(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)

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Aspect de la poétique de la mer dans la fiction de D.H. Lawrence

Jacqueline Gouiraud (Université de Lyon II)

Il faut avant tout éviter d'enfermer la création lawrencienne dans un système clos de symboles, en déclarant d'emblée que dans ce système l'eau et la mer correspondraient à la raison et la terre à l'instinct. Souvenons-nous de la définition que Lawrence donne des symboles:

Symbols are organic units of consciousness with a life of their own. You can never explain them away because their value is dynamic, emotional, belonging to the self. (1)

Refusons les grilles pour l'imaginaire de ce créateur qui nous entraîne dans les profondeurs obscures révélant toutes les énergies vitales et créatrices de l'être car, pour Lawrence, c'est au niveau de ce psychisme profond que nos choix et nos actes authentiques ont leur source, c'est à ce niveau que s'établissent les influences, les magnétismes par lesquels les êtres se lient ou se transforment mutuellement. Il est l'artiste-prophète qui est "irradiating nature from within so that every colour has a glow and every form a distinctness which could not otherwise be attained (2)." Il est le poète parce que la poésie a pour but la fusion de soi-même et su monde à leur point de rencontre: les impressions, et parce qu'il peut s'écrier avec Hofmansthal: "Je suis poète parce que je ressens les choses en images." Posons avec Jean-Jacques Mayoux ce premier principe de l'imagination poétique de D.H. Lawrence, à savoir

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1. Phoenix. The Posthumus Papers of D.H. Lawrence. London: Heinemann, 1961 (1° édition: 1960), p. 295.
Pour The Trespasser, l'édition utilisée est Penguin Books, 1960 (1° édition: Duckworth, 1912).
2. FORSTER, E.M. Aspects of the Novel. London: Edward Arnold, 1958, Penguin.

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"qu'elle part directement pour construire sa vision de la sensation liée à un jeu d'apparences dont la fluidité est conditionnée par les variations de la lumière, et que le jugement n'a pas étiquetées (3)." La terre semble occuper une place capitale dans l'imaginaire de Lawrence, qu'il s'agisse de la fiction correspondant à la conception d'un roman du Nottinghamshire l'élément régionaliste constituant le lien entre les quatre premières oeuvres dans lesquelles l'homme moderne sent qu'il n'est plus libre et que seule la nature peut restaurer cette liberté qui est en train de lui échapper. Ou bien encore qu'il s'agisse de la fiction ultérieure où son imaginaire, hanté par les Indiens d'Amérique, traduit la perception d'une relation subtile entre les profondeurs de la terre et ces "dark gods" qui sommeillent en nous et redonne à l'image du serpent, "cet archétype de l'âme humaine", la forme du serpent à plumes témoignant que la terre est génératrice de vie. (4)

La terre qu'il connaît ne semble pas avoir de secrets pour Lawrence: les champs, les collines de Derbyshire, la forêt de Sherwood, les arbres, les fleurs sont autant d'éléments naturels qu'il nous fait découvrir dans sa fiction. Infatigable marcheur, il désire sentir la terre sous ses pieds. S'il écrit dans Sons and Lovers à propos de Paul Morel et Clara: "He loved the Lincolnshire coast and she loved the sea (5)," cela ne l'empêche pas d'être fasciné par le force de la mer qu'il oppose à la montagne, comme en témoigne une lettre de 1908, adressée à Blanche Jennings:

I never admire the strength of mountains and fixed rocks; but the strength of the sea that leaps and foams frantically and slips back in a tame underwash; strength that laughs and winks, that mocks, and mocks; and broods awhile, and is sullen I am fascinated by that sort. (6)

Ce préambule nous ramène à la materia primordiale qui est tantôt marine, tantôt tellurique, à l'isomorphisme des symboles terre/mer. Pour Eliade, les eaux seraient les mères du monde tandis que la terre serait la mère des vivants et des hommes. Quand il écrit que "les eaux se trouveraient au commencement et à la fin des événements cosmiques (7)," le mythologue rejoint D.H. Lawrence qui déclare au début de "The Two Principles":

