(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)
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Philip Larkin : l'écriture à la périphérie des
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Ce qui m'intéresse, toutefois, dans cette déclaration du poète, ce n'est pas tant ce qu'elle permet de comprendre de l'histoire de sa vie, ni ce qu'elle peut signifier du côté introverti d'un homme foncièrement égocentrique dont on a suffisamment dit la misogynie et la xénophobie qu'il se plaisait à afficher, mais plutôt la lumière qu'elle jette sur ce que son uvre poétique met en jeu de fondamental dans la manière très particulière dont elle articule le désir, les mots et les choses. Au prix d'une extrapolation que je m'autorise, et qui me permet d'entendre "the need to be on the periphery of things" littéralement et dans tous les sens, je voudrais montrer que la limite ainsi désignée comme périphérie des choses constitue pour Philip Larkin le seul lieu possible d'une écriture où se lisent les marques du désir qui l'y porte, les traces de la jouissance qu'il y recherche et les effets de la loi qui le contraint. La position de Larkin est la position du sujet à la périphérie des choses. C'est elle qui permet le mieux de les voir, d'entrer en contact avec elles, de chercher à les comprendre et à les dire. Il n'y a rien là de très nouveau, et John Powell Ward a bien montré dans The English Line: Poetry of the Unpoetic from Wordsworth to Larkin que Philip Larkin s'inscrit dans une tradition que les fractures et les aventures du modernisme ne sont jamais parvenues à interrompre.(4) Plusieurs, avant Ward, ont également souligné que Larkin reprend à son compte certains traits de l'esthétique des poètes des années trente. John Lucas, par exemple, a notamment montré le lien de parenté qui réunit Louis MacNeice et Philip Larkin. Selon lui, "[Larkin] uniquely accurate recording eye" (5) est semblable à celui de MacNeice, lequel écrivait en 1938 que "the poet's first business is mentioning things (6)". S'il est vrai, en effet, que la poésie de MacNeice est l'un des meilleurs moyens offerts à qui veut retrouver l'air du temps, les couleurs de la vie et le goût des choses de l'avant-guerre, on peut aisément affirmer que des poèmes comme "The Whitsun Weddings", "Going, Going", "Here" et "Show Saturday" ont, pour les décennies de l'après-guerre, cette même valeur de témoignage et de document (7). _______________
4. POWELL WARD, John. The English Line: Poetry of the Unpoetic from Wordsworth
to Larkin. London: Macmillan, 1991.
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Calvin Bedient, pour sa part, a bien dit que le charme de la poésie de Larkin se trouve dans ce qu'elle a de plus correct : "[Larkin] is only poised and intelligent with particulars - abstractions tend to spill out of his hand (8)." Et il est certain que c'est à la référence qu'ils font aux choses ordinaires de l'Angleterre de tous les jours que ses poèmes doivent surtout leur succès populaire. Ainsi des inventaires et des catalogues, comme celui qui, dans "Here", reflète l'abondance des produits offerts à une nouvelle génération de citadins consommateurs. "Cheap suits, red kitchen-ware, sharp shoes, iced lollies, / Electric mixers, toasters, washers, driers (9)." Ainsi du paysage qui défile devant les yeux du voyageur, derrière la fenêtre du train qui l'emporte vers Londres, dans "Whitsun Weddings" :
Ainsi, encore, de l'accent de vérité indéniable et du rendu inimitable de ce que pouvait être l'atmosphère des gares anglaises de ce temps-là, dans quelques vers de "Dockery and Son" :
Prenant appui sur les théories que Roman Jakobson avait développées dans "Two Aspects of Language and Two Types of Aphasic Disturbances (10)," David Lodge a proposé, dans "Philip _______________
8. BEDIENT, Calvin. Eight Contemporary Poets. London: Oxford U.P.,
1974, p. 83.
