(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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Chant d'innocence ou chant d'expérience : l'itinéraire de la douleur dans In the Springtime of the Year de Susan Hill

Michèle THERY (Université Paul Valéry - Montpellier 3)

In the Springtime of the Year, paru en 1974, raconte une histoire à la fois simple et tragique, qui passe dans la campagne anglaise à un moment indéterminé ("some indeterminate time earlier in this century," écrit Susan Hill dans la postface[1]). Ruth a perdu son mari Ben, bûcheron, tué par la chute d'un arbre. I1 avait 29 ans; elle en a 20; ils étaient mariés depuis peu de temps. L'histoire est celle du lent cheminement de Ruth, sur près d'une année, d'une douleur atroce, écrasante, à une certaine sérénité.

Outre la référence à la ballade populaire The Lincolnshire Poacher (dont un vers est "in the season of the year"), le titre renvoie en partie au moment de la tragédie, puisque Ben est mort juste avant le début du printemps, mais il inscrit également l'histoire dans un temps plus long, le cycle complet de l'année, le livre se terminant à la fin de l'hiver.

Il s'agit d'un parcours de l'innocence et de l'ignorance de la jeunesse à l'expérience de la douleur; une première partie présentera les étapes de ce lent cheminement vers le salut - vers le moment où Ruth constate qu'elle est capable de continuer à vivre. Sa survie, comme la mort de Ben, s'inscrit dans une totalité signifiante, celle de l'univers vivant, des cycles du temps et de la nature: une deuxième partie consistera donc en une analyse du sens de son itinéraire - un itinéraire que l'on ne peut comprendre toutefois sans référence à toute une symbolique chrétienne, qui sera l'objet de la troisième partie.

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L'histoire de Ruth - la structure du roman

Les quinze chapitres du roman sont répartis en trois parties inégales, dont la première est très courte puisqu'elle coïncide exactement avec le chapitre 1 : cette première partie et la troisième se succèdent immédiatement - pour ce qui est de la chronologie -, tout en étant séparées par les huit chapitres de la deuxième partie, qui consiste en plusieurs retours en arrière, à la fois sur le passé plus lointain d'avant la tragédie et sur le temps écoulé depuis la mort de Ben.

Le chapitre 1 se situe fin août, six mois après le drame, qui n'est pas évoqué par l'image brutale d'un corps écrasé sous un arbre, mais au contraire, beaucoup plus puissamment, par une absence terrifiante: l'oppression initiale du vide, du néant, du non-être qui rend sa propre existence insupportable à Ruth :

She thought suddenly, I am alone. I am entirely alone on this earth; there are no other people, no animals or birds or insects, no breaths or heartbeats, there is no growing, the leaves do not move and the grass is dry. There is nothing. (SY 9)

Au commencement, le temps n'était plus que chaos :

those first weeks, when morning and night, Monday and Friday and all the hours between them had been shuffled together and with no purpose to any of them. (SY 10)

Puis le sentiment de chaos a fait place à l'oppression, sans doute pire encore, d'un temps qui n'est plus que le prolongement infini de l'absence :

[there] were days which were worse than those at the beginning, because she was no longer shocked or numb now, and so she knew, that it was true and would go on being true. (SY 17)

Le premier chapitre se clôt sur la décision que prend Ruth d'aller voir Potter, le compagnon qui était avec Ben au moment du drame. Pour savoir. Savoir quoi ? Susan Hill ne le dit pas explicitement à ce stade et cette interrogation, présente au coeur de tout le roman, renvoie bien au-delà de la réponse à une question simple (portant sur les détails matériels de la mort accidentelle de Ben): elle aboutit à une suspension, sur laquelle s'interrompt la première

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partie. La réponse ne sera donnée que beaucoup plus tard: il s'agira pour Ruth d'une étape décisive puisqu'elle redonnera un certain sens à son existence.

