(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)
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Chant d'innocence ou chant d'expérience : l'itinéraire de la
douleur dans In the Springtime of the Year de Susan Hill
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L'histoire de Ruth - la structure du roman Les quinze chapitres du roman sont répartis en trois parties inégales, dont la première est très courte puisqu'elle coïncide exactement avec le chapitre 1 : cette première partie et la troisième se succèdent immédiatement - pour ce qui est de la chronologie -, tout en étant séparées par les huit chapitres de la deuxième partie, qui consiste en plusieurs retours en arrière, à la fois sur le passé plus lointain d'avant la tragédie et sur le temps écoulé depuis la mort de Ben. Le chapitre 1 se situe fin août, six mois après le drame, qui n'est pas évoqué par l'image brutale d'un corps écrasé sous un arbre, mais au contraire, beaucoup plus puissamment, par une absence terrifiante: l'oppression initiale du vide, du néant, du non-être qui rend sa propre existence insupportable à Ruth :
Au commencement, le temps n'était plus que chaos :
Puis le sentiment de chaos a fait place à l'oppression, sans doute pire encore, d'un temps qui n'est plus que le prolongement infini de l'absence :
Le premier chapitre se clôt sur la décision que prend Ruth d'aller voir Potter, le compagnon qui était avec Ben au moment du drame. Pour savoir. Savoir quoi ? Susan Hill ne le dit pas explicitement à ce stade et cette interrogation, présente au coeur de tout le roman, renvoie bien au-delà de la réponse à une question simple (portant sur les détails matériels de la mort accidentelle de Ben): elle aboutit à une suspension, sur laquelle s'interrompt la première |
85 partie. La réponse ne sera donnée que beaucoup plus tard: il s'agira pour Ruth d'une étape décisive puisqu'elle redonnera un certain sens à son existence. Avant cela toutefois, un retour en arrière situe les éléments du drame en revenant d'une part sur l'harmonie antérieure d'un couple dont l'histoire est évoquée en quelques scènes brèves, et d'autre part sur les circonstances du drame lui-même. La deuxième partie du livre débute l'avant-dernier jour de février; mais dès les premiers mots, comme repoussant l'instant d'arriver à l'événement tragique, le récit remonte immédiatement au jour précédent, par un simple plus-que-parfait qui a pour effet de freiner la progression de la narration :
L'absence de Ben pourtant est déjà inscrite dans cette narration puisque, dès avant le drame, tout est raconté à travers Ruth: le plus frappant est le récit, ou plutôt le non-récit de l'accident. Ruth, qui nageait dans le bonheur illusoire d'un faux début de printemps, est soudain, inexplicablement, saisie d'une terreur indicible alors qu'elle étend du linge dans le jardin :
Ce sera le début de l'enfermement: quand on viendra lui annoncer ce qui s'est passé, elle refusera d'écouter et de voir les autres, leur opposant ses hurlements pour ne pas entendre leurs paroles. Enfermement, refus de la réalité, au point de refuser d'aller voir le cadavre chez les parents de Ben, les six mois qui suivent sont marqués par des alternances entre de longues périodes de détresse où dominent douleur et sentiment d'absurdité de l'existence, et des moments rares, brefs mais très intenses d'illumination, d'apaisement, qui lui apportent comme une révélation. Illumination au sens littéral, car ce sont toujours des instants où la lumière joue un rôle - qu'ils se produisent à l'église, ou dans un autre cadre que le monde clos de sa maison. Ainsi pendant cette journée de quasi bonheur qu'elle passe avec Jo, le jeune frère de Ben, au bord de la mer, et qui représente l'ouverture sur l'immensité du large.