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Larkin: The Metonymic Muse", une analyse très convaincante des modalités d'une écriture qui se situe, par son rapport aux choses, à l'opposé de l'écriture typiquement métaphorique d'un Dylan Thomas (11). L'écriture métaphorique donne la priorité au poétique, et non pas à la réalité des choses : la vérité de la métaphore est en effet de l'ordre du dire, mais dans l'ordre des choses son énoncé est faux (12). L'écriture métonymique, elle, donne la priorité au référent qu'elle constitue et qu'elle cherche à faire coller à la réalité des choses. L'exemple le plus caractéristique, parmi les poèmes de Larkin, est fourni par "At Grass" où, par quelques touches légères à peine indiquées, se trouvent reconstitués dans leur entier les jours de grandes courses - ces "faint afternoons / Of Cups and Stakes and Handicaps" des anciens mois de juin :
En étendant, comme le fait Jakobson, le procès métonymique aux modalités d'une écriture référentielle qui ne se limite pas à l'emploi des figures de la métonymie et de la synecdoque stricto sensu; il me semble possible d'avancer que la muse métonymique est celle qui inspire une écriture périphérique, c'est-à-dire une écriture qui cherche à dire la réalité dans la contiguïté des éléments qui la constituent, qui cherche ainsi à se porter au plus près des choses pour mieux les cerner, comme pour mieux dire les caresses et les frôlements du regard ou de la main. L'étymologie du mot périphérie (du grec peripherein) semble indiquer l'existence d'une force qui porte le regard et la main autour des choses. Et de cette force témoignent précisément, à leur manière, plusieurs poèmes de Larkin, "Church Going", par exemple, avec ce geste d'une' snesualité distraite qui accompagne la trop fameuse mention des pinces à vélo : "Hatless, I take off / My cycle-clips in awkward reverence, / Move forward, run my hand around the front" (CP, p. 97) Par exemple, encore, dans "Long Sight in Age", ce qui se dit de poignant des yeux usés par l'âge qui, jusqu'au bout, se portent à la surface des choses sur laquelle jouent pour eux les dernières lumières ravivées : _______________
11. SALWAK, Dale, ed. Philip Larkin. The Man and his Work. London:
Macmillan, 1989, p. 118-128.
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Pour dire les choses au plus près, comme au ras d'elles-mêmes, il faut trouver les mots ordinaires, les mots de la conversation de tous les jours. En effet, comme il est dit joliment dans "Modesties", "Words as plain as hen-birds' wings / Do not lie, / Do not over-broider things" (CP, p. 26). Et l'on sait que Larkin n'a pas craint d'employer, dans toute leur brutale crudité, les mots qui disent sans ambages les choses du corps. "Sad Steps", dont le titre est emprunté à un sonnet de Sir Philip Sidney - "With how sad steps, O moon, thou climbst the skies!"-, commense ainsi par une brusque retombée au niveau le plus terre-à-terre des choses de la vie : "Groping back to bed after a piss / I part thick curtains, and am startled by / The rapid clouds, the moon's cleanliness" (CP, p. 169). Pour dire les choses, pourtant, les mots finissent toujours par manquer. La photographie elle-même, art métonymique par excellence - "But O, photography! as no art is, / Faithful and disappointing!"-, ne parvient pas à maintenir longtemps l'illusion selon laquelle elle peut donner à voir "a real girl in a real place", alors qu'avec le temps se creuse l'écart qui nous en sépare - "the gap from eye to page" (CP, p. 171). "Things are tougher than we are" (CP, p. 189), et les manifestations de l'échec de toute écriture périphérique se repèrent dans de nombreux poèmes selon des modalités très diverses. Ainsi, "Sad Steps", avnat le retour à une situation contextuelle d'une grande trivialité, celle d'un homme en pyjama qui regagne son lit, est comme troué par une suite ironique de métaphores exclamatives d'un ton sublime, signifiant la vanité des tentatives d'une poetic diction qui n'a jamais permis à personne d'attraper la lune : "Lozenge of love! Medallion of art! / O wolves of memory! Immensements! No, / One shivers slightly, looking up there" (CP, p. 169). "Home is si sad", pour dire le même échec d'une écriture qui ne peut que rater son objet, joue sur un registre totalement différent. Maintenant que ceux qui l'habitaient sont partis,