Avant cela toutefois, un retour en arrière situe les éléments du drame en revenant d'une part sur l'harmonie antérieure d'un couple dont l'histoire est évoquée en quelques scènes brèves, et d'autre part sur les circonstances du drame lui-même.

La deuxième partie du livre débute l'avant-dernier jour de février; mais dès les premiers mots, comme repoussant l'instant d'arriver à l'événement tragique, le récit remonte immédiatement au jour précédent, par un simple plus-que-parfait qui a pour effet de freiner la progression de la narration :

The day before, she had been into the market at Thefton and bought a present for Ben there. (SY 23)

L'absence de Ben pourtant est déjà inscrite dans cette narration puisque, dès avant le drame, tout est raconté à travers Ruth: le plus frappant est le récit, ou plutôt le non-récit de l'accident. Ruth, qui nageait dans le bonheur illusoire d'un faux début de printemps, est soudain, inexplicablement, saisie d'une terreur indicible alors qu'elle étend du linge dans le jardin :

As she lifted up a shirt and shook it open, she felt as if she had been struck in the face; but it was not pain, it was a wave of terror, rising, breaking and pouring down over her, the sky seemed to have gone black. (SY 26)

Ce sera le début de l'enfermement: quand on viendra lui annoncer ce qui s'est passé, elle refusera d'écouter et de voir les autres, leur opposant ses hurlements pour ne pas entendre leurs paroles. Enfermement, refus de la réalité, au point de refuser d'aller voir le cadavre chez les parents de Ben, les six mois qui suivent sont marqués par des alternances entre de longues périodes de détresse où dominent douleur et sentiment d'absurdité de l'existence, et des moments rares, brefs mais très intenses d'illumination, d'apaisement, qui lui apportent comme une révélation. Illumination au sens littéral, car ce sont toujours des instants où la lumière joue un rôle - qu'ils se produisent à l'église, ou dans un autre cadre que le monde clos de sa maison. Ainsi pendant cette journée de quasi bonheur qu'elle passe avec Jo, le jeune frère de Ben, au bord de la mer, et qui représente l'ouverture sur l'immensité du large.

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La deuxième partie du roman s'achève sur une immobilité qui est encore suspension, tant la phrase finale traduit une absence d'ancrage temporel, comme si le temps passait sans la concerner :

And then, at the beginning of July, when she felt that she had lived alone forever and yet could not accept that Ben was dead, the hot, hot days had begun. (SY 117)

Le chapitre 10, qui débute la troisième partie, fait donc suite au chapitre 1 ("Tomorrow she would go there. Tomorrow." -SY 19), mais ici encore, l'instant décisif est repoussé :

But she did not go to see Potter the following day; it took her a week to summon up the courage, and in that time summer slipped into the beginning of autumn. (SY 212)

Le chapitre 10 est essentiel : Ruth accepte enfin d'entendre comment tout est arrivé, et à la fin du récit de Potter, le compagnon de Ben, elle éclate en un torrent de sanglots enfin libérateurs :

She wept as she had never wept before in front of any human being and it was a good thing to do, it was of more value than all the months of solitary mourning. It brought something else to an end. (SY 135)

La troisième partie du livre marque la réouverture au monde, aux autres, puisque Ruth, ayant rencontré dans les bois le pasteur du village, qui vient de perdre sa petite fille de trois ans, retrouve une fonction que l'on pourrait appeler sociale en s'installant une semaine entière chez le pasteur pour y accomplir humblement toutes les tâches domestiques que la femme de celui-ci est devenue incapable d'assumer. Un rôle que Ruth conservera même une fois rentrée chez elle puisque, peu de temps après, c'est Alice, la soeur de Ben, qui, enceinte, vient chercher refuge auprès d'elle après avoir été rejetée successivement par son amant et par ses propres parents.