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3. MAYOUX, Jean-Jacques. Introduction aux poèmes de D.H. Lawrence. Paris: Aubier Montaigne, 1976, p. 86.
4. "I tell you, the earth you dig is alivve as a snake that sleeps." The Plumed Serpent. Penguin Books, p. 209.
5. Sons and Lovers. Penguin Books, p. 433.
6. Letters I. Cambridge University Press, p. 88.
7. Cité par DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris: Bordas, 1984 (2o édition), p. 261.

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The sea is a cosmic element, and the relation between the sea and the human psyche is impersonal and elemental. The sea we dream of, the sea that fills us with hate or with bliss, is a primal influence upon us beyond the personal range. (8)

Pour aborder le thème de la mer, privilégions dans un premier temps deux fables qui encadrent, en quelque sorte, la production romanesque de Lawrence: The Trespasser, publié en 1912 (mais dont la première version, intitulée The Saga of Siegmund, fut terminée en 1910) et une nouvelle, The Man Who Loved Islands, publiée en 1927. A l'intérieur de ces bornes, c'est la Méditerranée qui vient se nicher au creux de l'imaginaire de Lawrence. Le Bassin méditerranéen, refuge d'élection découvert en 1913 au cours d'un premier voyage en Italie, en compagnie de Frieda, devient le lieu salvateur où l'équilibre de l'affectivité et de l'intellect, du corps et de l'esprit, peut s'effectuer, puisque situé entre l'Afrique et le Nord, ces deux extrêmes rejetés par Birkin (9), dans ce "Middle of the World" choisi pour ce poème qui nous rappelle le sens du mot: Méditerranée. Même lorsque la mer n'est pas au centre du décor, les éléments qui s'y rattachent le sel corrosif, la vague, les fragiles anémones constituent autant de métaphores dont l'imaginaire de l'artiste va s'emparer pour rendre compte des sensations éprouvées par les êtres à des moments cruciaux de leur expérience.

De The Trespasser à The Man Who Loved Islands

Comme il l'indique dans sa correspondance, Lawrence a basé son second roman sur des notes brèves relatant un événement réel, notes prêtées par Helen Corke (10). Les quelques jours de vacances passées dans l'île de Wight en compagnie de son professeur de musique s'étaient terminées tragiquement par le suicide de ce dernier. Helen se servira plus tard de ses notes dans la première partie du Livre III de son roman Neutral Ground (11) dont la section autobiographique, intitulée "Domine", consiste en une trentaine de pages qui développent l'aventure tragique dont elle a été l'héroïne. Lawrence est donc tributaire de son amie pour le sujet de son roman, mais l'interprétation du récit lui est personnelle. Il se sert de données

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8. LAWRENCE, D.H. The Symbolic Meaning. Centaur Press, 1962, p. 175.
9. Women in Love, p. 253-254.
10. Au cours du printemps 1909, Lawrence, alors instituteur à l'école primaire de Croydon, lie connaissance avec l'une de ses collègues, Helen Corke qui, quelques mois plus tard, lui prête les notes relatant son aventure avec son professeur de musique, et le drame qui en a résulté.
11. CORKE, Helen. Neutral Ground. London: Arthur Baker, 1933.

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qu'il développe, retient des épisodes qui n'ont aucune signification particulière dans Neutral Ground mais sont investis d'une valeur symbolique par Lawrence, deviennent des moments cruciaux pendant lesquels les personnages, Siegmund et Helena, révèlent leur état d'âme, leur pensées, cette émotion intense où, en un éclair de conscience, les êtres ont la révélation de leur destinée, des temps de conflit également, lorsque le flux et le reflux de la marée rythment l'émotion qui les assaille. Dans ces scènes symboliques comme dans la majeure partie de cette saga, la mer a une importance capitale. Elle devient le personnage central comme dans les livres de la mer sur lesquels Lawrence se penchera plus tard, ceux de Dana et de Melville: "The sea enters as the great protagonist," écrit-il à leur propos.

