(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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D.H. Lawrence: de la copie comme démarche heuristique

Ginette Katz-Roy (Université de Paris X-Nanterre)

  

Lawrence fut un copieur impénitent. On ignore souvent qu'il eut pour première passion la peinture, un art très largement pratiqué en amateur dans son milieu familial et son entourage. Dans son livre de souvenirs, D.H. Lawrence, A Personal Record (1), Jessie Chambers nous le montre très absorbé par ce passe-temps dès l'adolescence : "Lawrence was always tirelessly occupied and spent much of his spare time painting flower studies in oils and in water colours" (p. 62). Il prit quelques cours du soir vers l'âge de dix-neuf ans, s'adonna assidûment à la copie pendant toute sa jeunesse et enseigna lui-même les arts plastiques lors des quelques années où il fut instituteur à Croydon (1908-1912). S'ensuivit une longue période peu productive pendant laquelle, malgré tout, il ne cessa de fréquenter l'art ancien et contemporain, comme en témoignent toutes les allusions qu'il y fait dans ses romans et ses essais. Il reprit le pinceau avec plus d'enthousiasme que jamais en 1926, à l'âge de 40 ans, lorsque les Huxley lui donnèrent quelques toiles déjà utilisées afin qu'il s'amuse à les recouvrir de ses propres créations. Tout peintre du dimanche qu'il fût resté, il finit par se prendre suffisamment au sérieux pour exposer 25 toiles à la Warren Gallery à Londres en juin 1929. Bien loin du style anodin des oeuvres qu'il avait longtemps copiées, un certain nombre de ses toiles représentaient (comme l'on peut s'y attendre) des nus en mouvement, des nus enlacés, des enchevêtrement de nus (2). Et encore, la directrice de la galerie n'avait-elle pas accepté d'exposer Dandelions qui représente un homme nu urinant sur des pissenlits ! Ce fut le dernier scandale autour de son nom et celui qui l'atteicnit le plus, vu sa santé déclinante. Rappelons que Lawrence avait eu des démêlés avec la censure

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1. London: Frank Cass, 1965 (lère publ.1935). On trouvera à la suite de l'article le récapitulatif des abréviations utilisées pour désigner les oeuvres citées dans le texte.
2. "Now I'm doing a srnall thing in oil, called The Rape of the Sabine Women or a Study in Arses" (L VI 353).

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pour son roman The Rainbow en 1915 et que Lady Chatterley's Lover venait d'être interdit un an plus tôt. Il y eut donc une descente de police à la galerie Warren ; les toiles les plus érotiques (3), treize en tout, furent confisquées sous prétexte d'obscénité, et elles n'échappèrent à la destruction que parce que Lawrence promit de ne plus les exposer en Grande-Bretagne. On trouve un écho rageur de l'incident dans plusieurs de ses poèmes :

Help! oh help! they want to burn my pictures:
we've got the Inquisition back
with a set of cankered macistrates and busy-busy bobbies.
Look out, my lad, you've got'em on your track.
"More Pansies" (CP 634)

Les oeuvres condamnées sont encore en exil outre-Atlantique à l'Université du Texas ou dans des collections privées comme celle de Saki Karavas à Taos, c'est pourquoi elles restent méconnues. En Angleterre, l'Université de Nottingham possède quelques oeuvres de jeunesse, surtout des copies, le reste est aussi dispersé dans des collections privées ou a tout simplement disparu. Heureux lorsqu'il en reste une trace photographique. L'histoire de l'art y perd sans doute moins que l'histoire littéraire, car faute d'avoir suffisamment investi de travail dans la peinture, Lawrence resta un talentueux amateur et son oeuvre peint, constitué d'une forte proportion de copies, ne prend toute sa valeur que dans son rapport à ses écrits. Cédons la parole à un critique d'art chevronné, Herbert Read, qui commence ainsi son introduction à Paintings off D. H. Lawrence (4) : "Let it be said at the beginning of this essay that the primary interest of the paintings of D. H. Lawrence is that they were painted by a genius whose natural medium of expression was the written word" (p. 55).

