(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)
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Virginia Woolf. Romans et nouvelles.
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80 En revanche on comprend mal que Pierre Nordon ait choisi de donner, à la suite de ces traductions nouvelles, la traduction des Vagues de Marguerite Yourcenar, qui date de 1937, et celle d'Entre les Actes de C. Cestre, publiée dix ans plus tard. Dans un volume qui, dès la première page, annonce de "nouvelles traductions", pourquoi reprendre des traductions anciennes, si belles soient-elles? On eût préféré que celle de Cécile Wajsbrot y figure mais les impératifs éditoriaux sont peut-être seuls responsables de cette absence_ Cécile Wajsbrot, à la différence de Marguerite Yourcenar qui a privilégié la poésie et le rythme du texte sans craindre de modifier l'original et d'imprimer sa marque, ne serait-ce que par l'emploi d'un style plus précieux que celui de Woolf, s'est davantage attachée à la lettre du texte. Derrière le texte de Cécile Wajsbrot (2), on entend la voix de Woolf alors que derrière celui de Marguerite Yourcenar, on entend plutôt la voix de... Marguerite Yourcenar. Même s'il est entendu qu'une traduction comporte toujours une part de réécriture et d'invention, le texte de Cécile Wajsbrot semble faire moindre violence à l'original. Certainement conscient de ces problèmes, Pierre Nordon a éprouvé le besoin d'assortir la traduction de Marguerite Yourcenar de tout un appareil de notes qui corrigent les écarts les plus criants. Solution bâtarde, à mon sens, car si ces notes mettent en évidence la difficulté de la tâche du traducteur, elles ne pourront être utilisées que comme outil de travail par des spécialistes. D'autre part, pourquoi écarter d'emblée les deux premiers romans de Woolf ainsi que Les Années? On aurait aimé que ce choix soit justifié autrement que par ces deux lignes: "Ce volume présente les six romans les plus originaux de Virginia Woolf, parce qu'ils ont constitué une rupture par rapport aux formes traditionnelles du roman." Ou mieux encore, que tous les romans soient présentés dans une traduction nouvelle dans ce volume et qu'un second soit consacré aux nouvelles. Est-ce trop demander? Le choix des nouvelles proposées paraît d'ailleurs aussi arbitraire que celui des romans et il n'est à aucun moment évoqué dans la préface. Pourquoi avoir choisi Mrs Dalloway dans Bond Street et pas L'homme qui aimait son prochain - qui mériterait d'être retraduit - ni Ensemble et Séparés ou Mise au point? Pourquoi avoir proposé La Duchesse et le Joaillier et omis Le Legs? Enfin, pourquoi nous les présenter dans cet ordre? Ce n'est ni celui de A Haunted House and Other Stories (3), ni celui de Mrs Dalloway's Party (4) ni celui de __________
2. Virginia Woolf. Les Vagues. Paris: Calmann-Lévy, 1993."
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The Complete Shorter Fiction. (5) Ce n'est pas non plus un ordre chronologique rigoureux. Quelques mots d'explication s'imposaient peut-être davantage que certains commentaires qui apparaissent en note, en fin de volume, et qui sont parfois discutables comme cette note accompagnant La partie de Chasse:
Malgré tout, ces réserves sur la logique qui a présidé à la sélection des textes n'enlèvent rien au mérite des différents traducteurs qui ont contribué à cet ouvrage. Traduire l'Ïuvre d'un "monstre sacré" est toujours un défi, un parcours semé d'embûches dont la difficulté est soulignée dans la préface. Virginia Woolf joue en effet très souvent sur la signification multiple de mots et cette polysémie est des plus difficiles à traduire. Comment rendre par exemple, le mot "room" dans Jacob's Room en français? "Le mot anglais signifie à la fois une chambre et l'espace que l'on occupe physiquement et, mentalement, celui que l'on tient dans la pensée d'autrui" (p. 22). Et Magali Merle ne peut que conserver sagement le titre La Chambre de Jacob. Et dans l'ensemble, sa traduction se lit bien mais pourquoi proposer des notes aussi superflues et réductrices que celle-ci: "La baie(1) toute entière tremblota" (p. 41); note 1: la baie de Saint Ives. La baie de Saint Ives a peut-être, et même fort probablement, inspiré la description de la baie dans le roman mais cette dernière, comme toujours dans la fiction, dépasse son modèle réel car le texte de fiction ne conduit à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu'il fait (constamment) à la réalité... se transforme en élément de fiction (6)." Certaines des traductions proposées ici parviennent d'ailleurs à une certaine transparence, laissant deviner l'original sous les mots français; à mon sens, Voyage au Phare et Orlando y parviennent particulièrement bien. On regrettera seulement que Magali Merle ait préféré Voyage au phare à La promenade au phare, titre auquel on reste attaché non pas uniquement par nostalgie mais parce qu'il semble plus exact pour suggérer une traversée de courte durée; la traductrice emploie d'ailleurs elle-même le mot "excursion" dans le corps du texte - comme si elle voulait éviter à tout prix de reprendre le mot de son prédécesseur. __________