Dans cette troisième partie, Ruth a retrouvé une place dans un univers qui ne se réduit plus à une maison-refuge, refuge en apparence seulement, mais en fait lieu de chaos et de mort ("silent like a coffin"); et si le livre se termine sur la fermeture d'une porte ("Ruth closed the door" - 170), la signification de ce geste n'est plus du tout la même qu'au début, malgré le parallèle évident ("She closed the door behind her." [SY 9]).

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La signification en est autre, ne serait-ce que parce que Ruth a retrouvé une identité (un nom); mais surtout parce que l'image de cette porte qui se ferme est le signe de l'achèvement d'un cycle (sa maison étant devenue un espace plein, véritablement protecteur, puisqu'elle y accueille une promesse de vie au lieu de refermer une porte sur un néant). Ce cycle qui s'achève est toutefois l'aboutissement d'un itinéraire long et douloureux.

L'itinéraire de Ruth : l'apprentissage de la connaissance

Du désespoir à l'acceptation, du chaos à l'ordre. Mais essentiel: dès le début, après le choc initial, elle a la certitude, même à peine esquissée, que c'était bien ainsi, qu'il y a une cohérence dans tout ce qui est arrivé. C'est donc elle qui doit parvenir à la conscience de cette cohérence; c'est elle qui doit faire le chemin. Susan Hill en prête la remarque à Ruth elle-même, à propos du pasteur et de sa femme :

they had to make the journey through their own grief. (SY 1 50)

1) Désespoir et chaos

Le personnage de Ruth, soudain, n'est plus inscrit dans un temps ni un espace d'harmonie. Il se produit, avec la perte de Ben, une rupture d'autant plus brutale, au niveau personnel, que Ruth, depuis la veille, nageait dans le bonheur ; mais ce choc est aussi présenté comme ayant des répercussions cosmiques. Ainsi, à l'instant même de la mort de Ben, Ruth éprouve-t-elle brutalement cette terreur paralysante, tandis que le ciel semble soudain s'obscurcir - effet de "pathetic fallacy," sans doute, mais surtout signe immédiat de la dysharmonie qui s'est installée entre le personnage et le monde.

Le premier contact de Ruth avec ceux qui viennent lui parler de la tragédie est associé à une distorsion terrible de la réalité telle qu'elle la perçoit :

They seemed like giants moving towards her, giants with enormous arms and striding legs and bodies like rocks. (SY 29)

D'où sa réaction quand ils prétendent imposer l'ordre d'un discours à une réalité qui n'est que chaos; elle ne peut leur opposer que le bruit et la fureur de ses propres hurlements, en un torrent de sons anarchiques :

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[Potter] opened his mouth and began to speak, while the others stood silent behind him in the doorway, and that was when she had blocked her ears and begun to scream, she would not listen. She knew all she needed to know. Ben was dead. She wanted them to say nothing of how it had come about or what the falling tree had done to his body, she tried to drown it all, and the very sight of them, with her own screaming. (SY 29)

Le temps, dimension essentielle des personnages, a, lui aussi, logiquement, perdu sa cohérence :

Afterwards? She had not thought of it, such a time did not yet exist. (SY 44)

C'est si vrai que la tentation de disparaître pour ne pas avoir à faire face à la réalité est traduite ici par une distorsion des images de naissance, dans ce passage où Ruth s'endort dans son bain comme dans la sécurité du liquide amniotique ("As long as I lie here, as long as this water is all around me, nothing bad can come about" - SY 38). Mais son réveil n'est qu'une naissance à la douleur de la conscience retrouvée, à un monde blanc et froid, inondé d'une lumière dure :

The white walls and porcelain of the sink and bath, the glass of the window, were too bright, burning her eyes, she wanted to put up a hand to shield herself from the glare of them, and the towel felt coarse and grainy, chafing her skin as she dried it. She had emerged from a dream in which there had been warmth and safety, into this bleak room. It was too real to be borne. (SY 38)

Le chaos du présent est rendu d'autant plus sensible par le très fort contraste avec le passé, la vie avec Ben, décrite comme harmonie et plénitude.

