(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)

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L'autobiographie de Kathleen Raine :
Une ville, Une mer, Deux ports.

Claire Tardieu-Garnier

L'autobiographie de Kathleen Raine, l'un des plus éminents poètes anglais contemporains, se compose désormais de quatre volumes. Les trois premiers, Farewell Happy Fields (1973), The Land Unknown (1975) et The Lion's Mouth (1977), nous content d'abord une enfance partagée entre Londres et le Border Country, puis les années d'études, à Cambridge entre autres, enfin une histoire d'amour, point de départ de l'éclosion poétique et de la fructification dans le temps. Tout cela donc, regroupé dans une trilogie efficace, retraçant un itinéraire somme toute assez clair: une ville, Londres, contrastant avec les prairies heureuses de l'enfance; une mer, l'écriture poétique comme les vagues sur l'océan de la Tradition; un port, l'ile de Sandaig dans les Hébrides, où convergent trois entités : la vie, l'imagination, la création poétique. Même si le poète est installé à Londres depuis longtemps, son paradis s'appelle Sandaig et la vie semble parvenue à bon port. C'est du moins ce que nous dit Kathleen Raine en introduction à The Lion's Mouth :

Now, nothing more can in this life ever be added.

Or voilà qu'en 1990 paraît en Angleterre chez Green Books, un quatrième volume au titre un peu surprenant: India seen afar. Surprenant, parce qu'il évoque un pays fort lointain, fort éloigné de la culture occidentale de Kathleen Raine, marquée par le christianisme et surtout le néoplatonisme. Pourtant, c'est par la médiation de cette culture précisément que le poète est invité en Inde pour la première fois: en 1982, elle prononce l'allocution inaugurale de la Yeats Society Indienne. Premier voyage, première vision comme à distance d'un univers à la fois inconnu et familier avec lequel, pendant pratiquement dix ans, elle va entretenir une relation privilégiée. Alors, la question se pose: comment s'inscrit ce quatrième volume paru treize

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ans après les trois premiers dans le parcours de Kathleen Raine ? Y a-t-il continuité ou rupture ? On verra que la réponse est assez simple en ce qui concerne la ville Londres et l'océan de la Tradition ; mais qu'elle s'avère plus complexe pour ce qui est du port, car l'Inde aux paysages si différents n'incarne-t-elle pas un nouveau hâvre de vie ? Dans ce cas, que fait-on de Sandaig ? Le port d'arrivée de la trilogie paraissait si logique qu'on se demande quel ultime accomplissement le port indien peut bien venir offrir. C'est là tout le problème: Une ville, une mer, deux ports.

Donc tout d'abord, une ville, Londres, et plus particulièrement une banlieue, Ilford. C'est là que le poète voit le jour : "I was born at 6 Gordon Road, Ilford, on the fourteenth of June, 1908," écrit-elle dans Farewell Happy Fields mais à la page 79 seulement. Car le livre s'ouvre sur une expérience de l'Éden, de ces prairies heureuses du Paradise Lost de Milton. Dans sa petite enfance en effet, à cause de la première guerre mondiale, Kathleen Raine est envoyée chez sa tante Peggy Black, institutrice à Bavington, petit village du Border Country, lieu de vie simple et campagnarde échappant au progrès, où le Grand Temps cyclique fait encore tourner la roue des jours.

Le Border Country, c'est aussi pour l'auteur un rejeton du grand pays matriarcal de la Fable, l'Écosse, situé de l'autre côté du Mur d'Hadrien, presque à portée de main. L'Écosse incarne pour la petite Londonienne l'image archétypale du paradis, car c'est le pays d'origine de la mère, cette mère à l'âme poétique, Jessie Wilkie Raine, jamais tout à fait rompue à son exil, qui transmet à son enfant ses rêves secrets, sa perception du monde et la veine créatrice qu'elle-même a laissé tarir. "The poet in me is my mother's daughter," lit-on p. 20.

À l'opposé de cette enfance heureuse au pays de l'imagination, l'enfance malheureuse au pays du réel, d'un réel bafoué et bafouant l'individu dans sa dignité même. De Bavington à Ilford, triste retour. Les années de l'après-guerre voient en effet la ville de Londres s'agrandir de façon souvent anarchique et démesurée. Kathleen Raine compare cet accroissement à un cancer proliférant. C'est avec ses yeux d'enfant qu'elle voit la brique remplacer la verdure et emprisonner la terre sous une chape définitive. Ce sont ces yeux incrédules et révoltés qui contemplent le meurtre et parfois le suicide de la nature témoins ces ormes qui préfèrent tomber d'eux-mêmes, une nuit, à la faveur d'une tempête, plutôt que sous les coups de la hache qui doit les abattre le lendemain. La ville tentaculaire de Londres fait figure de tombeau, de cité de Dis, de royaume infernal où la vérité, le bien et le beau sont bannis.