Face à la mer, les deux amants, Helena et Siegmund s'unissent:

[They]... remained so, watching the sea, and listening to his heart-beats. The throb was strong and deep. It seemed to go through the whole island and the whole afternoon, and it fascinated her; so deep, unheard, with its great expulsions of life. Had the world a heart? Was there also, deep in the world, a Great God thudding out waves of life like a great heart, unconscious? (p. 47)

Dans ce passage, où l'univers tout entier devient un grand corps offert à Siegmund et transmet la vie en vagues, un véritable transfert s'effectue, du plan physique au plan cosmique.

Une fable, donc que ce Trespasser où l'hallucination est enracinée dans la réalité, récit témoignant d'un bovarysme qui éclate dans les épisodes de cette aventure, de ce bref interlude dans la vie de ces amants à qui l'île de Wight offre une extase éphémère.

Lorsqu'il récrit son roman, Lawrence resserre les mailles du canevas des phrases, supprime grand nombre d'adjectifs, expressions et images mièvres. Il ne pense pas avoir écrit un roman mais un poème en prose et dans sa correspondance il qualifie son oeuvre de "florid". En le récrivant, il espère juguler l'émotion et obtenir un texte moins "chargé" (il utilise le mot en français) mais il est aussi persuadé que l'oeuvre ne peut être autre. (12) Style recherché, précieux où l'on relève encore de nombreuses personnifications, malgré les suppressions auxquelles il a procédé:

The waves put it out on their lap on to some seaweed with such careful fingers. (p. 54)

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12. "I am past the 300th page now. It really isn't bad, is it? But too florid, too chargé;. But it can't be anything else, it is itself." Lettre à E. Garnett.

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Ou bien encore:

He did not know till he felt the sunlight how the sea had drunk with its cold lips deeply on his warmth." (p. 57)

The sea has its mouth on the earth, and the gorse and the trees press together... (p. 73)

Il lui est encore difficile à ce stade de son évolution de se soustraire aux influences de Maeterlinck et des naturalistes, de renoncer aux évocations wagnériennes dont le récit est empreint. A côté de la tendance à simplifier, à condenser la substance du récit, on relève la démarche inverse, à première vue: la recherche de termes plus poétiques, souvent précieux, et l'introduction d'allitérations qui révèlent le désir du romancier de modifier la dynamique de la phrase en transformant le rythme. Dans cette île, image stéréotype de la fuite, la mer représente l'élément majeur d'un décor édénique. La découverte d'une crique vierge transforme Siegmund en Adam:

[...] I as if I were the first man to discover things: like Adam when he opened the first eyes in the world. (p. 60)

Dans la mer, l'homme trouve les ressources nécessaires à la métamorphose, le lavage nous rend à nous-mêmes, le lavage au sens le plus strict du terme, celui qui efface les miasmes et le scories du quotidien. On traverse l'eau pour se retrouver neuf, mais aussi purifié. Siegmund éprouve cette sensation dès le premier bain:

He felt as if all the dirt and misery were soaked out of him, as he might soak clean a soiled garment in the sea and bleach it white on the sunny shore. (p. 59)

Plus qu'un bain, cette immersion est à la fois baptême cosmique et "épousailles brutales" pour reprendre l'expression de Mallarmé:

He ran, laughing over the sand to the sea where he waded in, thrusting his legs noisily through the heavy green water. (p. 40)

He offered his body to the morning glowing with the sea's passion. [...] He delighted in himself. (p. 41)

La mer modèle Siegmund, elle l'embellit; et c'est un amant plus viril et plus désirable qu'Helena découvre:

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[Helena] felt his body lifting into her, and sinking away. It seemed to force a rythm, a new pulse in her. Gradually, with a fine, keen thrilling, she melted down on him, like metal sinking in a mould. He was sea and sunlight mixed, heaving, warm, deliciously strong. Siegmund exulted. At last she was moulded to him in pure passion. (p. 52)

Ce passage révèle à quel point la marée a transmis au corps de Siegmund sa propre dynamique. Il s'est d'abord assimilé la fluidité originelle en s'enfonçant dans la mer. La fusion cosmique a servi de prélude à la fusion des corps. A Londres, il ne connaissait que l'enfermement, l'aliénation, prisonnier de sa famille et de sa condition. Il devient, dans cette île le "Natural Man". Tout à coup, les "dry walls of the womb which cannot relax (13)" (murs entre lesquels les héros lawrenciens se sentent prisonniers) s'écartent pour donner accès à l'élément liquide de "cette primordiale et suprême avaleuse": la mer. Descente et retour aux sources originales du bonheur qui s'inscrit comme une libération sur le corps de Siegmund imprégné par le sel que sa peau conserve. Lorsqu'il abandonne l'île de Wight et la mer pour retrouver l grisaille du quotidien, il découvre en se déshabillant que son corps porte encore l'odeur de la mer; il se penche pour lécher son épaule que le sel imprègne toujours. Mais, très vite, il redevient le Siegmund d'avant l'aventure édénique; tout ce que la mer lui a donné, elle le reprend:

[...] all the poetic stimulation of the past few days had vanished. [...] After an intoxication of passion and love, and beauty and sunshine, he was prostrate. Like a plant that blossoms gorgeously and madly, he had wasted the tissue of his strength... (p. 159)

Le flux vital qui l'avait régénéré l'abandonne lentement. Tout échange est difficile avec la mer. En définitive, elle se suffit à elle-même. C'est d'ailleurs cette pensée qui perturbait Siegmund à son arrivée dans l'île:

The sea does not give and take the land and the sky. It has no traffic with the world. (p. 43)

Les joies de la baignade, les jeux auxquels Siegmund se livre avec les vagues s'accompagnent d'incidents qui redonnent à la réalité droit de cité car elle fait intrusion dans l'univers des rêveurs sous la forme d'incidents divers. Dès le premier jour, celui de son baptême marin, Siegmund se blesse à la cuisse, après avoir heurté la pointe d'un rocher

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13. LAWRENCE, D.H. "The Crown", p. 279.

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immergé, puis son coude subira le même sort. On ne peut pas impunément vivre la rhapsodie sous-marine des filles du Rhin...(14) Chaque fois, Siegmund pense qu'il est responsable de "l'accident" pour que son intuition de joie et de bonté générée par l'élément marin reste vivace, mais ses méditations le conduisent à préciser cette première impression:

'I was mistaken,' he said. 'It was an illusion.'

La douleur est dans la nature du monde, la mer peut soudain devenir cruelle. A la surface, les vagues aux reflets dorés ont "le velouté de la primevère" mais dès qu'il s'enfonce dans la mer, le baigneur est en contact avec une masse froide qui le surprend et le fait frissonner. Siegmund établit vite un parallèle avec la vie:

He himself might play with the delicious warm surface of life, but always he reeked of the relentless mass of cold beneath the mass of life which has no sympathy with the individual, no cognizance of him. (p. 64)

Helena, elle, demeure imperméable aux admonestations de la réalité. Elle ne peut atteindre à l'harmonie permanente avec Siegmund. Ici, comme ailleurs dans la fiction lawrencienne, la femme incarne un univers de spiritualité et en tant que telle, Helena ne comprend pas toujours Siegmund qui lui inspire, à certains moments, une profonde répulsion. En fait, elle n'admet pas la passion spontanée et elle tente de détruire "the natural man" en lui. Elle l'assimile à la vague brutale qui s'écrase sur le rocher et, alors, elle le rejette:

He was like the heart and the brute sea, just here. [...] She hated the brute in him. (p. 51)

Ces nombreux conflits sont le prélude à la discorde totale que Siegmund affronte après avoir quitté l'île, réalité qui n'est que discorde. Elle assiège tout son être au point qu'il la ressent dans la chair:

He felt as if he were a limb out of joint from the body of life. (p. 185)

Ces conflits rythment la progression de Siegmund vers un délire auquel seul le suicide mettra un terme.

