(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)
-25- Excentricité et auto-traduction chez Samuel Beckett
Pascale Sardin Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
Les œuvres bilingues et auto-traduites de Samuel Beckett sont excentriques en ce sens qu’elles sont le résultat d’un triple “décentrement” ou “décentrage”, le centre étant ce qui est même, superposable, identique, et l’excentrique ce qui est autre, déplacé, différent. Les auto-traductions de Beckett sont, en effet, d’une part le lieu d’un double décentrement “objectif”; objectif, car il repose sur une pratique — du traduire ou de l’écrire — aisément identifiable par le critique; et, d’autre part celui d’un décentrement subjectif. 1) Décentrement linguistique, au sens où l’entend le théoricien de la traduction Henri Meschonnic quand il oppose ce qu’il appelle la traduction-annexion à la traduction-décentrement. La première, la traduction-annexion, “naturalise”[1] la langue de départ, alors que c’est la langue d’arrivée qui doit être “dé-familiarisée”, “décentrée” par la langue étrangère; le texte traduit doit en effet garder la trace de la lettre du texte original, et ne pas se contenter d’en rendre l’esprit. C’est ce que fait ironiquement Beckett quand, dans Comédie, la version française de sa célèbre pièce intitulée Play qui met en scène trois personnages fantomatiques plantés dans des urnes funéraires, il traduit “We were not long together when she smelled the rat” (148) par “Nous n’étions pas longtemps ensemble et déjà elle sentait un rat” (12), empruntant l’idiotisme anglais to smell a rat (signifiant “se douter de quelque chose”) au lieu de le rendre par une équivalence telle que “elle découvrit le pot aux roses” comme il avait d’abord eu l’intention de le faire [2] . _______________________
1.
Pour
la Poétique II, Epistémologie de l’écriture, poétique de la traduction.
Gallimard, 1973, 308.
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-26- 2) Décentrement linguistique aussi, dû aux “libertés” que seul l’auto-traducteur peut s’autoriser: omissions, ajouts, déplacements, permutations, variations, qui, paradoxalement, permettent souvent à l’écrivain d’opérer un recentrement esthétique ou dialectique, en un mot de rendre plus efficace la réception de son texte, qu’il soit dramatique ou non [3]. Aussi, toujours dans Play, la phrase “Kissing their sour kisses” (155) devient-elle “Se baisant jaune de leurs jaunes baisers” (27), chiasme coloré qui apporte un petit “plus” rythmique et ludique — avec le jeu croisé des expressions rire jaune et rouge baiser —, et intertextuel, avec l’allusion aux Amours Jaunes (1873) du poète Tristan Corbière. Mais les auto-traductions de Samuel Beckett sont aussi, et surtout, la scène d’un décentrement “subjectif” cette fois — “subjectif” au sens où il intéresse le personnage beckettien en tant que sujet [4]. Et c’est à travers l’étude comparative du “dramaticule” — comme Beckett aimait à désigner ses pièces courtes — intitulé A Piece of Monologue et de son auto-traduction Solo, que l’on peut découvrir l’enjeu psychanalytique de ce décentrement-là. Car si l’on a parfois qualifié de “schizophrène” l’auteur bilingue, nous verrons que la notion de “psychose” est centrale dans l’interprétation de ce double texte dramatique de Samuel Beckett.
A Piece of Monologue/Solo: délire, dérive et déliaison de la parole Cette pièce bizarre se présente comme le soliloque d’un “Récitant”, homme vieillissant, vêtu de blanc, qui demeure immobile tout au long de la représentation, “décentré à gauche par rapport à la salle”, nous précise le texte [5]. Dans ce monologue essentiellement élégiaque, évoquant “ces être chers” “morts et en allés”, entrecoupé de __________________________
3. Le texte auto-traduit,
en tant que double et miroir du texte de départ, a une valeur instrumentale
et critique. Voir Agnès Minazzoli,
La Première ombre,
réflexion sur le miroir et la pensée,
Minuit, 1990, 100-101. L’auteur rapporte l’utilisation technique du miroir
plan recommandé aux peintres de la Renaissance pour qu’ils jugent leurs
propres peintures. Et de citer Léonard de Vinci: “Je dis qu’en peignant tu
dois tenir un miroir plat et souvent y regarder ton œuvre; tu la verras
alors inversée et elle te semblera de la main d’un autre maître; ainsi tu
pourras mieux juger ses fautes que de toute autre façon.” Pour Agnès
Minazzoli, le miroir “instaure une distance critique grâce à laquelle le
peintre voit son œuvre aussi objectivement que possible”. Par ce “regard
neuf”, l’œuvre est transformée et subit un “seconde naissance”, un peu comme
lorsque Beckett pose un regard neuf sur son texte avant de le récréer dans
une autre langue.
