(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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 Frames et Rooms: l'espace gigogne de Larkin

André Topia (Université Paris X - Nanterre)

 

Mon point de départ est le constat d'une récurrence, dans la poésie de Larkin, de deux figures, qui me semblent liées, et qu'on pourrait appeler, faute de meilleur terme, l'une le framing, l'autre tous les modes du réceptacle, de l'enveloppe, de la boîte, des alvéoles, bref tous les avatars de ces rooms qui réapparaissent constamment dans les poèmes et aboutissent parfois à creuser l'espace jusqu'à le redoubler en des emboîtements et de véritables structures gigogne.

Le framing est ce cadre qui limite toute ouverture sur un ailleurs, qu'il s'agisse du monde extérieur que l'on aperçoit de sa fenêtre ou de ce qu'on pourrait appeler, reprenant le titre d'un recueil de poèmes de Hardy - dont on connaît l'influence sur Larkin - des moments of vision. On retrouve là ce que Barbara Everett appelle le "essential 'framing' [...] which unites technique to metaphysics (1)" ces moments fugitifs où le poète entrevoit un Éden à travers une lucarne qui s'entrouvre. Mais à quelques exceptions près sur lesquelles nous nous arrêterons, il ne s'agit en fait ni de la vision en expansion de la tradition romantique, ni de la vision en intensité de l'expérience mystique, mais plutôt de vues, au sens pictural, photographique et même au sens de la carte postale et du chromo, dans lesquelles le découpage de l'espace par le cadre joue un rôle essentiel.

Ces frames apparaissent chez Larkin sous de multiples formes. Ce sont d'abord les fenêtres: fenêtres de maison, fenêtres d'église, vitres de train, fenêtres d'ambulances. Mais ce peut-être aussi le miroir, et c'est plus généralement tout cadre découpant une plage picturale: photographies, affiches publicitaires, tableaux, miniatures ou gravures, tout ce qui offre en quelque sorte un simulacre sur un micro-espace. Mais avec cette figure du simulacre, on

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1. EVERETT, Barbara. "Larkin's Edens" in Poets in Their Time. London: Faber, 1986, p. 251.

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arrive alors à un point-limite: le framing passe de la surface à la profondeur, des deux aux trois dimensions, et commence à creuser des rooms dans un autre espace.

Dès les premiers poèmes, on voit la fenêtre jouer le rôle d'une espèce de sas qui permet le va-et-vient entre une intériorité narcissique clôturée comme en un réceptacle fermé, et le monde extérieur qui apparaît à la fois comme un danger et un défi. Dans "Two Guitar Pieces (2)" (CP, p. 8), non seulement le poète regarde "at the window that has no curtain", mais le mot "frame" apparaît dans le texte: "There we lean on the frame, and look / Below at the platz". Ce frame est à la fois le point de passage entre le poète et le monde, et le cadre qui limite, mais aussi protège et donne un sentiment de maîtrise. Il est à la fois ouverture et limitation de l'ouverture, mais aussi orientation de l'ouverture: une espèce de focus, comme la lentille d'un appareil photographique, qui s'ouvre juste avec l'amplitude qu'il faut et juste le temps qu'il faut pour que l'image se fixe dans la chambre noire. Et on verra plus loin l'importance des notions de focused et unfocused chez Larkin.

Dans un autre poème du début, "Waiting For Breakfast" (p. 20), on voit à nouveau le poète se pencher à une fenêtre et c'est à partir d'une première vision, imparfaite, offerte par cette perspective partielle, perspective faussée par un "misjudgment" qui lui fait prendre le paysage limité par l'encadrement de la fenêtre pour "featureless morning, featureless night", qu'il peut passer ensuite à une autre vision, qui est, elle, au-delà de la vitre, "beyond the glass", et surgit de l'espace comme un liquide se déversant d'un récipient: "The colourless vial of day painlessly spilled / My world back after a year". La ré-émergence de la vision plus authentique du passé a ainsi eu besoin de ce double framing, d'abord l'encadrement de la fenêtre, puis le réceptacle de la "vial", pour se cristalliser.

De même, dans "Reasons for Attendance" (p. 80), le poète ne regarde pas directement le spectacle des danseurs, mais le négocie en quelque sorte à travers un cadre qui le filtre et l'oriente, à savoir "the lighted glass" dans lequel il observe leur reflet. Ce miroir illustre la nature double, contradictoire, de tout écran, ambiguité qu'on retrouvera souvent dans les frames larkiniens. Le mot écran, tout comme screen en anglais, désigne en effet à la fois le rideau qui dissimule et, au sens cinématographique et fantasmatique, la surface sur laquelle vient se projeter la vision. Ici, le "lighted glass" est en même temps l'ouverture qui permet

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2. Tous les numéros de pages entre parenthèses renvoient aux Collected Poems, edited by Anthony Thwaite. London: The Marvell Press, 1988.

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de découper un espace de vision, et la frontière qui sépare le "here" du "there": "Why be out here? / But then, why be in there?". Cette polarité spatiale entre le "here" et le "there" - qu'on retrouve d'ailleurs à la fin de "The Old Fools" (p. 197): "trying to be there / Yet being here" - débouchera à la fin du poème sur une dichotomie entre "this" et "that", ligne de fracture entre deux visions du monde: "Therefore I stay outside, / Believing this ; and they maul to and fro, / Believing that". On voit ainsi se dessiner, à partir de cette lucarne du "lighted glass", toute une véritable topologie de la présence et de l'absence.

