(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

 

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Down and out in London: Ripley Bogle,
récit excentrique d’un narrateur clochard

Catherine Mari

Université de Pau

 

Ripley Bogle [1], premier roman de Robert Mcliam Wilson, fait partie de ces textes qui se laissent difficilement classer. Il semble, comme son personnage au nom excentrique, en marge, décalé, décentré. Ripley Bogle, jeune clochard irlandais échoué à Londres, raconte quatre jours de sa vie en quatre chapitres laconiquement intitulés jeudi, vendredi, samedi et dimanche. Son récit est entrecoupé d’analepses relatant son enfance dans les quartiers défavorisés de Belfast, ses amours mouvementées pour Deirdre, jeune fille issue de la bourgeoisie protestante (amours qui lui valent du reste d’être mis à la porte de chez lui), puis pour Laura, une anglaise de bonne famille qu’il a rencontrée lors de son bref séjour estudiantin à Cambridge, dont il est renvoyé pour conduite irrévérencieuse. La dynamique narrative de RB, fondée sur l’apport mesuré et progressif d’informations destinées à rendre compte d’une situation littéralement a-normale, est tout à fait classique [2]. C’est dans sa forme par contre que le roman ne laisse pas de surprendre. En effet, en dépit de la présence d’un référent socio-historique précis (en l’occurrence, la situation en Irlande du nord et l’Angleterre thatchérienne des années 1980), RB n’hésite pas à rompre avec les conventions du réalisme social qui suppose mesure, objectivité et reproduction fidèle de la réalité.

Le roman de Mcliam Wilson grossit, déforme et parodie sans vergogne. Il dit et se contredit tout à la fois, raconte et ment effrontément, se met en scène et commente l’acte

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1. Mcliam Wilson, Robert, Ripley Bogle. London: Minerva, 1997 (1989). Le titre apparaîtra sous la forme abrégée RB.
2. Selon Roland Barthes, le discours classique “d’un côté avance, dévoile, et de l’autre retient, occulte...” (S/Z, 168).

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d’écriture. En bref, il déstabilise le lecteur en bouleversant les règles du jeu réaliste. Synonyme à la fois d’extravagance et de décalage par rapport à un centre, l’excentricité s’avère une caractéristique majeure du roman de Mcliam Wilson. Nous allons analyser les différentes formes sous lesquelles elle se manifeste et nous interroger sur sa signification. Est-elle simple défamiliarisation [3] ? A-t-elle un caractère iconique, c’est-à-dire se fait-elle le miroir de l’exclusion et de l’hors-norme? A-t-elle fonction de masque, d’écran et si oui, comment justifier cette écriture oblique?

Le lecteur est d’emblée désorienté par la situation narrative qui constitue en elle-même un paradoxe. Elle concentre en effet, en un seul et même personnage, deux rôles antithétiques: celui d’un jeune clochard physiquement, voire mentalement, amoindri et celui d’un narrateur doué d’une verve intarissable, à la manière d’un Tristram Shandy, et qui raconte, comme s’il était son propre sujet d’étude et entendait faire profiter de son expérience. Il annonce ainsi qu’il va procéder à “l’anatomie de l’indigence” (55) et prodigue force conseils au narrataire qui veut bien l’entendre. Ripley Bogle narrateur affiche donc d’entrée une désinvolture qui détonne.

Le nom même de ce héros anonyme retient l’attention. Ostensiblement fabriqué, il participe du travail de sape de l’illusion réaliste [4]. Il est d’autant plus remarquable que le narrateur se plaît à le déformer. Le patronyme devient Boggy (129), Bogman (260), Bogey (129) et Bog[e]s (160), cette dernière variation s’avérant tout à fait en harmonie avec la veine scatologique qui parcourt le roman. Il prend aussi une forme composée Bumbogie (166) qui n’est pas d’ailleurs plus flatteuse. Il génère même ironiquement un adjectif “Bogleian”, à la manière des grands personnages au statut mythique.