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-27- souvenirs du passé — la nuit de sa naissance, un enterrement sous la pluie, un moment de bonheur fugace —, ce personnage fantomatique parle surtout au présent, et à la troisième personne du singulier, décrivant les gestes rituels qu’il répète “cette nuit” comme “chaque nuit”, à la manière de didascalies théâtrales: “Va à tâtons à la fenêtre et fixe le dehors. Noire vastitude où rien ne bouge. Recule enfin à tâtons jusqu’à l’invisible lampe. Poignées d’allumettes dans sa poche droite. En frotte une sur sa fesse comme son père le lui avait appris. Enlève le globe blanchâtre et le dépose. [...] S’écarte jusqu’à l’orée de la lumière et se tourne face au mur. Ainsi chaque nuit. Debout. Fenêtre. Lampe. S’écarte jusqu’à l’orée de la lumière et se tourne face au mur nu. Couvert d’images jadis. Image de — il allait dire d’êtres chers.” Ainsi s’égrène le texte, de geste en geste, et de souvenir en souvenir, Beckett laissant au spectateur le soin d’en reconstruire le fil, un peu comme l’analyste doit reconstruire l’histoire de son malade [6]. Cette parole, fragmentaire et discontinue, fait penser, par sa structure, au discours de la séance analytique, qui, selon Lacan, “ne vaut que dans ce qu’il trébuche ou même s’interrompt [7].” Sa matrice répétitive, voire obsessionnelle, dérivant au gré d’associations libres, de remémoration en hallucination, se déroulant dans une temporalité dépourvue de logique, évoque en tout point le langage délié de l’inconscient [8]. Or, dans le désordre de cette parole délirante, se manifeste l’aliénation du personnage. Le “récitant”, physiquement excentré sur la scène, est aussi en décalage permanent avec ce qu’il dit, décrivant des faits virtuels qu’il n’accomplit jamais réellement; il est également en non-coïncidence avec lui-même, parlant de lui comme d’un autre [9], employant la troisième personne du singulier, cette “non-personne [10]” des linguistes. ___________________________
6. Voir Didier Anzieu qui
trouve une forte analogie entre le monologue beckettien et le processus
analytique, in Créer Détruire.
Dunod, 1996, 115-178.
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-28- Régression et douleur psychique En réalité, cette aliénation discursive prend sens quand on l’analyse comme le symptôme d’une angoisse d’origine narcissique “qui coupe la parole, fait parler le corps, ou plutôt cède la place à la cacophonie”, nous dit le psychanalyste André Green dans son livre intitulé Narcissisme de Vie, Narcissisme de Mort [11]. Le “récitant” nous apparaît comme essentiellement seul, dans une position de repli narcissique, “l’œil collé à la vitre”, nous dit le texte, il “fixe le dehors. Noire vastitude. Rien qui bouge.”; ou encore: “Immobile il fixe l’au-delà. Rien. Vide noir.” Cette image spéculaire régressive semble liée à la “catastrophe” que constitue la naissance, “catastrophe surmontée par la reconstitution à l’extérieur des conditions aussi proches que possible de la vie intra-utérine”, explique encore André Green [12]. Par cette forme de fétichisme en effet, le Moi “se donne la possibilité de trouver en lui-même un objet d’amour”, notamment quand il a été déçu par le père ou la mère, “non fiables” ou “trompeurs” [13]. Traumatisme ainsi dramatisé dans Solo: “Sa naissance fut sa perte. Rictus de macchabée depuis. Au moïse et au berceau. Au sein premier fiasco. Lors des premiers faux pas. De maman à nounou et retour. Ces voyages. Charybde Scylla déjà.” Notons au passage que ce traumatisme de la naissance et le manque d’amour qui s’ensuit sont des thèmes récurrents chez Beckett, notamment dans L’expulsé, titre évocateur entre tous, ou encore dans un autre de ses dramaticules intitulé Pas Moi, qui commence par ces mots: “monde... mis au monde... ce monde... [...] père mère fantômes... pas trace... lui filé... ni vu ni connu... pas plus tôt boutonnée la braguette... elle pareil... huit mois après... jour pour jour... donc point d’amour...” [14] Mais le repli narcissique n’est qu’un leurre: il engendre une perte d’équilibre du moi qui se morcelle et s’ouvre à une “douleur psychique de nature psychotique” [15]. La psychose se manifeste dans Solo par un discours hallucinatoire où tout se passe “comme si un tiers, (la) doublure (du moi) parlait et commentait son activité”, pour reprendre une phrase de Lacan [16] — d’où l’emploi de la troisième personne du singulier. Dans ce discours sont mis en scène les éléments du décor que sont la lampe et le lit, ou encore des parties morcelées du corps, les mains ou les cheveux du protagoniste: “Les deux mains et le verre à la lumière de ___________________________
11.