Dans "Mr Bleaney" (p. 102), c'est en regardant par une fenêtre de la maison "Whose window shows a strip of building land" que le poète découvre la bande d'espace limitée qu'a aperçue quotidiennement le précédent locataire. Mais les "Flowered curtains" ne descendent pas jusqu'en bas de la fenêtre et "Fall to within five inches of the sill", interstice qui mesure en quelque sorte la faille de la vie de Mr Bleaney. Et cela d'autant plus que le mot "frame" apparaît un peu plus loin dans le poème, désignant alors la répétition rituelle d'un même décor lors des vacances du locataire: "I know his habits [...] / Likewise their yearly frame". Tout se passe ainsi comme si Mr Bleaney, où qu'il allât, avait transporté des "windows" et construit son décor comme à travers la lucarne des "flowered curtains" auxquels il manquait toujours "five inches".

Mais les fenêtres sont aussi les vitres de trains derrière lesquelles défilent des portions d'espace, comme dans "I Remember, I Remember" (p. 81), "The Whitsun Weddings" (p. 114) et "Here" (p. 136). Elles offrent au regard à la fois des plages enfermées dans des cadres restreints et un mouvement qui déplace ce cadre comme l'objectif d'une caméra. Elles sont un écran au double sens déjà évoqué, à la fois plage de vision et frontière, une frontière au-delà de laquelle doit s'avancer le poète en se penchant par la portière s'il désire une participation accrue au spectacle, comme c'est le cas dans "I Remember, I Remember" ("I leant far out") et dans "The Whitsun Weddings" ("I leant / More promptly out next time"). Le défilé du paysage derrière la vitre offre dans un même espace la succession fluide et ininterrompue d'une multitude de micro-univers coupés les uns des autres et qui pourtant participent d'une vie commune, englobés par elle sans le savoir. Cette structure englobante, c'est l'œil de l'observateur qui se déplace et est capable d'instaurer ces "connexions" par lesquelle E. M. Forster - qu'on se souvienne du "Only connect" en épigraphe à Howards End - cherchait à abattre les cloisonnements mortifères.

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Dans "The Whitsun Weddings" (p. 116), c'est par la "travelling coincidence" dont le fil relie la succession des fragments détachés les uns des autres que peu à peu s'instaure le sentiment d'une appartenance collective. La vitre du train qui se déplace, à la fois portion d'espace isolé par son cadre et continuité par son défilement, permet de dépasser la contradiction entre le cloisonnement de l'espace et le mouvement continu du temps. Les différentes zones, prises isolément, sont cloisonnées: "none / Thought of the others they would never meet", mais elles sont toutes englobées dans l'instant du voyage: "their lives would all contain this hour", tout comme, dans Mrs Dalloway, l'irradiation sonore de la cloche de Big Ben relie et rassemble des points que tout sépare dans l'espace.

Dans "Here" (p. 136), tout le parcours du poème est traversé par une tension entre deux ponctuations insistantes, celle du mot "here" et celle du mot "swerving". C'est d'une part le hic et nunc de "here", avec sa valeur statique de fixation sur un territoire, de proximité spatiale, d'intimité, d'appartenance, et c'est d'autre part la déviation constante du "swerving" qui fait que la trajectoire arrivera à son terminus, mais pas à son terme, à sa fin, mais pas à son achèvement, à une vue, mais pas à une vision ni à un accomplissement, condamnée comme une flèche tordue à passer toujours à côté d'une révélation que la nature, "neutral", "untalkative" et "out of reach", ne veut ni ne peut donner. Ainsi, ce "swerving", par sa bifurcation qui nous éloigne imperceptiblement, mais inéluctablement, de la ligne droite, empêche que les choses soient jamais vues dans une perspective directe, de face, mais les fait surgir alors qu'elles ont déjà "dévié" et sont entrevues avec une espèce d'erreur de parallaxe, les docks comme "pastoral of ships up streets" et les champs "running high as hedges".

De plus, le "swerving" nous fait passer d'un espace fragmenté et cadré, qui obéit encore au modèle de la fenêtre, à un espace qui échappe à tout framing. Les énumérations qui parsèment les trois premières strophes du poème indiquent en effet un monde qui se monnaie en inventaire et dont la "solitude" du début est peu à peu contaminée par la frénésie des consommateurs qu'on voit "push through plate-glass swing doors to their desires", alors que le poète reste, lui, derrière une autre vitre, celle du train et ne peut accepter une quête aboutissant à ce mode d'accomplissement. Ce monde est "terminate", c'est à dire enserré dans des frontières qui en limitent à l'avance tout mouvement vers une transcendance, parcellisé à la fois par un monnayage qui le dissout en des énumérations d'objets de consommation ("Cheap suits, red kitchen-ware, sharp shoes, iced lollies, / Electric mixers, toasters, washers, driers -") et par le cloisonnement spatial des "half-built edges" ou des champs aussi hauts que des "hedges" qui "Isolate villages". Mais dans le mouvement final du poème, cette parcellisation fait place à un espace sans contours ni frontières, dont la

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"neutral distance" annonce un indifférencié illisible, au-delà ("beyond") des formes matérielles palpables et cernables que sont les "shapes and shingles", un espace qui nous entraîne vers une "unfenced existence", l'étendue de la mer, laquelle est, par son absence même de limites, "out of reach", mais surtout "untalkative", c'est à dire ne peut plus se découper en items, qu'il s'agisse de mots sur une page, de vues à travers la vitre d'un train ou d'objets derrière le "plate-glass" d'une vitrine.