Ripley Bogle affirme son excentricité dès les premières pages. Il est sorti, comme il le déclare, du cadre de l’histoire: “I opted out. I stepped off...” (9). Il est en marge de la société mais il se dit également en marge d’individus réduits comme lui à l’état de clochard. À l’entendre, c’est un vagabond play-boy, un dilettante qui dément le cliché des clochards qui se négligent (74). Il prend soin de marquer sa différence: il remarque que le clochard ordinaire est statique, à la différence du clochard huppé qui, lui, déambule; le narrataire est au passage assimilé à cette seconde catégorie de privilégiés, “the posh ones like you and me” (65). Qui plus est, défaut rédhibitoire à ses yeux, le clochard moyen n’a pas l’heur de briller par son éloquence (19). Tout petit, Ripley Bogle s’efforce

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3. Au sens où l’entend Victor Shklovsky.
4. Souligner la manipulation qu’a subie un nom propre revient, selon Roland Barthes “(sans s’abstraire complètement d’un certain code mi-bourgeois, mi-classique) [à] accentuer [sa] fonction structurale, déclarer son arbitraire, le dépersonnaliser, accepter la monnaie du Nom comme pure institution” (S/Z, 101-102).

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de passer inaperçu à l’école (26) car il pressent, à juste titre comme nous le prouve la suite, que c’est une institution dont on ne sort pas indemne. Il refuse tout carcan idéologique (il se tient consciencieusement à l’écart de l’IRA et fréquente, transgression suprême, une protestante). Il prend garde aussi à ne pas se fondre aveuglément dans une catégorie sociale particulière: “They tried inclusion on me!” (204), s’indigne-t-il en se référant à la caste étudiante de Cambridge. La narration autodiégétique souligne de surcroît l’isolement du personnage. Elle le singularise littéralement, le place en position de spectateur d’un monde auquel il n’a plus part. Les deux statuts — celui de clochard et celui de narrateur observateur — sont du reste ouvertement assimilés: “I know these places as a tramp. As a watcher. That’s what trampdom gives you—audience status; the observer’s, the artist’s overview. We tramps, we watch you all—and listen too. Rude perhaps but we’ve got bugger all else to do” (19).  

L’observation, tout comme le souvenir (7), déclenchent l’activité de narration à laquelle Ripley Bogle s’adonne avec une jubilation manifeste. Narrateur autodiégétique, Ripley Bogle est seul responsable du récit. Dépourvu de tout, il s’approprie le langage et le remodèle à l’image du monde chaotique qui l’a rejeté. Son langage, étonnant de vitalité, tend à s’éloigner du réel et devient son propre objet. C’est un langage de l’excès sous forme d’énumérations prolixes [5] et comme emportées par leur propre dynamique, d’hyperboles extravagantes ou d’oxymores grinçants (143). C’est aussi un langage de l’inattendu, de la tension, de la dissonance. L’argot voisine avec un vocabulaire spécialisé ou ironiquement pédant qui a recours à l’occasion à des substantifs d’origine latine [6]; la poésie côtoie le registre vulgaire à l’intérieur d’un même paragraphe (10). À la manière de James Joyce, le narrateur joue de surcroît avec le lexique. Il crée de toutes pièces des termes qui amusent le lecteur, et dont celui-ci doit inférer le sens: “I was forced to concede that, despite my jealous regard for her honour, I was going to have to shtup her” (80). Il fabrique des mots composés. On pourrait citer par exemple “bowelwitheringly ravenous” (20), traduisant la faim qui le tenaille; ou encore à propos de sa petite amie qui prend des rondeurs alors que lui n’a rien à se mettre sous la dent, l’expression “[she grew] frumplyplump girlie fat” (143) et également dans un registre poétique, le substantif “corpsehours” (75) qui désigne les heures pâles du petit matin. Le narrateur s’amuse aussi à introduire des mots étrangers, en particulier en français, et cette affectation a bien sûr des effets comiques dans le contexte. Ainsi le ciel est “sans cloud” (54) et la vie idéale “for a likely lad comme moi” (99). Il a aussi recours à l’ellipse qui traduit tour à tour l’urgence lorsqu’elle est succession rapide de phrases nominales (38) ou qui ouvre sur le non-dit, la souffrance, le manque lorsqu’elle devient

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5. En particulier, pages 143, 149 et 179.
6. Par exemple, “pulchritude
”, p. 49.

