(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)

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Dualité, limite, totalité, transcendance chez Philip Larkin

Étienne Galle (Université Rennes 2)

 

Le terme "all" ("tout"), sous sa forme adjectivale ou nominale, est presque un mot fétiche dans la poésie de Philip Larkin. Une recension le trouverait souvent présent lorsque la logique du discours ne l'appelle pas, et l'on serait tenté de l'attribuer à de la négligence si toutes choses n'étaient aussi soignées dans les formes classiques qu'utilise Larkin.

Cette insistance attire l'attention, incite à l'interprétation. On ne peut manquer d'être intrigué par le nombre de ces "all" que, à titre d'exemple significatif, on trouve cinq fois dans les deux premières strophes de "Letter to a Friend about Girls (1)" et dix fois dans le poème "The Whitsun Weddings" (CP, p. 114 sqq.).

Dans "Letter to a Friend about Girls" le locuteur conduit son argument en une opposition entre deux totalités. Son ami et lui ont rencontré deux catégories de femmes totalement différentes. L'ami a eu celles des aventures faciles, sans problèmes ni entraves; le locuteur a eu celles de l'accord à jamais impossible, les laides, les timides et les inhibées. Le poème se complaît à insister sur cette structure dualiste en employant plus de "all" qu'il ne paraît nécessaire même pour une caricature. Le terme apparaît six fois, appuyé par un "everything" et un "none." La division en deux catégories est d'autant plus forte que le locuteur a longtemps cru que toutes les femmes étaient semblables ("I thought all girls the same"), et

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1. Toutes les citations sont tirées de Collected Poems, edited by A. Thwaite. London: The Marvell Press and Faber, 1988. L'ouvrage sera désigné ci-après par les initiales CP, suivies de l'indication de la page. Ici p. 122.

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que ce qu'il a découvert chez son ami, c'est aussi une société uniforme ("A world where all the nonsense is annulled"), où aucun obstacle aux aventures sentimentales ne se dresse. Tandis que chez les femmes qu'il continue de rencontrer "aucune ne cède", à celles qui refusent par préjugé moral, il est aussi donné de s'exprimer en termes d'absolu: "tout cela n'est que luxure" ("that's all lust").

"The Whitsun Weddings" est un poème tout aussi étonnant de ce point de vue. Il donne à sentir chez Larkin une obsession de la totalité. Le terme "all" y établit l'expérience comme une occupation totale de l'espace immédiat: "All windows down, all cushions hot" et de l'espace parcouru: "all down the line" ainsi que du temps du voyage : "All afternoon." "All" sert aussi à donner au spectacle multiplié et répété son unité: "all posed irresolutely, watching us go." Même si le regard du spectateur change, c'est le spectacle comme totalité qui l'intéresse: "And saw it all again in different terms." Et c'est cette totalité communiquée d'acteur à spectateur que le locuteur emporte avec lui: "And loaded with the sum of all they saw, / We hurried towards London ..." Quant aux nouveaux couples, le locuteur se les représente comme tous marqués pour la vie par leur expérience : "Their lives would all contain this hour."

Le dernier "all", superflu du point de vue descriptif mais significatif dans le processus d'accumulation du poème, prépare la plénitude énigmatique et vague comme une nostalgie de transcendance élaborée par l'image finale:

loosed with all the power
That being changed can give
. . . there swelled
A sense of falling, like an arrow-shower
Sent out of sight, somewhere becoming rain.

À observer cette manipulation de "all" dans "Letter to a Friend about Girls" et dans "The Whitsun Weddings", on se demande si Larkin n'est pas mû par une intuition du monde où le choix inévitable ou, plus largement, la limite contredit un irrépressible besoin d'infini. Sous-tendue par cette question, une relecture de l'œuvre de Larkin livre l'un de ses ressorts majeurs.