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86 La deuxième partie du roman s'achève sur une immobilité qui est encore suspension, tant la phrase finale traduit une absence d'ancrage temporel, comme si le temps passait sans la concerner :
Le chapitre 10, qui débute la troisième partie, fait donc suite au chapitre 1 ("Tomorrow she would go there. Tomorrow." -SY 19), mais ici encore, l'instant décisif est repoussé :
Le chapitre 10 est essentiel : Ruth accepte enfin d'entendre comment tout est arrivé, et à la fin du récit de Potter, le compagnon de Ben, elle éclate en un torrent de sanglots enfin libérateurs :
La troisième partie du livre marque la réouverture au monde, aux autres, puisque Ruth, ayant rencontré dans les bois le pasteur du village, qui vient de perdre sa petite fille de trois ans, retrouve une fonction que l'on pourrait appeler sociale en s'installant une semaine entière chez le pasteur pour y accomplir humblement toutes les tâches domestiques que la femme de celui-ci est devenue incapable d'assumer. Un rôle que Ruth conservera même une fois rentrée chez elle puisque, peu de temps après, c'est Alice, la soeur de Ben, qui, enceinte, vient chercher refuge auprès d'elle après avoir été rejetée successivement par son amant et par ses propres parents. Dans cette troisième partie, Ruth a retrouvé une place dans un univers qui ne se réduit plus à une maison-refuge, refuge en apparence seulement, mais en fait lieu de chaos et de mort ("silent like a coffin"); et si le livre se termine sur la fermeture d'une porte ("Ruth closed the door" - 170), la signification de ce geste n'est plus du tout la même qu'au début, malgré le parallèle évident ("She closed the door behind her." [SY 9]). |
87 La signification en est autre, ne serait-ce que parce que Ruth a retrouvé une identité (un nom); mais surtout parce que l'image de cette porte qui se ferme est le signe de l'achèvement d'un cycle (sa maison étant devenue un espace plein, véritablement protecteur, puisqu'elle y accueille une promesse de vie au lieu de refermer une porte sur un néant). Ce cycle qui s'achève est toutefois l'aboutissement d'un itinéraire long et douloureux.
L'itinéraire de Ruth : l'apprentissage de la connaissance Du désespoir à l'acceptation, du chaos à l'ordre. Mais essentiel: dès le début, après le choc initial, elle a la certitude, même à peine esquissée, que c'était bien ainsi, qu'il y a une cohérence dans tout ce qui est arrivé. C'est donc elle qui doit parvenir à la conscience de cette cohérence; c'est elle qui doit faire le chemin. Susan Hill en prête la remarque à Ruth elle-même, à propos du pasteur et de sa femme :
1) Désespoir et chaos Le personnage de Ruth, soudain, n'est plus inscrit dans un temps ni un espace d'harmonie. Il se produit, avec la perte de Ben, une rupture d'autant plus brutale, au niveau personnel, que Ruth, depuis la veille, nageait dans le bonheur ; mais ce choc est aussi présenté comme ayant des répercussions cosmiques. Ainsi, à l'instant même de la mort de Ben, Ruth éprouve-t-elle brutalement cette terreur paralysante, tandis que le ciel semble soudain s'obscurcir - effet de "pathetic fallacy," sans doute, mais surtout signe immédiat de la dysharmonie qui s'est installée entre le personnage et le monde. Le premier contact de Ruth avec ceux qui viennent lui parler de la tragédie est associé à une distorsion terrible de la réalité telle qu'elle la perçoit :
D'où sa réaction quand ils prétendent imposer l'ordre d'un discours à une réalité qui n'est que chaos; elle ne peut leur opposer que le bruit et la fureur de ses propres hurlements, en un torrent de sons anarchiques :
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Le temps, dimension essentielle des personnages, a, lui aussi, logiquement, perdu sa cohérence :
C'est si vrai que la tentation de disparaître pour ne pas avoir à faire face à la réalité est traduite ici par une distorsion des images de naissance, dans ce passage où Ruth s'endort dans son bain comme dans la sécurité du liquide amniotique ("As long as I lie here, as long as this water is all around me, nothing bad can come about" - SY 38). Mais son réveil n'est qu'une naissance à la douleur de la conscience retrouvée, à un monde blanc et froid, inondé d'une lumière dure :