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c'est l'ensemble de la maison et de son aménagement qui est déchiffré comme texte portant la marque de leur échec à maîtriser les choses - "A joyous shot at how things ought to be, / Long fallen wide." La fin de ce court poème, avec sa clôture très elliptique, donne ainsi en quelque sorte le dernier mot aux choses : "You can see how it was: / Look at the pictures and the cutlery. / The music in the piano stool. That vase" (CP, p. 119). Outre le pathétique de ces objets abandonnés qui signifient l'absence de ceux qui les avaient ainsi disposés, "That vase", avec sa syntaxe nominale, articule au démonstratif that, qui ne vaut que comme référence au dire du locuteur, le signifiant énigmatique du vase où l'on lira, suivant son humeur, l'absence plus romantique que mallarméenne de tout bouquet, ou une invite à un commentaire lacanien, "le vide et le plein [étant] par le vase introduits dans un monde qui, de lui-même, ne connaît rien de tel." (13) "Home is so Sad" est à coup sûr à mettre au rang des poèmes qui font dire à David Lodge que "[m]any of Larkin's most characteristic poems end ... with a kind of eclipse of meaning, speculation fading out in the face of the void (14)," "à côté de ceux dans lesquels le référent se dissout à la fin dans l'empilement des indéfinis, comme "I Remember, I Remember" avec "Nothing, like something, happens anywhere'" (CP, p. 82). Dans bon nombre des poèmes les plus caractéristiques de Philip Larkin, le sentiment de l'échec d'une écriture périphérique, qui jamais ne parvient à coller aux choses, s'accompagne d'une sorte de souffrance et d'amertume. Un très court poème, intitulé "As Bad as a Mile", (15) en dit plus long à cet égard qu'un long discours :
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13. LACAN, Jacques. Le Séminaire VII. Paris: Seuil, 1986, p.
145.
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La valeur emblématique d'un ratage irrémédiable que prend l'événement rapporté, malgré son objective insignifiance, se mesure mieux si l'on rapproche ce poème d'un autre petit poème, de Louis MacNeice celui-là. Au trognon de pomme jeté dans la corbeille pour le premier correspondent les pépins crachés dans la cheminée pour le second. Mais tandis que chez Larkin l'effet de réel est de sidération et le sentiment de l'échec envahit tout, au point de remonter jusqu'à l'origine, dans "Snow" de MacNeice, il est de jubilation devant "[t]he drunkenness of things being various", le réel fût-il toujours au-delà de ce qui peut s'éprouver "[o]n the tongue on the eyes on the ears in the palm of one's hands (16)."
Pour mieux comprendre ce que met en jeu ce que j'ai essayé de désigner comme l'écriture périphérique de Larkin, il faut parler du désir et de son objet obscur. S'il y a échec de l'écriture, c'est que la périphérie des choses fait limite à un désir qui toujours cherche autre chose au-delà des choses qui s'offrent à lui. Dans sa sagesse, l'Ecclésiaste le disait déjà : "All things are full of labour; man cannot utter it: The eye is not satisfied with seeing, nor the ear with hearing" (Ecc., I, 8). Ce que David Trotter appelle "the obsessive patrolling of margins and thresholds in poetry since Wordsworth" (17) est effectivement repérable chez Larkin pour cette raison: l'inadéquation du langage en face des choses implique qu'au-delà de la périphérie il y a autre chose, et cette autre chose nous dépasse, ainsi que la syntaxe comparative permet de le constater: "Things are tougher than we are", déjà cité, trouve un écho amplifié à la fin de "Far Out," après que les étoiles d'un cosmos répertorié ont reçu le nom dérisoire de "bright cartoons" :
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16. MacNeice, Louis. Collected Poems. London: Faber, 1966, p. 30.