L'agir humain, dont Larkin en sa lucidité note la justification éthique, se pose pour lui en termes de dualité. Et il semble en exacerber le dilemme en choisissant les mots de l'absolu

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que nous venons de repérer. Dans "None of the books have time" (CP, p. 124) altruisme et égoïsme (selflessness and selfishness) sont opposés avec véhémence en une courte pièce de deux strophes elles-mêmes consacrées à dresser deux vues contradictoires de l'altruisme; et dont la première commence et s'achève par une dénégation totale tandis que la seconde met en parallèle deux distiques anaphoriques confrontant deux définitions hédonistes:

None of the books have time
To say how being selfless feels,
They make it sound a superior way
Of getting what you want. It isn't at all.

Selflessness is like waiting in a hospital
In a badly-fitting suit on a cold wet morning.

Selfishness is like listening to good jazz
With drinks for further orders and a huge fire.(2)

"Dockery and Son" (CP, p. 152 sqq.) compare le locuteur avec un ancien compagnon d'université en termes de gain et de néant: "For Dockery a son, for me nothing", mais tente de réduire la différence en évoquant ce qui les attend tous deux, "the only end of age."

"To My Wife" aborde la dualité sous l'angle du choix qui est un jeu de l'illimité et du rien. Tout est possible tant que rien n'est choisi: "Matchless potential! but unlimited / Only so long as I elected nothing" (CP, p. 54). Le choix, comme le disait la philosophie de Jean-Paul Sartre à l'époque, est une néantisation, détruisant tout sauf l'unicité de l'objet du choix: "Simply to choose stopped all ways up but one." Le célibat serait pour Larkin le refus d'abandonner l'illimité dans ce poème de l'hypothèse où l'homme marié dit à sa femme: "so for your face I have exchanged all faces." Ce serait la hantise du tout qui pousse le poète à éviter le choix autant qu'il lui est possible.

Certes, le réalisme devrait tôt ou tard admettre la limite ; les clôtures sont cependant une chose qui ne nous est pas naturelle. Dans "Wires" (CP, p. 48), les bouvillons apprennent à leurs dépens qu'ils ne peuvent aller partout: "The widest prairies have electric fences." Vieillir, c'est apprendre à se limiter lorsqu'on se heurte à l'obstacle: "Young steers become old cattle from that day, / Electric limits to their widest senses." Mais l'homme ne s'y résigne pas

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2. C'est moi qui souligne, dans cette citation comme dans toutes les suivantes.

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vraiment. Lorsqu'il découvre un lieu où l'horizon s'étend à l'infini, l'exaltation le gagne. Comme face à la mer dans "Here" (CP, p. 137): "Ends the land suddenly beyond a beach / Of shapes and shingle. Here is unfenced existence / Facing the sun, untalkative, out of reach."

Nous retrouverons cet infini inaccessible. Attardons-nous encore à la sagesse réaliste, au bonheur raisonnable. Même si ce bonheur évite l'excès et va jusqu'à préférer le terne et l'ordinaire à la beauté et à l'amour, il faut qu'il soit présenté à l'enfant nouveau-née, Sally Amis dans "Born Yesterday" (CP, p. 84), en un contraste de totalités négative et positive: "I have wished you something / None of the others would . . . They will all wish you that." Et à ce "none . . . all" de la première strophe fait écho le "nothing . . . all" de la seconde. Il faut bannir l'exceptionnel, n'en rien admettre ("nothing uncustomary"), car il déséquilibre tout le reste, le bloque, "stops all the rest from working." Le juste milieu larkinien s'enlève sur fond d'extrêmes et s'exprime en termes absolus.