Le chaos du présent est rendu d'autant plus sensible par le très fort contraste avec le passé, la vie avec Ben, décrite comme harmonie et plénitude. 2) Le passé La vie avec Ben est toujours évoquée dans le contexte bucolique d'une profusion de végétation, de couleurs et de lumières: Ben et Ruth se sont rencontrés dans la campagne, et les quelques évocations des premiers temps de leur relation sont toujours riches de couleurs, de formes, de vie végétale (et animale) :
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Leur jardin d'ailleurs, loin d'être un simple décor bucolique, était le lieu privilégié où s'était construite l'harmonie du couple, où Ben avait transmis à Ruth une partie de ses connaissances sur la nature. Car le personnage de Ben était associé à une vision du monde sinon idyllique, du moins cohérente et même harmonieuse; Ben était l'initiateur, l'interprète, celui qui connaissait les saisons et les lois de l'univers, les étoiles dans le ciel etc. : "he had been at one with things" (SY 65). Ben est associé à l'image du cercle, i.e. la perfection et la finitude, la sécurité aussi :
Dès sa rencontre avec Ben s'était imposée à Ruth l'évidence que leur union était tout simplement dans l'ordre normal des choses :
C'est pourquoi les retours en arrière sur ce passé heureux, antithèse et cause à la fois des pires moments de souffrance, occupent la partie centrale du livre. Le monde n'est donc plus que chaos parce que Ben est mort, mais la violence du choc qui atteint Ruth provient de la "faille tragique" que constituent son aveuglement et son orgueil. Le mot "pride" revient souvent: c'est ce dont l'accusent, à tort, les parents, surtout la mère et la soeur, de Ben. Si leur interprétation est dénoncée comme fausse, en revanche l'orgueil dans ses conséquences tragiques, ou du moins une présomption excessive, est bien une dimension du personnage, incapable de percevoir la fragilité du bonheur. Son itinéraire consiste donc largement en une initiation, un apprentissage de l'humilité et de la connaissance. |
90 3) Le chemin de la maturité I1 passera donc d'abord par la punition de cette attitude d'orgueil. La scène du dimanche à la campagne, moment de bonheur intense, se conclut par ces mots :
Quelle présomption que d'avoir osé vouloir que le temps s'arrête! Quelle présomption encore, que cette certitude absolue, pour Ruth, que le printemps est arrivé, que tout n'est que bonheur dans la nature, et sa vie avec Ben le symbole même de cette perfection universelle. Alors qu'en réalité le sens de cette perfection relève d'un ordre supérieur qui la dépasse totalement, et qui inclut la mort de Ben - mais cela, elle ne le comprendra que plus tard. Son "orgueil" (l'hubris de la tragédie) consiste à nier le temps et la mort, à refuser d'admettre que l'essence même de la vie est évolution permanente. Elle est donc "punie" d'avoir prétendu ignorer les lois de la nature - punition tragique entre toutes que de perdre l'être qu'elle aime par-dessus tout -; c'est pourquoi sa très lente "guérison" passera par sa réinsertion dans l'ordre naturel des choses, symbolisée par exemple par ces humbles tâches qui consistent à nourrir les animaux (l'âne et les poules) ou à travailler son jardin. Il y a là, semble-t-il, une référence claire à l'imagerie microcosme-macrocosme: car la restauration de l'ordre ne concerne pas Ruth toute seule. C'est, bien au-delà de son seul personnage, dans le contexte tout entier et dans le tissu narratif qu'est lentement restaurée la chain of being, par un processus de continuité qui, malgré les ruptures, prend son sens petit à petit, à travers des détails de la narration: ainsi l'arrivée d'un nouveau-né chez le pasteur le jour même de la mort de Ben, ainsi la promesse de vie représentée par l'enfant qu'attend Alice, ainsi le personnage de Jo, le petit frère, dont Susan Hill fait comme une réincarnation de son grand frère, et qui, comme lui, sait interpréter les mystères du monde pour les rendre intelligibles à Ruth. La réinsertion de Ruth se fait donc lentement, par étapes douloureuses. Quelques scènes jalonnent son itinéraire, qui sont autant de signes de cette régénération; comme celle où Ruth, revenue dans la clairière où Ben a été tué, surprend un groupe de petites filles venues enterrer un oisillon, et qui se livrent à une sorte de rituel mystérieux - scène ludique bien sûr, mais cet enterrement symbolique constitue une représentation (dramatique), donc une objectivation, nécessaire sur le lieu même de la mort de Ben.