 

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simple mot. On trouve ainsi “Wait” placé au milieu d’une ligne en fin de chapitre (73) ou “Because” isolé au milieu d’un paragraphe et chargé d’implicite (142).

La syntaxe, parfois peu orthodoxe, redouble à l’occasion le sujet (“Me, I was like that”, 39), repousse l’adjectif après le substantif (“attachment erotic to a woman of the persuasion heretical”, 116), ou parodiant le style épique, multiplie les inversions sujet-verbe (“Upon which walk I, the grateful suscipient”, 23). Ces infractions à une règle traduisent aussi la dislocation d’une logique de pensée, d’un ordre du monde littéralement déplacé (dis-loqué) à l’image du personnage central repoussé aux marges de la société. Le constat laconique du narrateur, “You fade, you wither, you slip away” (62), repris à intervalles réguliers [7], sous des formes légèrement différentes, ressort de façon pathétique dans un texte qui s’interdit par ailleurs tout épanchement.

Les idiosyncrasies du langage de Ripley Bogle reflètent l’extrémité de sa situation. Cette relation iconique du langage au thème, relation systématique dans le roman, n’est pas sans rappeler par exemple Clockwork Orange (1962), qui crée une nouvelle langue afin de traduire la violence des gangs, ou The Inheritors (1955) de William Golding qui utilise une syntaxe primaire pour rendre l’absence totale de conceptualisation caractérisant une tribu d’hommes primitifs.

L’écriture de RB, en rupture avec la mesure du texte classique, montre en outre des affinités certaines pour le registre comique. En dépit d’un sujet grave, le récit opte en grande partie pour le burlesque ou la parodie. Les passages en prise directe avec la réalité restent somme toute isolés et n’occupent qu’un espace restreint dans le roman. Le narrateur rapporte en fait dans le premier tiers trois scènes excessivement violentes dont il a été témoin, enfant: la blessure atroce d’une petite fille dans la confusion d’une descente de la police anglaise dans le quartier catholique de Belfast (32-38), le supplice d’une jeune fille qu’une poignée d’extrémistes catholiques recouvre de goudron et de plumes pour s’être donnée à un protestant et l’agonie du père du narrateur, tué d’une balle dans le ventre pour être venu en aide à cette même jeune fille (111-115). Ces trois scènes dans lesquelles le narrateur, quoique spectateur involontaire, est sentimentalement impliqué, sont relatées au plus près des faits. De façon révélatrice, la narration fait place au dialogue, la forme la plus mimétique [8]. Le narrateur s’efface devant l’horreur d’incidents si profondément gravés dans sa mémoire qu’ils occupent forcément le premier plan.

La déformation comique, voire grotesque ou parodique, qui est presque systématique dans RB, apparaît comme un parti pris, une volonté manifeste de distancier le réel. La

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7. RP, p. 66, 73, 119, 147, 197.
8. Différenciant mimesis et diegesis, Gérard Genette précise que “la mimesis verbale ne peut être que mimesis du verbe” (Figures 3, 186).

 