5. Ed. Susan Dick. London: The Hogarth Press, 1985.
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Orlando se lit également avec plaisir, la traductrice ayant su conserver l'humour et l'esprit de l'auteur ainsi que son syle alerte. Si cette traduction constitue une "avancée" par rapport à celle de Charles Mauron, pourtant fort bonne et fidèle au texte de Woolf, c'est aussi par son souci de clarté. "Il - car son sexe ne faisait aucun doute quoique la mode du temps contribuât un peu à la travestir - affrontait à grands coups d'épé la tête d'un Maure qui se balançait aux chevrons" se substitue avantageusement à la première phrase proposée par Mauron: "Il - son sexe n'était pas douteux, quoique la mode du temps fît quelque chose pour le dé:guiser - faisait siffler son épée à coups de taille contre une tête de Maure, qui, pendue aux poutres, oscillait." Que l'on compare également la célèbre description du Grand Gel:
devient sous la plume de Catherine Pappo-Musard:
Quant à Mrs Dalloway, si certaines scènes comme le baiser de Sally Seton à Clarissa Dalloway, sont traduites avec grâce, d'autres sont en revanche un peu moins élégantes; tel est le cas de la première page: |
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devient:
Le style indirect libre est respecté par la traductrice et pourtant le cheminement de la pensée du personnage n'apparaît pas clairement. Dans le texte premier, "what a plunge!" fait écho à "what a morning" et ce "plongeon" dans la fraîcheur du matin londonien évoque celui qu'elle faisait l'été à Bourton "chaque fois qu'elle ouvrait en grand les portes-fenêtres... avant de plonger à l'air libre". La mémoire fonctionne par analogies, association d'idées et surtout de sensations, chose essentielle que perd le texte français. Le "Comme on se grise! comme on plonge!" de S. David semblait plus satisfaisant. Plus loin, "feeling as she did [...] that something awful was about to happen" avait été traduit ainsi par David: "quelque chose de merveilleux", ce que Laurent Danon-Boileau a critiqué:
Mais quelques lignes plus bas, "awful" réapparaît sous la forme d'un adverbe... La terreur contenue dans "awful" a été banalisée [dans] un effort pour réduire à des proportions avouables l'émoi causé par Peter Walsh à la jeune Clarissa (7)" et il suggère de marquer le passage de "awful" à "awfully" par l'emploi du couple "terrible"/"terriblement". Pascale Michon a bien traduit "awful" par terrible mais n'a pas gardé le couple remarqué par Danon-Boileau; "ses lettres étaient horriblemnt ennuyeuses", propose-t-elle. En revanche, elle utilise bien le mot "terreur" à la dernière page en écho à la première. __________ 7. Produire le fictif. Paris: Klincksieck, 1982.
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84 Quant à la traduction des nouvelles que nous offre Pierre Nordon, elle est tout à fait bienvenue. Le traducteur corrige quelques erreurs et inadvertances commises par Hélène Bokanowski. On lui saura gré, par exemple, d'avoir substitué La dame dans le miroir à La dame au miroir, titre qui soulignait certes la relation que cette nouvelle entretient avec la peinture mais qui évoquait un tableau classique, une dame à sa toilette et non, comme c'est le cas ici, une dame apparaissant et disparaissant dans le miroir qui s'offre aux yeux d'un observateur anonyme. Il restitue le nom de famille "Thorburn" et son symbolisme onomastique dans Lappin et Lapinova, là où Hélène Bokanowski écrivait malencontreusement, Thornburn; il remplace "châtelain" par le mot anglais "squire", aux connotations bien différentes, dans La partie de chasse (mais là une note explicative s'imposait peut-être). Et surtout, il rend justice aux modaux, si importants et caractéristiques de ces nouvelles. Hélène Bokanowski a souvent gommé la part d'incertitude qu'ils introduisent et traduit par exemple, par des formes fréquentatives des formes comme "might" ou "would" (Une maison hantée en offre une bonne illustration). Pierre Nordon redonne au texte sa dimension aléatoire et, du même coup, sa modernité. Dans l'ensemble, les réserves émises concernent davantage le paratexte que les traductions elles-mêmes. Et de toute façon, nous savons que toute entreprise de traduction est nécessairement inachevée et perfectible, surtout lorsque le texte original est aussi riche que celui de Virginia Woolf. Comment rendre ses multiples résonances? On ne peut épuiser un tel texte, seulement en offrir une lecture possible à un moment donné. C'est déjà beaucoup et c'est ce que nous ont donné Pierre Nordon et son équipe. Il ne reste plus qu'à espérer que cette heureuse initiative sera complétée par la publication d'une nouvelle traduction des Ïuvres de fiction omises dans ce volume déjà substantiel.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)