Accepter la vie, c'est en reconnaître les limites, qui se rétrécissent à mesure que l'on avance. Mais Larkin entend le faire avec véhémence, en rejetant violemment toute pensée de l'inaccessible et jusqu'à l'idée de son existence: "Anything else must not, for you, be thought / To exist" ("Continuing to Live" - CP, p. 94). Cette exigence de netteté est sans doute celle d'un tempérament apollinien pour employer un langage nietzschéen, ou diurne, pour parler comme Gilbert Durand; on en trouverait des signes dans le choix des images. Dès lors l'ignorance est un scandale, que l'on grossit par l'hyperbole de la totalité: "Strange to know nothing, never to be sure / Of what is true or right or real" ("Ignorance" - CP, p.107). Et cette inconnaissance totale enveloppe la totalité de la vie et de la mort, condamnant l'homme à une obscurité dont on sent qu'elle est pour Larkin intolérable : "And yet spend all our life on imprecisions, / That when we start to die / Have no idea why." Larkin ne peut se satisfaire de demi-mesures. Pour lui, ne pas tout savoir, c'est ne rien savoir; et les heures de doute réduisent l'ensemble de l'existence à une longue incertitude, et la certitude de la mort à une absurdité.

Il lui faudrait la lumière absolue et permanente alors que les valeurs évoluent dans une société qui en est la seule référence dès lors que la transcendance religieuse est récusée. Ainsi s'exacerbe le dilemme de la vie sociale et de la solitude lorsqu'il se pose en termes éthiques et que son intensité appelle son expression poétique. Dans "Vers de Société" (CP, p.181), ce dilemme est finement résolu par une sorte de capitulation ironique, mais il s'énonce par une alternative de totalités: "All solitude is selfish" répond au "Our virtues are all social" de "Best Society (CP, p. 56). Même si dans ce poème de 1951 la solitude est le

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seul cadre où la personnalité ("what I am") peut se manifester, vingt ans plus tard le poète continue de se poser des questions. Ce que recherchaient les ermites en parlant à Dieu a disparu, mais la recherche d'une transcendance se poursuit comme par un instinct obscur à travers nos efforts pénibles et maladroits ("Something that bores us, something we don't do well" - CP, p. 181). Le jeu du conformisme moral ("Playing at goodness") est ressenti comme une réponse à un impératif ("what should be") dont l'image est la fréquentation religieuse pourtant abandonnée ("like going to church").

Le dilemme de la transcendance est peut-être le ressort secret qui a poussé Larkin à écrire son célèbre "Church Going." Secret puisqu'il nous fait part, dans la mesure où Larkin est le locuteur de son poème, des hésitations qui accompagnent ses visites d'églises. L'incertitude des choses essentielles que nous l'avons vu déplorer dans "Ignorance" s'applique suffisamment à ces visites pour qu'il éprouve le besoin de la souligner et d'en faire la préoccupation centrale de sa méditation :

Reflect the place was not worth stopping for.
Yet stop I did: in fact I often do,
And always end much at a loss like this,
Wondering what to look for . . . (CP, p. 97)

Mais Larkin exprime aussi le besoin d'inscrire son incertitude au centre d'un rien et d'un tout. Le rien initial est celui d'une certitude ("Once I am sure there's nothing going on"). Cette certitude de l'absence qui est aussi celle du silence ("unignorable silence") confirme celle de n'être soi-même que dans la solitude. Mais ce rien est le vide qui appelle un tout. Le locuteur finit par nous découvrir la raison du plaisir qu'il éprouve:

It pleases me to stand in silence here;
. . .
A serious house on serious earth it is,
In whose blent air all our compulsions meet,
Are recognized, and robed as destinies.

L'attirance des édifices religieux naîtrait de la convergence de toutes nos impulsions qui s'y opère mystérieusement, comme l'indique la métaphore de l'air mêlé. Mais Larkin ne peut

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manquer de loger un "all" dans l'objet de sa découverte, marquant une fois de plus que seule une totalité peut le satisfaire. Rien de moins que le tout ne peut justifier ses démarches sérieuses et graves et son besoin de sagesse:

A serious house on serious earth it is
. . .
Since someone will forever be surprising
A hunger in himself to be more serious
And gravitating with it to this ground,
Which, he once heard, was proper to grow wise in
If only that so many dead lie round.