Narcissime de vie
Narcissisme de mort,
Minuit, 1983, 171. |
-29- la flamme. La flamme à la mèche. Le verre remis. La main à la flamme s’en va” (34). Quant aux mouvements périphériques hallucinatoires du sujet — du lit, à la lampe, puis à la fenêtre “et retour” (30) —, ils peuvent se lire comme une défense contre la douleur psychique du sujet qui cherche par l’errance dans un lieu clos, et par la répétition compulsive des mêmes gestes, à recréer une illusion de vie interne, alors que l’immobilité et la fixité sont au cœur du texte et du moi: “L’œil collé à la vitre fixe le dehors. Noire vastitude. Rien qui bouge. Immobile il la fixe comme ne pouvant plus bouger” (35). La “noire vastitude”, reflet du vide intérieur du sujet, est désinvestie au profit du monde extérieur, représenté par la lumière de la lampe ou le souvenir des photos, si bien que l’on peut peut-être parler, avec André Green, de “psychose blanche”, psychose dans laquelle le moi est “confronté à son vide constitutif” [17]. Mais quand le monde extérieur est lui aussi marqué par le néant et l’absence, motifs auxquels participe le thème récurrent de la fosse et de la déchirure dans ce texte, ne restent alors pour peupler l’univers du moi que des formes “fantômes”: “Trente mille nuits de fantômes au-delà. Au-delà du noir au-delà. Lumières fantômes. Nuits fantômes. Funérailles fantômes” (36).
Esthétique de la combinatoire ou esthétique de l’amoindrissement? Si un blanc se lit dans le moi du sujet beckettien comme sur le “blank wall” (266) de son imaginaire, un blanc s’inscrit aussi dans le passage de A Piece of Monologue à Solo. En comparant ces deux textes, le lecteur bilingue devient le témoin d’un processus de réduction tout à fait étonnant, processus mimant le rétrécissement du titre qui, de quatre mots, passe à un seul. En effet, en se traduisant, Beckett procède à un véritable élagage, coupant près de cent phrases du texte de départ, fût-ce seulement des phrases nominales. Ainsi se dessine une esthétique de l’amoindrissement — mais jamais de l’amenuisement total, semblant plagier le Récitant de Solo qui se dit “mourant de l’avant. Ni plus ni moins. Non. Moins, Moins à mourir” (31-32). Beckett lui-même, qui trouvait le terme de “traduction” inadapté, préféra appeler Solo une “adaptation” de A Piece of Monologue. Et l’on peut effectivement lire, dans l’édition française: “Solo, adapté de l’anglais par l’auteur” (27). Seulement le texte de Solo n’est pas, comme on aurait pu le croire de prime abord, que le résultat d’une réorganisation et d’une simplification d’un tissu complexe et répétitif de phrases, sorte de manisfestation de cet “art combinatoire” que Beckett évoque dans Assez, il est le produit d’un véritable blocage technique de la part l’auto-traducteur, confronté à ce qu’il est convenu d’appeler “l’intraduisible”. Dans sa récente biographie de Samuel Beckett, le professeur James Knowlson, qui fut aussi son ami, explique comment il fut impossible à l’écrivain de traduire ______________________ 17. Green, op. cit., 155-158. |
