(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)
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The Playboy of the West...
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Pour reprendre notre première question, on pourrait répondre que, dans un sens biblique, une copie n'est pas une création. Une création est quelque chose d'unique. Cependant, si nous reprenons de point le vue du linguiste Chomsky, on sait que tout énoncé est original, est justement une création unique. Il y a toujours des éléments de différenciation, quoique infimes, entre deux énoncés, qui semblent par ailleurs identiques. Dans le domaine artistique, on ne peut pas copier impunément l'oeuvre d'un autre créateur. Dans le monde littéraire cela soulève le problème moral du plagiat, et le problème juridique du copyright. La copie que nous considérons aujourd'hui, PWI, est une adaptation. Matura a repris la trame et le découpage dramatique proposés par J.M. Synge et y a inséré sa version de l'histoire ou de l'incident. Au-delà de la transformation du récit, Matura adapte aussi les vérités que J.M. Synge dévoile. En effet, la ré-écriture de Matura est le résultat de sa propre relecture de Synge. La création dans PWI se situe justement au niveau de cette relecture et de notre relecture du texte d'origine. Nous lecteurs (plutôt que spectateurs) sommes invités à notre tour à réinterpréter Synge à travers l'écriture de Matura. Car, même si Mustapha Matura utilise le même cadre que Synge, PWI est une sorte de calque qui laisse transparaître l'oeuvre de J.M. Synge. La copie ne l'occulte pas. L'originalité de PWI, la part de création de Mustapha Matura, se situe dans cette relecture-écriture, qui dans un premier temps exige de nous les lecteurs une nouvelle approche. La signification globale de PWI est empruntée à PWW. Elle renforce de surcroît les vérités universelles que J.M. Synge a su identifier et que Mustapha Matura a su développer. Mustapha Matura prend les paysans irlandais du début du siècle, habitant la côte ouest dans le comté de Mayo et les transplante dans le village de Mayaro, au sud de l'île de la Trinité. L'action, dans la première pièce, se déroule dans un "shebeen," c'est à dire une sorte de pub minable qui fait office d'épicerie et de centre social en même temps. Le "rum shop" antillais a la même fonction. L'action se situe un soir et le lendemain, et s'étale sur trois actes. Un jeune homme entre dans le bar et confesse qu'i1 vient de tuer son père. Au lieu de condamner le parricide, les hommes du village l'admirent et les femmes le courtisent. Ensuite, le nouveau héros du villas, gagne toutes les épreuves sportives le jour de la fête locale. Cependant, les paysans découvrent que le père est bien vivant et qu'il est simplement blessé. Quand leur héros tente de tuer son père à nouveau, mais cette fois-ci devant leurs yeux horrifiés, il est vite puni et rejeté. Son échec (car ce n'est pas un vrai assassin après tout) et la confrontation avec la réalité sanglante d'une tentative de meurtre brisent un mythe. Les rêves de rébellion que font les villageois s'envolent alors, avec leurs espoirs de
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romantisme et de changement. La structure de PWI, y compris le dénouement, et le déroulement de l'action, sont identiques à ceux de PWW. Les changements apportés par Mustapha Matura, apparemment modestes, sont parfaitement adaptés au contexte social, historique et culturel qu'il adopte pour sa ré-écriture. Prenons comme premier exemple le nom des personnages comme illustration des modifications en apparence anodines. La jeune femme dans la pièce de Synge est nommée "Pegeen." Pour Matura elle devient simplement "Peggy", et perd le diminutif "een" de son nom. Peggy, il est vrai, est un personnage plus développé, plus franc et moins soumis que Pegeen. "Christy" le parricide devient "Ken." Les deux prénoms sont des diminutifs, mais avec "Ken," l'interprétation mystique, religieuse disparaît (le Christ). L'Église n'a pas de rôle à jouer dans la pièce de Matura. Quant aux activités économiques des villageois, les Irlandais coupent de la tourbe ; les Antillais coupent la canne à sucre ; l'arme du crime à Mayo est un "loy," une sorte de pelle, à Mayaro c'est un "cutlass" (machete). Au-delà de ces considérations superficielles, la création de Mustapha Matura est d'abord frappante au niveau linguistique Tout comme J.M. Synge 80 ans auparavant, il a effectué des recherches en langue, et s'efforce de reproduire la langue parlée, le dialecte de la Trinité. Alors, dans un premier temps, certaines phrases sont empruntées directement à J.M. Synge par Mustapha Matura, notamment la dernière réplique:
À d'autres moments, les répliques sont de son cru, par exemple les questions des jeunes filles interrogeant Ken sur son crime. Le reste est adapté à la couleur locale :
Par ailleurs certains passages sont omis.