La justification rétrospective de la religion du passé, celle qui fonde la survivance de son essence, c'est sa capacité à rassembler les forces profondes qui constituent notre destin jusque dans la réalité de la mort, celle qui est pour Larkin la plus solide en son horreur même.

La quête larkinienne trouve tout de même d'autres lieux de recherche que les édifices sacrés. Elle anime le regard posé sur quelques spectacles de la vie ordinaire dont elle découvre le sens caché. Dans "Essential Beauty" (CP, p. 144), les affiches publicitaires proposent le paradis terrestre, invitant nos yeux imparfaits à se fixer sur un idéal inaccessible dans la vie. Larkin feint d'oublier que la publicité prétend nous dire que cet idéal est à notre portée afin de vendre les produits qu'elle vante. Ce qui intéresse Larkin au fond, c'est de dire le rien que l'existence réelle nous offre, la déception permanente qu'elle nous inflige et l'élan qu'elle provoque vers un monde qui nous satisferait:

. . . our live imperfect eyes
That stare beyond this world, where nothing's made
As new or washed quite clean, seeking the home
Such inhabit. (CP, p. 144)

Dans un poème parallèle, "Sunny Prestatyn" (CP, p. 149), la défiguration obscène de l'affiche apporte un complément d'expression à l'intuition distillée par "Essential Beauty." L'inaccessible bien terrestre provoque l'élan innocent de l'attirance ou l'impulsion sacrilège

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de l'iconoclasme. Les deux mouvements témoignent d'une même recherche insatisfaite de la transcendance.

Rien et tout sont les deux vocables complémentaires dont la récurrence marque l'insatisfaction du locuteur larkinien face aux réalités ordinaires de l'existence. Dans "Wants" (CP, p. 42) "all" est marqué de sa pleine négativité. Il apparaît abruptement au premier vers, annonçant une totalité vaine qui se trouve détaillée brièvement en exemples significatifs de vie mondaine ("invitation-cards"), sexuelle ("the printed directions of sex"), familiale et civique ("the family is photographed under the flagstaff"), puis expliquée en ses efforts pour éviter la pensée de la mort ("the costly aversion of the eyes from death").

Ce qui frappe ici encore, c'est la répétition au début et à la fin de chacune des deux strophes de cet "all" insistant: "Beyond all this . . . Beyond all this", "Beneath it all . . . Beneath it all." La double répétition de formules binaires enferme la totalité de l'existence banale d'un locuteur se parlant à lui-même et constatant son désir d'échapper à cette totalité, de la transcender par la solitude ("the wish to be alone") et par l'oubli ("Desire of oblivion runs"), une sorte de vide dont on ne sait s'il est ascétique ou mystique, ou les deux.

Si Larkin nous donne cet exemple de refus du divertissement pascalien bien compris comme une échappatoire à la pensée de la mort, on ne s'étonne pas que la mort le hante comme une donnée fondamentale du problème de la transcendance.

"Ambulances" (CP, p. 132) s'inscrit dans la suite des expériences de la temporalité où l'on serait tenté de voir l'empreinte de la philosophie contemporaine du Dasein de Martin Heidegger. Les ambulances sont dans la ville les messagers, l'apparition de l'être-pour-la-mort. Leur apparence même, ". . . giving back / None of the glances they absorb", est l'absolu contraire du miroir, le trou noir qui engloutit tout ce dont elles s'approchent. Et Larkin se plaît à signaler leur ubiquité en ses termes favoris: "They come to rest at any kerb / All streets in time are visited." Cette suite de deux tétramètres synonymes en une construction chiasmique inversant la forme active en forme passive est terriblement efficace à la fin de la première strophe. Deux autres "all" attendent le lecteur-auditeur à des positions stratégiques, l'entraînant avec eux en l'impliquant dans un "nous." Ceux qui aperçoivent l'ambulance ". . . sense the solving emptiness / That lies just under all we do." Et nous sommes aussi concernés par ceux qui maintenant se trouvent isolés, inaccessibles. Leur existence "Brings closer what is left to come, / And dulls to distance all we are."