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91 De la même façon, le fait qu'elle se force à regarder le petit corps d'Isobel dans son cercueil, chez le pasteur, alors qu'elle a refusé de voir celui de Ben, est une manière de rejouer les scènes du deuil, étape obligée d'un travail qu'elle avait refusé dans un premier temps. Et il y a surtout ces instants de véritable illumination, tel celui de Pâques qui, outre sa signification chrétienne, représente aussi l'époque du renouveau, de la renaissance de la nature, dont l'un des signes est le retour des couleurs :
D'ailleurs, c'est au moment où elle se prépare à aller voir Potter qu'elle retrouve le sens des couleurs et des odeurs dans un monde où, jusqu'à présent, seules les références au passé, à l'époque où Ben était vivant, s'accompagnaient de mentions de couleurs. Le monde de Ruth après le drame a été longtemps un monde réduit à des formes, voire à un squelette (et cela tant qu'elle n'a su regarder que les ombres au fond de la caverne):
La décision même d'aller voir Potter est essentielle. Elle est une source de métaphore de la connaissance devant laquelle Ruth hésite parce que, une fois que l'on sait, on ne peut plus revenir en arrière. Retarder le moment d'aller voir Potter, c'est retarder le moment d'accepter l'ordre des choses, et donc la maturité. Mais peu à peu, le personnage de Ruth se réinsère dans un ordre de la nature dont elle accepte les lois, en prenant conscience en particulier de ce que la mort est une étape indispensable dans le vaste cycle de la vie. Elle finit par accepter la pourriture elle-même comme une étape nécessaire du cycle :
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Ainsi comprend-on mieux que le jardin et l'environnement campagnard ne constituent pas simplement un joli cadre bucolique ou des éléments de décor permettant des effets faciles de pathetic fallacy, mais bien le lieu privilégié de l'initiation, celui où l'on saisit la vérité du monde parce qu'ils s'inscrivent dans un cycle cosmique dont l'être humain n'est qu'un élément. Il y a là une dimension panthéiste bien traduite par une réflexion prêtée à Ruth :
Ce qui rend possible la prise de conscience de Ruth, c'est en partie le passage du temps, bien sûr, mais c'est aussi l'intuition, présente dès le début, même aux pires moments, qu'il y a une cause, une cohérence dans tout ce qui arrive - résumée par ce mot "pattern" qui revient comme un leitmotiv, à l'opposé des images de chaos, et en concurrence avec elles mais cet ordre, la cohérence de ce schéma ne sont entrevus que fugitivement au départ, bien qu'ils soient inscrits dans une continuité. Ce sont des intuitions fulgurantes, des instants de certitude absolue. Aussi, si l'on peut voir une dimension panthéiste dans le fait que, parvenu à un certain degré de maturité et d'acceptation, le personnage de Ruth s'inscrit dans un schéma global qui est celui d'un univers cohérent et signifiant, une autre dimension à prendre en compte néanmoins est la dimension chrétienne, car cet itinéraire qui est sans aucun doute une initiation à une forme de connaissance et de sagesse est aussi un chemin de croix. Parce que s'il faut accepter l'ordre des choses de la nature, toutefois accepter la mort d'un être jeune, en pleine force de l'âge, suppose que l'on croie à une cohérence qui se situe bien au-delà d'un simple ordre naturel. Un arbre apparemment sain ne devrait pas tomber soudainement sur un homme jeune et plein d'avenir. Il faut donc croire qu'il y a derrière tout cela un grand dessein qui dépasse l'individu, et qui est de l'ordre du divin. |