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14. La grotte sous-marine est une image que l'on rencontre souvent à cette époque (cf. T.S. Eliot, Gérard de Nerval).

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L'autre fable, The Man Who Loved Islands, est une nouvelle (15) d'une vingtaine de pages, composée au cours de l'été 1926, en Italie, à quelques kilomètres au sud de Florence, dans cette villa Mirenda où Lawrence vit jusqu'en juin 1928. Curieusement, la Méditerranée proche ne sert pas de décor à ce récit. Les trois îles où séjourne successivement le protagoniste de la fable, Cathcart, se situent au Nord, au large de l'Ecosse, ou du moins les circonstances qui entourent la composition de cette fiction le suggèrent-elles. (16)

Une fable sur les îles et cette vie d'ermite qui a souvent hanté Lawrence depuis 1916.(17) Le titre et les premières phrases de l'histoire nous invitent à la lire comme une fable, un récit édifiant:

There was a man who loved islands. He was born on one but it didn't suit him, as there were too many people on it, besides him. He wanted an island all of his own... (p. 671)

Le fait que Lawrence ne désigne son héros qu'en se servant de "master", "islander'" ou "he" (son nom n'est mentionné que vers le milieu de la nouvelle, et de façon fugitive) est un autre élément significatif du genre du récit. Un homme qui choisit l'île comme asile pour devenir la maître d'une société en miniature, démarche positive, au départ "Wonderful what a great world it was!" (p. 672) Rêve réalisé qui conduira à sa conclusion logique (et attendue, car ainsi vont les fables): l'annihilation.

La mer, ici, fait partie d'un décor dont la palette s'étire du noir au blanc, en passant par le gris: "the world of the sea was white." (p. 672) L'habitant des îles, à la différence de Siegmund, n'a aucun commerce avec la mer. Il ne se baigne jamais; dans les meilleurs cas, il se contente de contempler la mer pâle:

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15. "The Man Who Loved Islands", The Collected Short Stories of D.H. Lawrence. London: Heinemann, 1974, p. 671-694 (1o édition: 1927).
16. En 1920, un ami de D.H.Lawrence, Compton Mackenzie, achète des îles faisant partie des Hébrides, après avoir quelques années plus tôt, loué deux petites îles dans les îles anglo-normandes. L'une d'entre elles fut abandonnée pour des raisons économiques (exploitation agricole déficitaire).
17. "I have been in Cornwall for twelve months now, never out of it, so I feel a stranger to the world. [...] Why should one seek intimacies they are only a net about one. It is one's business to stand quite apart and single, in one's soul." Letters III, p. 48. Birkin, dans Women in Love, composé à cette époque, souhaite l'exil et rêve de "Blessed Isles."

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He liked to sit on the low elevation on his island and see the sea; nothing but the pale, quiet sea. (p. 687)

L'optimisme des premiers mois ("Why should it not be the Happy Isle at last?") diminue lorsque les problèmes matériels assaillent le maître qui est contraint de s'installer, en compagnie d'une communauté réduite à quelques individus, sur une deuxième île dont la superficie est également réduite:

The small island was very small. [...] Still, it was an island. (p. 681)

Il est intéressant de noter comment la mer se transforme d'une île à l'autre, comment évolue le rapport de l'île-terre à l'élément liquide. Dans ce premier séjour, toute la vie est concentrée sur l'île (flore, faune, habitants), la mer fait systématiquement partie du décor, sa présence est muette. Le second séjour nous offre une symphonie en gris:

[...] among the rocks the Celtic sea sucked and washed and smote its feathery greyness. (p. 681)

Une mer qui soudain s'anime ("Deep explosions, rumblings, strange long sighs and whistling noises..."), impose son odeur, bref, réduit le nid douillet qui avait accueilli notre homme au départ, en un refuge: "The island was no longer a world." (p. 682) Cathcart se trouve dans la position de "subir" l'île, d'autant plus qu'accablé de dettes et de problèmes non seulement financiers (après la liaison qu'il noue avec la fille de son employé de maison, il se sent contraint d'épouser la jeune fille qui est enceinte), (18) sa déchéance s'accélère au point qu'après quelques années, un troisième îlot d'un demi-hectare de rochers devient son ultime refuge. Les difficultés matérielles croissantes et l'îlot inhospitalier réduisant sa condition à celle d'un naufragé; naufragé physique, intellectuel et psychologique. Son unique satisfaction est d'être tout seul. Il en vient même à détester le bêlement des moutons:

He wanted only to hear the whispering sound of the sea, and the sharp cries of the gulls [...]. And the best of all, the great silence. (p. 688)

L'îlot se vide de toute présence rassurante (même les oiseaux s'enfuient); en même temps, Cathcart se vide de toute substance humaine ("Like some strange etheral animal, he no longer realised what he was doing.") et sombre dans une espèce de démence. Il ne désire plus que la présence absolue de la mer qui, graduellement, fusionne avec l'île:

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18. "It was the automatism of sex that had caught him again" (The Collected Short Stories, p. 684).

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Only he still derived his single satisfaction from being alone [...]. The grey sea alone, and the footing of his sea-washed island. (p. 690)

Il en vient à réclamer la violence de la tempête pour que les vagues construisent autour de son îlot des remparts empêchant tout bateau de s'approcher:

He always liked the sea to be heavily roaring and tearing. Then no boat could get at him. It was like eternal ramparts round his island. (p. 690)

La stérilité qui règne dans cet univers est prémisse de mort. La haine de Cathcart pour toute création animale, dans la dernière phase de son expérience dans l'île, a conduit à la dissolution physique et spirituelle de l'individu. Voilà ce qu'il advient de l'idéaliste qui croyait avoir en lui assez de ressources pour s'épanouir en se coupant du flux vital qu'alimentent ses relations avec le reste de la création. Voilà la vraie mort: tel est le message du romancier qui, dans un dénouement qui a tout d'une apocalypse, retrace la régression de son héros qui meurt, vaincu par l'hiver élémentaire.(19) La neige recouvre tout dans un décor de cauchemar; la terre devient un cadavre dont la mer, couleur d'encre, se nourrit:

And the sea ate the whiteness of the corpse-like land." (p. 691)

Mer/Mère Méditerranée

Entre ces deux fables s'insère la création romanesque et poétique de Lawrence qui porte la marque du Sud. C'est en octobre 1912 que la Méditerranée, première étape d'un exil alors librement choisi, s'offre au regard ébloui de Lawrence: "The Mediterranean is a miracle of blueness and sunshine." Lawrence n'effectue en cette année-là qu'un faux départ puisqu'il consomme sa rupture avec l'Angleterre en 1919, année de l'exil. Cette fuite dans l'espace emprunte le chemin du Sud pour le romancier, comme pour les personnages de sa fiction contemporaine:

Always to go South, away from the Arctic horror [...]. To go out of the clutch of greyness and low skies, of sweeping rain and of slow blanketing snow... (20)

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19. "The elements! The elements! His mind repeated the word dumbly. You can't win against the elements" (The Collected Short Stories, p. 693).
20. St Mawr, p. 117