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parodie est de façon révélatrice définie par Linda Hutcheon comme “le mode de l’ex-centrique, de ceux qui sont marginalisés par une idéologie dominante” [(9]. Les deux pages d’ouverture, intitulées “It Begins”, donnent le ton à l’ensemble du roman. Débutant par des didascalies loufoques qui semblent tout droit sorties d’une pièce de Samuel Beckett, “Enter man with money. He waits. Enter woman, misclothed and passionate. They rut. Exeunt”, elles mettent littéralement en scène la naissance du jeune Ripley, et n’omettent ni la transcription phonétique des râles de la mère, ni les détails crûment scatologiques. Parodie grotesque d’épopée, cette manière de préface qui installe Ripley Bogle dans son rôle d’anti-héros constitue selon l’expression de Roland Barthes “une déflation capitale de l’illusion réaliste”[10]. Le narrateur, qui tout au long du roman force le trait à outrance et se contredit à plusieurs reprises sans l’ombre d’un scrupule, n’est absolument pas fiable. De toute évidence, ce n’est pas la reproduction du réel qui l’intéresse mais le plaisir de raconter, l’ivresse des mots dans laquelle il s’absorbe tout entier. Se démarquant de célèbres compagnons d’infortune campés par Charles Dickens ou George Orwell (écrivains cités plusieurs fois dans le texte), Ripley Bogle choisit le parti du rire et pratique la dérision à vau-l’eau. Il explique par exemple que son érudition précoce vient en grande partie du fait que, très jeune, il ne pouvait voler des livres de la bibliothèque que dans la section des adultes. Là, il déambulait sans aucun risque d’attirer l’attention, précisément grâce à sa petite taille (28). Plus loin, il raconte que malgré un sourire “œcuménique”, destiné à faire oublier son uniforme de collégien catholique, il se fait assommer par un jeune garçon protestant qu’il vient de secourir dans une bagarre de rue (47). Ripley Bogle narrateur déforme et grossit le réel jusqu'à l’absurde. À cet égard, le récit de son enfance et de sa scolarisation est un véritable morceau de bravoure. On apprend qu’à sa naissance, il est si laid que les infirmières traumatisées démissionnent (11). Les rumeurs qui circulent à propos de son physique ingrat invoquent entre autres causes vraisemblables la lycanthropie  et... l’accident nucléaire (11). Plus tard, il est envoyé dans une école spéciale qui, par souci d’égalitarisme poussé à l’extrême, regroupe des élèves de tous niveaux et il remarque “qu’on discutait de Kierkegaard avec des illettrés tandis qu’on apprenait l’alphabet anglais à des polyglottes précoces à l’aide d’images” (30).

Enflé d’hyperboles grotesques, le récit devient parodie tapageuse d’épopée. Le héros annonce au tout début du roman  qu’il est en quête du “bien ultime et fondamental dans le monde” (10). Toutefois la grandiloquence de son propos fait douter de sa sincérité d’autant plus que le chapitre se clôt, un paragraphe plus loin, sur la chute: “I wish I had a cigarette” (10).

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9. “Parody appears to have become [...] the mode of [...] the ‘ex-centric’, of those who are marginalized by a dominant ideology” (The Poetics of Post-modernism, 35).
10. Barthes, S/Z, 101.

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Piètre Lancelot, il s’entiche, en la personne de Deirdre, d’une Guenièvre égocentrique et quelque peu psychopathe. Il est révélateur que les deux obscurs objets de son désir portent des prénoms aux résonances mythiques et ironiquement proleptiques. Deirdre, personnage de la mythologie irlandaise, apporte le malheur et la destruction tandis que Laura, célébrée par Pétrarque et parée de toutes les vertus, fait l’objet d’une adoration purement platonique, ce qui, incidemment, contraint notre héros à se satisfaire de ses fantasmes.

Comble d’ironie, les personnages qui hantent le présent du narrateur sont la Faim (“Hunger, that fellow”, p. 58), l’Épuisement (23) et la Tentation (59). Tentation de se réfugier dans une salle de cinéma pour y trouver un peu de  chaleur ou celle de fumer une des dernières cigarettes en sa possession. Du personnage à l’envergure mythique, Ripley Bogle n’a plus que les formulations, enveloppes caduques et dérisoires d’un discours qui a perdu son référent: “I, Vlad, the Inhaler, smoker of the many” (287). On retrouve la même emphase parodique lorsque Ripley Bogle, parlant de lui à la troisième personne, met en scène son arrivée à Cambridge de façon ironiquement narcissique: “Ripley Bogle, hero”, ou un peu plus loin, “A progress of triumph and manfulness... and all those things” (201), conclut-il d’ailleurs sans panache.

