en parlait pas, c'est à dire dans une forme qui opère, pour l'auteur et le lecteur, une dénégation (au sens freudien de Venienung) de ce qu'il exprime ?"

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analysé Claude Jolicoeur (1983), la fréquentation de la face cachée de la société satisfait le besoin de romanesque chez Orwell. Il rêve de retrouver Villon et Baudelaire dans ses rencontres avec le petit peuple parisien. Dans les bas-fonds, Eric Blair renait. Et il naît, petit à petit, à une certaine écriture, s'éloignant progressivement mais énergiquement du genre journalistique, du documentaire (7). Il faut dire en effet que s'il ne s'oppose pas formellement à la fiction en ce qu'il implique subjectivité, choix et récréation, le genre documentaire hésite entre la sphère du politique et de l'histoire, et celle du monde imaginaire de l'artiste. Down and Out offre toute une gamme de réflexions auctorielles, d'événements rapportés, de scènes reconstituées au profit de l'écriture, parfois au mépris de la vérité : "I can say that I have exaggerated nothing in so far as all writers exaggerate by selecting; ... Everything I have described did take place at one time or another" (CEJL 1 138).

Orwell s'accepte documentaliste, et donc foncièrement didactique, lorsqu'il se pose, dans un premier temps, en découvreur (il découvre et fait découvrir) (8), en guide bourgeois du monde des bas-fonds qu'il va observer d'en-haut, comme aurait pu le faire n'importe lequel, de ses lecteurs : "Poverty is what I am writing about, and I had my first contact with poverty in this slum." (9) On opposera le ton primesautier d'une lettre à son ami, le futur historien Steven Runciman, au grave protocole de lecture de Down and Out in Paris and London :

I have a little spare time, & I feel I must tell you about my first adventure as an amateur tramp. . . . I am very proud of this adventure, but I would not repeat it. (CEJL 1 33-4)
The slum . . . was first an object lesson in poverty, and then the background of my own expérience.
(Down and Out 9)

L'intérêt de la stratégie discursive de Down and Out est la présence de facteurs qui détournent notre attention du documentaire vers des éléments apparemment plus subjectifs. Enchevêtré dans les souvenirs du narrateur il y a un tissu d'expériences qui n'ont que peu de rapport avec les visées documentaires. Orwell introduit la vie, sa vie dans Down and Out, et donc la vie de ses lecteurs. Observons, par exemple, comment il passe subrepticement d'une observation "objective" à une irruption dans la conscience de son lecteur : "In very cheap

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7. À la même époque, il écrit de nombreux articles sur la pauvreté, dont "The Spike," "Hop-Picking," "Clink," "Common Lodging Houses" (CEJL I).
8. Il utilise à trois reprises "you discover" en vingt lignes (16-7).
9. Cette assertion est doublement fausse : les quartiers où Orwell séjourna à Paris n'étaient pas des slums ; et il avait côtoyé l'extrême indigence avant ce séjour français. Voir Bernard Crick, George Orwell: a Life, Londres: Secker and Warburg, chap. 7.

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restaurants it is different; there, the same trouble is not taken over the food. . . . Roughly speaking, the more one pays for food, the more sweat and spittle one is obliged to eat with it" (p. 72). Ce cheminement est parfaitement repérable lorsqu'Orwell parle de son corps : dans le passage pathétique du chapitre 7 où il médite sur son immersion dans la pauvreté, il part d'une réflexion qui se veut générale et détachée, comme s'il voulait prendre son souffle avant un long moment d'apnée ("It is altogether curious, your first contact with poverty") ; il entre en lui-même, passe aux choses sérieuses pour témoigner ("you discover the secrecy attaching to poverty") ; il mentionne brièvement une des conséquences de la pauvreté sur le corps ("your food is bread and margarine") ; il insère ex abrupto une Incise morale, corollaire de la nourriture ("the nature of the food is governed by lies. You have to buy rye bread instead of household bread") ; il conclut par une envolée "wesleyenne" ("all day you are telling lies, and expensive lies").