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On dissocie rarement le bleu du ciel et le soleil lorsqu'on évoque la Méditerranée. C'est un tout; le ciel est fondu dans l'eau, l'azur absorbé. L'eau méditerranéenne suppose donc une rêverie matérielle parfaitement pure. Mallarmé, au cours de l'un de ses séjours dans le Midi, déclare: "Il n'y a rien de marin dans ce lac intérieur, mais tout ce que l'eau pure peut nous faire rêver s'y voit." Le séjour méditerranéen va insuffler à Lawrence les énergies vitales et créatrices dont bénéficient l'homme et l'artiste. Il se fond au monde méditerranéen et l'expérience le régénère:

To look down the Salernian Gulf, south-east, on a blue day, and to see the dim, sheer rocky coast [...] is so beautiful, so like Ulysses, that one sheds one's avatars, and recovers a lost self, Mediterranean, anterior to us. (21)

Par une connaissance tout intuitive, Lawrence atteint les racines mêmes de la réalité du tempérament italien. Il est frappé par les individus dont la nature primitive, l'identité intacte les rapprochent d'un certain idéal païen, le paysan ou le berger de Sardaigne. on peut difficilement séparer la mer de la terre, ici, puisqu'au cours des siècles, pour des raisons historiques ou stratégiques, les paysans sont devenus marins. Ces hommes primitifs surgissent dans la fiction du romancier (The Lost Girl, Sun, etc).

Devenir une "créature" déterminée par l'intégrité, comme forme de complétude et de cohérence, s'avère être le but de la quête de certains personnages féminins des nouvelles méditerranéennes de ces années-là (Sun, The Lovely Lady, St Mawr). La fonction régénératrice de l'action conjuguée de la mer et du soleil opère une véritable transmutation, la conscience sanguine reprenant ses droits. Une véritable résurrection s'accomplit dans The Man Who Died, cette autre fable où les thèmes bibliques et païens sont associés à la Méditerranée. L'homme qui était mort emprunte un chemin qui le conduit du monde chrétien dans un monde païen ensoleillé, de l'hiver au printemps, saison du renouveau, pour atteindre, enfin, le jardin d'Eden: "I am risen!"

La mer: signifiant éclaté

Dans toute la fiction lawrencienne on relève des métaphores appartenant au "signifiant" mer: vague, houle, écume, coquillage, anémone de mer, autant d'éléments qui font partie du symbolisme aquatique. Ces métaphores traduisent dans l'ensemble le flux et le reflux des émotions.

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21. Letters III. Cambridge University Press, p. 462.

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Le sel, substance première "qui est sur le trajet métaphysique de l'essence" (22) transmet sa puissance corrosive à la femme souvent représentée comme "a pillar of salt", Lawrence reprenant à son compte l'épisode de la femme de Lot, dans la Genèse (23). On relève cette métaphore dans plusieurs nouvelles, mais c'est le cas d'Ursula, dans The Rainbow, qui paraît le plus significatif à cet égard.

Accueillante ou hostile, selon l'humeur des amants dans The Trespasser, la mer assume son rôle de témoin des épisodes heureux ou malheureux de leur idylle. Dans The Rainbow (24), ce rôle se précise dans les épisodes où Ursula et Skrebensky s'entre-déchirent. C'est la côte du Lincolnshire qui est témoin de leur ultime rencontre dans le chapitre "First Love". Alors que Skrebensky désire enlacer Ursula, l'enfermer dans un réseau de ténèbres et l'y maintenir (25), il est en présence d'un corps de sel qui le brûle de plus en plus et qui se transforme en poison. Les images s'entrecroisent, deviennent multivalentes, le réseau symbolique plus dense. Lorsque, brûlé par le sel, il précipite ses efforts pour étreindre la jeune femme, il éprouve la sensation d'être en présence d'une lame d'acier; les mains d'Ursula sont ainsi assimilées à des lames. Dans le baiser qu'ils échangent enfin, elle le détruit:

[...] she was fierce, corrosive, seething with his destruction, seething like some cruel corrosive salt around the last substance of his being, destroying him, destroying him in the kiss. [...] So she held him there, the victim, consumed, annihilated. She had triumphed: he was not anymore. (p. 299)

Le réseau des images mises en jeu dans cette scène exprime avec violence la destruction de l'homme par la femme tout en conférant une dimension quasi métaphysique au texte. L'homme est détruit dans son essence même: "His triumphant, flaming, everweening heart of the intrinsic male would never beat again."