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Le secret des choses ne se laisse pas pénétrer. Le désir a beau y revenir sans cesse, "[i]t and finding out clash" (CP, p. 146). Le sujet a beau se représenter "[s]tanding under the fobbed / Impendent belly of Time" répétant sa demande: "Tell me the truih, I said, / Teach me the way things go" (CP, p. 146), il demeure jusqu'à la fin "ignorant of the way things work" (CP, p. 107). La raison en est que ce qui est imaginé comme secret caché ou comme savoir désiré touche à l'ordre de l'impossible réel et de la jouissance interdite. Le réel, c'est l'impossible, dit Lacan, "c'est ce qui se retrouve toujours à la même place (18)." Au-delà de la périphérie des choses, en effet, par delà la limite où se croisent le désir et l'interdit, il y a un objet "perdu comme tel", la Chose impossible à retrouver ou à déplacer, et pourtant "c'est cet objet, das Ding, en tant qu'Autre absolu du sujet, qu'il s'agit de retrouver (19)." Cette Chose, innommable et indéfinissable comme telle, peut s'entendre comme objet d'une jouissance absolue, "ce qui, dans la vie, peut préférer la mort (20)," et toute la culture humaine se fonde sur l'interdit dont elle est frappée et qui est la condition de la parole. (21) Elle est, toujours selon Lacan, "ce qui du réel pâtit du signifiant", formule qui dorme à entendre ce que sa perte radicale implique d'une souffrance, mais aussi et surtout qu'elle est effet du signifiant qui la constitue comme objet impossible du désir pour les sujets de la parole. Que Lacan pose que l'objet du "désir essentiel" est en fait "la chose maternelle, ... la mère en tant qu'elle occupe la place de cette chose, de das Ding (22)," qu'il rappelle que Levi-Strauss rejoint Freud sur ce point pour identifier l'inceste comme le désir le plus fondamental, qu'il revienne plusieurs fois sur le fait que l'interdit de la loi est "ce qui règle la distance du sujet au das _______________
18. LACAN, Jacques. Le Séminaire VII, p. 85.
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Ding, pour autant que cette distance est justement la condition de la parole" (23) - voilà qui devrait s'agissant de Larkin et de son désir d'aller au-delà de la seule périphérie des choses, ouvrir à l'analyse des perspectives plus aventurées que celles auxquelles je souhaite me limiter ici. Sauf pour indiquer que cette proposition éclaire de manière très convaincante, dans "Essential Beauty", le surgissement énigmatique de cette 'unfocused she" qui s'avance vers ceux qui vont mourir du cancer des fumeurs, "[s]miling, and recognising, and going dark", figure de la femme séductrice et figure de la mort, dont l'ambivalence signifie l'interdit qui la marque en tant qu'objet d'un "désir essentiel" et premier (CP, p. 144-145). Désir et interdit se manifestent ailleurs dans l'alternance, à la périphérie des choses, de la fascination que la Chose exerce et de l'horreur qu'elle inspire. Il est clair que le désir de dissolution à quoi aboutirait la disparition des limites et de la distance qui séparent le sujet de la Chose, das Ding, vaut comme désir de mort. L'horreur obsessionnelle que Larkin avait de la mort - "the dread / Of dying, and being dead" (CP, p. 208) -, et qui se manifeste dans un si grand nombre de ses poèmes, est sans nul doute à la mesure de la force des pulsions de mort qui l'animaient et qui venaient buter sur la barrière de l'interdit. La Chose qui ne manquera pas d'arriver, et autour de laquelle le poème "Aubade" tourne tout entier, c'est la mort. Celle-ci ne peut se concevoir qu'en tant que centre vide, et le vide ne se formuler que négativement, par l'annulation insoutenable des choses:
Cette mort que signifie das Ding en tant qu'objet d'un désir essentiel, objet tout à la fois impossible et interdit, cette mort qui attire et fait horreur, l'imaginaire du poète cherche constamment à la situer dans l'espace, soit verticalement (beneath, under), soit horizontalement (beyond). Ainsi, dans "Ambulances", où comme dans "The Building" (CP, p. 191) le système de protection de la santé publique est perçu seulement comme une médicalisation de la mort, la vue de ceux que l'on emporte vers l'hôpital fait concevoir "the _______________ 23. Ibid., p. 84.