Une des singularités de Down and Out in Paris and London est qu'il envoie en permanence un double message aux lecteurs. Outre qu'il est une relation, plus ou moins arrangée chronologiquement parlant, d'un voyage dans le Lumpenproletariat entrepris par un bourgeois ayant pris quelques distances culturelles et sociales par rapport à sa classe, ce livre est l'expression d'une culpabilité, de la perte de l'innocence sexuelle, la manifestation de l'angoisse du narrateur face à la sensualité. Certains ont cru intéressant de s'interroger sur d'éventuels comportements homosexuels d'Orwell. Jusqu'à plus ample informé, il fut sans vergogne un hétérosexuel proclamé. Mais son oeuvre laisse indéniablement entrevoir des équivoques, des pulsions uranistes mal refoulées. On sait qu'il aima platoniquement un jeune condisciple d'Eton, n'osant déclarer sa flamme, et qu'il en voulut pendant des années à son ami Cyril Connolly de s'être approprié l'objet de ses pensées (Sheldon 74-76). Mais cette passion adolescente, somme toute assez banale, fut suivie d'une oeuvre parsemée d'insultes prosaïques et bien souvent gratuites contre les "tantes," "pédés" et autres "gîtons," une oeuvre qui ne compte pas la moindre peinture érotique, voluptueuse, en plan rapproché d'un corps de femme, mais qui, en revanche, n'est pas avare de regards soutenus sur des grains de peau d'homme, sans parler de l'extraordinaire intensité de l'échange entre Orwell et un combattant italien de la Guerre d'Espagne (10).

Down and Out agit en permanence aux niveaux social et intime, et l'existence de ces deux strates de sens accroît la possibilité du fractionnement du récit même. La récréation par le narrateur de ses expériences parmi les miséreux anglais et français

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10. Les insultes contre les homosexuels avérés ou présumés sont particulièrement nombreuses dans The Road to Wigan Pier (1937; Harmondsworth: Penguin Books, 1962). La description du milicien italien à "l'esprit de cristal" à qui, en outre, Orwell dédie un des rares poèmes de valeur qu'il ait jamais écrits, se trouve dans "Looking Back on the Spanish War" (CEJL II, 286 sq.).

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présente des conséquences socio-politiques et psychologiques curieuses. Les effets de la pauvreté sur les parisiens excitent davantage la curiosité innocente d'Orwell que son indignation. Les rues misérables de Paris sont qualifiées de repaires pour originaux ("eccentric"), c'est à dire d'individus qui se sont mis en marge. Au lieu d'accabler, l'indigence dégage les pauvres gens des normes de comportement habituelles, tout comme l'argent exonère les riches de l'obligation de travailler. C'est parce qu'il y a des pauvres que l'humanité est plurielle, avec des spécimens "curieux au-delà des mots" (p. 7). D'ailleurs, dans les deux portraits réflexifs consacrés à deux types de travailleurs parisiens, Orwell nous parle d"'un" garçon de café qui, dès qu'il se met en mouvement, échappe à la norme – "as he passes the door, a sudden chance comes over him. . . . He glides over the carpet with a solemn priest-like air" (p. 61) –; puis, dans son analyse de la situation "des" plongeurs (p. 103-8), esclaves parce qu'incapables de penser, accomplissant un travail inutile parce qu'extrinsèque aux nécessités de la production, il ne recule pas devant une comparaison avec les tireurs de rickshaw en Inde.

La fragmentation du récit peut être le fait du narrateur en tant qu'acteur. Au début du chapitre 4, Orwell, qui n'a plus un sou vaillant et qui crie famine, se rend au Mont de Piété, non sans nous imposer une réflexion assez pesante sur la devise de la République Française, qui ne peut être que le fruit des pensées de l'auteur quand il écrit (p. 5). Cette même fragmentation peut également être inscrite dans tel ou tel personnage. La figure la plus expressive de la partie londonienne est Bozo, un artiste de trottoir méchamment éclopé. En cet être exceptionnel qu'il admire, et grâce à lui, Orwell résout l'inscription de son double point de vue dans le texte. Bozo est naturellement vu de haut lors de la première rencontre par un auteur qui amène son lecteur jusqu'à Lambeth (p. 143); mais, dans le même mouvement, le protagoniste expérimente, grâce aux dons d'observation du screever, quantité d'aspects de la vie qui lui avaient jusqu'alors échappé : par exemple, il n'avait, curieusement, jamais remarqué qu'il existait des étoiles de différentes couleurs (p. 146). Par ailleurs, Bozo possède une parole et une langue qu'Orwell souhaitera être l'apanage du common people, un anglais "cockneyifié," le véhicule des gens sans culture classique mais armés d'un solide bon sens (p. 143) [Gensane 1993].