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Non seulement tout ce que nous faisons mais tout ce que nous sommes se trouve dépouillé par le spectacle de l'ambulance annonciatrice de la mort. La vérité nue de notre être nous est fugacement présentée dans son unité comme un vide qui lui donne sens: ". . . the solving emptiness / That lies just under all we do / And for a second get it whole."

"The Building" (CP, p. 191) ne va pas plus loin dans cette intuition fondamentale de l'être-pour-la-mort, mais il en intensifie la permanence et l'installe au cœur de l'existence. Si l'ambulance était l'occasion de l'examen et de la prise de conscience, l'hôpital est le lieu où l'on "confesse qu'il y a eu faute" ("Here to confess that something has gone wrong"). L'église est fermée, et l'hôpital tente de mieux faire que la cathédrale. C'est dire qu'il prend le relais de l'effort religieux dans le combat contre la mort. Larkin emprunte à Dante et à Kafka pour faire de sa construction un lieu sans espérance et un cauchemar:

O world
Your loves, your chances, are beyond the stretch
Of any hand from here! . . .
For past these doors are rooms, and rooms past those,
And more rooms yet, each one further off
And harder to return from . . .

Et par trois fois encore le petit mot "all" vient affirmer l'universalité de l'irrémédiable, avoué, oublié, reconnu :

and all
. . . Here to confess that something has gone wrong
. . .
A touching dream to which we all are lulled
But wake from separately.
. . . All know they are going to die.

Les fleurs apportées aux malades comme une offrande propitiatoire ne peuvent cacher cette affirmation prosaïque.

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Dans "Unfinished Poem" (CP, p. 60) la mort toute-puissante s'oppose encore à une totalité, celle de l'effort qui tend vainement à en écarter la pensée: "To keep out of his thought was my whole care." La personnification de la mort ne vise qu'à cristalliser la hantise de sa présence en lui en opposant une autre qui doit être toute différente: "Nothing like death stepped, nothing like death paused, / Nothing like death has such hair, arms so raised." Par cette solennité ternaire le locuteur larkinien recherche ce qui en rien ne ressemble à la mort, parce que la mort est le rien absolu comme l'affirme avec véhémence "And the wave sings because it is moving" (CP, p. 6). Quelles que soient la logique et la syntaxe, en-deçà du langage, la mort s'associe au rien comme une totalité négative dressée face à la totalité de l'existence et de tout ce que le cœur peut en tirer:

. . . the shout of the heart
From all but death takes tithes,
Finds marrow in all but death to feed
And frame to us, but death it cannot invoke.
. . . For in the word death
There is nothing to grasp; nothing to catch or claim;
Nothing to adapt the skill of the heart to.

La mort n'est que négativité, et son vocable même ne peut rien apporter; mais les formules ternaires sacrales employées semblent tendre à la conjurer, à l'exorciser.

La mort pourtant poursuit ses variations et ses dialogues avec les autres voix de la poésie larkinienne, souvent mêlée de par son être même à l'absolu du tout et du rien. Dans "Autumn" (CP, p. 75) elle est présente, ainsi que l'hôpital d'ailleurs, comme une force des images de la disparition. Avec elle le "all", le "tout" s'insinue dans l'insistance à marquer la rupture entre l'été qui s'attarde et l'hiver qui s'annonce:

O rain, o frost, so much has still to be cleared:
All this ripeness, all this reproachful flesh,
And summer, that keeps returning like a ghost
Of something death has merely made beautiful.

Si l'hiver est l'image de la mort comme le veut la tradition, alors il faut que tout ce qui disait l'été disparaisse: "all must disperse." Mais puisqu'il reste quelque chose, il faut que sa beauté même ait tout entière le visage de la mort. La collection de papillons ne

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saurait mieux le dire: "And the case of butterflies so rich it looks / As if all summer settled there and died."