-30- le mot “birth” par “naissance”, du fait de la sonorité différente des deux signifiants: “A Piece of Monologue presented what Beckett called ‘insoluble problems’, and was eventually ‘reduced to a free version, shorter, entitled Solo’. The main problem centred on the word, ‘Birth’, described by the speaker in the English original by the position and movements of tongue and lips. No similar word is vocalised in this way in French.” [18] Et, de fait, un passage entier consacré au mouvement des lèvres est omis: “Stands there staring beyond waiting for the first word. It gathers in his mouth. Birth. Parts lips and thrusts tongue between them. Tip of tongue. Feel soft touch of tongue on lips. Of lips on tongue” (268). Problème insurmontable de la musique de la langue (“tongue” and “language”) — dans une écriture qui, selon Beckett lui-même, est “a matter of fundamental sounds”. Narcissisme de mort Certes, mais le mot “Birth”, signifiant à l’élocution jouissive et au signifié traumatique, nous renvoie naturellement à notre lecture psychanalytique du texte. Dans A Piece of Monologue, l’articulation du mot “birth” déclenche un flux de sensualité libérateur et régressif s’incrivant dans le motif de repli narcissique du sujet, qui lui-même s’accompagne d’éléments positifs liés à l’objet du désir qu’est la Mère, éléments positifs comme la jouissance de dire l’expression “lip lipping lip” (268), omise en français; comme l’évocation du sein nourricier et protecteur contenue métonymiquement dans l’adjectif “milk white” (266), rendu par l’expression plus banale “blanchâtre” (31), qui ne mentionne pas explicitement le lait maternel; ou encore comme les phrases “blest dark” (268) et “starless moonless heaven” (267), évocatrices de l’ataraxie que connaît le fœtus dans sa vie intra-utérine, et qui ne sont pas traduites. Ce désinvestissement de l’image de la mère va de pair avec une accentuation du pessimisme dans le texte de Solo où la relation mère-enfant semble encore plus distancée du fait de l’insertion de l’expression tomber de Charybde en Scylla (30); et la voix de Récitant se fait plus amère que celle de Speaker quand “first totters” (265), qui désigne les pas hésitants du jeune enfant apprenant à marcher, est traduit par “premiers faux pas” (30). Ainsi, par le double jeu des omissions d’éléments régressifs sécurisants et de l’accentuation du pessimisme, la douleur psychique liée à l’angoisse narcissique se trouve encore plus marquée dans la voix du narrateur français que dans celle de son double anglais. Une dernière omission symptomatique de la psychose du sujet reste à commenter. Le repli régressif du narrateur anglais est résolu dans la recherche d’une fin apaisante et mortifère, sorte de “désir de non-désir” [19], pour reprendre encore une fois une expression de Green, qui se manifeste par l’attente d’un mot libérateur et fatal; Speaker se dit “waiting on _____________________
18.
Knowlson, James,
Damned to Fame, The Life of Samuel
Beckett.
Bloomsbury, 1996, 677. |
-31- the rip word” (269) où “rip” signifie “rest in peace”. Speaker désire pour lui-même l’anéantissement de la mort, assimilée au silence et à l’obscurité, alors que Récitant ne dit jamais aussi explicitement son attirance pour la mort, puisque l’expression “rip word” n’est pas rendue en français.