Mais la fenêtre peut aussi être une ouverture sur le passé, une lucarne où surgit le souvenir. Cette "vue" a chez Larkin une existence fragile et problématique, disparaissant le plus souvent au moment même de son surgissement. Dans "The View" (p. 195), la perspective qu'embrasse celui qui se retourne en arrière, apparaît comme une illusion: "The view does not exist". Dans "Forget What Did" (p. 184), elle est saisie à son point même de dissolution: le moment où le poète cesse d'écrire son journal inaugure en même temps une décision de voir le passé "looked back on / Like the wars and winters / Missing behind the windows / Of an opaque childhood". La fenêtre sur le passé est ainsi doublement niée, s'ouvrant sur quelque chose qui est "missing" derrière un écran "opaque". On retrouve à nouveau la dualité de l'écran: l'écran de projection de la lucarne devient au même instant écran opaque et la vision s'annule. C'est un autre espace, celui du ciel et des "celestial recurrences", qui, à la fin du poème, prend alors le relais de celui du souvenir et, par une véritable révolution copernicienne, nous fait passer, dans un mouvement non plus centripète, mais centrifuge, au-delà de toutes les fenêtres et des cloisonnements illisibles du moi.

On retrouve l'image de la vitre opaque à la fin de "To the Sea" (p. 173), lorsque l'après-midi touche à sa fin sur la plage: "Like breathed-on glass / The sunlight has turned milky". L'image donne au souvenir l'intensité frustrante, à la fois proche et lointaine, d'un objet aperçu derrière une vitre. Mais vouloir trop s'approcher de cette paroi transparente, c'est se condamner à voir sa propre respiration s'y condenser et la rendre opaque. Le souffle est alors ce désordre humain qui dissout le soigneux ordonnancement en miniature, semblable à celui d'une carte postale, qui permettait de domestiquer le souvenir et de le faire échapper au temps. La trop grande proximité contient ainsi le danger inhérent d'un éloignement irrémédiable.

L'un des avatars les plus étranges de cette figure de la fenêtre apparaît à la fin de "Money" (p. 198). La ritournelle de l'argent, "money singing", qui reproche au poète de ne pas l'utiliser pour améliorer son bien-être, lui évoque étrangement l'image d'une fenêtre: "It's like looking

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down / From long french windows at a provincial town, / The slums, the canal, the churches ornate and mad. It is intensely sad". On passe ainsi directement de la musique à un équivalent visuel sans la médiation d'un argument par les mots. Les voix assez lourdement argumentatives des premières strophes font place à une vue que l'énumération empêche de cristalliser en épiphanie. Et c'est peut-être dans le contraste entre cette pauvreté énumérative et l'attente d'une vision qui ne vient pas qu'est tout le pathétique du poème.

Ce choix d'une vision de préférence au langage réapparaît à la fin de "High Windows" (p. 165), où "Rather than words comes the thought of high windows". Ces "high windows" surgissent dans le poème après un glissement vers le bas qui entraîne toute la société permissive des années soixante "down the long slide / To happiness", mouvement qui inverse la topique traditionnelle de l'ascension vers la béatitude et fait du "paradise" un underworld vers lequel il suffit de se laisser glisser. Et puis soudain, il y a cet étrange surgissement des "high windows". On pense bien sûr à des fenêtres d'église qui sont "high" au sens où elles ouvrent non pas sur une place, comme dans "Two Guitar Pieces", ou sur une cour d'immeuble, comme dans "Waiting for Breakfast", ou sur un terrain à bâtir, comme dans "Mr Bleaney", ou sur un paysage provincial, comme dans "Money", mais sur un ciel indifférencié. Alors que dans les exemples précédents le cadre de la fenêtre délimitait une zone d'espace habitée et balisée par des traces humaines, au contraire les "high windows" ne peuvent plus jouer leur rôle de cadre, puisqu'elles ne découpent plus rien, mais s'ouvrent sur du vide.

En outre, ces fenêtres semblent surgir comme une vision, qui serait un substitut des mots et les rendrait soudain inutiles et vides: "Rather than words comes the thought of high windows". Pourtant, le mot de "thought" devrait nous faire hésiter avant de parler de "vision" et même d'"image". Il s'agit là en effet de quelque chose d'un autre ordre, qui n'est ni langage de mots, ni tableau visuel, et pour lequel le terme qui conviendrait le mieux serait peut-être celui de figure. Ces fenêtres sont "a thought" en ce sens qu'elles sont beaucoup plus un schème qu'un espace, presque une compositio loci au sens d'Ignace de Loyola: non pas une vision mystique, mais le cadre, le point de fixation qui permet à une éventuelle vision, ici absente, de ne pas se dissoudre dans l'informe. Et on peut y voir tout autant une méfiance du romantisme, une espèce de garde-fou contre la tentation romantique, qu'une persistance du romantisme chez Larkin.

Quant à l'étrange formule du "sun-comprehending glass", il faut la distinguer soigneusement de tous les procédés de framing déjà évoqués. On peut "frame" des maisons et des cours, mais pas le soleil qui est la source même de toute lumière et se situe, comme

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nous le dit Larkin lui-même dans "Solar" (p. 159), "at the centre / Of an unfurnished sky", dans un espace qui nie tout ce compartimentage dont les chambres et leur mobilier offrent le modèle privilégié tout au long de son œuvre. La fenêtre de ces "high windows" n'est ainsi ni un point de passage pour un regard venant du côté humain, comme la vitre d'un train ou la fenêtre d'une chambre, ni un encadrement délimitant ce qui se trouve de l'autre côté, mais plutôt une espèce de foyer, de focus, au sens optique du terme, un peu au sens où, dans "An Arundel Tomb" (p. 110), "Light / Each summer thronged the glass", la paroi de verre étant moins un point de passage qu'un accumulateur de lumière. Le "sun-comprehending glass" apparaît alors comme une lentille qui vient concentrer la lumière, un obstacle dont ont besoin le vide et l'informe pour passer de l'invisible au visible. Car de l'autre côté il y a "the deep blue air, that shows / Nothing, and is nowhere, and is endless". La "high window" est ainsi la ligne imperceptible entre cette immensité neutre et informe, qui ne révèle aucune divinité, et l'espace divisé et quadrillé des existences humaines. Au-delà de l'opposition entre ouvert et fermé, et proche en cela du "trou noir ou lumineux" qu'est pour Baudelaire l'espace derrière la vitre dans le poème en prose "Les Fenêtres (3)," elle ne fait pas se rejoindre l'espace humain et l'espace du ciel, mais se contente de pointer à chacun des deux l'existence de l'autre.