Dans cette scène lunaire où la femme détruit le mâle dans un baiser mortifère, Ursula est en quête d'un maximum d'être, de cette transcendance que seul l'acte d'amour peut engendrer.

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22. DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris: Dunod, Bordas, 1984, p. 293
23. La femme de Lot fut transformée en une colonne de sel parce qu'elle aspirait à une forme de vie devenue destructrice dans les cités de la Plaine (Genesis, XIX, 26).
24. The Rainbow. Cambridge University Press, 1989.
25. "[...] he must weave himself round her, enclose her, enclose her in a net of shadow, of darkness..." (The Rainbow, p. 297).

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Mais elle échoue parce qu'elle affronte le néant en la personne de Skrebensky. Sa rage destructrice est d'autant plus intense qu'Ursula exalte son "anima" à un degré tel que la "rencontre" avec l'autre ne peut s'accomplir:

[...] she could be her maximum self, female, oh female... (p. 281)

L'expérience vécue par Ursula ne s'adresse pas à l'autre, parce qu'il n'est pas là, mais à son image à elle prise dans le flux de l'univers. Dans la scène finale, prélude à leur séparation, c'est à la mer qu'Ursula offre son ventre, alors que les rayons lunaires caressent sa poitrine. (26) L'amante renonçant à s'enfoncer dans la mer afin de poursuivre sa communion avec la vague, ce qui assouvirait son désir, se transforme en harpie pour le jeune homme impuissant à réduire la tension érotique qui s'empare d'elle; saisie d'une fièvre dont la nature rappelle les manifestations de l'éruption dionysiaque, elle est "possédée". L'ultime image qui s'inscrit dans la psyché d'Anton Skrebensky est un visage sur lequel coulent des larmes qui étincellent dans la clarté lunaire, comme si elles étaient chargées de sel.

Le comportement sadique d'Ursula dans ces deux scènes-clés du roman, représentation d'un moderne Sparagamos illustre l'irruption de la violence dans la sexualité, symptôme d'une situation de crise.

C'est le règne d'Aphrodite, née de l'écume de la mer, que Lawrence dénonce, parce qu'elle est "la reine des sens", de la sensation pure:

Aphrodite [...], she, born of the sea-foam, is the luminousness of the gleaming senses, the phosphorescence of the sea [...]. She is the goddess of destruction [...]. The flesh, the senses are now self-conscious [...]. They seek the maximum sensation. (27)

L'abandon à la sensation pure, la découverte du corps générateur de volupté ("ecstatic place of delight") qui conduisent l'homme et la femme à accepter la honte (28), excluent la tendresse. Pour Will et Anna, l'érotisme est une fin car ils ne peuvent pas sublimer l'être charnel. C'est ce que Lawrence condamne.

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26. "She gave her breast to the moon, her belly to the flashing, heaving water" (The Rainbow, p.444).
27. Twilight in Italy. Penguin Books, 1960, p. 42.
28. The Rainbow, p. 220.

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Dans Lady Chatterley's Lover, ultime exploration de l'univers érotique, la tendresse et "la honte" seront réconciliées. Les métaphores de mer ont alors une destination toute différente lorsque s'accomplit enfin l'union de l'homme et de la femme:

She could only wait, wait and moan in spirit as she felt him withdrawing [...]. Coming to the terrible moment when he would slip out of her and be gone whilst all her womb was open and soft and softly clamouring like a sea anemone under the tide, clamouring for him to come in again and make a fulfilment for her. (29)

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29. Lady Chatterley's Lover. Penguin Books, p. 139.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)