Plus amusé qu'indigné par le spectacle de la misère, Orwell fait davantage appel à la curiosité qu'à l'acrimonie quand il s'agit de pénétrer plus avant dans l'univers du petit peuple de Paris et de s'y impliquer. Plongeur, il réagit avec bonne humeur aux insultes de ses supérieurs simplement en répertoriant "from curiosity" le nombre de fois où on le traite de maquereau, acceptant les engueulades (en français dans le texte) avec équanimité (p. 58). L'humour est également un bon blindage. Il serait "amusant," remarque-t-il très détaché en préambule de son récit, de raconter l'histoire de tous ces cens (p. 9). Tout comme la farce,

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même et surtout quand il s'agit de relater comment on se renvoie d'une chambre à l'autre les punaises qui infestent les hôtels minables du 5éme arrondissement (p. 6). En outre, dans la partie parisienne de Down and Out, l'humour narratoriel entrave le développement des conflits sociaux en les investissant par sa dialectique : la disparité entre la vie brillante de la bourgeoisie et l'existence routinière des travailleurs de force sert de support à des observations d'autant plus drôles que le contact entre ces gens que tout sépare est plus rapproché. "The others laughed when I wanted to wash my hands before touching the butter" (p. 71), regrette un narrateur qui a précédemment observé comment le personnel de salle savait discrètement partager les plaisanteries fines des clients (p. 68). Les classes sociales ne sont en fait séparées que par de simples portes battantes. Entre le personnel de cuisine et les riches clients, la silhouette impavide du waiter, économiquement voisin des manouvriers mais culturellement complice des opulents attablés augure de rapports apaisés dans une société de partenaires :

[The waiter] lives perpetually in sight of rich people. . . . He has the pleasure of spending money by proxy. Moreover, there is always the chance that he may become rich himself ... He will take pains to serve a meal in style, because he feels that he is participating in the meal himself ... Never be sorry for a waiter. (pp. 68-69)

Mais il y a plus : la vie parisienne d'Orwell down and out relève occasionnellement de l'opérette, du conte de fées. Par exemple lorsque tout va mal, lorsque la faim tenaille, un miracle se produit : un employé du Mont de Piété se trompe de numéro et l'auteur récupère une somme d'argent inespérée (p. 39). C'est dans la partie londonienne du livre que des jeunes femmes sont écrasées par des omnibus, que tel jeune homme prometteur se fracture une jambe sur le pavé après une chute de 10 mètres (p. 147). Et c'est surtout dans cette partie du livre que la prise de conscience du malheur des autres s'accompagne d'un sentiment de culpabilité : "As I opened the door I saw the young clerk in there all alone; he was on his knees praying. Beforte I shut the door again I had time to see his face, and it looked agonised. Quite suddenly I realised, from the expression on his face, that he was starving (p. 139). Cette partie londonienne fait le procès d'un système qui ignore au sens fort du terme l'humanité des miséreux (leur caractère humain et leur existence en tant que groupe). En revanche, la section parisienne de l'oeuvre "folklorisait" une misère jamais décrite ou ressentie de l'intérieur par un narrateur qui ne consacrait que quelques pages, sentencieuses d'ailleurs, à réfléchir à la condition des sous-prolétaires ("For what they are worth I want to give my opinions about the life of a Paris plongeur" [p. 103]), et selon une approche existentielle et morale, en posant l'exploitation principalement en termes de liberté perdue.

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Si dans les pages parisiennes, Orwell est tantôt un observateur bienveillant, tantôt un critique amusé de la société, dans la partie londonienne on le voit en censeur de l'injustice, de la société (mais pas en Zoïle) mal dans sa peau, craignant un contact par les sens de ce qui l'entoure. De Paris à Londres, son approche de la crasse évolue nettement. Dans la première partie, ses descriptions concernent moins les humains que ce qui les environne. Dans les pages bien connues traitant des cuisines des restaurants, ce ne sont pas les employés qui sont repoussants mais la nourriture, à cause d'un manque de précaution scandaleux sur lequel le narrateur jette un regard amusé et indulgent. La nourriture est souillée car il faut tenir des cadences, l'apparence de ce qui est servi important plus que l'hygiène (p. 72-73). Ainsi à l'Hôtel X le narrateur trouve-t-il la crasse professionnelle absolument "révoltante," avant de se rallier au discours apologétique dominant :

Our cafeterie had year-old filth in all the dark corners, and the bread-bin was infested with cockroaches. Once I suggested killing these beasts to Mario. 'Why kill the poor animals?' he said reproachfully ... . In the kitchen the dirt was worse ... . A French cook ... is an artist but his art is not cleanliness. To a certain extent he is even dirty because he is an artist, for food, to look smart, needs dirty treatment. (p. 71)