L'espace découpé par le framing peut aussi apparaître sur le mode pictural. Dans "To the Sea" (p. 173), le cadre étroit constitué par la bande d'espace située entre la plage et le "low horizon" évoque "the miniature gaiety of seasides". Mais, tout comme la "view" sur le passé, cette mise en scène picturale est le plus souvent mise en question. Dans "Sad Steps" (p. 169), on voit le poète "part thick curtains" pour regarder la lune dans le ciel, mais mettre aussitôt à distance comme "laughable" la soigneuse composition esthétique des "wedge-shadowed gardens" contrastant avec le "cavernous, wind-picked sky", la lumière qui semble aiguiser les toits comme une lame, "sharpening the roofs below", et la lune qui se détache sur les nuages comme sur du "cannon-smoke". Toute cette composition en tableau n'aboutit qu'à des exclamations moqueuses sur le "Lozenge of love" et le "Medallion of art!". On sait que le "lozenge", avant d'être un comprimé que l'on avale, était l'une des formes du blason et, en architecture, un modèle décoratif de panneau vitré. Quant au médaillon, il est lui aussi associé à une représentation en miniature. Les figurations poétiques de la lune apparaissent ainsi dévaluées comme deux versions parodiques d'un même framing esthétisant.

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3. BAUDELAIRE. Charles. Œuvres complètes. Paris: Gallimard, 1961, p. 288.

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Quant aux tableaux, qui dans "Livings", I et II (p. 186, 187), sont présents sur les murs, ils apparaissent à la fois comme une représentation en miniature, à l'intérieur d'une boîte hermétique, d'un monde rejeté à l'extérieur, et comme un antidote aux bouleversements en cours ou en préparation. Dans "Livings I", les "pictures on the wall", scènes de chasse ou images de guerre, sont des vignettes qui résument une Angleterre sur le point de disparaître en cette année 1929. Dans "Livings II", les "humped inns" paraissent se recroqueviller contre le déchaînement des éléments et le feu dans l'âtre semble "kippering sea-pictures": la mer qui fait rage à l'extérieur est ainsi, une fois à l'intérieur, réduite à l'état de poisson fumé. Dans les deux cas, les gravures ressemblent à une version-substitut inoffensive du réel sous forme de chromo, seule image du monde extérieur qui ait le droit de pénétrer dans ces boîtes refermées sur leurs murs.

Quant à l'imitation de tableau flamand, "The Card-Players" (p. 177), elle montre un espace qui est à cheval sur l'intérieur de l'auberge et l'extérieur où se déchaînent les éléments. La porte joue le rôle d'un sas par lequel nous voyons l'un des personnages, se plaçant exactement dans son ouverture, faire communiquer les deux espaces par les liquides de son corps, urinant d'abord de l'intérieur vers l'extérieur ("pisses at the dark), puis se retournant et crachant dans le feu ("Gobs at the grate"). Le dernier vers du poème, soigneusement divisé en deux segments qui renvoient respectivement au dehors et au dedans, semble être la figure même de cette dichotomie: "Rain, wind and fire! The secret, bestial peace!". Par ce télescopage de l'extérieur et de l'intérieur, le poème, derrière de fausses apparences de tableau de genre, est peut-être un de ceux qui vont le plus loin dans la subversion du framing.

L'espace cadré est aussi celui de la photographie et de l'affiche publicitaire. Dans "Lines on a Young Lady's Photograph Album" (p. 71), l'œil du poète qui regarde les photos devient un "swivel eye", œil qui louche, mais aussi, par contamination, objectif d'un appareil photo qui semble tourner comme sur un pivot. Et nous le voyons essayer vainement de passer "across / The gap from eye to page" pour combler la distance magique qui sépare son œil de la surface de la photo et entrer en quelque sorte dans le cadre.

Mais c'est avec les placards publicitaires que nous verrons s'accomplir cette entrée magique à l'intérieur du cadre. Dans "Essential Beauty" (p. 144), le framing est celui des affiches qui apparaissent "In frames as large as rooms that face all ways". Pour offrir une ouverture sur

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un autre espace, ces icônes "block the ends of streets", fermant l'espace réel. Ce qui était censé délimiter et cadrer se refuse à refléter le réel ("Reflect none of the rained-on streets and squares"), mais au contraire en offre un modèle "essential", au sens platonicien parodique du titre, essence que le réel est bien en peine de suivre. Car l'analogie platonicienne est clairement mise en question par le mode même d'apparition de ces substituts iconiques. En effet, les affiches sont "as large as rooms that face all ways", situées à un point-limite où la surface passe des deux dimensions aux trois dimensions, du plat à la profondeur. Plusieurs détails, comme le couteau qui "sinks into golden butter", ou le "small cube" vers lequel se tendent les mains, ou les "quarter-profile cats", insistent sur ce passage de la surface plane aux trois dimensions. On est loin du schème-modèle, du "lieu intelligible" (4) qu'est l'idée platonicienne, ou même du "thought of high windows". On est plutôt dans le monde du simulacre, des tableaux vivants ou du mauvais cinéma en relief.