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Ainsi la maison de West View qui succède à celle d'Ilford, avec son "terrific porter," symbolise-t-elle, nous dit l'auteur dans Farewell Happy Fields, la caverne de Pluton, caverne de l'incarnation également où les âmes immortelles viennent mourir à la vraie vie pour endosser "The garment of a body."

Dès lors toute la quête du poète s'orientera vers le paradis, monde idéal de Platon, ou monde transitoire du jardin d'Eden.

Il serait trop long de retracer ici tout l'itinéraire de Kathleen Raine. On dira seulement qu'après avoir cherché ce paradis à l'extérieur, dans le Cambridge de l'entre-deux guerres par exemple, qu'elle compare à la "terre gaste" de T.S. Eliot, après avoir vécu l'échec de deux mariages et opéré un retour régénérateur en un lieu comparable à Bavington, Martindale, Kathleen Raine s'installe définitivement à Londres en septembre 1940. Le voyage poétique prend alors sa dimension véritable, le navire est lancé en pleine mer. Malgré un environnement dégradant, d'énormes difficultés financières pour survivre, elle commence à écrire des articles dans la revue Horizon, et publie son premier recueil de poèmes, Stone and flower, grâce à l'éditeur indien déjà Tambimuttu. Devenue indépendante en quelque sorte, elle s'oriente résolument vers la création artistique, acceptant de suivre la voix de son daimon qui l'entraîne vers le pays de la poésie, port d'arrivée.

Le recueil The Year One (1952) marque le début de la maturité poétique. Premier chef d'oeuvre de Kathleen Raine, il comporte en particulier la très belle séquence northumbrienne. Ce long poème composé de cinq parties est l'expression poétique d'une vision de l'Arbre de Vie dans son perpétuel devenir à travers un cycle sans fin de vie et de mort. Le merle qui l'habite symbolise le verbe poétique, véritable voix oraculaire humaine.

En fait, ce poème est né d'une vision, elle-même née d'un rêve, lui-même né d'une rencontre, celle de Gavin Maxwell, auteur de Ring of Bright Water. Or il advient que, simultanément, par une troublante coïncidence, Gavin Maxwell écrit un poème, lui aussi inspiré par un rêve, très semblable à celui de Kathleen. Il s'avère aussi que Gavin a passé son enfance non loin de Bavington; qu'il possède en outre une Île dans les Hébrides, Sandaig, et que, devant la maison, se dresse l'arbre du rêve de Kathleen, le sorbier de vie, hanté par l'oiseau et son chant. La convergence entre le rêve, l'imagination créatrice et la réalité semble marquer une apothéose dans le parcours poétique de Kathleen Raine.

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Pour la première fois, le sanctuaire intérieur où la voix du poète avait trouvé refuge peut s'ouvrir et s'élargir aux dimensions d'un paradis extérieur, existant dans l'univers de la matière et de la forme, à son image. Une grande floraison de poèmes s'ensuit: l'auteur s'impose bientôt comme l'un des poètes majeurs de sa génération, pourtant en marge des courants de son époque. Sandaig ou le port d'arrivée. Malgré l'échec de cet amour que relate le troisième volume de la trilogie, Sandaig demeure le symbole du paradis, du lieu où malgré le temps et la douleur, tout demeure à jamais présent. Il incarne un monde de certitudes, certitude quant à la pérennité de la vision et de l'amour, comme le prouve la brassée rouge de sorbier que Kathleen jette dans la tombe de Gavin, et certitude quant à la poésie:

What is all the art and poetry of the world but the record of remembered Paradise and the lament of our exile?