Désir et excentricité Les différences essentielles lues dans la comparaison de A Piece of Monologue et de Solo peuvent se résumer ainsi: refoulement, ou plutôt forclusion [20], du signifiant central naissance et du rapport mère-enfant qui en découle, censure à l’encontre des motifs marquant une fin régressive, apaisante et mortifère, et manque créé par l’absence d’équivalent à l’effet cathartique de l’articulation du mot rip dans le texte français, ce qui rend l’aliénation et la douleur psychique de la voix qui hante Solo d’autant plus fortes et éloigne cette dernière de son désir inconscient de mort. Si, pour Lacan, le désir est bien ce “mouvement par lequel le sujet est décentré” [21], le sujet de Solo est donc plus excentré par rapport à lui-même que celui de son double anglais. Or l’étude des manuscrits de A Piece of Monologue montre que ce processus de décentrement, sorte de mouvement centrifuge qui éloigne le sujet de lui-même, prend son origine dans la genèse du texte anglais où l’on voit déjà à l’œuvre une progressive distanciation énonciative, par laquelle le discours se mue peu à peu en récit [22]. L’étude de l’incipit de la pièce est révélatrice de ce travail de réécriture. Le premier manuscrit s’ouvre sur “My birth was my death”, et le deuxième sur “Birth was my death”, simplification qui élimine déjà la marque inaugurale de la première personne; le passage à la troisième personne est entériné dès la troisième version, qui devient “Birth was his death”, ce qui est diffère peu de la formulation finalement retenue par l’auteur: “Birth was the death of him” [23]. Solo poursuit donc le mouvement de dépersonnalisation inauguré dans A Piece of Monologue. La réécriture du dramaticule qui a lieu lors de sa traduction par l’auteur ré-articule, tout en l’intensifiant, le décentrement du sujet beckettien. Le traduire se fait prolongement de l’écrire, le traduire n’est plus différent de l’écrire. Le sujet beckettien, toujours plus en décalage par rapport à son double désir “d’auto-nidation”, toujours plus excentré par rapport à son “désir de non-désir”, nous semble faire ainsi approcher métaphoriquement de la nature de l’inconscient, comparé par Jean-Bertrand Pontalis à un “noyau qui tiendrait son pouvoir d’attraction de son vide interne” et autour duquel gravitent, “comme des électrons”, les “éléments les plus hétérogènes”24. Le “ça” freudien, qui demeure au centre de tout mais qui reste inaccessible et “inconnaissable”, nous dit encore le psychanalyste, n’est-il pas en quelque sorte l’excentrique par excellence?
Cette double lecture nous a fait voir que le déplacement externe d’une langue à une autre, et d’un texte à l’autre, qui se produit quand Beckett s‘auto-traduit, trouvait son prolongement dans un déplacement interne à l’œuvre bilingue cette fois, déplacement interne qui met en jeu, nous l’avons vu, l’excentricité du sujet. Ainsi se dessine devant nous un art mouvant à l’instar de ses personnages, un peu à l’image de l’idée de l’art et du psychisme humain que donne Gilles Deleuze dans Critique et clinique quand il parle d’une “conception cartographique” de la psyché et de l’art, par opposition à la conception archéologique plus traditionnelle. Conception cartographique donc, où “les cartes se superposent de telle manière que chacune trouve un remaniement dans la suivante, au lieu d’une origine dans les précédentes: d’une carte à l’autre, il ne s’agit pas de la recherche d’une origine, mais d’une évaluation des déplacements”25. Et le philosophe de parler en terme de trajets et de devenir. Sans aller jusqu’à emprunter à Deleuze sa métaphore de la dérive des continents et de la migration des peuples, il me semble bien y avoir un mouvement et une trajectoire des textes bilingues de Beckett, comme il y a un mouvement et une trajectoire du psychisme humain, trajectoire centrifuge et excentrique en l’occurrence ici. Le texte auto-traduit par Beckett tient de la “ressemblance vivante” définie par Agnès Minazzoli dans son livre sur le miroir (La Première ombre, Réflexion sur le miroir et la pensée, Minuit, 1990, 129), comme une ressemblance qui “renouvelle le geste qui l’a créée”, et “en garde le mouvement et en redécouvre l’élan”. Mais le philosophe nous invite encore à une dernière remarque concernant l’œuvre bilingue de Beckett, quand il dit ne pas vouloir chercher une “origine” mais évaluer des déplacements. De même, il me semble qu’il ne faut pas, des textes jumeaux de Beckett, _____________________________
20. Le terme de
forclusion, forgé par Lacan, décrit un des mécanismes spécifiques de la
psychose, qui consiste en un rejet primordial d’un signifiant fondamental
hors de l’univers symbolique du sujet. Ce signifiant fait retour à
l’occasion d’une hallucination ou d’un délire qui envahissent la parole ou
la perception du sujet. |
-32- Solo poursuit donc le mouvement de dépersonnalisation inauguré dans A Piece of Monologue. La réécriture du dramaticule qui a lieu lors de sa traduction par l’auteur ré-articule, tout en l’intensifiant, le décentrement du sujet beckettien. Le traduire se fait prolongement de l’écrire, le traduire n’est plus différent de l’écrire. Le sujet beckettien, toujours plus en décalage par rapport à son double désir “d’auto-nidation”, toujours plus excentré par rapport à son “désir de non-désir”, nous semble faire ainsi approcher métaphoriquement de la nature de l’inconscient, comparé par Jean-Bertrand Pontalis à un “noyau qui tiendrait son pouvoir d’attraction de son vide interne” et autour duquel gravitent, “comme des électrons”, les “éléments les plus hétérogènes” [24]. Le “ça” freudien, qui demeure au centre de tout mais qui reste inaccessible et “inconnaissable”, nous dit encore le psychanalyste, n’est-il pas en quelque sorte l’excentrique par excellence?