Liée à l'image photographique ou publicitaire est la question du focus qui apparaît dans plusieurs poèmes et joue à la fois sur la mise au point photographique et sur la dissolution de l'objet. Dans "Long Sight in Age" (p. 105), on voit le temps fixer les contours du monde et "put an edge / Round the last shape of things", cristallisation qui se résume en une image photographique: les choses "come back to focus / As we grow old", comme si, au moment où pour les humains la disparition approche, le monde des choses cherchait à réaffirmer sa solidité massive et autarcique. Dans "Aubade" (p. 209), où la mort est "just on the edge of vision, a small unfocused blur" (p. 209), on voit s'élargir le fossé entre un monde qui se retire dans son autarcie d'objet et le filtre brouillé des yeux larmoyants. Et à la fin de "Essential Beauty" (p. 144), la mort qui avance vers les vieillards apparaît comme "that unfocused she", sur le modèle d'une photographie mal mise au point ou d'une image de télévision brouillée, qui finit d'ailleurs par se voiler et s'obscurcir: "smiling, and recognising, and going dark", venant ainsi apporter un démenti radical à la perfection des contours que projetaient les images publicitaires vantant des cigarettes dont meurent à présent les "dying smokers".

On peut être tenté de voir dans cette omniprésence du framing larkinien un reflet de toute l'évolution de l'espace anglais. Tous ces encadrements renverraient alors à ce monde parcellaire, divisé et subdivisé en rangées de maisons, dont on trouve déjà l'annonce chez

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4. PLATON. "La République", VII, 517,b (Œuvres Complètes, I. Paris. Gallimard, 1950, p. 1105).

 

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des écrivains aussi différents que Lawrence, Forster et Orwell, et qui a fait dire à John Betjeman que Larkin était "the John Clare of building estates". L'espace larkinien offre de nombreux indices de ce cloisonnement, que ce soit le "strip of building land" qu'on aperçoit de la chambre dans "Mr Bleaney" (p. 102), ou les "trees bordering / The new recreation ground" dans "Afternoons" (p. 121), ou "the low wall that divides / Road from concrete walk" dans "To the Sea" (p. 173), ou encore, dans "MCMXIV" (p. 127), l'espace soigneusement quadrillé avec "the men / Leaving the gardens tidy" et le compartimentage social des maisons où l'on voit les domestiques "With tiny rooms in huge houses".

Certains poèmes laissent percevoir une alternative possible à cette parcellisation. On a déjà vu, dans "Here", le "swerving" qui fait passer d'un espace "terminate" à un espace "unfenced". Dans "Show Saturday" (p. 200) se dessine plus explicitement toute une polarité entre un espace de participation communautaire et le cloisonnement des existences individuelles. La fête foraine est une vaste zone d'appartenance collective qui rappelle les commons du passé, espace où les frontières sont floues et mouvantes et où viennent s'intercaler des territoires de no man's land inclassable: "For each scene is linked by spaces / Not given to anything much", l'ensemble donnant l'impression de fluidité d'une "shifting scenery". Au contraire, une fois la fête terminée, on retourne au compartimentage de l'espace, avec les "allotments reaching down to the railway", l'isolement des "local lives", le cloisonnement des "private addresses", des "gates" et des "one-street villages". Mais Larkin n'est pas Lawrence, et il n'est pas question pour lui de préconiser un retour à cet espace communautaire dans lequel il voit plutôt un ferment de vie qui "breaks ancestrally" à travers la terre anglaise et en maintient la continuité.

Si les frames découpent l'espace, il est une autre figure larkinienne, qui, elle creuse l'espace en ce qu'on pourrait appeler de véritables structures gigogne. On a déjà évoqué, dans "Essential Beauty", le glissement de "frame à "room" ("In frames as large as rooms"), passage de la surface plate à l'espace en trois dimensions. Mais cette image récurrente des rooms n'est qu'un avatar d'une figure plus englobante, celle des espaces-réceptacles: chambres, boîtes, alvéoles, placards et enveloppes diverses. Ce peut être, par exemple, l'analogie entre l'enveloppe du corps et celle du vêtement, comme dans "Skin" (p. 92), où l'enveloppe du vêtement neuf, "that unfakable young surface", doit inéluctablement se modeler sur le vieillissement du sac qu'est le corps et "thicken, work loose / Into an old bag". Mais, plus généralement, l'espace lui-même se gonfle et se

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creuse en enveloppes plus ou moins vides, plus ou moins pleines, en des images quasi expressionnistes. Dans "Absences" (p. 49), la mer démontée est vue comme "Fast-running floors, collapsing into hollows". Dans "At Thirty-One, When Some Are Rich" (p. 69), l'espace du jardin apparaît comme "deep gardenfuls of air". Dans "Afternoons" (p. 121), les mères se rassemblent "in the hollows of afternoons" et le décor s'ouvre sur "An estateful of washing". Dans "An Arundel Tomb" (p. 111), les gisants se retrouvent, après l'écoulement des siècles, "in the hollow of / An unarmorial age". Dans "The Life with a Hole in it" (p. 202), titre lui-même symptomatique, la machine de la vie se bloque en une "hollow stasis" et prend l'aspect d'une enveloppe poreuse par laquelle la vie suinte goutte à goutte: "Days sift down it constantly".

On finit par avoir l'impression d'un monde qui se creuse et se remplit, se cloisonne et se troue, en parois plus ou moins poreuses, en conduits plus ou moins conducteurs, en emboîtements et alvéoles communiquant plus ou moins les uns avec les autres, comme le "padlocked cube of light" (p. 37) qu'imaginent les amants à la fin de "Dry-Point" (p. 37). Ce cloisonnement peut d'ailleurs aussi être le signe d'un désordre du monde, comme dans "Livings II" (p. 187), où le déchaînement des éléments semble transformer l'univers en une juxtaposition de poches cloisonnées, isolées les unes des autres: "Ports wind-shuttered, / Fleets pent like hounds, / Fires in humped inns".