La ville de Londres et la maison de 47 Paulton's Square n'en demeurent pas moins encore aujourd'hui le lieu où le combat s'incarne. Combat pour la poésie, pour un idéal. C'est aussi l'adresse de la revue Temenos que Kathleen Raine a fondée, en 1981, avec quelques amis, revue dont le treizième et dernier numéro vient de paraître. "Temenos" désigne l'aire sacrée autour d'un temple et suggère le lien intime entre le sacré caractéristique des oeuvres imaginatives de presque toutes les sociétés humaines. Cette fondation marque la concrétisation d'un combat contre le matérialisme de la société anglaise dont le poète a souffert tout au long de sa vie. Combat que la découverte de l'Inde justement fortifie. Car c'est en Inde que le poète est entendu, et peut nouer des amitiés indéfectibles avec d'autres "gardiens" du monde de l'imagination; c'est en Inde que ce réseau de "résistants" si difficile à constituer en Angleterre autour de la revue Temenos se trouve soudain élargi et reconnu; en Inde enfin que le projet de fonder la Temenos Academy, sorte d'université de la Tradition, reçoit un soutien moral et intellectuel non négligeable, à travers des personnalités éminentes de la culture indienne, les philosophes Ramu Gandhi et Raja Rao par exemple, des femmes illustres comme Kapila Vatsyayan, ou Kamaladévi Chattopadhyay, des chanteurs de musique Dhruvapada ou des peintres du "quartier latin" de Delhi.

On peut alors s'interroger sur la nature et la profondeur de cet océan que Kathleen Raine a découvert et qui l'a portée jusqu'en Inde.

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En fait le voyage poétique suit un tracé spirituel bien défini qui commence avec l'enfance marquée par le contraste entre un père presbytérien, professeur et prédicateur, et une mère pleine de poésie comme nous l'avons vu. Auprès d'elle, l'enfant se nourrit de fables et de légendes écossaises où le surnaturel n'est pas absent, et développe une propension à l'imagination. Cette mère, férue de poésie romantique, qui s'évanouit dans l'église de Cranbrook Park quand le sermon s'éternise, s'est forgé une religion qui déborde largement du cadre dogmatique de l'église : elle est teintée d'un certain animisme ou panthéisme dont hérite la petite fille. (À plus de quatre-vingts ans, Jessie Raine lisait d'ailleurs les Upanishads, George Russel, GRS Mead, avouant à sa fille qu'elle s'était toujours bien gardée de lire Le Voyage du Pélerin de Bunyan.) L'austère religion du père en revanche, issue du méthodisme de John Wesley, exclut toute fantaisie, et ne peut rendre compte ni de la beauté, ni de l'animalité ou du caractère sauvage et indompté de la vie. C'est un idéal altruiste qui se confond avec l'image de la Jérusalem céleste et du règne de l'amitié sur la terre. Mais la beauté sauvage du monde, précisément, fascine l'enfant et l'entraîne dans des expériences quasi-mystiques beaucoup plus exaltantes que les sermons de Mr. Howatson, prédicateur à Bavington.

On peut rappeler à cet égard certains épisodes longuement décrits dans le recueil autobiographique Faces of Day and Night, repris ensuite dans Farewell Happy Fields, en particulier celui de la mise à mort d'un taureau qui revêt une apparence de taurobole initiatique.

Autant d'expériences qui révèlent une dimension de croyance, de spiritualité, dépassant largement le cadre orthodoxe de l'église. Malgré une très brève incursion dans la foi catholique sous l'influence de Graham Greene et d'Antonia White, on peut dire que Kathleen Raine n'a jamais pu adopter aucun dogme. Par contre, lorsque à la faveur de ses travaux sur William Blake entamés dès après la guerre et qui donneront le magnifique ouvrage Blake and Tradition, elle découvre la philosophie platonicienne, elle a le sentiment de renouer avec une connaissance familière, de se saisir du fil d'or dont parle son mentor. Elle adhère sans difficulté à la croyance en l'immortalité de l'âme, au mythe de l'incarnation des âmes dans la matière sensible, tel qu'il est exposé dans le mythe d'Er le Pamphélien au Livre X de La République, et cela d'autant plus facilement que le sentiment de l'exil ne l'a jamais quittée. Elle adhère aussi à la théorie de l'anamnèse puisque l'expérience du sorbier, entre autres, en est une illustration vécue. Elle adhère à l'esthétique de Plotin dont la vision du déploiement de l'Un dans le multiple autorise un certain panthéisme et correspond tout à fait à sa propre perception du monde. Elle revendique aussi l'influence d'oeuvres ésotériques de Swedenborg à

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Jacob Boehme, lectures effectuées sous la férule de son maître éternel, William Blake. L'aphorisme de Boehme "All that is above is also beneath" sied particulièrement à la démarche créatrice du poète pour qui la nature est un grand livre dont l'artiste s'efforce de déchiffrer le sens. Kathleen Raine noue enfin des amitiés avec Gilbert Durand, Henry Corbin, découvre le soufisme d'Ibn Arabî, lit les Upanishads, le vedanta. Aussi, en abordant le rivage indien à soixante-quatorze ans, paraît-elle seulement suivre un courant naturel; comme si les eaux de la Tradition occidentale rejoignaient celles de la Tradition orientale pour former un vaste océan insondable à la dimension de la culture humaine au sens le plus large du terme.