2) Le passé

La vie avec Ben est toujours évoquée dans le contexte bucolique d'une profusion de végétation, de couleurs et de lumières: Ben et Ruth se sont rencontrés dans la campagne, et les quelques évocations des premiers temps de leur relation sont toujours riches de couleurs, de formes, de vie végétale (et animale) :

It was June. Hot, But the trees were still a fresh, sappy green, and the hay was full of clover. Taveller's joy and the white, bell flowers of convolvulus were

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thrown over all the hedges and trailed down like ragged clothes set out to dry, the fields were set about with ox-eye daisies and corn-marigold. (SY 89)

Leur jardin d'ailleurs, loin d'être un simple décor bucolique, était le lieu privilégié où s'était construite l'harmonie du couple, où Ben avait transmis à Ruth une partie de ses connaissances sur la nature.

Car le personnage de Ben était associé à une vision du monde sinon idyllique, du moins cohérente et même harmonieuse; Ben était l'initiateur, l'interprète, celui qui connaissait les saisons et les lois de l'univers, les étoiles dans le ciel etc. : "he had been at one with things" (SY 65).

Ben est associé à l'image du cercle, i.e. la perfection et la finitude, la sécurité aussi :

And the two occasions [leur première rencontre et leur dernière soirée ensemble] formed the beginning and the end of a complete circle, a small circle, but one within which she seemed to have spent the whole of her life. (SY 92)

Dès sa rencontre avec Ben s'était imposée à Ruth l'évidence que leur union était tout simplement dans l'ordre normal des choses :

Then, everything had fallen into place, and she was not surprised at it, only felt more than ever in possession of herself and of the world. (SY 92)

C'est pourquoi les retours en arrière sur ce passé heureux, antithèse et cause à la fois des pires moments de souffrance, occupent la partie centrale du livre.

Le monde n'est donc plus que chaos parce que Ben est mort, mais la violence du choc qui atteint Ruth provient de la "faille tragique" que constituent son aveuglement et son orgueil. Le mot "pride" revient souvent: c'est ce dont l'accusent, à tort, les parents, surtout la mère et la soeur, de Ben. Si leur interprétation est dénoncée comme fausse, en revanche l'orgueil dans ses conséquences tragiques, ou du moins une présomption excessive, est bien une dimension du personnage, incapable de percevoir la fragilité du bonheur.

Son itinéraire consiste donc largement en une initiation, un apprentissage de l'humilité et de la connaissance.

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3) Le chemin de la maturité

I1 passera donc d'abord par la punition de cette attitude d'orgueil. La scène du dimanche à la campagne, moment de bonheur intense, se conclut par ces mots :

Ruth had closed her eyes and prayed for this never to end. (SY 93)

Quelle présomption que d'avoir osé vouloir que le temps s'arrête! Quelle présomption encore, que cette certitude absolue, pour Ruth, que le printemps est arrivé, que tout n'est que bonheur dans la nature, et sa vie avec Ben le symbole même de cette perfection universelle. Alors qu'en réalité le sens de cette perfection relève d'un ordre supérieur qui la dépasse totalement, et qui inclut la mort de Ben - mais cela, elle ne le comprendra que plus tard.

Son "orgueil" (l'hubris de la tragédie) consiste à nier le temps et la mort, à refuser d'admettre que l'essence même de la vie est évolution permanente. Elle est donc "punie" d'avoir prétendu ignorer les lois de la nature - punition tragique entre toutes que de perdre l'être qu'elle aime par-dessus tout -; c'est pourquoi sa très lente "guérison" passera par sa réinsertion dans l'ordre naturel des choses, symbolisée par exemple par ces humbles tâches qui consistent à nourrir les animaux (l'âne et les poules) ou à travailler son jardin.