Dans la seconde partie, la déchéance, la dégénérescence touchent davantage les corps que les lieux. Le corps d'Orwell déborde vers les autres, vers les choses. Il entraîne l'irruption clans le discours fictif d'objets ou de thèmes peu banals dans la production de l'époque (le tramp, les crachats, l'eau de vaisselle). Les asiles pour vagabonds sont des endroits où le sordide humain, sa décrépitude se déposent sur les murs, dans les exhalaisons des salles de bain communes, dans les remugles des draps jamais lavés. La déchéance corporelle, dont la description est conçue de manière à produire du dégoût chez le lecteur, est un sceau d'infamie en ce qu'elle laisse son empreinte partout où elle passe. Orwell n'est pas avare de descriptions saisissantes de ces corps bons pour le rebut (p. 108-26). En revanche, lorsqu'il s'agit des agressions contre son propre corps, par exemple quand il décrit les effets de la faim sur sa personne, il use et abuse d'images frappantes mais curieuses qui repoussent sans cesse une réelle connaissance de ce qu'il ressent :

It is as though one had been turned into a jelly fish, or as though all one's blood had been pumped out and luke-warm water substituted. Complete inertia is my chief memory of hunger, that, and being obliged to spit very frequently, and the spittle being curiously white and flocculent, like cuckoo spit. (p. 34)

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Dans Down and Out in Paris and London, Orwell envisage la crasse, généralement, dans une perspective politique. L'auteur. dont la sympathie vis à vis des chemineaux ne faiblit que très rarement, s'efforce de réhabiliter leur crasse physique, surtout parce que les bourgeois ont, selon lui, trop tendance à l'assimiler à de la crasse morale. Nettoyer à fond serait dangereux pour l'ordre établi : les crasseux se verraient sans crasse, donc tels qu'ils sont réellement et leur propreté retrouvée les rapprocherait fatalement des gens normaux : "Fifty dirty stark-naked men elbowing each other in a room twenty feet square... . I shall never forget the reek of dirty feet... . The porter shoved us to and fro, giving the rough side of his tongue when anyone wasted time" (p. 129).

Cette crasse physique est, cela dit, synonyme d'abaissement social. On est sale parce qu'on est mal bâti et on est mal bâti parce qu'on est pauvre.

Naked and shivering, we lined up in the passage. You cannot conceive what ruinous, degenerate curs we looked, standin there in the merciless morning light. A tramp's clothes are bad, but they conceal far worse things; to see him as he really is, unmitigated, you must see him naked. Flat feet, pot bellies, hollow chests, sagging muscles – every kind of physical rottenness was there. (pp. 131-32)

Pour voir l'homme tel qu'il est, hors de tout faux-semblant, il faut le voir nu, dans la lumière impitoyable, cette lumière dont Orwell va se servir pour explorer les recoins cachés de notre univers familier, comme ces cuisines infectes des grands hôtels, ignorées des clients. Dans ces lieux, la saleté agit comme révélateur de la société. Sous les plastrons blancs, la crasse. Les conventions sautent car les clients bourgeois ne peuvent pas être tout à fait dupes : "It was amusing to look round the filthy little scullery and think that only a double door was between us and the dining-room. There sat the customers in all their splendour... And here, just a few feet away, we in our disgusting filth" (p. 60-61).

Orwell use d'une démarche légèrement différente dans la deuxième partie du livre lorsqu'il souhaite attirer notre attention sur les détails écoeurants de la décrépitude physique, à l'aide d'une technique qu'on retrouve dans les tout premiers articles à vocation d'essai comme "The Spike" (1931, CEJL I 58 sq.). Ces descriptions des corps des chemineaux nous renseignent sur le rapport qu'il a toujours entretenu avec la tristesse de la chair, comme l'attesteront, en fin de carrière, la représentation appuyée du processus accéléré de pourriture de Winston Smith dans Nineteen Eighty-Four. Lui-même, d'ailleurs (quoique indirectement, par le biais d'un miroir), lit sur son visage les ravages d'une crasse stigmate, "incrustée," une crasse qui, comme la misère, choisit ses

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victimes (11). Londres, la misère s'acharne tellement sur les corps que les sens en sont déréglés, inversés, totalement brouillés : "I saw a very old man, with a grey, sunken face like that of a corpse, and he was wearing his trousers wrapped round his head like a nightcap, a thing which for some reason disgusted me very much" (p. 117).

À Paris, les insultes relevaient d'un folklore de bon aloi. À Londres, elles sont extraordinairement grossières et venimeuses (p. 122). Tout est rapport de forces. On prend des coups ou on en donne ; et le seul moyen d'échapper à la honte associée au sentiment de déchéance, c'est d'assimiler l'infériorité (p. 133).