Dans "Two Guitar Pieces" (p. 9), qui date de 1946, le processus est encore loin d'être figé. On y voit la musique déclencher par son simple pouvoir un "happy stirring of the air" qui "builds within this room a second room", comme si l'espace engendrait un simulacre de lui-même. Mais cette seconde chambre reste inaccessible ("we cannot trace that room"), car elle appartient non pas à l'espace, mais au monde des "figures", Larkin jouant sur ce mot qui télescope topographie et topologie, géométrie et rhétorique: "it is not a room, nor a world, but only / A figure spun on stirring of the air, / And so, untrue". Le poème s'étire ainsi en quatre mouvements successifs: une incursion vers l'extérieur par le sas qu'est le cadre de la fenêtre, un retrait vers un espace-gigogne intérieur qui prolifère, un retour à la fenêtre qui n'offre que du vide ("empty again"), enfin un étirement du poète lui-même par la musique "spreading me over the evening like a cloud / Drifting", qui rappelle le début du "Prufrock" de Eliot. Tout se passe comme si entre le frame de la fenêtre et l'enveloppe que creuse la musique s'engendrait tout un espace qui retourne et télescope l'intérieur et l'extérieur.

Cet espace discontinu et creusé d'alvéoles plus ou moins cloisonnées, ce peut être aussi le parcours initiatique de "The Dedicated" (p. 10), où l'on voit des gardiens entretenir des

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"locks" - qu'on peut lire comme des "serrures", mais aussi comme des "sas" - lesquels mènent à la "innermost chamber", chambre ultime de la révélation. Plus prosaïquement, ce peut être l'emboîtement des pots de confiture dans les placards, eux-mêmes enfermés dans une chambre, comme dans "An April Sunday Brings the Snow" (p. 21), où le poète déambule dans un univers de réceptacles contenant eux-mêmes d'autres réceptacles: "I spend that hour moving / Between cupboard and cupboard", placards qui contiennent les pots de confiture préparés par son père, à présent mort. Cette version domestique de la "chamber" initiatique de "The Dedicated", nous montre ainsi le poète méditant devant ces boîtes fermées qui contiennent, "Behind the glass, under the cellophane", la quintessence éphémère d'un été révolu.

De façon plus troublante, on voit se dessiner dans plusieurs poèmes une analogie entre l'espace intérieur et des espaces cloisonnés plus ou moins hermétiques, plus ou moins vides, plus ou moins isolés. De nombreux exemples pointent vers une équivalence entre l'enveloppe du corps et celle de la chambre, de la maison ou des divers réceptacles qui s'y trouvent. Dans "Coming" (p. 33), la lumière baigne "the serene / Foreheads of houses". Dans "Absences" (p. 49), le spectacle de la mer démontée se conclut étrangement sur "Such attics cleared of me! Such absences!". Dans "Deceptions" (p. 32), l'espace de la chambre de la jeune fille violée devient une métaphore de l'enveloppe forcée de son corps. La fenêtre ouverte par où la lumière entre dans sa chambre après le viol, apparaît comme une béance qui empêche la blessure du corps se refermer: "Forbids the scar to heal, and drives / Shame out of hiding". L'esprit même de la jeune femme ressemble à un réceptacle forcé: "Your mind lay open like a drawer of knives", les couteaux comme prêts à percer les parois qui les contiennent. Et le viol lui-même apparaît comme l'aboutissement d'une trajectoire par laquelle l'homme traverse des pièces succcessives jusqu'à l'escalier final qui mène à la chambre de bonne, image déplacée de la percée des cloisons du corps où il a fait intrusion: "stumbling up the breathless stair / To burst into fulfilment's desolate attic". Là encore on retrouve un avatar, non plus domestique mais meurtrier, de la marche initiatique à travers les "locks" vers la "innermost chamber" de "The Dedicated".

Dans "Neurotics" (p. 22), l'intériorité du malade mental engendre des métaphores d'espaces n'embrayant pas les uns sur les autres. La névrose apparaît comme la mécanique bloquée du "stalemate", où le roi, tout en n'étant pas mis en échec, ne peut plus bouger sans être pris. L'esprit malade ressemble alors à une machine qui "grinds away", parce que ses roues sont placées trop haut pour pouvoir mordre sur le sol: "Holding your spinning wheels an inch too high / To bite on earth". Mécanique mentale et espace du réel semblent ainsi incapables

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d'embrayer l'un sur l'autre. Cet espace gauchi finit par devenir celui d'une machine à sous qui n'accepte que des pièces tordues: "like slot-machines only bent pennies fit". Le point de passage entre espace mental et monde extérieur s'est ainsi rétréci au "slot", fente étroite qui n'accepte que ce qui se modèle sur sa propre déformation. La machine du moi faussé exporte en quelque sorte son défaut de fonctionnement vers le monde extérieur et le droit d'entrée dans l'intériorité du malade implique l'acceptation de cette fausse monnaie.