93 La symbolique chrétienne1) Quelques références Elle est présente sous la forme de détails qui peuvent sembler anecdotiques mais qui ont une signification symbolique. Ainsi le choix des prénoms : Ruth, le personnage de la veuve dans la Bible, Ben, l'un des fils d'Abraham, dont l'un des frères cadets s'appelle Joseph. Jusqu'à l'âne lui-même, baptisé Balaam, un nom dont le choix est expliqué au début dans un passage qui n'est pas sans rappeler la Genèse, etc. On peut citer aussi, comme repères en quelque sorte, le lieu choisi pour le moment où s'est décidé l'avenir de Ruth et de Ben, une petit église très simple dans la campagne, ou encore leur jardin, image de l'Eden, naturellement, bien que ce soit là une image à interpréter avec une certaine distance. D'autres symboles sont plus explicites: ainsi quand, dans un moment de désespoir, Ruth se débarrasse de presque tous les objets qui ont appartenu à Ben, parmi les rares livres qu'elle garde se trouvera le Pilgrim's Progress. Mais la dimension chrétienne du livre ne se limite évidemment pas à des détails anecdotiques: elle touche à sa signification la plus profonde. S'il est dans l'ordre normal des choses que la vie évolue, et mène à la mort, en revanche la mort d'un être jeune, on vient de le voir, n'est pas si normale. Elle peut même apparaître parfaitement scandaleuse; on peut la voir comme l'instrument d'une mise à l'épreuve - pour Ruth -, mais aussi comme le signe même de la nature symbolique du personnage de Ben, celui qui dès le départ était destiné à ne pas rester ici bas : l'image du Christ. 2) Ben et l'image du Christ Le personnage de Ben apparaît indiscutablement comme la figure du Christ. Ben est celui qui dit la vérité, qui révèle les gens à eux-mêmes. Une scène très significative est celle qui suit immédiatement la mort de Ben :
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94 Comme en écho, la réflexion de Ruth à la veille de Pâques, devant la tombe de Ben :
Ben avait un pouvoir visionnaire, que Ruth voit comme "the gift of angels" (p.112). Aussi la scène, présentée sous forme de réminiscence, où Ben choque beaucoup Ruth en lui parlant de la mort, apparaît-elle un an plus tard comme prophétique, comme une annonce qu'il aurait tenté de lui faire de sa propre mort :
Cet échange faisant suite à une conversation entre eux sur le Vendredi Saint, sa signification est évidemment inséparable des circonstances de la mort du Christ, et cela d'autant plus que l'on peut voir des symboles du même type associés à la mort de Ben, tel le ciel qui, pour Ruth, s'obscurcit soudain au milieu de l'après-midi, au moment même où Ben est comme crucifié par le tronc d'arbre qui l'abat brutalement. 3) La voie de la rédemption : de l'innocence à l'expérience L'innocence de Ruth au début du livre est semblable à celle de l'enfant nouveau-né qui, s'il n'a rien fait de mal, est néanmoins marqué par le péché originel. C'est le sens de cette réflexion prêtée au personnage :
Le sentiment, très chrétien, de culpabilité, pour être diffus, n'en est pas moins présent dans tout le livre. Ainsi cette réaction presque immédiate de Ruth, considérant qu'elle a commis une mauvaise action en se débarrassant, dans un geste presque désespéré, de toutes les |
95 affaires de Ben, qu'elle a données à un chiffonnier. L'idée que le pardon est nécessaire s'exprime à plusieurs reprises, et la fête de Pâques est annoncée ainsi :
Le thème de la faute coïncide d'ailleurs avec celui de la faille tragique: l'orgueil est un péché, l'humilité une vertu. Elle a commis typiquement un péché d'orgueil en refusant d'admettre la nécessité de la mort. Tout ce qui a été dit plus haut sur la présomption du personnage s'interprète aussi en termes chrétiens. La nécessité de l'humilité s'impose peu à peu, mais l'itinéraire de Ruth vers le salut sera possible parce qu'elle est soutenue, finalement, malgré de très violentes rechutes, par ces instants de révélation qui lui sont accordés, des illuminations de type mystique comme en témoigne la citation, aux pages 53-54, de l'Apocalypse selon Saint Jean, qui fait suite à la description de sa vision :