Au changement d'attitude d'Orwell, passant d'une curiosité amusée à une très amère compassion – d'autant qu'il s'inclut systématiquement dans la catégorie des plus malheureux des tramps ("We lined up in the passage. You cannot conceive what ruinous, degenerate curs we looked" [p. 131]), correspond la différence de climat sexuel entre les deux capitales. Dans sa relation de la vie sexuelle des travailleurs, il ne fait qu'observer un monde étonnamment chaste ou, en tout cas, au bord de l'acte sexuel : "If [the worker] goes afield, it is only a few streets away, on a trip with some servant-girl who sits on his knees swallowing oysters and beer" (p. 81). Mais Paris est aussi une ville d"'extraordinary public love-making," d'échanges amoureux sans entraves (p. 9), monde de touchante impudicité où les femmes "épuisent" les hommes physiquement et pécuniairement (p. 10). La capitale est une scène où l'on reprend en coeur Ia Madelon qui "aime tout le régiment," où l'on boit du Malaga et où les travailleurs de force se repaissent d'énormes saucisses (p. 9). Une grosse paysanne lourdaude chante "il a perdu ses pantalons tout en dansant le charleston," une jeune vierge corse s'aventure dans une danse du ventre en serrant les cuisses (p. 82). Charlie, l'un des héros du livre, pince les tétons des femmes en déclamant de la poésie et en tenant un verre d'absinthe de sa main libre, tandis que l'Espagnol Manuel agite son cornet à dés contre le ventre des dames pour faire mousser la chance (p. 83). Un Arabe brandit un phallus en bois de la taille d'un rouleau à pâtisserie tout en dansant avec une fille du quartier (p. 85). Les femmes sont assaillies par des mains qui fourragent, et elles s'esquivent pour éviter le pire. Les soirées se diluent dans les chansons et les verres de vin d'Algérie coupés d'eau. De vieux couples vendent sous le manteau des cartes postales représentant ... les Châteaux de la Loire (p. 7). La prostitution elle-même est banalisée, entièrement contenue dans le discours fanfaron et bouffonnant des clients (p. 10- 14).

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11. On s'en doute, ce miroir lui renvoie l'image d'un étranger : "I saw a hang-dog man, obviously a tramp, coming towards me, and when I looked again it was myself, reflected in a shop window" (p. 115). Dans Keep the Aspidistra Flying (Londres: Gollancz, 1936; Harmondsworth: Penguin Books, 1962), où Orwell cite dans Gordon Comstock ses pulsions d'échec, ce personnage en vient à haïr les miroirs (p. 10).

 

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Cette sexualité parisienne est donc profondément ingénue. À l'exception d'une ou deux scènes d'amour vénal (Gensane 1990), le sexe n'est pas consommé dans la première partie de Down and Out : il est largement vécu au niveau de la Gaudriole. En revanche, dans la section londonienne, la sexualité est sinistre : ce ne sont que répression, avances repoussées, manque cruel, objets de désir grotesques ou répugnants. Rien n'illustre mieux la sanction politique et morale sur les corps et les esprits que le passage où un policier efface une Vénus d'après Boticelli dessinée sur un trottoir par Bozo, artiste, vif d'esprit, homme libre, le tramp idéal selon Orwell (p. 153). Dans les bas-fonds de Londres, la sexualité est le plus souvent absente, ou alors, par nécessité, invertie. Les femmes sont désirées dans la haine ; l'oisiveté forcée, le manque de nourriture reconstituante réduisent à néant la virilité, détruisent l'humain dans l'homme (p. 136).

Le retour en Angleterre après le séjour parisien marque une cassure dans le récit, soulignée par une prise en charme auctorielle à l'aide d'un agenda : I find this entry in my diary:
'Sleeping in the saloon, 27 men, 16 women. Of the women, not a single one has washed her face this morning. The men mostly went to the bathroom, the women merely produced vanity cases and covered the dirt with powder. Q. A secondary sexual difference?' (p. 112)

Traverser la Manche est plus qu'un mouvement géographique d'un point à un autre, car le livre nous renseigne autant sur l'état d'esprit du narrateur que sur le documentaire, autant sur l'expression d'une vision personnelle de la réalité que sur la relation factuelle rétrospective. Orwell choisit d'ailleurs de voyager en troisième classe, ce qui, dit-il, est "la manière la plus économique, mais pas la plus mauvaise" (p. 112) ; ce choix nous renseigne sur son état d'esprit et son point de vue : il veut continuer d'observer le monde d'en bas, mais avec confiance, optimisme, sans maronner.

Cela dit, on sait bien que les expériences passées d'un individu ne sont pas nécessairement identiques à la manière dont il relate ses souvenirs. L'imagination, conditionnée par l'état psychique de la personne qui se souvient, non seulement ajoute des détails et en omet d'autres, mais transforme également des incidents passés en une expérience nouvelle. L'histoire d'un individu devient souvent un mythe personnel sans qu'on puisse réellement prendre sa réalité en défaut. Alors, la littérature se fait expérimentation par l'auteur de situations artificiellement créées ou recréées, et une épreuve ou une mise à l'épreuve pour le lecteur. La lecture peut être une réanimation d'une expérience passée, mais elle est surtout une expérience inédite et, comme telle, ne peut être réutilisée par le lecteur.