La parodie, on le voit, confine ici à l’autodérision qu’il pratique abondamment tout au long du roman, suscitant le rire mais aussi l’émotion du lecteur: “I’m Ripley Bogle. I’m the Prince of the Pavements, I’m the Parkbench King and the cold winds of the outside permanently fleck my flesh. To come with me, you must brave the air and the wide bare boredom. Yes. Perambulation’s is the name of the game. I’m an outdoors kind of chap, more or less willingly. It’s with purpose, fear and gratitude that I stalk the streets of the city” (239).

Le réel, déformé ou transformé par la parodie, est parfois aussi ostensiblement brouillé. Ainsi, vers le milieu du roman, RB prend des allures surréalistes. La narration bascule sans transition dans l’imaginaire: Ripley Bogle, ivre, divague le temps d’un chapitre nocturne cauchemardesque [11]. Située dans un pub où se côtoient individus frustes et prostituées vieillissantes, cette scène, entrecoupée d’indications scéniques, n’est pas sans rappeler l’épisode Nighttown de Ulysses [12]. Dans ce lieu interlope, le narrateur, qui a renoncé à l’acuité d’une vision qui lui pesait, s’est du même coup entièrement déchargé de l’obligation de fidélité au réel: il dit-vague. Toutefois, loin d’induire l’oubli, le flou de ses perceptions déclenche ironiquement la remontée de fantômes qui le tourmentent, fantômes d’anciennes maîtresses mais aussi et surtout de son ami Maurice, assassiné en sa présence (171).

La volonté d’escamoter le réel est en fait érigée en véritable stratégie narrative. Ripley Bogle, menteur fini, orchestre une véritable stratégie de la dissimulation. Adepte, on l’a vu,

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11. Chapitre 8 de la deuxième partie ‘Friday’, p. 154 à 174.
12.
Ulysses, 425-532.

 

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de l’hyperbole, qui est en soi une manière de mensonge, le narrateur se ment à lui-même, ment aux autres mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, au lecteur. Confronté à plusieurs reprises à des affirmations totalement contradictoires, ce dernier se demande inévitablement où se trouve la vérité. Ainsi, à propos de son arrivée en Angleterre, Ripley Bogle note: “At first, England seemed to me a land of wieldy beauty”. Puis, un paragraphe plus loin, il fait volte-face: “Well, as a matter of fact, at first England seemed to me a pile of piss” (195). Il ne s’embarrasse pas non plus de contradictions dans les faits. Il raconte avec force détails qu’il a pris l’initiative de la rupture avec Deirdre avant son départ pour Cambridge puis, annonce sans ambages que c’est elle qui l’a quitté. Il altère la vérité tout d’abord pour le plaisir [13] de la fabulation, le plaisir de fabriquer des histoires et  de mesurer leur capacité à séduire [14] le lecteur et à l’entraîner dans le labyrinthe de l’illusion romanesque. C’est précisément la fonction de la petite histoire sans aucun rapport avec le récit, dont le narrateur nous gratifie au début du quatrième chapitre de la dernière partie (294-295). Ripley Bogle reconnaît avec candeur qu’il n’a pas pu résister à la tentation d’un canular (295).

Le narrateur pousse très loin la mystification dans RB. Il applique à la lettre la formule de B.S. Johnson, “Telling stories is telling lies” [15], mais, à la différence de ce dernier, il s’accommode parfaitement de cet état de fait. Il avoue in extremis qu’il a détourné le cours de la diégèse à trois reprises. Premièrement, il a omis les circonstances de la mort de son ami Maurice, froidement assassiné par des membres de l’IRA. Deuxièmement, il a entièrement falsifié le récit de l’avortement de Deirdre et, pour finir, il a inventé purement et simplement la relation amoureuse idyllique qu’il a connue avec Laura ( et qui fait tout de même l’objet d’un chapitre entier [16]).