Inversement, dans "Latest Face" (p. 53), la femme cesse d'être "vagrant" et trouve un "home" dans les yeux du poète, chacun des deux êtres devenant un réceptacle qui contient l'autre: "I contain your current grace, / You my judgement". Mais ce "containing" est ambigu et j'y verrais volontiers le symptôme d'une des tensions larkiniennes. En effet "to contain", c'est, comme "contenir" en français, d'une part "envelopper", "renfermer", et d'autre part "endiguer", "refouler", "retenir", au sens où l'on dit "to contain the enemy". Eliot joue de la même manière sur les deux sens de ce verbe lors de l'évocation du mystérieux "rose garden" au début de "Burnt Norton": "the leaves were full of children / Hidden excitedly, containing laughter" (I, p. 40-41), ce qui peut être lu soit comme le feuillage "contenant des rires qui en émanent", soit comme les enfants "retenant leurs rires". Chez Larkin aussi, le "containing" peut être enveloppement harmonieux, mais plus souvent aussi renfermement, pression et compression, comme c'est le cas dans "Two Portraits of Sex II: Dry-Point" (p. 37), où la montée vers le plaisir est vue comme la construction d'une "bubble" qui enclôt les amants, mais devient vite prison: "Silently it inflates, till we're enclosed / And forced to start the struggle to get out". De même, à la fin de "Latest Face", le fragile équilibre du "containing" réciproque s'effondre dès que les amants quittent la symétrie égalitaire factice de leur "useless level" et doivent "move into real untidy air" pour affronter le réel.

C'est peut-être dans "If, My Darling" (p. 41) que l'analogie entre l'intériorité et l'espace de la chambre est poussée le plus loin, jusqu'à une construction hallucinatoire quasi expressionniste. Le poète imagine la femme aimée décidant de pénétrer dans l'intérieur de sa tête par l'ouverture des yeux, "to jump, like Alice, with floating skirt into my head", et n'y trouvant rien qui ressemble à l'intérieur bourgeois auquel elle est habituée, mais au contraire un monde où se mêlent l'organique et l'inorganique, et où les attributs domestiques sont systématiquement dévoyés.

Vingt-deux ans après "If, My Darling", "The Old Fools" (p. 196) présente lui aussi un espace gigogne de l'intériorité, mais qui est celui du vieillissement. Dans les têtes des vieillards s'ouvrent des chambres qu'ont creusées les années: "Perhaps being old is having lighted

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rooms / Inside your head, and people in them, acting". On voit circuler des êtres dans ce décor distribué comme celui d'une maison, avec ses "doors turning", son "stair", ses "chairs", espace dont les humains finissent d'ailleurs par disparaître et qui se réduit alors à "The rooms themselves", murs et mobilier devenant la seule matière du souvenir.

Dans "Dockery and Son" (p. 153), cette circulation dans des espaces intérieurs n'est même plus possible. De même que le poète trouve la porte de son ancienne chambre à Oxford "locked", de même nos illusions sur la vérité ou sur nos désirs, ces "innate assumptions" qui nous semblent à tort orienter notre vie, se referment bientôt comme des portes dont le bois gauchit avec le temps, jusqu'au point où elles se bloquent en position fermée: "Those warp tight-shut, like doors". Ce qui était à l'origine une ouverture permettant un va-et-vient fluide s'immobilise et cloisonne l'être en alvéoles fermées.

Parfois, inversement, au lieu de chambres emboîtées à l'intérieur de l'être humain, c'est cet être qui lui-même s'emboîte tellement bien dans une chambre réelle qu'il en acquiert les caractéristiques. Dans "Best Society" (p. 56), non seulement le choix de la solitude s'accompagne d'une clôture de l'espace de la chambre ("I lock my door"), mais la chambre elle-même se met à usurper le fonctionnement organique du corps: "The gas-fire breathes". Le poète devient chambre, et c'est alors seulement que peut surgir son moi: "Unfolds, emerges, what I am".

Mais c'est surtout dans "Mr Bleaney" (p. 102) qu'est creusée cette analogie dans toutes ses implications. L'exploration de l'ancien locataire commence non pas par lui, mais par sa chambre: "This was Mr Bleaney's room". Il s'agit de remonter des objets et traces présents dans ce lieu à la personne qui y habitait, ou plutôt qui y était posée, emboîtée, car Mr Bleaney semble être devenu un élément de mobilier. On apprend d'ailleurs qu'il travaillait en un lieu appelé "the Bodies", et cela "till / They moved him", comme un meuble que l'on déplace. Tout se passe ainsi comme si le bâtiment de l'usine était devenu corps et le corps prolongement matériel du bâtiment. De plus, on apprend par la voix de la logeuse que "Mr Bleaney took / My bit of garden properly in hand", autre indice d'une adéquation quasi pré-déterminée entre un corps et une portion restreinte d'espace, qui annonce celle du lit et de la boîte. Et en effet, lorsque le nouveau locataire se retrouve allongé dans le lit de Mr Bleaney ("I lie where Mr Bleaney lay"), les deux corps s'identifient l'un à l'autre non pour des raisons d'affinité ou de ressemblance, mais tout simplement parce qu'ils sont contenus, emboîtés dans ce même espace resserré qui devient le réceptacle commun de leurs deux corps avant d'être celui du cercueil. Et cela d'autant plus qu'en se mettant du coton dans les

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oreilles ("stuffing my ears with cotton-wool"), le nouvel arrivant rend l'enveloppe de son corps encore plus hermétique que celle de la chambre, comme pour construire un substitut plus parfait de ce réceptacle dans lequel il vient de s'insérer. Cette identification à un espace fermé aboutit à l'équivalence finale qui est mesurée tout comme on mesure la taille d'un cercueil en fonction de celle du cadavre: "how we live measures our own nature". L'être qui a "no more to show / Than one hired box", sera ainsi passé successivement de la boîte du lieu de travail, à celle de la chambre, puis à celle du lit, et enfin à celle du cercueil.