Lawrence lui-même maintint toujours un lien étroit entre ses deux activités de peintre et d'écrivain. Il lui arrivait de finir à la plume ce qu'il entreprenait au pinceau. On en trouve pour preuve ultime la défense de son art pictural dans deux essais contemporains de l'exposition ratée : "Introduction to These Paintings," qui porte de manière plus évidente sur la production de Cézanne que sur la sienne propre, et "Making Pictures" qui est très largement une apologie de la copie :

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3. Il s'agissait de celles qui révélaient des poils pubiens.
4. Paintings of D. H. Lawrence, Moore H.T., Lindsay J. & Read H. eds., London: Cory, Adams and Mackay, 1964.

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All my life, I have from time to time gone back to paint, because it gave me a form of delight that words can never give. Perhaps the joy in words goes deeper and is for that reason more unconscious. The conscious delight is certainty stronger in paint. I have gone back to paint for real pleasure – and by paint I mean copying, copying, either in oils or waters ... . I must have made many copies in my day, and got endless joy out of them. (Ph II 605-606)

Plus loin dans le texte, il tente d'expliquer ce qu'est cette joie "consciente." Il s'avoue d'abord impuissant à reproduire directement la réalité : "Sometimes, for a water-colour, I have worked direct from a model. But it nearly always spoils the picture" (p. 606). En contexte, ces italiques semblent suggérer une différence entre "picture," la reproduction photographique, le cliché qu'il dénonce de manière répétée dans d'autres essais et notamment celui sur Cézanne, et "image" qui impliquerait une transposition artistique ( picture étant associé de manière plus ou moins nette à depiction, et image à imagination) : "'I'he picture must all come out of the artist's inside, awareness of forms and figures. We can call it memory, but it is more than memory. It is the image [je souligne] as it lives in the consciousness, alive like a bird, but unknown" (p. 606).

La copie permet d'accumuler un stock d'images subconscientes ("alive like a bird, but unknown") qui formeront le vocabulaire et la syntaxe du peintre. Lawrence semble établir implicitement une distinction entre le discours littéraire fondé sur une langue dont on a oublié l'apprentissage et la pratique picturale qui demanderait un apprentissage plus conscient de formes et de figures. "The conscious delight is stronger in paint."

On sait à quel point la copie a longtemps fait partie de la formation des peintres. Il y a l'exemple célèbre de Girtin et Turner qui, employés par un collectionneur, s'initièrent à l'art du paysage en reproduisant des aquarelles de Robert Cozens ou en coloriant celles qu'il avait laissées inachevées à sa mort. En se lançant dans la copie, Lawrence n'avait sans doute aucune prétention, pas même celle d'apprendre vraiment le métier de peintre. C'était une activité manuelle au même titre que la broderie (il faut noter qu'en 1927 ou 28, il broda de ses mains la reproduction d'un motif étrusque, un charmant personnage dansant, le sexe à l'air). Adolescent, il offrait des albums illustrés à la main (autograph albums) à ses amis pour Noël, plus tard il continua d'offrir ses copies d'aquarelles pour des anniversaires, des mariages ou en signe d'amitié. C'était une façon d'offrir un luxe à bon marché mais aussi de s'approprier des bribes de culture dans ce milieu ouvrier et provincial des Midlands au tournant du siècle. Pour ses 21 ans, la famille de son amie d'enfance Jessie Chambers lui fit cadeau des six volumes de English Water Colours édité par Charles Holme en 1902 – un cadeau un peu coûteux, choisi par lui-même et révélateur de ses goûts à l'époque. Nombre

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de ses copies furent inspirées par ce livre. Plus tard, ce fut encore sur des photos qu'il s'appuya pour dessiner le corps humain. En mai 1927, il écrivait à Earl Brewster : "send me photographs for postures: I get stuck." (5)