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13. L’auteur affirme qu’“Il n’y a rien de plus irlandais que le mensonge. Mais quand les Irlandais mentent, ils appellent cela créer un mythe” (Le Monde, 4 octobre 1996).
14. “Seduction”, au sens fort où l’entend Ross Chambers, qui définit ce terme comme un ensemble de procédés capables de retenir l’intérêt du lecteur: “Seduction as a narrative tactic takes the form of recruiting the desires of the other in the interests of maintaining narrative authority” (Story and Situation: Narrative Seduction and the Power of Fiction, 215).
15. Dans l’introduction de Aren’t You Rather Young To Be Writing Your Memoirs?, B.S. Johnson affirme qu’il n’est plus possible d’écrire des romans qui racontent des histoires. Ce mode d’écriture traditionnel a selon lui des effets pervers qu’il dénonce avec virulence:
            “Telling stories is telling lies
            is telling
            lies about people is creating or hardening prejudices is
            providing an alternative to real communication...” (cité dans The Novel Today, 153-154).
16. RB, chapitre 7 de la partie intitulée ‘Saturday’, p. 256 à 267.

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Comblant l’ellipse béante du récit, “a bloody gap in the narrative” (295), il nous apprend qu’on l’a contraint à révéler la cachette de son ami et à assister à son exécution et à sa lente agonie. Ce récit, constamment retardé et relaté sobrement, suggère la honte, la douleur, la colère et la nausée du narrateur. Il sonne vrai à la différence des deux rectifications suivantes concernant Deirdre et Laura. Beaucoup plus courtes, elles ne disent rien sur le personnage de Ripley Bogle et semblent avoir pour fonction essentielle de faire écran à la réalité.

De façon post-moderne, le jeu de la mystification envahit le récit. Paradoxalement, ce roman qui annexe un référent réel efface simultanément la frontière entre fiction et réalité. Le mensonge propage le doute, tout comme les nombreuses manifestations de métafiction qui soulignent l’artifice du texte. La théâtralité, qualifiée par Patricia Waugh, de “forme minimale de métafiction” [17] est une constante de ce roman qui saisit toutes les occasions de mettre en scène. Mise en scène tout d’abord du narrateur par lui-même lorsque RB passe brutalement à une narration hétérodiégétique au début de la deuxième partie, intitulée ‘Friday’ (85). L’adoption soudaine de la troisième personne, qui se prolonge le temps d’un chapitre, apparaît comme le dédoublement d’un personnage dont le mal-être est tel qu’il sort de lui-même, autrement dit se dissocie de son propre centre. D’autre part, le récit fait de fréquentes échappées vers l’imaginaire et multiplie les échanges fantaisistes: Ripley Bogle s’imagine en conversation avec une bonne fée (61); il réunit Dickens et Orwell dont il intervertit les répliques (64). Ainsi Charles Dickens introduit le dialogue avec la première phrase de 1984 [18]! Autre exemple caractéristique, la rencontre de Ripley Bogle et de son ami Perry, avatars contemporains du couple Vladimir et Estragon [19], qui se présente comme une véritable scène de théâtre. Chaque personnage tient un rôle: le jeune sans-abri désemparé fait pendant au vieux sage, plein de sollicitude. Quant aux descriptions, peu soucieuses d’effet de réel, elles plantent littéralement un décor.

L’écriture, en tant que jeu, est au premier plan dans le roman de McLiam Wilson. RB, on l’a vu, parodie d’autres modes d’écriture, qu’il redouble ainsi tout en s’en démarquant. Réécriture parodique qui subvertit l’idéologie de l’originalité et, selon la formulation d’Edward Said, transforme l’image de l’écriture qui n’est plus considérée comme “inscription originale” mais comme “script parallèle” [20]. Augmentant encore la distance par rapport au réel, le texte multiplie les références intertextuelles précises qui vont de

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17. “The examination of fictionality, through the thematic exploration of characters ‘playing roles’ within fiction, is the most minimal form of fiction” (Metafiction, 116).
18. Orwell, George, Nineteen Eighty-Four, 1949.
19. Beckett, Samuel, Waiting For Godot.
20. Said, Edward, The World, the Text and the Critic, p. 135.