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À ce niveau de lecture primaire, il faut noter que PWI est bien plus comique que PWW. Un seul exemple: Christy refuse d'épouser la femme que son père désigne, parce qu'elle est vieille et laide. Ken aussi refuse le mariage que suggère son père, mais pour une raison bien plus romantique. En effet, malgré la beauté et le charme de la jeune fille, Ken ne l'aime pas. Ici, le comique ne repose pas tant sur la situation que sur les raisons invoquées pour le refus, et l'effet de surprise qui est créé. De même dans l'oeuvre de Mustapha Matura il y a moins de violence. Ken n'est pas lynché et brûlé, contrairement à Christy. Néanmoins, en approfondissant notre lecture, nous remarquerons que cette adaptation locale est plus complexe que l'on aurait pu croire. J.M. Synge a écrit sa pièce en 1907, et l'action se déroule à cette époque. L'Irlande est devenue indépendante 15 ans plus tard. L'époque à laquelle se déroule l'action dans PWI n'est pas 1984, l'année de composition, mais 1950, 12 années donc avant l'indépendance politique de la Trinité. Dans les deux pièces alors, nous sommes les témoins d'une société soumise à la domination d'une puissance étrangère. Dans les deux cas il s'agit de l'Angleterre. Mayo et Mayaro sont deux petites communautés, assez isolées du monde. Peu sophistiquées, sans beaucoup de contacts avec le monde extérieur, elles sont situées à la périphérie géographique et économique du monde. En 1950 tout comme en 1907, Londres est toujours (plus ou moins) le centre du monde, et qu'est-ce que la colonisation si ce n'est pas une tentative de re-création, imposée et maintenue dans un rapport de forces ? Cette re-création est véhiculée par la langue, les institutions et les moeurs du colonisateur, par la loi et les représentants de cette loi. Le parricide est accueilli par les villageois parce que, pour eux, il est le symbole de leur révolte potentielle. Ayant besoin de héros, ayant soif de drame et de romantisme, ils prennent leurs rêves pour des réalités. Leur identité collective et individuelle peut devenir plus concrète, plus sûre, grâce à l'arrivée inattendue du rédempteur. Usurper le pouvoir de l'oppresseur est l'ambition naturelle du peuple colonisé. Cela explique pourquoi les paysans ne sont pas du tout choqués par le meurtre que leur annonce le héros. J.M. Synge exprime la peur que suscite le colonisateur. Christy craint l'arrivée de la police ou la dénonciation par un villageois. Mustapha Matura transforme cette peur en mépris pour la police. Selon les dires des paysans, l'officier de police éviterait plutôt le village de peur de rencontrer le soi-disant assassin. Néanmoins, les gens de la Trinité sont obligés de se plier à la loi du colonisateur qui gouverne leur société. Dans la pièce on évoque la période où les Noirs n'avaient pas le droit de se marier. Aujourd'hui, si Peggy souhaite épouser son fiancé Stanley, il leur faut des papiers que délivrent le Registrar General et que l'on retire au bureau de poste.