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Orwell a, nous l'avons vu, reconnu avoir exercé un contrôle sélectif sur le matériau, l'ordre chronologique de certains événements. On peut donc considérer le récit, quel que soit le degré de véracité par rapport à la vie d'Eric Blair (12), comme une représentation métaphorique de la sensibilité du narrateur. Passer de France en Angleterre, c'est aussi passer de l'innocence à la culpabilité. C'est pourquoi l'évocation de la vie parisienne laisse une impression mitigée, à la fois censée figurer un monde de sexualité débridée, mais en même temps sans érotisme. Les jeunes filles esquivent Généralement les grosses pattes de messieurs qui, à l'instar de Charlie, la figure principale de la partie parisienne, sont des roués plutôt sympathiques et inoffensifs. C'est qu'entre le moment où Orwell a vécu en France et le moment où il a écrit la vie down and out à Paris, il a accédé, via Londres, à la conscience de la faute. Les souvenirs parisiens sont donc délestés de tout érotisme tangible, Orwell craignant, au moment où il écrit, de passer pour le voyeur de la vie parisienne.

En repérant la position que les souvenirs du narrateur occupent dans le récit, on comprend pourquoi, symboliquement parlant, il doit quitter Paris. À la fin de la relation du séjour parisien, Orwell concède avoir quitté la capitale parce qu'il n'avait plus la force physique de travailler en cuisine (p. 100). En fait, le développement de la structure innocence-culpabilité rend le départ symboliquement inévitable, car à ce point des souvenirs du narrateur on sent que la honte est en train de dégrader les liens d'Orwell le plongeur avec la scène parisienne à laquelle il s'est agrégé. On remarque que lorsqu'il se remémore son séjour il ne dit pratiquement rien de ses relations avec les femmes. Il faut que le sujet narrant-narré apparaisse uniquement comme un pauvre hère toujours en quête du prochain repas, du prochain petit boulot, exclusivement tendu vers la survie, ou alors pris par un travail régulier extrêmement accaparant (p. 96). En revanche, la nuit, le sommeil cesse d'être une simple nécessité pour devenir "volupté," une "débauche" au-delà de la récupération (p. 82). En une seule occasion Orwell fait appel, armé d'un flegme authentiquement etonien, à un souvenir amoureux personnel : "I remember once asking a young girl to come to a dance, and she laugahed and said that she had not been farther than the street corner for several months. She was consumptive, and died about the time I left Paris" (p. 100).

La signification de cet épisode est double. Le narrateur relève en premier lieu que la mort de la jeune personne est survenue au moment de son départ de Paris. Cette coïncidence est renforcée par le fait que le souvenir apparaît à l'endroit du récit où je se prépare à quitter

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12. Par exemple, il affirme que son travail dans les restaurants parisiens ne lui laissait pas une minute de répit car il était occupé dix-sept heures par jours. Or on sait que durant ce séjour parisien il noircit des centaines de pages (articles, romans) qui ne lui donneront pas satisfaction et ne seront pas publiées.
Voir Bernard Crick, op. cit., chapitre 6.

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la France (13). En second lieu, la citation contient une autre juxtaposition d'idées intéressantes : la demande d'Orwell à la jeune personne débouche sur l'information de la mort par phtisie de cette parisienne et sur celle du départ pour l'Angleterre. Un timide Eros et une dramatique Thanatos sont résolus et dissous dans une échappée. Le récit avait déjà offert une concomitance malsaine phtisie-absence de vie sexuelle (alors que dans la vie réelle les tuberculeux ont toujours fait plus d'enfants que les autres), avec, dès la troisième page du livre, la rapide mention d'une chambre d'hôtel habitée par un veuf et ses deux filles adultes, toutes deux tuberculeuses (p. 7). Tant qu'Orwell observe les comportements sexuels ou paillards des Parisiens, il est en symbiose avec le groupe, avec le monde de sa story qu'il décrit avec indulgence. Mais dès que lui-même s'essaie à des comportements sexuels, le récit bascule dans la tragédie. L'objet de l'Eros meurt au moment où le narrateur découvre et reconnaît qu'il a un sexe. Le temps de l'innocence est achevé. De cet épisode précis jusqu'à son départ, il ne connaîtra plus (tel que l'atteste le récit) aucun moment de légèreté, de plaisir. Il est "neurasthénique à cause du surmenage", ne cesse de se chamailler avec ses compagnons de travail, traite la cuisinière de "vieille pute," se brouille avec son meilleur ami et plaque son patron après un préavis d'une journée (p. 100- 103).