Il y a là, semble-t-il, une référence claire à l'imagerie microcosme-macrocosme: car la restauration de l'ordre ne concerne pas Ruth toute seule. C'est, bien au-delà de son seul personnage, dans le contexte tout entier et dans le tissu narratif qu'est lentement restaurée la chain of being, par un processus de continuité qui, malgré les ruptures, prend son sens petit à petit, à travers des détails de la narration: ainsi l'arrivée d'un nouveau-né chez le pasteur le jour même de la mort de Ben, ainsi la promesse de vie représentée par l'enfant qu'attend Alice, ainsi le personnage de Jo, le petit frère, dont Susan Hill fait comme une réincarnation de son grand frère, et qui, comme lui, sait interpréter les mystères du monde pour les rendre intelligibles à Ruth.

La réinsertion de Ruth se fait donc lentement, par étapes douloureuses. Quelques scènes jalonnent son itinéraire, qui sont autant de signes de cette régénération; comme celle où Ruth, revenue dans la clairière où Ben a été tué, surprend un groupe de petites filles venues enterrer un oisillon, et qui se livrent à une sorte de rituel mystérieux - scène ludique bien sûr, mais cet enterrement symbolique constitue une représentation (dramatique), donc une objectivation, nécessaire sur le lieu même de la mort de Ben.

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De la même façon, le fait qu'elle se force à regarder le petit corps d'Isobel dans son cercueil, chez le pasteur, alors qu'elle a refusé de voir celui de Ben, est une manière de rejouer les scènes du deuil, étape obligée d'un travail qu'elle avait refusé dans un premier temps.

Et il y a surtout ces instants de véritable illumination, tel celui de Pâques qui, outre sa signification chrétienne, représente aussi l'époque du renouveau, de la renaissance de la nature, dont l'un des signes est le retour des couleurs :

Ruth thought that she could never have seen so many different shades of green; the emerald of the larches that fringed the beech woods, and the yellowish-green early poplars, ash-green willow leaves and the pale, oaten-olive tinge of the young wheat. (SY 103)

D'ailleurs, c'est au moment où elle se prépare à aller voir Potter qu'elle retrouve le sens des couleurs et des odeurs dans un monde où, jusqu'à présent, seules les références au passé, à l'époque où Ben était vivant, s'accompagnaient de mentions de couleurs. Le monde de Ruth après le drame a été longtemps un monde réduit à des formes, voire à un squelette (et cela tant qu'elle n'a su regarder que les ombres au fond de la caverne):

There was no colour, but there were shapes. (SY 9)

La décision même d'aller voir Potter est essentielle. Elle est une source de métaphore de la connaissance devant laquelle Ruth hésite parce que, une fois que l'on sait, on ne peut plus revenir en arrière. Retarder le moment d'aller voir Potter, c'est retarder le moment d'accepter l'ordre des choses, et donc la maturité.

Mais peu à peu, le personnage de Ruth se réinsère dans un ordre de la nature dont elle accepte les lois, en prenant conscience en particulier de ce que la mort est une étape indispensable dans le vaste cycle de la vie. Elle finit par accepter la pourriture elle-même comme une étape nécessaire du cycle :

She sat in the garden [...] which was very still, very dark and smelling of decay, [...] and [...] felt that she was the still centre of a disintegrating universe. (SY 138)
There was a slow fermentation of leaves and soil and fruits and fungus. [...] She was half-afraid of the sweet smell of decay. (SY 139)

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There was mould and corruption and fading, things dried and fell, and were gradually blotted up by the moisture from the earth. There had been spring and there would be winter. But then spring again. Death and a new life. [...] It was change, and she could only let it overtake her, without knowing what might be to come, what emotions and beliefs and experiences would replace those of the past. But they could only grow up out of the soil of that past. So everything had been necessary. (SY 136)