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solving emptiness / That lies just under all we do" (CP, p. 132). Ainsi, dans "Wants", encadrant chacune des deux strophes de ce court poème par deux énoncés qui rendent dérisoire tout autre objet, le désir se formule en désir de mort, successivement situé beyond et beneath: "Beyond all this, the wish to be alone" et "Beneath it all, desire of oblivion runs" (CP, p. 42). Autre modalité de cette topologie imaginaire, le centre permet de désigner métaphoriquement le lieu où s'articulent, au-delà de la périphérie des choses, le désir, l'interdit et la mort : le soleil, dont on sait avec La Rochefoucauld que, comme la mort, il ne peut se regarder fixement, est représenté dans "Solar" au milieu d'un ciel vide comme "Suspended lion face / Spilling at the centre / Of an unfurnished sky" (CP, p. 159); et c'est "in the centre of a soundless field" que la charogne vivante du lapin, dans "Myxomatosis", s'est fait prendre au piège de la mort (CP, p. 100). C'est en fin de compte, je crois, cette organisation topologique assez simple, combinée en outre à une thématique très cohérente, qui permet d'interpréter la clôture de deux poèmes de Larkin parmi les plus célèbres et les plus controversés, je veux dire "High Windows" et "Here." Dans le cas du premier, le spectacle d'un couple de jeunes gens dont le poète imagine que la vie n'est que jouissance sans contrainte, "down the long slide / To happiness, endlessly", sans loi ni interdit, "down the long slide / Like free bloody birds", conduit sans transition au fantasme d'une jouissance à perte de vue, à perte de vie, dans l'au-delà des limites que fixe la loi du langage où le sujet se fond dans la brûlure du soleil et l'infini du néant:
_______________ 24. Andrew Motion interprète cette fin comme "an exalted imaginative alternative - in secular terms - to the false 'paradise' of sexual freedom and godless independence promised on earth." Philip Larkin (1982, London: Routledge, 1992), p. 81. Seamus Heaney, qui notait encore au moment de sa mort que "Larkin's poetry is full of a yearning to repose in the transcendent' (The Irish Times, 10 Déc. 1985), écrivait dans "The Main of Light" que la lumière manifeste la persistance d'un désir romantique chez Larkin et notamment que cette lumière "is refracted ... at the end of 'High Windows' when one kind of brightness, the brightness of belief in liberation and amehoration, falls from the air which immediately fills with a different infinitely neutral splendor." The Government of the Tongue. London: Faber, 1988, p. 21.
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Dans le cas de "Here", l'étude du poème montre que sa structure s'organise autour du trajet qu'effectue dans le texte le signifiant du titre, ainsi qu'autour du déplacement du lieu référentiel qui est celui de son énonciation - plus loin que la ville, plus loin que les confins de la terre où la nature sauvage recouvre ses rythmes propres, au-delà de l'interdit qui barre la périphérie des choses, là où le fantasme voudrait désigner le lieu non-lieu où tout se conjoint dans le néant et l'infini du réel :
Je pense qu'il serait assez facile de montrer, à partir de là, comment une vive angoisse est provoquée jusque dans le for intérieur du poète par le jeu des forces et des tensions contradictoires du désir et de l'interdit. La Chose au-delà de la périphérie des choses est frappée d'interdit, le désir essentiel se heurte à la muraille de l'impossible, et l'imaginaire produit en retour des représentations de la mort dont il se délecte et s'afflige. C'est cette angoisse toujours présente, me semble-t-il, et la menace de mort qui pèse sur lui, qui vont conduire Larkin à des positions de repli, d'isolement et de retranchement. Le moi, en quelque sorte, se met en auto-défense - en self-defence, puisqu'aussi bien "Self's the Man" (CP, p. 117). Le moi se barricade contre tout ce qui pourrait toucher à son intégrité, l'aliéner dans un rapport à l'Autre où il risquerait sa parole et son désir. Faute de pouvoir tout avoir de la Chose, le sujet ne veut rien avoir à traiter avec l'Autre. À la périphérie des choses, il se cantonne ainsi dans l'image qu'il a de lui-même comme totalité indivise, et son refus de _______________ 25. Andrew Motion, à propos de la fin de "Here", écrit que Larkin "has created a kind of private mythology, which in the case of Hull and Holderness has turned an admittedly cut-off district into a remote pastoral paradise", lieu que Motion désigne plus loin comme "this personal Eden." Philip Larkin, p. 80. Heaney, pour sa part, interprète les derniers vers de "Here" comme une véritable épiphanie au sens joycien du mot, et les qualifie de "gesture towards a realm beyond the social and historical." The Government of the Tongue, p. 19. Pour une étude suivie des écrits critiques que Heaney a consacrés à la poésie de Larkin, voir Adolphe HABERER, "Seamus Heaney et Tom Paulin: lectures irlandaises de l'oeuvre de Philip Larkin." QWERTY, 3, 1993, p. 143-153.