La mort a le dernier mot, et le souvenir est d'abord la pensée d'une disparition totale plutôt que de ce qui aura disparu. C'est bien le tout qui donne à la mort son sens; elle n'est ce qu'elle est que par relation à la totalité de l'existence. Lorsque, après avoir fait la noce, le personnage de Larkin se retrouve dans un tortillard où les paysannes ne remarquent même pas sa présence tout imprégnée encore, croit-il, de ses excès, il se fait cette réflexion que la mort, elle aussi, efface tout notre passé: "Death will be such another thing / All we have done not mattering" (CP, p. 59).

La brève odeur du foin coupé est également la pensée de la longue mort (p.13):

Cut grass lies frail:
Brief is the breath
Mown stalks exhale.
Long, long the death. (CP, p. 183)

Pourtant Larkin ne se résigne pas. L'affirmation d'une force capable de transcender la mort se glisse parmi les pensées déprimantes de l'annihilation. Dans "Dublinesque" (CP, p. 178) les funérailles d'une prostituée dont les collègues forment le gai cortège concentrent leur puissance d'évocation en son nom incertain, "Kitty, or Katy." Mais la fragilité dérisoire de ce nom familier cristallise le chant de l'éternel féminin:

A voice is heard singing
Of Kitty, or Katy
As if the name meant once
All love, all beauty.

La répétition du "all" dans le vers terminal concentre en une double totalité l'unité et la dualité observées tout au long: les deux lumières, naturelle et artificielle, qui éclairent la ville, les deux préoccupations essentielles des Dublinois, "race-guides and rosaries", et surtout les deux émotions conduisant le cortège pour en faire une épiphanie: ". . . an air of great friendliness, . . . And of great sadness also." L'unique grandeur perceptible dans l'amitié comme dans la tristesse évoque l'imperceptible tout unique de l'amour et de la beauté.

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 À défaut de la permanence individuelle, Larkin a aussi tenté de rechercher une transcendance de la mort dans la continuité de l'humanité et de ses valeurs. "Show Saturday" (CP, p. 199 sqq.) encourage la régénération périodique de la fête où les hommes se rassemblent, présentent les fruits de la terre et de leurs mains, s'amusent en un grouillement de vie qui se renouvelle d'année en année: "Let it always be there" (CP, p.201). "To the Sea" (PC, p. 173) apporte à la perpétuation des valeurs une dimension plus vaste, une intégration plus évidente aux rythmes cosmiques. La fascination de la mer, sa capacité à devenir le lieu d'une émotion intense et l'occasion d'atteindre à l'état poétique, doit beaucoup dans le poème de Larkin à son pouvoir de faire revivre les souvenirs d'enfance; Larkin marque ce pouvoir de transcender le temps destructeur en le présentant comme une totalisation: tout se rassemble sous le regard, tout ce qui fait de l'expérience de la mer un rite autant qu'un plaisir, unissant les gens de tous les âges, depuis "the uncertain children" jusqu'à "the rigid old." L'important est que cette permanence devient évocation de l'éternel parce que perçue comme une permanence de la totalité: "Still going on, all of it, still going on!" Ainsi se marque l'insistance répétitive de la perpétuation.

Larkin peut aussi recourir au personnage afin de ressentir comme par procuration l'émotion capable de transcender la mort. "Wedding-Wind" (CP, p. 11) en est l'exemple le plus prenant. Homme, célibataire et citadin, Larkin s'y incarne en une jeune mariée rurale. Nulle part sans doute dans toute l'œuvre on ne trouve la totalisation aussi précisément affirmée. D'entrée le vent envahit le temps de la noce et l'occupe entièrement en ses faces diurne et nocturne: "The wind blew all my wedding-day / And my wedding-night was the night of the high wind." Le vent que l'on trouve au détour de tant de poèmes de Larkin comme une force créatrice et destructrice est ici l'invasion d'une joie nuptiale. Le choriambe central qui prête sa force lyrique à une formule prédicative dépouillée, "All is the wind", est comme l'œil d'un cyclone qui emporte la totalité des êtres du poème et les intègre en une commune expérience sacrée. Préparé rythmiquement et expliqué préalablement, "Now in the day / All's ravelled under the sun by the wind's blowing."