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39 La révolte contre le colonisateur pour mieux établir une identité authentique, et le rapport de forces entre oppresseur et opprimé sont très clairement exprimés à travers le crime de Christy/Ken. En effet, c'est Oedipe, mythe et état psychologique, qui est mis en scène. La domination du père (colonisateur) devient insupportable. Tuer le père permet d'affirmer l'identité. La preuve en est que Christy/Ken devient méconnaissable. Le père ressuscité, mais affaibli, ne reconnaît pas son fils, le héros sportif, admiré de tous. Le parricide ici est clairement la métaphore de la rébellion contre le pouvoir paternaliste que la colonie soumise cherche à renverser. Cependant, il est paradoxal que les deux auteurs, à travers les personnages qu'ils mettent en scène, soient obligés de s'exprimer en anglais, la langue de l'oppresseur, même si, comme on l'a déjà dit, c'est une langue modifiée. La langue anglaise reste à la fois un outil culturel et un instrument puissant. Cherchant à saper le pouvoir impérialiste et obligé d'employer la langue du "père" colonisateur, c'est surtout Matura qui se trouve donc confirmé dans sa soumission à l'Angleterre. L'Irlande a sa propre langue, sa culture et ses mythes. J.M. Synge n'a pas écrit en gaélique mais il connaissait bien les traditions et la mythologie de son pays. La population de la Trinité, par contre, est un amalgame de peuples, importés là-bas par les Européens pour des raisons économiques les Noirs pour travailler la canne à sucre, les Asiatiques (Indiens) pour faire office de contremaîtres. L'utilisation de la langue anglaise par Matura confirme donc le pouvoir colonial (comme dans le cas de l'Afrique du Sud, ou l'afrikaans est la langue de l'oppresseur et où l'anglais est utilisé par ceux qui cherchent à être autonomes et indépendants.) Toutefois, il faut reconnaître qu'aucun discours n'est fixé de façon permanente. En reprenant la pièce de J.M. Synge, Matura nous rappelle que ces questions de l'identité personnelle sont à considérer dans une perspective d'identité collective, qui dépend, elle, d'un contexte historique et social. Quelles sont les vérités dévoilées alors par Mustapha Matura, pour reprendre la troisième question posée au début de cette discussion ? C'est une question intéressante, car les personnages se trouvent et s'affirment à travers un mensonge. Comme le dit Ken, "I was yer hero today because yer believe a lie." Il semblerait alors que pour combattre la hiérarchie, les valeurs et les normes sont retournées par les personnages. Le héros courageux est en fait un lâche, ou est-ce le lâche qui est réellement un héros ? On se moque des normes établies et de la loi. Dans la riche comédie de PWI nous voyons une parodie des valeurs "normales." C'est une tragédie absurde, en fait, ou la vérité naît des mensonges. Pour citer Dostoievsky dans Bobok, "Sur terre il est impossible de vivre sans mentir, parce que la vie et le mensonge sont synonymes ; mais on va dire la vérité, juste pour s'amuser."
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40 Cette interprétation (presque bakhtinienne) de PWI ne privilégie pas la lecture d'un texte polyphonique. La voix de Mustapha Matura est la seule qui nous interpelle. On devrait dire plutôt que nous sommes en présence d'un texte pluri-isotopique, car l'invitation ici de Mustapha Matura est de faire plusieurs lectures de son oeuvre, à différents niveaux sémantiques. Les relations entre Christy and Old Mahon sont reflétées par celles entre Ken et son père, Mac. Cette relation père-fils est doublée par la relation entre J.M. Synge lui-même et Mustapha Matura, entre l'Angleterre et ses colonies, entre le(s) passé(s) et le présent. Le tour de force que réussit Mustapha Matura, finalement, est d'enrichir ses sources plutôt que de les corrompre. Partant des ressources que lui offre une expérience spécifique, il évoque des valeurs humaines qui sont fondamentales et universelles ("I am large, I contain multitudes": Walt Whitman). Comme les linguistes chomskyens, persuadés qu'il existe des "universels" communs à toutes les langues humaines, Mustapha Matura nous montre dans sa ré-écriture que les êtres humains se ressemblent. ("What is true anywhere is true everywhere": Maya Angelou). Son texte, sa relecture de J.M. Synge, est une structure de potentiel, offerte à nous, lecteurs, pour que nous le concrétisions par rapport à nos propres normes extra-littéraires (nos valeurs, nos expériences). Le scepticisme qu'exprime Mustapha Matura à propos d'un système absolu passe par sa revendication du droit à la différence. L'universalité de son écrit n'est pas mieux illustrée que dans le titre de sa pièce, où il omet l'article défini Playboy of the West Indies.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)