Ainsi comprend-on mieux que le jardin et l'environnement campagnard ne constituent pas simplement un joli cadre bucolique ou des éléments de décor permettant des effets faciles de pathetic fallacy, mais bien le lieu privilégié de l'initiation, celui où l'on saisit la vérité du monde parce qu'ils s'inscrivent dans un cycle cosmique dont l'être humain n'est qu'un élément. Il y a là une dimension panthéiste bien traduite par une réflexion prêtée à Ruth :

She had always sensed that heaven was no further away than the tips of her own fingers, and if she were given eyes to see, it would be there, all about her and astonishingly familiar. (SY 136)

Ce qui rend possible la prise de conscience de Ruth, c'est en partie le passage du temps, bien sûr, mais c'est aussi l'intuition, présente dès le début, même aux pires moments, qu'il y a une cause, une cohérence dans tout ce qui arrive - résumée par ce mot "pattern" qui revient comme un leitmotiv, à l'opposé des images de chaos, et en concurrence avec elles mais cet ordre, la cohérence de ce schéma ne sont entrevus que fugitivement au départ, bien qu'ils soient inscrits dans une continuité. Ce sont des intuitions fulgurantes, des instants de certitude absolue. Aussi, si l'on peut voir une dimension panthéiste dans le fait que, parvenu à un certain degré de maturité et d'acceptation, le personnage de Ruth s'inscrit dans un schéma global qui est celui d'un univers cohérent et signifiant, une autre dimension à prendre en compte néanmoins est la dimension chrétienne, car cet itinéraire qui est sans aucun doute une initiation à une forme de connaissance et de sagesse est aussi un chemin de croix. Parce que s'il faut accepter l'ordre des choses de la nature, toutefois accepter la mort d'un être jeune, en pleine force de l'âge, suppose que l'on croie à une cohérence qui se situe bien au-delà d'un simple ordre naturel. Un arbre apparemment sain ne devrait pas tomber soudainement sur un homme jeune et plein d'avenir. Il faut donc croire qu'il y a derrière tout cela un grand dessein qui dépasse l'individu, et qui est de l'ordre du divin.

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La symbolique chrétienne

1) Quelques références

Elle est présente sous la forme de détails qui peuvent sembler anecdotiques mais qui ont une signification symbolique. Ainsi le choix des prénoms : Ruth, le personnage de la veuve dans la Bible, Ben, l'un des fils d'Abraham, dont l'un des frères cadets s'appelle Joseph. Jusqu'à l'âne lui-même, baptisé Balaam, un nom dont le choix est expliqué au début dans un passage qui n'est pas sans rappeler la Genèse, etc.

On peut citer aussi, comme repères en quelque sorte, le lieu choisi pour le moment où s'est décidé l'avenir de Ruth et de Ben, une petit église très simple dans la campagne, ou encore leur jardin, image de l'Eden, naturellement, bien que ce soit là une image à interpréter avec une certaine distance. D'autres symboles sont plus explicites: ainsi quand, dans un moment de désespoir, Ruth se débarrasse de presque tous les objets qui ont appartenu à Ben, parmi les rares livres qu'elle garde se trouvera le Pilgrim's Progress.

Mais la dimension chrétienne du livre ne se limite évidemment pas à des détails anecdotiques: elle touche à sa signification la plus profonde. S'il est dans l'ordre normal des choses que la vie évolue, et mène à la mort, en revanche la mort d'un être jeune, on vient de le voir, n'est pas si normale. Elle peut même apparaître parfaitement scandaleuse; on peut la voir comme l'instrument d'une mise à l'épreuve - pour Ruth -, mais aussi comme le signe même de la nature symbolique du personnage de Ben, celui qui dès le départ était destiné à ne pas rester ici bas : l'image du Christ.