Rentrer en Angleterre, c'est accéder à un nouveau stade de conscience, quand la connaissance du mal, sexuel et social, pèse lourdement sur l'esprit du narrateur. Les explications d'Orwell concernant sa descente vers le monde des vagabonds ne sont pas très convaincantes. Après que son ami B. lui eut envoyé l'argent nécessaire au voyage de retour, Orwell oublie bizarrement de lui en emprunter davantage (p. 113). Il hésite à rencontrer B., car il serait impoli de lui redemander de l'argent. Il décide alors de mener une vie "in some hole-and-corner way" (p. 114). Il écarte l'idée de mettre en gage son plus beau costume, vend ses vêtements de tous les jours, acquiert des hardes franchement crasseuses et se lance, par choix et non par nécessité, dans le vagabondage (14).

Vivre avec les tramps, c'est bien sûr expier son appartenance de classe, mais c'est aussi nier sa sexualité. Orwell découvre que les haillons enlèvent beaucoup de séduction aux hommes, d'autant que les femmes ne s'intéressent qu'à l'habit qui fait le moine (p. 115). Habillé en clochard, il éprouve le sentiment d'une déchéance, mais aussi la grisante sensation d'un bouleversement copernicien, du passage d'un monde à l'autre, d'une déréalisation de sa personne passée. En s'habillant en clochard, il se protège à la fois

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13. "I wrote to my friend B. in London asking him if he could get me a job of some sort" (p. 100). On n'a jamais découvert qui était ce B., qui semble n'avoir été qu'un élément du récit fictif.
14. Quelques jours plus tard, Orwell retourne voir B., lui demande une livre, en reçoit deux et disparait de nouveau chez les tramps (p. 140).

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contre la culpabilité de classe et contre son désir : comme les femmes le trouvent "repoussant" (p. 115), il ne violera pas, mais ne sera pas non plus violé.

La partie anglaise de Down and Out in Paris and London laisse entrevoir des indices dans le récit d'un conflit narratoriel entre le désir de montrer et celui de cacher. Quelles qu'aient pu être les motivations de Blair de se déguiser, il est clair qu'en appelant notre attention sur sa métamorphose, le narrateur décrit un protagoniste qui anticipe réellement le manque sexuel en s'habillant de la sorte, ou qui se place dans une situation rendant une affirmation sexuelle de soi impossible. Car plus haut dans le récit, le narrateur se souvenait que pendant son séjour en France les habits crasseux des travailleurs dégoûtaient les femmes (p. 81). Autrement dit, le narrateur veut faire croire au lecteur que son moi recréé, Orwell le vagabond, est involontairement tombé dans un mode d'existence excluant des relations avec les femmes. Mais bizarrement, il fait semblant d'ignorer (comme dans Homage to Catalonia) que son protagoniste connaît déjà les conséquences de ses actions (Gensane 1990, pp. 537-40). Ce hiatus ne peut pas simplement être expliqué par le fait que lorsque je dit "c'était la première fois que" il s'agit d'une observation du narrateur et non de celui qui a vécu. Dans ce cas, le corps, le psychique, s'efface derrière la constitution d'un être moral qui, au niveau du discours, se présente comme déjà constitué :

One night ... (here was a murder just beneath my window... . I could see the murderers flitting at the end of the street... . But the thing that strikes me in looking back is that I was in bed and asleep within three minutes of the murder... We were working people, and where was the sense of wasting sleep over a murder? (pp. 81-2)

Orwell fait passer pour les découvertes soudaines d'un observateur innocent et objectif ce qui est en fait le résultat d'une indiscutable maturation. Le narrateur diverge, par exemple, du Marcel de Proust. En effet, l'auteur abolit pour Orwell-masque sa propre épaisseur, son temps. Le je d'Orwell, le masque, vivent des instants déduits de la durée. Or Marcel ne parvenait à devenir écrivain que parce qu'il retrouvait le temps. Blair, lui, ne devient Orwell qu'à partir du moment où le temps est aboli pour Orwell.

Lorsque le narrateur de Down and Out évalue sa conscience de l'expérience du mal, la sexualité est possible, convenable aussi longtemps que ce n'est pas la sienne. La fin de l'existence parisienne, vécue sur le mode du vaudeville, est reliée à son intérêt pour la jeune femme tuberculeuse. C'est pourquoi il n'est pas surprenant que dans la récréation par le narrateur de ses aventures en Angleterre, la seule aventure sexuelle, avortée de son fait, consiste en des avances inacceptables de la part d'un tramp, suivies, comme par un

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fait exprès, d'une longue conversation avec ce même tramp qui s'avère être un ancien ajusteur plaqué par sa femme quand il se fut retrouvé au chômage.