Ce choriambe retentit jusqu'à la fin: "Hunting through clouds", "bodying as cattle." Un dernier "all" ponctue l'interrogation finale lancée dans l'étonnement d'une participation spirituelle à la joie cosmique où la mort semble vaincue: "Can even death dry up / These new delighted lakes, conclude / Our kneeling as cattle by all-generous waters?"

Il conviendrait d'examiner comment d'autres images renforcent chez le lecteur le

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sentiment que Larkin, à travers ses expressions totalisantes, donne voix à un désir indéracinable de transcendance en dépit de son réalisme tragique d'être-pour-la-mort.

Dans "Here" (CP, p. 136) le lointain inaccessible est la destination du personnage larkinien, à l'écart des foules, de l'encombrement des cités et de la pléthore des biens de consommation. Il aspire à la solitude intérieure où l'esprit se décante: "Loneliness clarifies." Le silence est une immobilité propice à ces expériences que T.S. Eliot recherchait dans sa quête du "still point." Le silence est un feu vertical: ". . . Here silence stands / Like heat." Ici foisonne une vie inconnue: ". . . Here leaves unnoticed thicken, / Hidden weeds flower, neglected waters quicken." Mais surtout, répondant au feu du silence, l'air est une force ascensionnelle où la lumière spiritualise: "Luminously-peopled air ascends." Le symbolisme de l'air et de la hauteur est aussi celui des lointains, de ce qui s'échappe, de l'illimité:

. . . bluish neutral distance
Ends the land suddenly beyond a beach
Of shapes and shingle. Here is unfenced existence:
Facing the sun, untalkative, out of reach.

L'infini du ciel et de l'espace symbolise avec le soleil comme avec l'air et la hauteur.

Cette constellation ouranienne apparaît de nouveau dans "High Windows", dont on peut juger significatif qu'il ait été choisi comme titre du dernier recueil. Aux libérations religieuse et sexuelle s'oppose dans l'esprit du personnage larkinien le surgissement d'une image que la méditation de "Church-Going" a pu préparer secrètement, où les fenêtres de la chambre de Hull sont un peu des vitraux sacrés:

Rather than words comes the thought of high windows:
The sun-comprehending glass
And beyond it, the deep blue air, that shows
Nothing, and is nowhere, and is endless. (CP, p. 165)

La profondeur de l'azur fait écho dans "Here" au bleuté neutre de l'étendue ("bluish neutral distance" - CP, p. 136). Le "endless" de "High Windows" et le "out of reach" de "Here" sont aussi la suppression de l'être que nous connaissons dans ses coordonnées coutumières. Alors le "total emptiness for ever . . . not to be anywhere" de "Aubade" (CP, p. 208)

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n'est pas qu'horreur et vérité ("nothing more terrible, nothing more true"). C'est aussi le néant des mystiques, celui du chrétien Jean de la Croix ou du bouddhiste Malarepa.

L'insistance de Philip Larkin à décrire l'insignifiance pitoyable de l'existence humaine, la détresse du vieillissement et du cheminement vers la mort inéluctable témoigne de la puissance de l'expérience poétique qui est force de refus, sens véhément de l'inéquation entre ce qui est et ce qui devrait être. La poésie larkinienne, si enracinée dans son époque et donc si propre à répondre à l'attente de ses contemporains britanniques, construit son réalisme sur un manque, sur un sentiment de transcendance qui n'arrive pas à croire à sa validité mais qui ne peut que ressurgir sans cesse parce qu'il continue d'espérer en secret contre toute espérance.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)