2) Ben et l'image du Christ

Le personnage de Ben apparaît indiscutablement comme la figure du Christ. Ben est celui qui dit la vérité, qui révèle les gens à eux-mêmes. Une scène très significative est celle qui suit immédiatement la mort de Ben :

In that moment he [Potter] had discovered some great, clear truth and that truth had changed him. Kneeling on the moist earth beside the still figure, he had felt entirely alone with death and known that it was good. If he had ever doubted immortality, he could not doubt it now. Awe had come over him, and a kind of reverence, he had knelt and been, for a while, paralysed, for the whole wood was filled with this momentous thing, this parting of body and soul. (SY 61)

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Comme en écho, la réflexion de Ruth à la veille de Pâques, devant la tombe de Ben :

She thought, then, of that other body, carried away from the terrible cross at dusk, and the great stone rolled in front of the tomb, imagined how it must have been inside, echoing and fusty as a cave, with the limp figure drained of all its blood and bound about in cloths. (SY 106)

Ben avait un pouvoir visionnaire, que Ruth voit comme "the gift of angels" (p.112). Aussi la scène, présentée sous forme de réminiscence, où Ben choque beaucoup Ruth en lui parlant de la mort, apparaît-elle un an plus tard comme prophétique, comme une annonce qu'il aurait tenté de lui faire de sa propre mort :

'Ruth? Don't you think about dying?'
'No. I don't know.' [...]
'It is all around us and within us and outside of us. Us. And once you know that, then it doesn't matter at all.'
'Don't... don't talk about it, you mustn't talk about dying. You must never, never die. I won't let you die.'
'Ah, Ruth.' And he had looked at her, his face full of a kind of sadness, and knowledge. 'Ah, Ruth.' (SY 110-111)

Cet échange faisant suite à une conversation entre eux sur le Vendredi Saint, sa signification est évidemment inséparable des circonstances de la mort du Christ, et cela d'autant plus que l'on peut voir des symboles du même type associés à la mort de Ben, tel le ciel qui, pour Ruth, s'obscurcit soudain au milieu de l'après-midi, au moment même où Ben est comme crucifié par le tronc d'arbre qui l'abat brutalement.

3) La voie de la rédemption : de l'innocence à l'expérience

L'innocence de Ruth au début du livre est semblable à celle de l'enfant nouveau-né qui, s'il n'a rien fait de mal, est néanmoins marqué par le péché originel. C'est le sens de cette réflexion prêtée au personnage :

She knew that the fault was not in the world but in herself. (SY 116)

Le sentiment, très chrétien, de culpabilité, pour être diffus, n'en est pas moins présent dans tout le livre. Ainsi cette réaction presque immédiate de Ruth, considérant qu'elle a commis une mauvaise action en se débarrassant, dans un geste presque désespéré, de toutes les

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affaires de Ben, qu'elle a données à un chiffonnier. L'idée que le pardon est nécessaire s'exprime à plusieurs reprises, et la fête de Pâques est annoncée ainsi :

she understood that the forgiveness had come. [...] She wanted that, fresh air and light, everything must be light. (SY 101)

Le thème de la faute coïncide d'ailleurs avec celui de la faille tragique: l'orgueil est un péché, l'humilité une vertu. Elle a commis typiquement un péché d'orgueil en refusant d'admettre la nécessité de la mort. Tout ce qui a été dit plus haut sur la présomption du personnage s'interprète aussi en termes chrétiens.

La nécessité de l'humilité s'impose peu à peu, mais l'itinéraire de Ruth vers le salut sera possible parce qu'elle est soutenue, finalement, malgré de très violentes rechutes, par ces instants de révélation qui lui sont accordés, des illuminations de type mystique comme en témoigne la citation, aux pages 53-54, de l'Apocalypse selon Saint Jean, qui fait suite à la description de sa vision :

There seemed to be a light within everything, [...] everything shone and was caught up together in some great beauty, and all things were part of a whole. The pattern had fallen into place again, and the meaning of things was ringing in her head, [...] and then, at last, she heard words which she understood. (SY 53)