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l’assimilation ludique du narrateur à des personnages célèbres comme Tom Jones (323), David Copperfield (119), ou encore Arthur Pendennis (324) à l’énumération pléthorique comiquement invraisemblable de ses pères littéraires, en passant par des emprunts plus discrets, comme celui fait à Jane Austen (318) lorsqu’il constate l’imminence de la fin du roman [21]. La veine métafictionnelle culmine dans les deux derniers chapitres, qui s’écartent de la diégèse proprement dite pour se consacrer à des  commentaires sur l’écriture en général et le roman en particulier. Le narrateur y justifie ses choix narratifs et explique plus spécialement pourquoi il a menti. Il constate l’absence d’évolution du héros qui, contre-exemple parfait du protagoniste du roman d’initiation, se retrouve après un parcours laborieux à son point de départ, “My sturdy journey to the same point of stupidity and vice” (323).

Si Ripley Bogle n’a pas progressé, l’écriture, elle, s’est affirmée comme le laisse entendre la dernière phrase du livre qui fait sens également au niveau métadiégétique. Le narrateur, blessé au ventre peu de temps auparavant d’un coup de couteau, affirme: “My belly stretches smooth without complaint and my legs support me with effective ease. I walk trimly, with some aplomb” (326). Cette image du personnage qui marche fait écho à la scène de parturition qui ouvre le roman. L’écriture a désormais trouvé sa forme: elle s’est, pour ainsi dire, “mise en marche”.

Dans RB, l’excentricité n’est pas gratuite. Reflet de l’a-normalité du personnage, l’excentricité du langage est en premier lieu le signe manifeste de la volonté d’interpeller le lecteur. Celui-ci, constamment sollicité, s’avère du reste de façon post-moderne, une composante essentielle de la situation narrative [22].

Provenant essentiellement de la tension entre une réalité objectivement tragique et une narration ostensiblement détachée, l’excentricité de RB est synonyme d’une écriture du décalage, de l’ellipse et de la mystification. Stratégie de l’esquive, elle permet d’approcher à couvert un réel douloureux et directement indicible. Finalement, l’excentricité est la marque d’un roman qui paradoxalement montre la réalité et la déconstruit dans le même temps. Dans une impulsion double et contradictoire, RB réfléchit le monde et se réfléchit. De ce fait, le roman de Mcliam Wilson se lit aussi comme la métaphore de la naissance d’une écriture.

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21. À la fin de Northanger Abbey, Jane Austen remarque que le lecteur ne peut s’inquiéter du sort des personnages car le nombre de pages de plus en plus réduit annonce indubitablement une fin heureuse: “my readers [...] will see in the tell-tale compression of the pages before them, that we are all hastening together to perfect felicity” (250). Le commentaire du narrateur de Ripley Bogle est très proche: “Yes indeed, we are most certainly near the end. We’re running out of paper space. O cruel leaves! O tyrannous covers! You’d noticed already, I imagine. You’ve seen it coming” (RP, 318).
22. On peut à ce sujet se reporter au chapitre ‘Contextualizing the Postmodern: Enunciation and the Revenge of “Parole” ’, in A Poetics of Postmodernism, 74-78.

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Ouvrages cités

Austen, Jane, Northanger Abbey. London: Oxford University Press, 1959 (1818).

Barthes, Roland, S/Z. Paris: Éditions du Seuil,1972.

Beckett, Samuel, Waiting for Godot. London: Faber and Faber, 1956.

Bradbury, Malcolm, ed.,The Novel Today: Contemporary Writers on Modern Fiction. London: Fontana, 1977.

Chambers, Ross, Story and Situation: Narrative Seduction and the Power of Fiction. Manchester: Manchester University Press, 1984.

Genette, Gérard, Figures 3. Paris: Éditions du Seuil, 1972.

Hutcheon, Linda, The Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction. London: Routledge, 1988.

Joyce, James, Ulysses. London: The Bodley Head, 1960 (1922).

Mcliam Wilson, Robert, Ripley Bogle. London: Minerva, 1997 (1989).

Orwell, George, Nineteen Eighty-Four. London: Secker and Warburg, 1949.

Said, Edward, The World, the Text and the Critic. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1983.

Van Renterghem, Marion, “Vagabondage mythique”. Le Monde, 4 octobre 1996.

Waugh, Patricia, Metafiction: The Theory and Practice of Self-conscious Fiction. London: Methuen, 1984.

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)