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dépendre de l'Autre fait que, cela fût-il sur un mode plaisant, il reconnaît qu'il lui est impossible de compter jusqu'à deux sans avoir le sentiment d'une sorte d'amputation de lui-même en tant qu'unité totalisante, et cela jusque dans la mort : (26)
C'est avec le vain désir de pouvoir se protéger de l'Autre qui l'aliène que le sujet se fait une règle de la distance qu'il met entre lui-même et le monde des autres, et l'on a ainsi cette position familière que mettent en scène de nombreux poèmes où le poète observateur, "Unchilded and unwifed" (CP, p. 195), est à sa haute fenêtre, "back to a high room / Above deep gardenfuls of air" (CP, p. 69), ou dans le train qui lui fait traverser, comme dans "Whitsun Weddings", "the great arena of life in its diversity and energy (27)," sans qu'il y risque lui-même quoi que ce soit de son désir (28). On pourrait encore citer, à propos de la _______________
26. En termes analytiques, ce qui articule clairement le désir impossible
de la Chose et le refus de se risquer au désir de l'Autre afin de
pouvoir se compter "un parmi d'autres", c'est évidemment le concept
de castration symbolique et celui d'évitement imaginaire de la Loi.
Voir à ce propos VASSE, Denis. Un parmi d'autres. Paris: Seuil,
1978.
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distance comme protection derrière laquelle le moi s'abrite, des poèmes comme "I Remember, I Remember" (CP, p. 81), "Here" (CP, p. 136), "Broadcast" (CP, p. 140), et avancer l'idée que toutes les représentations de lieux clos et vitrés qui permettent d'observer tout en restant à l'abri (chambres, compartiments de train, etc.) sont en fait les avatars de "that bare and sunscrubbed room, / Intensely far, that padlocked cube of light" qui, à la fin de "Dry-Point" (CP, p. 37), désigne le lieu fantasmé d'un présence pleine à soi-même, d'une jouissance solitaire et d'une sexualité dans laquelle l'Autre n'aurait pas sa part. L'énigmatique "Such attics cleared of me! Such absences!" (CP, p. 49) signale par sa syntaxe exclamative quelque chose de la jouissance qui s'éprouve à représenter dans un lieu semblable sa propre disparition. Le refus de l'Autre qui aliène va ainsi de pair avec le déchiffrement obsessionnel et morbide de tous les signes du temps qui passe et qui altère l'image du corps vieillissant. Les jeunes mères que met en scène "Afternoons" ne sont plus tout jeunes, et le désir imaginaire - désir à proprement parler égocentrique, ou self-centered - se persuade que ce qui altère leur beauté les déloge du centre d'elles-mêmes: "Something is pushing them / To the side of their own lives" (CP, p. 121). Reste encore à dire que le lieu que j'ai décrit comme celui de la périphérie des choses est bien le lieu de l'écriture. Lieu périphérique, donc décentré, celui qui fait que here n'est jamais, comme dit Larkin, "The place where I could say / This is my proper ground" (CP, p.99). Lieu intenable où le désir se heurte à la Loi qui lui fait limite, seul lieu tenable dans la mesure où l'interdit, qui barre la folle jouissance de la Chose, introduit le sujet dans le champ du dire. La périphérie des choses est bien le lieu limite où les voies du possible s'ouvrent pour une écriture qui y vient tracer l'entrelacs confus de ses explorations et de ses aventures, de ses détours et de ses avancées, de ses hésitations et de ses embardées, de ses esquisses et de ses esquives - et cela toujours au bord du vide vertigineux et mortifère de l'impossible réel qu'il côtoie, au bord aussi d'une jouissance folle dont le poète ne peut que grappiller au passage les fragments et les miettes qui, ça et là, s'offrent à lui. En ceci, la périphérie des choses est bien le lieu de ce que la théorie freudienne désigne du nom de sublimation, dont la fonction fondatrice de toute forme d'art s'ordonne dans la référence qu'elle fait à la Chose. "Cette Chose, dit Lacan, dont toutes les formes créées par l'homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci _______________ les "Femmes damnées" de Baudelaire, Larkin prétendait ne pas connaître la poésie française et qu'en outre, pour lui, fenêtre et window n'ont pas de rapport entre eux. Dans une de ses interviews, il déclare en effet: "[D]eep down I think foreign langages irrelevant. If that glass thing over there is a window, then it isn't a Fenster or a fenêtre or whatever. Hautes Fenêtres, my God! a writer can have only one language, if language is going to mean anything to him." Required Writing, p. 69.