Il serait fastidieux d'énumérer tous les peintres que Lawrence copia d'après des illustrations de magazines ou des reproductions de livres, et ce plus particulièment entre 1903 et 1915, c'est-à-dire entre l'âge de 18 ans et l'âge de 30 ans. Il en donne une liste assez longue dans "Making Pictures" ; le catalogue de l'exposition "Young Bert" qui se tint à Nottingham en 1972 (6) en donne une liste encore plus impressionnante. Il s'agit parfois de paysagistes romantiques assez connus comme Paul Sandby, Peter de Wint et Girtin mais plus souvent de peintres victoriens et edwardiens à la facture un peu fade qui n'ont pas tous laissé un souvenir impérissable : Colin Hunter, Arnesby Brown, Hugh Cameron, W.L. Picknell, B.W. Leader etc. Il copia aussi Frank Brangwyn, héritier du mouvement "Arts and Crafts," dont on retrouve le patronyme à peine modifié en Brangwen dans The Rainbow. Lawrence signale encore quelques grands noms : Giotto, Fra Angelico, Carpaccio, Piero di Cosimo, Van Dyck, mais pour ce qui est de ces derniers, les copies, quand elles existent encore, sont difficilement accessibles. Sa copie de Joachim and the Shepherds de Giotto faite vers 1915, n'est qu'une esquisse bien maladroite, aux couleurs fantaisistes et délavées. Pour lui, la copie n'impliquait pas une fidélité absolue au tableau originel. Il travaillait souvent à partir de reproductions ou de photographies en noir et blanc, choisissant les couleurs à sa guise : "I think the greatest pleasure I ever got came from copying Fra Angelico's 'Flight into Egypt' and Lorenzetti's big picture of the Thebaid, in each case working from photographs and putting in my own colour" (Ph II 606). Un des récents biographes de Lawrence, John Worthen, conclut : "The painted copies are undistinguished; at best efficient, at worst amateurish" (7), et l'on ne saurait contester ce verdict.

Comment donc s'effectua le passage de ces sages copies de paysages, de scènes pastorales ou religieuses aux toiles exposées à la Warren Gallery en 1929 ? Comment expliquer que le style de Lawrence dans ses propres compositions semble devoir si peu à l'immense culture artistique qu'il acquit durant ses pérégrinations en Europe et ne ressemble à presque rien de ce qu'il admirait, pas même à Cézanne à qui il a consacré tant de pages intéressantes dans ses essais ? Lawrence a dévoré des livres d'art, fréquenté des expositions en Angleterre et à l'étranger, eu des peintres pour amis (Dorothy Brett, Knud Merrild et Kai Gotzsche, les Brewsters, Mark Gertler) et pourtant on peut difficilement parler d'influence.

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5. Lettre du 1 3 mai 1927 à Earl Brewster (L VI 56).
6. Young Bert, Nottingham Exhibition Catalogue, 1972.
7. WORTHEN J., D.H. Lawrence, The Early Years, 1885-1912, Cambridge University Press, 1991, p. 134.

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Keith Cushman croit percevoir une vague filiation avec Puvis de Chavannes via les Brewsters (8) ; elle n'est pas impossible mais l'idée aurait scandalisé Lawrence : "Puvis de Chavannes is really as sloppy as all the other spiritual sentimentalizers," déclare-t-il dans "Introduction to These Paintings" (Ph 562). Jeffrey Meyers (9) insiste sur l'influence de l'art étrusque pour lequel Lawrence professa une grande admiration dès les années vingt, une admiration renforcée par sa visite des tombes étrusques de Toscane en avril 1927. À première vue, il n'y a pas de ressemblance évidente. Dans ses écrits et, en particulier, dans Etruscan Places, Lawrence nous donne sa "lecture" de l'art étrusque, une lecture toute teintée de ses propres préoccupations plus philosophiques que purement formelles : "The Etruscan artist seems to have seen living things surcging from their own centre to their own surface. And the curving and contour of the silhouette-edge suggests the whole movement of the modelling within" (EP 124). L'art étrusque a sans doute conforté Lawrence dans l'idée que la fonction de l'art était de célébrer la magie du monde vivant et de la relation de l'homme à tout ce qui l'entoure : "It was by seeing all things in the throb of inter-related passional significance that the ancients kept the wonder and the delight in life, as well as the dread and the repugnance" (p. 125). Mais une toile comme Dance Sketch (1928), malgré son thème, ne pourrait être qu'une piètre illustration de ce passage où il décrit la grâce des personnages et des danseurs étrusques : "The curves of their limbs show pure pleasure in life, a pleasure that goes deeper still in the limbs of the dancers, in the big, long hands thrown ont dancing to the very ends of the fingers, a dance that surges from within, like a current in the sea" (EP 56). Les mains des danseurs de Lawrence, au bout de leurs bras ondulants, ne trahissent que sa difficulté chronique à représenter des mains et des pieds même dans des tableaux plus finis. Le corps de la femme est blafard et raide. Il n'y a de mouvement que dans le corps curieusement étiré et déformé de l'homme dont la position évoque un certain élan mais pas forcément la danse.