Ces mots qu'elle comprend, ce sont justement ceux de la Bible ("And I saw the holy city, new Jerusalem..."). Plus loin, une nouvelle étape sera encore franchie, lorsque Ruth elle-même sera illuminée par la clarté divine :

it was not a harsh, bright light, it was pale and translucent. And Ruth herself seemed to be filled with it. (SY 70)

Ces instants privilégiés, instants de grâce, tout simplement, n'excluent pas, au contraire, des phases de désespoir absolu qui ne sont pas sans rappeler le Slough of Despond où le Chrétien du Pilgrim's Progress avait failli se noyer. Elles apparaissent comme autant d'étapes dans un processus d'expiation, qui est lui-même une condition du rachat.

Ainsi peut-on voir un début de pénitence dans le fait que Ruth, à son tour, fait l'objet d'un rejet de la part des autres villageois :

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She watched them turn away, after swift, uneasy glances at her [...] and felt the full force of their rejection. [...] But she knew, she knew. She was reaping what she had sown. (SY 1 14)

Elle prend alors enfin conscience de ce qu'elle a égoïstement rejeté ou, au mieux, ignoré le chagrin des autres :

Oh, she had kept Ben's death to herself as a private thing, tried to possess it utterly and allow no one else the right to mourn. (SY 130)

I1 faut bien sûr voir un acte d'humilité dans le fait qu'enfin elle reconnaisse et accepte la nécessité de la mort en général, et donc celle de Ben. À ce stade, enfin parvenue à une certaine résignation, elle a accepté de se soumettre à un destin qui la dépasse, et sa résolution ("she would be still, she would simply wait") fait référence sans doute au vers de Milton, "They also serve, who only stand and wait."

C'est en effet immédiatement après, comme en réponse, que va lui être donnée la possibilité de venir en aide à la famille du pasteur, puis à la soeur de Ben, ce qui non seulement constitue un acte de charité, mais comporte en outre une dimension salvatrice essentielle dans l'occasion qui lui est ainsi donnée d'expier sa propre faute. Ainsi le sentiment éprouvé par Ruth beaucoup plus tôt, à l'église, prend-il ici tout son sens ("She felt faint, not with grief but with joy, because love was stronger than death" [SY 54]). Cette intuition du sens, présente depuis le début au centre de sa perception du monde, n'est autre que la foi.

L'ouvrage, paradoxalement, s'achève sur une promesse de vie, avec cet enfant à naître qui fait de la maison de Ruth, au lieu d'un espace vide et mort, un espace clos et protecteur - ainsi la référence au printemps, dans le titre, se trouve-t-elle pleinement justifiée. Il faut souligner également la dimension cathartique de l'ouvrage:

It is the only one of my novels which was based very much on a real experience; [...] it is probably the only one of which I can confidently say that if that one thing had not happened to me, there is no way I could or would have written it. (SY 17)

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Mais il est important aussi que cela ne soit dit que dans la postface - postface qui, d'ailleurs, a été ajoutée très tard, quinze ans après la première édition. C'est important car, si cette dimension cathartique est évidemment essentielle du point de vue de l'auteur, ce qui s'impose avant toute chose au lecteur est la simplicité d'une écriture qui, tout en sachant donner sa pleine dimension tragique à un personnage, le situe également dans une culture contemporaine, mais une culture aux racines très anciennes. C'est pourquoi le titre de cet article fait référence à Blake ; l'ouvrage est extrêmement moderne en dépit d'apparences simples et même traditionnelles: cette innocence qui est faute et source de culpabilité, cette expérience terriblement douloureuse de l'absurdité de la condition humaine font que l'ouvrage se situe à la fois dans la tradition judéo-chrétienne où un personnage tragique peut être sauvé par la grâce divine, et dans un contexte contemporain où dominent les interrogations existentielles, C'est là ce qui fait, à mon sens, des ouvrages de Susan Hill l'une des oeuvres essentielles, et durables, de la littérature anglaise d'aujourd'hui.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)