Mais cette identification à un réceptacle commun se double de tout un déplacement de Mr Bleaney vers la voix qui parle. En effet, le paradoxe des deux dernières strophes est que, sous prétexte de questionnement, la voix y énonce des détails de plus en plus précis sur la vie du précédent locataire, semblant dans un premier temps pénétrer toujours plus profondément dans son intériorité et sous-entendre une familiarité intime avec lui, pour finalement conclure sur une incertitude inattendue: "I don't know". Le lecteur est ainsi pris à contre-pied et sa première réaction est de voir dans cette clôture un constat de la solitude radicale des êtres et de l'impossibilité de pénétrer l'altérité d'une conscience. Mais, dans un second temps, il ne peut qu'être hanté par cette intimité avec Mr Bleaney, intimité que la négation finale ne parvient pas complètement à annuler. Il est ainsi amené insensiblement à une autre lecture: c'était en fait d'elle-même que parlait la voix, lorsqu'elle semblait entrer dans les secrets de la vie de Mr Bleaney. C'était le nouveau locataire lui-même qui "lay on the fusty bed / Telling himself that this was home, and grinned, / And shivered", au moment même où il parlait d'un autre. On assiste alors à un phénomène de quasi spiritisme, de prise de possession de celui qui parle par un spectre, un double de lui-même, une autre voix qui vient parler à travers la sienne. Au moment même où la voix avoue son impuissance à connaître ce qui s'est passé en Mr Bleaney, le lecteur s'aperçoit que le centre d'intérêt s'est déplacé et que là n'est pas la question, puisque le locuteur est devenu Mr Bleaney et le remplace. La voix que l'on entend n'est alors à proprement parler ni celle du nouvel arrivant, ni celle de Mr Bleaney, mais la grande voix commune et englobante de tous les êtres solitaires dans une chambre.

On retrouve le parallèle entre boîte-chambre et boîte-cercueil dans "Take One Home for the Kiddies" (p. 130), où s'instaure une symétrie dévastatrice entre le compartiment d'espace qu'est la cage où sont enfermés les animaux avant d'être achetés et le "shoebox" qui deviendra leur cercueil. Le passage de l'un à l'autre s'opère aussi naturellement que s'il s'agissait d'un cycle naturel pré-établi qui fait se rejoindre, comme par une grande chain of being, la boîte en fer ou en verre et la boîte en carton.

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De même, dans "Aubade" (p. 208), c'est une image de meuble-réceptacle, la chambre "plain as a wardrobe", qui cristallise l'insupportable de la vie. Les téléphones, semblables eux aussi à des animaux enfermés dans des cages, "crouch, getting ready to ring / In locked-up offices", la vie étant réduite au mince cordon des branchements téléphoniques qui circule entre des alvéoles cloisonnées, version technologique du cordon ombilical qui réunit les corps. Et le dernier vers, "Postmen like doctors go from house to house" - qui rappelle le "All strets in time are visited" de "Ambulances" - évoque un monde où la substitution du facteur au médecin montre que le remplacement des corps par des murs est en bonne voie.

Autres boîtes mortifères, les ambulances, dans le poème du même nom (p. 132), apparaissent comme des espèces de réceptacles mobiles, "Closed like confessionals" sur leurs "fastened doors", véritables pièges à sens unique qui absorbent les regards, mais ne les renvoient pas, "giving back / None of the glances they absorb", tout comme ils aspirent les malades sans espoir de retour. Loin d'offrir la protection d'une enveloppe, leur fermeture est "the sudden shut of loss" qui déclenche le processus de déperdition de l'être, la dissolution de "what cohered in it across / The years". Déjà elle-même une espèce de chambre ambulante, "a room / The traffic parts to let go by", l'ambulance annonce l'autre réceptacle qui rendra les malades "Unreachable", la chambre d'hôpital.

Ce cloisonnement des chambres d'hôpital prend dans "The Building" (p. 191) une dimension cosmique et devient partie intégrante d'une véritable world picture allégorique. Le poème insiste sur le découpage du bâtiment en "corridors", "floors", "levels", au point d'en faire une "lucent comb", immense ruche percée d'infinies divisions et subdivisions, traversée de rangées d'alvéoles, volume découpé en tranches fonctionnelles d'une "clean-sliced cliff", délimitant un territoire qui est devenu "ground curiously neutral", où les appartenances spatiales et nominales de "homes and names" sont comme en deshérence, "suddenly in abeyance". Ce bloc alvéolaire planté dans le sol est comme une blessure dans la texture encore organique des "close-ribbed streets" qui rayonnent autour et d'où monte "a great sigh out of the last century". La salle d'attente elle-même ressemble à cet espace faussement communautaire, en fait divisé en "rows", qu'est "a local bus". Les étages s'ouvrent sur des séries infinies de "rooms, and rooms past those, / And more rooms yet", qui sont l'inverse de la "innermost chamber" initiatique de "The Dedicated".

Mais cette masse incontournable est l'incarnation d'un projet moral, une version Welfare State de l'improvement victorien. Derrière des ambitions de santé publique, elle proclame un effort pour corriger une faute originelle et "confess that something has gone wrong".

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L'ironie est que l'immensité du bâtiment ne fait que mettre davantage en évidence l'énormité de cette mystérieuse faute qu'il s'agit de racheter et dont on ne saura rien de plus, sinon que "It must be error of a serious sort, / For see how many floors it needs, how tall / It's grown by now, and how much money goes / In trying to correct it". Plus la bâtisse se développe, plus se dessine en creux la faille qu'elle est censée combler, et plus elle est incapable d'apparaître comme autre chose que cette présence matérielle massive, finalement ininterprétable, qu'indique son titre avec une sobriété dévastatrice: "The Building". Une telle occupation de l'espace aboutit à la disparition de tout frame au profit d'une prolifération des rooms qui pousse à l'extrême le mouvement d'aspiration entamé avec "Ambulances". Couloirs, salles d'attente et ascenseurs engendrent un espace où l'imperfection des cloisonnements-gigogne a fait place à une enveloppe homogène normalisée à l'intérieur de laquelle les alvéoles sont parfaitement reliées les unes aux autres, mais ont perdu tout ce qui faisait d'elles des corps.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)