On ne peut nier que l'évolution de sa peinture se fit dans un sens expressionniste. Les croupes de ses personnages dans "Rape of the Sabine Women" pourraient évoquer celle des "Petits chevaux jaunes" de Franz Marc, hardiesse de la couleur en moins. Comme les expressionnistes, Lawrence était partisan d'un art non naturaliste et subjectif, il voulait exprimer une vision personnelle, produire un choc visuel cependant, s'il avait recours à la déformation de la ligne et de la couleur, c'était sur un mode très atténué. Tant dans la technique que dans les thèmes, on est loin de la vigueur et du sentiment du tragique qui

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8. CUSHMAN K., "Lawrence and the Brewsters as Painters," in Etudes lawrenciennes n° 7, Éditions de l'Espace Européen, 1992.
9. MEYERS J., D. H. Lawrence, A Biography, New York: Alfred A. Knopf, 1990.

 

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caractérisent l'expressionnisme allemand. Herbert Read va jusqu'à le comparer à Nolde ou Soutine tout en admettant sa faiblesse technique. La comparaison n'est pas vraiment convaincante bien que les propos de Lawrence sur sa propre peinture puissent parfois confirmer ce type d'orientation. Dans la réponse qu'il fit à un ami peintre, Knud Menild, qui lui reprochait d'avoir utilisé un rouge trop violent pour le sang dans sa reproduction de La mort de Procris de Piero de Cosimo, on croirait même entendre un Francis Bacon (encore qu'il ne soit pas sûr que celui-ci eût approuvé la dernière petite phrase) :

I could not resist the urge to make it real red-red, only I couldn't get it bloody enough, the warm, slightly steaming, liquid red blood. I wanted to experience the lust of killing in that picture. Killing is natural to man, you know. It is just as natural as lying, with a woman. I often feel I could kill and enjoy it. (10)

Quelle que fût la maladresse de ses réalisations en peinture, Lawrence tenta toujours d'y faire passer ses convictions sans jamais se réclamer d'aucune école. La citation ci-dessus doit peut-être plus à Darwin qu'à Piero di Cosimo ou aux expressionnistes. Pour Lawrence, influence et copie ne signifiaient pas imitation, mais appropriation créative d'un faisceau d'images, d'idées et d'expériences. Ainsi l'osmose entre lecture de textes et production d'images, lecture d'images et production de textes est constante, et si influence il y eut, elle fut plutôt des copies sur ses écrits et de ses écrits sur sa création picturale.

Il est une oeuvre peu connue que Lawrence adora reproduire – la seule qu'il copia en plusieurs exemplaires de divers formats et qui me semble le point nodal où se rejoignent chez lui pour la première fois peinture et littérature : il s'agit de An Idyll de Maurice Greiffenhagen (1891), conservée à la Walker Art Gallery de Liverpool mais dont Lawrence ne vit jamais l'original. Cette peinture était souvent reproduite à l'époque sur des cartes de Noël. Elle représente un jeune homme, un berger un peu faunesque, qui embrasse une jeune fille à la fois abandonnée et réticente dans un champ de coquelicots au soleil couchant. Le jeune homme a le teint basané, l'air rustique, il est sommairement vêtu d'une tunique en peau de bête qui laisse voir son anatomie musclée. Il se penche avec fougue vers la jeune fille qui, elle, porte un drapé révélant sa blanche épaule et semble subir le baiser. On comprend aisément le succès de cette oeuvre sentimentale et décorative en son temps. On en connaît quatre reproductions plus ou moins soignées de la main de Lawrence. Bien qu'il travaillât au carreau, elles ne sont pas tout à fait fidèles. Les corps, et plus encore les visages, sont maladroitement rendus. De sa difficulté à rendre le visage de la jeune fille de

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10. Cité par Herbert Read in Paintings of D. H. Lawrence, op. cit., p. 63.