Ces mots qu'elle comprend, ce sont justement ceux de la Bible ("And I saw the holy city, new Jerusalem..."). Plus loin, une nouvelle étape sera encore franchie, lorsque Ruth elle-même sera illuminée par la clarté divine :
Ces instants privilégiés, instants de grâce, tout simplement, n'excluent pas, au contraire, des phases de désespoir absolu qui ne sont pas sans rappeler le Slough of Despond où le Chrétien du Pilgrim's Progress avait failli se noyer. Elles apparaissent comme autant d'étapes dans un processus d'expiation, qui est lui-même une condition du rachat. Ainsi peut-on voir un début de pénitence dans le fait que Ruth, à son tour, fait l'objet d'un rejet de la part des autres villageois :
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Elle prend alors enfin conscience de ce qu'elle a égoïstement rejeté ou, au mieux, ignoré le chagrin des autres :
I1 faut bien sûr voir un acte d'humilité dans le fait qu'enfin elle reconnaisse et accepte la nécessité de la mort en général, et donc celle de Ben. À ce stade, enfin parvenue à une certaine résignation, elle a accepté de se soumettre à un destin qui la dépasse, et sa résolution ("she would be still, she would simply wait") fait référence sans doute au vers de Milton, "They also serve, who only stand and wait." C'est en effet immédiatement après, comme en réponse, que va lui être donnée la possibilité de venir en aide à la famille du pasteur, puis à la soeur de Ben, ce qui non seulement constitue un acte de charité, mais comporte en outre une dimension salvatrice essentielle dans l'occasion qui lui est ainsi donnée d'expier sa propre faute. Ainsi le sentiment éprouvé par Ruth beaucoup plus tôt, à l'église, prend-il ici tout son sens ("She felt faint, not with grief but with joy, because love was stronger than death" [SY 54]). Cette intuition du sens, présente depuis le début au centre de sa perception du monde, n'est autre que la foi. L'ouvrage, paradoxalement, s'achève sur une promesse de vie, avec cet enfant à naître qui fait de la maison de Ruth, au lieu d'un espace vide et mort, un espace clos et protecteur - ainsi la référence au printemps, dans le titre, se trouve-t-elle pleinement justifiée. Il faut souligner également la dimension cathartique de l'ouvrage:
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97 Mais il est important aussi que cela ne soit dit que dans la postface - postface qui, d'ailleurs, a été ajoutée très tard, quinze ans après la première édition. C'est important car, si cette dimension cathartique est évidemment essentielle du point de vue de l'auteur, ce qui s'impose avant toute chose au lecteur est la simplicité d'une écriture qui, tout en sachant donner sa pleine dimension tragique à un personnage, le situe également dans une culture contemporaine, mais une culture aux racines très anciennes. C'est pourquoi le titre de cet article fait référence à Blake ; l'ouvrage est extrêmement moderne en dépit d'apparences simples et même traditionnelles: cette innocence qui est faute et source de culpabilité, cette expérience terriblement douloureuse de l'absurdité de la condition humaine font que l'ouvrage se situe à la fois dans la tradition judéo-chrétienne où un personnage tragique peut être sauvé par la grâce divine, et dans un contexte contemporain où dominent les interrogations existentielles, C'est là ce qui fait, à mon sens, des ouvrages de Susan Hill l'une des oeuvres essentielles, et durables, de la littérature anglaise d'aujourd'hui.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)