Cette double lecture nous a fait voir que le déplacement externe d’une langue à une autre, et d’un texte à l’autre, qui se produit quand Beckett s‘auto-traduit, trouvait son prolongement dans un déplacement interne à l’œuvre bilingue cette fois, déplacement interne qui met en jeu, nous l’avons vu, l’excentricité du sujet. Ainsi se dessine devant nous un art mouvant à l’instar de ses personnages, un peu à l’image de l’idée de l’art et du psychisme humain que donne Gilles Deleuze dans Critique et clinique quand il parle d’une “conception cartographique” de la psyché et de l’art, par opposition à la conception archéologique plus traditionnelle. Conception cartographique donc, où “les cartes se superposent de telle manière que chacune trouve un remaniement dans la suivante, au lieu d’une origine dans les précédentes: d’une carte à l’autre, il ne s’agit pas de la recherche d’une origine, mais d’une évaluation des déplacements” [25]. Et le philosophe de parler en terme de trajets et de devenir. Sans aller jusqu’à emprunter à Deleuze sa métaphore de la dérive des continents et de la migration des peuples, il me semble bien y avoir un mouvement et une trajectoire des textes bilingues de Beckett, comme il y a un mouvement et une trajectoire du psychisme humain, trajectoire centrifuge et excentrique en l’occurrence ici. Le texte auto-traduit par Beckett tient de la “ressemblance vivante” définie par Agnès Minazzoli dans son livre sur le miroir (La Première ombre, Réflexion sur le miroir et la pensée, Minuit, 1990, 129), comme une ressemblance qui “renouvelle le geste qui l’a créée”, et “en garde le mouvement et en redécouvre l’élan”. Mais le philosophe nous invite encore à une dernière remarque concernant l’œuvre bilingue de Beckett, quand il dit ne pas vouloir chercher une “origine” mais évaluer des déplacements. De même, il me semble qu’il ne faut pas, des textes jumeaux de Beckett, __________________________
24.
Pontalis, op. cit.,
118. |
-33- chercher “l’origine” — ou plutôt “l’original” — comme nous poussent à le faire les théories de la traduction, car l’image vivante est “affranchie de toute référence au modèle” [26], nous dit encore Agnès Minazzoli. Le modèle platonicien qui affirme la suprématie de l’original sur l’image n’est plus pertinent ici car la dissimilitude des textes est bien réciproque c’est-à-dire qu’elle “s’exerce à la fois d’un premier terme à un second et du second au premier”, selon la définition du Petit Robert. Et c’est bien à un mouvement de va-et-vient [27] entre les textes bilingues que nous convie Beckett par sa pratique même de l’auto-traduction quand, en écrivant dans une langue, il modifie son brouillon à la lumière de la traduction commencée en cours d’écriture, ce qui fut notamment la cas pour la genèse de A Piece of Monologue/Solo. En fait, tout se passe comme si les textes bilingues étaient des simulacres l’un de l’autre, au sens où Deleuze l’entend quand il écrit dans Différence et répétition que le “système du simulacre affirme la divergence et le décentrement”[28]. _________________________________
26.
Minazzoli, op. cit., 138.
|
(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)