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trois quarts, il résulte qu'elle semble franchement indifférente ou même dégoûtée par le baiser. Les couleurs peuvent varier considérablement mais les modifications les plus signifiantes sont l'accentuation des tons roux ou fauves et l'exagération du contraste entre la peau sombre du berger et la peau laiteuse de la jeune fille. On a là les prototypes masculin et féminin de maints personnages de son oeuvre de fiction : l'homme à la peau mate ou sombre, qu'il soit indien, garde-chasse ou porteur de la bonne parole comme Birkin dans Women in Love, séduit la femme au teint pâle, qu'elle soit une bourgeoise américaine (The Woman who Rode Away), une Irlandaise comme Kate dans The Plumed Serpent ou une aristocrate anglaise (Connie Chatterley). John Worthen y voit aussi une représentation du couple parental, de l'union de l'homme instinctif avec une femme dépourvue de spontanéité.

Lawrence mentionne l'Idylle de Greiffenhagen pour la première fois dans "Art and the Individual, A Paper For Socialists," version révisée d'une communication qu'il fit à la Debating Society de Eastwood en mars 1908. Malgré la perception que nous pouvons avoir de ce tableau maintenant, il le donne comme l'expression forte d'une émotion – de la "passion" – et l'oppose à l'art anglais sentimental de la fin du siècle qu'il répudie catégoriquement. Il est certain que l'Idylle fut pour lui une révélation. Notons que dans le même essai, il cite cette phrase de Darwin qui gomme les frontières entre art et plaisir sexuel, art et jeu et, du même coup, désacralise l'activité artistique : "Art is an activity arising even in the animal kingdom, and springing from sexual desire and propensity to play – and it accompanied by pleasurable excitement" (11).

Dans la première version de l'essai, il signalait que Tolstoï considérait toute étude de nu comme du mauvais art. Et Lawrence d'ironiser : "Honi [sic] soit qui mal y pense." Ce que Lawrence vit dans l'Idylle de Greiffenhagen, c'est l'affleurement simultané du primitif et du sexuel. Il y était préparé par ses lectures (le patchwork de citations du texte le prouve) mais aussi, en creux, par son expérience personnelle de jeune homme inhibé par une éducation victorienne.

Dans Sons and Lovers, Paul Morel peint pendant qu'il veille sa mère mourante. Lawrence commença à copier l'Idylle de Greiffenhagen la nuit où sa mère mourut en décembre 1910. Curieux travail de deuil. Lorsqu'une amie, Blanche Jennings, lui avait montré cette peinture pour la première fois deux ans auparavant, il lui avait fait cette touchante confession :

As for Greiffenhagen's Idyll, it moves me almost as much as if I were fallen in love myself. Under it's intoxication, I have flirted madly this christmas; I have flirted myself

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11. STEELE B., ed., Study of Thomas Hardy and Other Essays, Cambridge University Press, 1985, p. 139.

 

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half in love; I have flirted somebody else further, till two solicitous persons have begun to take me to task; it is largely the effect of your Idyll that has made me kiss a certain girl till she hid her head in my shoulder; but what a beautiful soft throat, and a round smooth chin, she has; and what bright eyes looking up! Mon Dieu, I am really half in love! But not with the splendid uninterrupted passion of the Idyll. I am too conscious, and vaguely troubled. I think it is a good thing I must go back to Croydon. (L I 103)

On voit de nouveau apparaître l'euphémisme "passion" pour un type d'expérience que Lawrence n'ose pas nommer et à laquelle il n'ose s'abandonner ("I am too conscious and vaguely troubled," dit-il). Le thème du baiser est omniprésent dans les premiers poèmes qui bien souvent révèlent à la fois sa frustration et sa timidité. Dans le poème intitulé "The Appeal," il se dépeint comme passif, attendant que la femme prenne l'initiative : "You surely, seeing I am a bowl of kisses / Should put your mouth to mine and drink of me" (CP 86). C'est la même attente qui s'exprime dans la suite de la lettre à Blanche Jennings en des termes inversés :

By the way, in love, or at least in love-making, do you think the woman is always passive, like the girl in the Idyll – enjoying the man's demonstration, a wee bit frit (alarmed) – not active? I prefer a little devil – a Carmen – I like not things passive. The girls I have known are mostly so; men always declare them so, and like them so; I do not. (L I 103)

Lawrence resta sous le charme de l'Idylle pendant de longues années et en 1913, il se proposait encore d'en faire une copie pour l'un de ses amis. Puis, après son mariage, la tragédie de la guerre et ses contacts avec l'art moderne, le charme s'estompa. En juillet 1916, il écrivait à Catherine Carswell qui avait été la maîtresse du peintre Maurice Greiffenhagen : "Greiffenhagen seems to be slipping back and back. I suppose it has to be. Let the dead bury their dead." (L II 627)