Il y a donc deux strates de sens dans Down and Out in Paris and London. D'abord le récit documentaire sur la vie d'un certain prolétariat français et des chemineaux anglais. Et puis le récit du je qui, plus il progresse, plus nous montre un auteur inquiet de son corps et coupable. La présence physique d'Orwell à Paris et à Londres, sa fonction en tant que personnage réel dans un lieu réel fournissent aux commentaires généraux du narrateur les éléments de vécu préalablement nécessaires au documentaire. Mais ces éléments documentaires sont amenés de telle sorte qu'ils suggèrent que le récit a un sens caché pour le narrateur et que, parfois, l'histoire lui échappe. Comme quand les réactions de Bozo restent pour lui déconcertantes, inintelligibles:

He had not eaten since the moming, had walked several miles with a twisted leg, his clothes were drenched, and he had a halfpenny between himself and starvation. With all this, he could laugh over the loss of his razor. One could not help admiring him. (p. 166)

À côté des deux différentes strates de sens, on trouve deux styles, le mode réaliste du documentaire et un mode symbolique par lequel les souvenirs passés du narrateur sont élevés au niveau du mythe de sa personne, ou encore de la persona qui se constitue. Comme dans ces deux passages situés à quelques lignes de distance :

This ... is life on six francs a day. Thousands of people in Paris live it – struggling artists and students, prostitutes when their luck is out, out-of-work people of all kinds. When you are approaching poverty, you make one discovery which outweighs some of the others. You discover boredom and mean complications and the beginnings of hunger, but you also discover the great redeeming feature of poverty: the fact that it annihilates the future.
(p. 18-19)

A contrario, si on compare Down and Out à un article comme "The Spike," publié en 1931, et qui parle aussi des bas-fonds, on observe que la psychologie du protagoniste est quasiment absente. Le discours réaliste prédomine, l'inconscient n'étant évacué que par le biais de rares purple passages ("overhead the chestnut branches were covered with blossom"). Ainsi, lorsque le protagoniste de "The Spike" se retrouve parmi cinquante autres, nu, pour une inspection médicale ("a precaution against smallpox") l'auteur décrit le physique de la misérable troupe, mais pas son moral ou son psychique. Et les rares

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métaphores n'atténuent sûrement pas la sécheresse du réalisme : "Old 'Daddy,' aged seventy-four, with his truss, and his red watering eyes: a herring-gutted starveling, with a sparse beard and sunken cheeks, looking like the corpse of Lazarus in some primitive picture." Ou encore "Ennui clogged our souls like cold mutton fat." La stratégie est différente dans Down and Out in Paris and London. La psychologie envahit le documentaire. Blair construit sa persona: son moi l'accompagne dans les bas-fonds. La politique auctorielle d'Orwell dans Down and Out et dans les romans des années trente va consister à relier ses problèmes personnels aux problèmes de la société. Ou, plus exactement, à sa vision des problèmes de la société, ou encore aux problèmes que la société lui pose au moment où il les écrit.

Un reporter rapporte. Orwell, dans son livre, a recréé en se créant aux yeux des autres. Pour accéder à l'universel social et au mythe personnel, il a nourri son documentaire de personnages, et a oscillé entre une position de documentariste et de grand ordonnateur du psychodrame de sa propre personne. Il a utilisé l'autre comme truchement, quand les faits s'accordaient avec ses intérêts et avec les représentations imaginaires qui les précédaient. Le corps de l'autre aura alors été mis au service d'une prise de conscience globale de son expérience intérieure. En testant la société par son corps et son corps par la société, il a permis à son écriture d'abolir les déterminations, les limites constitutives de l'existence sociale. Au-delà de la biographie, le livre est une entreprise d'objectivation de soi, de socio-analyse. Sartre a dit quelque part qu'en tant qu'écrivain il s'était constitué dans ses oeuvres, mais qu'une fois celles-ci sorties de lui, elles l'avaient aliéné en l'objectivant aux yeux des autres autrement qu'il n'était. Orwell est parvenu à maintenir une distance objectivante à l'égard du croupe social tout en instituant une implication corporelle condition de la story, où le créateur est en même temps, et paradoxalement, esthète neutre et élément moteur. Bien sûr, l'énoncé de Down and Out est performatif : sous l'apparence de dire ce qui est, toutes les descriptions visent à faire voir et à faire croire l'autre, toute une frange de la société conformément à l'idéologie, à la culture d'un groupe social. Mais le lecteur d'Orwell est doué d'un regard densifié sur une représentation enrichie du réel, un réel jusque là non avenu, ignoré au sens fort du terme.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)