La continuité n'est pas aussi évidente quant au port d'arrivée, si différent de Sandaig. India Seen Afar nous entraîne dans l'Inde du Nord  beauté du temple de Konarak dans l'or des rayons de Surya; sculptures et peintures bouddhiques des grottes d'Ajanta, temple de Shiva à Varanasi; Agra, Jaipur parés de joyaux. Récit de voyage donc où la mémoire retient la beauté du détail, du visage sur la pierre, de l'arbre devant la maison, plutôt que le nom sur la carte ou l'image précise. Récit d'impressions, d'imprécisions même, d'incertitudes. Tel est le ton du livre comme en témoigne cette interrogation initiale :

Did I arrive? Perhaps I have not arrived am as far from India as before I set out.

En fait, pour Kathleen Raine, l'Inde représente cette vérité floue insaisissable, ce port d'attache qui se profile dans le lointain comme un mirage toujours renouvelé, rivage aussi fragile qu'un rêve, qu'on doute d'avoir foulé.

Donc, ces deux ports, l'un proche et fait de certitudes, l'autre distant "seen afar" et fait d'incertitudes ne se contredisent-ils pas, ne s'anéantissent-ils pas l'un l'autre ? Le premier signe l'intégration définitive des prairies heureuses comme constitutives de la personnalité poétique. Au cours d'une soirée donnée au British Council en 1989, Claude-Michel Cluny avait dit à Kathleen Raine :

On dirait que votre enfance contient toutes les graines de votre poésie ultérieure, sorte de terreau inépuisable, comme si tout y était déjà écrit et qu'il ne restait plus au temps qu'à opérer la floraison.

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Alors que représente l'Inde, elle aussi marquée par l'enfance, l'enfance-multitude, l'enfance rieuse, choyée par une famille toujours innombrable qui s'entasse sur les camions tout décorés de paillettes et de guirlandes ? Enfance féerique de l'Inde, enfance du dieu Krishna qui vola le beurre des gopis et libèra le serpent après l'avoir conquis. Cette enfance, nous dit Kathleen Raine, a des yeux millénaires. Au fond de son regard, l'Inde joyeuse n'est pas insouciante, elle porte en elle la tradition la plus vieille du monde. Elle est le berceau des civilisations et des grandes religions. Retour à la source ultime donc et retour aux berges de la mémoire intime. Dans ses multitudes innombrables, le peuple indien témoigne d'un mode de vie ancestral familier. En approchant de ce rivage, le poète semble renouer avec son enfance du Border Country où "unité d'être" et "unité de culture" selon l'expression de Yeats avaient encore une réalité. India seen afar s'inscrit non seulement dans la continuité de la trilogie, mais poursuit plus loin. Car la sagesse de l'Inde, c'est aussi la connaissance de la mort.

Et Kathleen Raine de nous relater son voyage à Varanasi où les vivants, les mourants et les morts se côtoient sur les berges du fleuve sacré. En regardant les petites lueurs des lampes s'enfuir à la surface du courant on songe à la rivière de vie de la première page de Farewell Happy Fields. Le port de l'Inde, c'est la mort. Non pas la mort définitive, mais la mort-passage, la mort-instant où l'on tourne la page dans le livre de la vie.

On s'aperçoit alors que loin d'être antinomiques, ces deux ports sont en fait complémentaires. Le premier, hâvre de conviction et de certitudes, est celui de la jeunesse, celui qui fait vivre, créer. Le second, hâvre de doute et d'incertitudes, est celui de la vieillesse, celui qui fait mourir, dénouer. Aujourd'hui, à quatre-vingt-quatre ans, Kathleen Raine s'accommode mieux de ce port-là : l'Inde ou le noir éblouissement; et le sentiment d'avoir retrouvé une sorte de fidélité à soi-même, vérité intérieure inspirée moins par la clarté des réponses que par la sombre beauté des questions.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1993)