L'Idylle a cependant marqué l'oeuvre de Lawrence de manière durable. Si les copies qu'il en fit sont la production d'un jeune homme inexpérimenté, elles l'aidèrent dans une certaine mesure à mûrir et à façonner son identité d'artiste. Quatre mois après la lettre à Blanche Jennings que j'ai citée plus haut, il écrivait avec enthousiasme à la même correspondante : "I am grown up – I am tremendously grown up – well, I don't care if you won't believe it, it's truth" (L I 128).

Un peu plus tard, il trouva en Frieda la femme "active" dont il rêvait, mais à jamais incertain d'avoir revigoré le faune qui donnait en lui, il continua indéfiniment dans ses écrits

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à explorer le thème de l'équilibre du couple, à recréer le mythe de l'homme d'instinct qui rencontre une Nouvelle Eve dans un Eden parsemé de fleurs, parfois – mais pas toujours avec une faculté de distanciation salvatrice. Worthen établit un lien entre les coquelicots de l'Idylle et les pétales d'oeillets rouges éparpillés sur le corps de Clara "like splashed drops of blood" après le premier baiser de Paul dans Sons and Lovers (p. 355). Les premiers chapitres de "Study of Thomas Hardy" regorgent de coquelicots, symbole de l'épanouissement fugitif et intense lié à la conjugaison tumultueuse du masculin et du féminin. On peut encore voir un lointain rapport entre ces fleurs, traditionnels symboles de passion, et la déconstruction du cliché dans la scène où Mellors s'amuse à décorer le sexe de Constance Chatterley de myosotis : "With quiet fingers he threaded a few forget-me-not flowers in the fine brown fleece of the mount of Venus" (LCh 223). Il ne faut pas sous-estimer ce qu'il y a de ludique dans cette scène, même si la persistance du thème des fleurs semble nous ramener à une esthétique dépassée. Cette fois les fleurs sont bleues et l'amour a changé de visage. Le souvenir du baiser de l'Idille ne resurgit-il pas déjà plus tôt dans le roman dans ce passage où Connie ne répond pas encore tout à fait à l'ardeur du garde-chasse ?

They went on through the darkening wood in silence, till they were almost at the gate. [L'étreinte dans les bois est un des leitmotive de la fiction lawrencienne.] 'But you don't hate me, do you?' she said wistfully.
'Nay nay!' he replied and suddenly he held her fast against his breast again, with the old connecting passion. 'Nay, for me it was good, it was good. Was it for you?' 'Yes for me too,' she answered, a little untruthfully, for she had not been conscious of much.
He kissed her softly, softly, with kisses of warmth. (LCh 118)

Toujours la même chaleur chez l'homme et aussi peu de réponse chez la femme au départ. Mais Connie finit par danser nue sous la pluie et les femmes des dernières toiles n'ont plus d'inhibitions non plus.

Dans le premier roman que Lawrence écrivit The White Peacock, le thème de cette difficile mise au diapason de l'homme et de la femme est amplifié à travers la relation de George Saxton, un solide fermier au superbe physique, avec la prétentieuse et cruelle Lettie Beardsall. Le schéma se répète en abyme dans l'histoire du garde-chasse Annable et de sa première femme, une capricieuse "lady," le "paon blanc" du titre. C'est le seul roman où le tableau de Greiffenhagen est nommé et joue un rôle. George n'est pas tout à fait un rustre, les garde-chasse de Lawrence ne le sont jamais non plus. George discute des reproductions

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d'un livre d'aquarelles que lui soumet Lettie où l'on reconnaît maints artistes copiés par Lawrence. Soudain son attention est attirée par une reproduction de l'Idylle :

'Wouldn't it be fine?' he exclaimed, looking at her with glowing eyes, his teeth showing white in a smile that was not amusement.
'What?' she asked dropping her head in confusion.
'That – a girl like that – half afraid – and passion!' He lit up curiously.
'She may well be afraid, when the barbarian comes out in his glory, skins and all.'
She shrugged her shoulders, saying: 'Make love to the next girl you meet, and by the time the poppies redden the field, she'll hang in your arms. She'll have need to be more than half afraid, won't she?' (WP 34)