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qu'elle ne peut pas être représentée par autre chose - ou plus exactement, qu'elle ne peut qu'être représentée par autre chose (29)." L'écriture poétique, comme toute oeuvre d'art, s'organise autour de ce vide central - "the solving emptiness" que Larkin entrevoit "[s]o permanent and blank and true" (CP, p. 132), ou bien encore, dans "The Life with a Hole in it", le trou qu'il cherche à représenter:
Faute de pouvoir se maintenir au bord du trou, dans le lieu (in)tenable de la périphérie des choses qui est le lieu de l'écriture, le sujet pourrait sombrer dans le silence d'une jouissance que rien ne peut dire. "Happiness writes white", aimait à dire Larkin citant Montherlant (30), et ses poèmes, avec ce que Seamus Heaney appelle "the perfectly stretched safety net of poetic form (31)," font la preuve que quelque chose de la Loi et de la parole continuait à fonctionner pour lui et qu'il n'avait pas, comme le Maître de Santiago, que l'idée qu'il se faisait de lui-même pour se soutenir sur les mers du néant. Toutefois, il est difficile de ne pas rappeler ici ce que l'histoire de la carrière de Larkin manifeste d'un abandon progressif des voies de la poésie après la publication de High Windows, en 1974. Quatre poèmes au mieux méritent d'être retenus de la maigre poignée de ceux qu'il écrivit dans les onze années qui suivirent, et trois d'entre eux, "The Life with a Hole in it", "Aubade" et "Love Again", sont des poèmes écrits, semble-t-il, au bord du _______________
29. LACAN, Jacques. Le Séminaire VII, p. 115.
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silence, au moment où Larkin avait en réalité rejoint les rangs de ceux à qui le sentiment du temps qui passe et de la mort qui vient "leaves / Nothing to be said" (CP, p. 138). Andrew Motion explique que "Love Again", le plus terrible et le dernier des trois, fut commencé par Larkin en 1975, repris et abandonné de nouveau quelques mois plus tard, et finalement terminé en septembre 1979 (32). L'interruption, qui correspond sans doute aux trois points de suspension du vers 11, donne alors lieu à une reprise sous forme de question : "but why put it into words?" À cette question, pas de réponse, sinon l'aveu que quelque chose qui fonctionne chez les autres, l'amour peut-être, n'a jamais fonctionné pour lui - l'amour qui fait son objet de ce qui manque dans le réel :
À la question "but why put it into words?", pas de réponse, sinon le fantasme d'un traumatisme à l'origine, et le silence du poète que les quelques maigres productions des six dernières années ne démentent pas (CP, p. 216-221). Sans doute Larkin se soutint-il dès lors, à grand peine semble-t-il, par d'autres moyens que ceux de l'écriture - l'alcool, les honneurs - et d'autres jouissances grappillées à la périphérie des choses. Il s'était départi de cette "folie d'écriture" dont parle Derrida, "par laquelle quiconque écrit s'efface tout en laissant pour l'abandonner l'archive de son propre effacement (33)." Dans "Aubade," poème laissé en suspens des années durant, lui aussi, et seulement terminé au moment de la mort de sa mère, Larkin disait une fois encore sa peur de la mort qui efface toute sensation :
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32. MOTION, Andrew. Philip Larkin: A Writer's Life, p. 454.
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Sans doute est-ce parce que l'idée de cette disparition inéluctable lui était devenue à la fin véritablement insupportable qu'il a préféré ne pas continuer à répéter par l'écriture le dernier acte qui lui restait à jouer - celui de son propre effacement et de sa mort. À la périphérie des choses où toute écriture tisse le filet de ses mots autour du vide qu'elle ne peut saisir, Philip Larkin, poète du vide, comme on a pu le dire (34), "with a metaphysical zero in his bones (35)," a fini par choisir la page blanche comme ultime épitaphe.
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34. JAMES, Clive dans Encounter. Cité par Stephen REGAN.
Philip Larkin. London: Macmillan, 1992, p. 51. |
(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 3. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1994)