L'ironie déplaisante de Lettie se confond avec l'auto-dérision d'un Lawrence conscient du côté un peu grotesque de son attachement à une image qui satisfait au premier chef ses fantasmes. La discussion de l'Idylle vient après une défense passionnée du réalisme social en peinture par Lettie. Celle-ci assomme George de paroles mais, par un renversement ironique, elle finit par être aussi troublée que lui par le tableau. Les mots ne comptent plus dans ce bref instant de vraie rencontre. Autour de cette reproduction s'amorce une réflexion sur la fonction de l'art qui ne cessera de s'approfondir à travers les essais et la fiction : dès le premier roman, l'art est épiphanie, l'art apprend à vivre, l'art réunit.

La forme d'art que Lawrence met le plus souvent en question est le réalisme, qu'il s'agisse du mouvement littéraire ou de la reproduction quasi photographique du réel en peinture. Il ne supporte pas le constat pessimiste qu'offrent les romanciers réalistes : "These have shown Love in conflict with the Law, and only Death the resultant, no Reconciliation," dit-il de Dostoievsky, Hardy et Flaubert (Ph, "Study of Thomas Hardy," 513). Dans les essais sur la peinture, on saisit plus clairement ce contre quoi il s'insurge : le vu et le déjà vu alors qu'il recherche la vision. Barthes lui aussi estime que "l'écriture réaliste ... ne peut jamais convaincre ; elle est condamnée à seulement dépeindre" (12). On comprendra alors la sympathie de Lawrence pour Cézanne : "This is the immorality of Cézanne : he begins to see more than the All-Seeing Eye of humanity can possibly see, Kodak-wise" (Ph, "Art and Morality," 524). Même s'il en profite, la reproduction mécanique de l'appareil Kodak est sa bête noire. Copie mécanique ou copie manuelle, n'est-ce donc pas la même chose, une pure reproduction ? Certes pas pour Lawrence.

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12. BARTHES R., Le degré zéro de l'écriture, Paris: Éditions du Seuil, 1953, p. 50.

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Dans Women in Love, plusieurs personnages se veulent artistes. Loerke défend une certaine abstraction mais crée un monde à sa propre image. Son art est la projection de son monde intérieur, comme le lui prouve Ursula. La petite Winifred produit une grotesque abstraction en voulant faire le portrait de son chien selon les règles de l'art, en le faisant poser. Elle le regarde mais ne le voit pas (l3). Gudrun semble totalement absorbée, "absorbed in a stupor of apprehension" par les plantes aquatiques qu'elle dessine d'après nature (WL 119) alors qu'en fait, c'est elle qui absorbe la nature dans une vision anthropomorphique : "she could feel their turgid fleshy structure as in a sensuous vision, she knew how they thrust out from themselves, how they stood stiff and succulent against the air" (ibid.). Le dessin restera inachevé et tombera à l'eau quand surgira le beau Gerald. Dans tous les cas, le rapport direct de l'artiste au réel semble problématique. Tandis que Gudrun atteint un état d'inconscience lorsqu'elle dessine les plantes, Birkin, qui lui n'est pas artiste mais recherche un art de vivre, réussit à élargir sa conscience par la copie d'un dessin chinois représentant des oies. À Hermione qui lui demande pourquoi il ne dessine pas quelque chose d'original plutôt que de reproduire ce dessin, il répond : "I want to know it ... . One gets more of China, copying this picture, than reading all the books" (WL 88). Au lieu d'être envahi par le réel, il pénètre dans un monde autre, dans le monde de l'Autre représenté ici par ces oies. Il ne se livre pas à un acte de mimétisme mais à un acte de sympathie : "I know what centres [the geese] live from – what they perceive and feel ... the curious bitter stinging heat of a goose's blood, entering their own blood like an inoculation of corruptive fire – fire of the cold-burning mud – the lotus mystery" (WL 89).

Birkin copie là un dessin que Lawrence avait lui-même copié à partir d'un livre sur les fresques d'Ajanta. Copier est donc une façon de lire le monde dans le grand livre de l'humanité et de se créer soi-même à défaut de créer. Copier, c'est s'approprier un vécu et c'est le premier pas vers une création qui sera l'inscription d'un vécu individuel dans l'enchaînement d'autres vécus : "The only thing one can look into, stare into, and see only vision, is the vision itself: the visionary image. That is why I am glad I never had any training but the self-imposed training of copying other men's pictures" (Ph 11, "Making Pictures," 605) et il ajoute : "I have learnt not to work from objects, not to have models, not to have a technique" (ibid.).

Avant d'être artiste, Lawrence était un amateur et un consommateur d'art enthousiaste : musique, danse, peinture, théâtre, littérature, il était gourmand de tout. L'amateurisme au sens noble du terme fait partie intégrante de sa théorie et de sa pratique de

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13. Le témoignage du directeur de l'école de Croydon où Lawrence avait exercé montre que le jeune instituteur avait inquiété un inspecteur par la liberté d'interprétation du réel qu'il laissait à ses élèves. Cf. E. Nehls, A Composite Bibliography, The University of Wisconsin Press, 1957, vol. 1, p. 87.

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l'art. Son éloge de la copie pourrait se comprendre comme un éloge de la lecture qui elle aussi est déchiffrage d'une vérité et non d'une réalité, lieu d'une rencontre et de la constitution de l'être. Il dit encore "The novel is the highest example of subtle interrelatedness that man has discovered" (Ph 528). Il est si vrai que pour lui, l'art n'était pas que création individuelle mais rencontre qu'il alla jusqu'à peindre un paysage du Nouveau-Mexique (Kiowa Ranch, 1925) en collaboration avec Frieda et Dorothy Brett et qu'il n'hésita pas à réécrire des textes écrits par d'autres. C'est le cas notoirement pour The Trespasser qui exploite un journal personnel de son amie Helen Corke et The Boy in the Bush qui est la reprise d'un livre écrit par une obscure romancière australienne, Mollie Skinner. De la copie et de la réécriture du texte à la réécriture du monde qui est l'affaire de chacun et de tous, il n'y a qu'un pas. La forme, le langage intéressent Lawrence surtout dans son adéquation à l'être. Il n'a pas d'autre ambition que d'être "man alive" (Ph 535) et, ce qui est plus ambitieux, d'entraîner les autres à l'être. On ne s'étonnera plus alors qu'un baiser dans un champ de coquelicots ait eu plus d'impact sur son art pictural que toutes les recherches formelles du cubisme, du vorticisme et de l'abstraction : "An artist can only create what he religiously feels is truth, religious truth really felt, in the blood and the bones ... . Art is a form of supremely delicate awareness and atonement – meaning atoneness, the state of being at one with the object" (Ph II, 605).

La première oeuvre de vraie création qu'il peignit à l'huile sur les fameuses toiles de Maria Huxley fut "A Holy Family," qu'il surnomme avec humour "the Unholy Family" dans une de ses lettres. Un petit garçon regarde avec un grand sourire son père et sa mère à moitié nue réunis dans une étreinte amoureuse qui nous fait remonter bien plus loin que celle de l'Idylle et méditer de nouveau sur la relation entre le déjà vu (une sainte famille), le jamais vu (la scène originelle) et la création.

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OEUVRES CITÉES

Les initiales sont celles utilisées pour désigner les oeuvres dans le corps de l'article.

CP : DE SOLA PINTO V. & WARREN ROBERTs E., eds, The Complete Poems of D. H. Lawrence, London: Heinemann, 1964.
EP : LAWRENCE D. H., Sketches of Etruscan Places (De Filippis S., ed.), Cambridge University Press, 1992.
L : BOULTON J. T., ed., The Letters of D. H. Lawrence, Cambridge University Press, 1979-1991, vol. 1 à VII.
LCh : LAWRENCE D.H., Lady Chatterley's Lover (Squires M., ed.), Cambridge University Press, 1993.
Ph : McDONALD E.D. ed., Phoenix, The Posthumous Papers of D. H. Lawrence, London: Heinemann, 1967, lère publ. 1936.
Ph II : ROBERTS W. & MOORE H.T., eds., Phoenix 11, Uncollected, Unpublished and Other Prose Works by D. H. Lawrence, London: Heinemann, 1968.
S&L : LAWRENCE D.H., Sons and Lovers (Helen and Carl Baron, eds.), Cambridge University Press, 1992.
WP : LAWRENCE, D.H., The White Peacock (Robertson A., ed.), Cambridge University Press, 1983.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 5. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)