(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

 

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Voyage au centre de la métaphore: Staring at the Sun de Julian Barnes

Richard Pedot (Université Paris-X)

 

Regarder le soleil en face: en s’annonçant par cette métaphore, le roman de Julian Barnes semble placer en son cœur la question d’un rapport immédiat avec le centre. Dès la périphérie de son titre, il nous invite à porter nos regards sans ciller vers le référent absolu et universel. Mais que recouvre cet héliocentrisme affiché dans la métaphore inaugurale? N’a-t-on pas appris à se méfier, autant que des tours de l’auteur, des tropes et des héliotropes dans leur prétention à la vérité? Ne les a-t-on pas débusqués à l’œuvre à même le discours philosophique [1]?

Je n’entrerai pas dans ce qui suit dans les questions relatives à la position scandaleuse de tout titre, à la fois aux abords et au milieu de l’œuvre qui l’/qu’il encadre, et qu’il décale immanquablement. Mais il y a lieu de douter de ce titre singulier, Staring at the Sun, et de sa promesse d’un voyage vers le centre de la métaphore, c’est-à-dire vers une vérité autour de laquelle tout tournerait. D’abord parce que regarder le soleil — ou Dieu, ou la mort — en face est impossible sauf à y employer quelque truc qui trahirait l’immédiateté annoncée, comme l’observer à travers ses doigts écartés. D’autre part, parce que regarder le soleil, notre père à tous, s’entend aussi comme regarder le fils (son): autre impossibilité car il faudrait pouvoir avec la même intensité et en même temps scruter en face l’amont et l’aval, au lieu que l’on s’emmêle, nous le verrons, dans d’obscures questions d’héritage.

Il est donc plus raisonnable de s’attendre, connaissant les préoccupations de Barnes par ailleurs, à ce que Staring at the Sun tourne plutôt, en cercles excentriques, autour de l’inexistence d’un centre de référence observable autrement qu’obliquement. Et en effet

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1. Voir en particulier J. Derrida, "La Mythologie blanche", Marges de la philosophie, 247-324.

 

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ce roman se présente comme une entreprise de sape d’édifices conceptuels — c’est-à-dire métaphoriques [2] — appartenant chacun à une époque, une idéologie, différente, minés à l’aide de figures — personnages et métaphores — qui leur sont excentriques. C’est cette entreprise que je me propose d’évoquer à grands traits dans une première partie, avant de me demander si elle ne doit pas à son tour être questionnée.

Be always escaping

En surface, Staring at the Sun nous conte les cents années de la vie de Jean Curtis, née Sarjeant, en trois périodes: son enfance et sa jeunesse jusqu’à son mariage; son indépendance vingt ans après celui-ci, lorsqu’un fils, Gregory, lui naît inopinément — un an après sa ménopause; sa vieillesse, dans les premières décennies du vingt-et-unième siècle, jusqu’à son dernier voyage… en avion, qui ressemble fort à un dernier voyage tout court. Sous cette biographie en trois parties se lit en fait clairement — Barnes ne manque pas de nous le rappeler souvent — un découpage d’ordre épistémologique. Après le monde ancien, sur lequel le soleil était censé ne jamais devoir se coucher, et où l’on était sûr des questions à poser et non moins sûr d’y trouver des réponses, vient l’âge moderne où les réponses apparaissent soudain inadéquates au point de douter de la validité des questions et enfin l’âge postmoderne qui met en doute le jeu-même des questions-réponses: “First you had the questions and you sought the answers. Then you had the answers and you wondered what the questions were. Finally, you realized that question and answer were the same, that the one enclosed the other” (189).[3]

L’itinéraire privé épouse l’itinéraire collectif. Pendant son enfance et son adolescence, Jean se débat entre ses questions, celles qui doivent être résolues “avant que commence sa vie adulte” (35), et les “vraies” questions et réponses des adultes, gardées par les détenteurs du savoir, savoir masculin s’il en est. Puis les réponses, tel le mariage, sont mises en doute et on n’imagine plus les questions qui les ont suscitées. C’est enfin jusqu’au principe du questionnement qui vacille, emportant avec lui toute la vieille métaphysique.

On s’aperçoit que ce qui change, d’une phase à l’autre, est la modalité des rapports du langage et de l’autorité qui est soutenue par l’échafaudage conceptuel dominant. Dans la première phase, le langage de l’autorité énonce sa vérité en parfaite confiance de ne pas être contredit, une vérité mesurée dans la balance du père épicier, symbole d’un monde en équilibre qui n’admet pas que le doute s’insinue entre question et réponse, toutes deux contrôlées par les hommes, “tapping out their pipes like headmasters” (17). Voici le portrait

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2. Cf. la célèbre discussion de Nietzsche, pour lequel un concept est le "résidu d'une métaphore". "Introduction théorique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral", Le Livre du philosophe.
3. les chiffres entre parenthèses renvoient à l'édition Picador.

 

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du père: “[He was] the sort of man who knew that a pound of flour was a pound of flour and not fifteen ounces, who could tell which biscuits were in which square tin without even looking at the label, and who could put his hand close, oh so close, to the whirring ba­con-slicer without shaving the skin from his palm” (19).

La règle est donc celle d’une parfaite adéquation du signifiant et de son signifié, du signe et de son référent, dans une  pure tradition utilitariste qui permet de manipuler le réel sans y laisser sa peau: l’ordre des mots répond parfaitement à l’ordre des choses dont la primauté est incontestable. Dans un tel contexte, l’éducation de Jean sera bien, comme toute éducation selon Deleuze et Guattari, l’enseignement des mots d’ordre [4] en vigueur, tels ceux qui s’affichent en majuscules sur la gravure de tante Evelyn: “The vertical print in Jean’s room showed a ladder set up against a tree, with words painted on the rungs. INDUSTRY said the bottom rung; TEMPERANCE said the second, though really it only said TEMPERAN, because the last two letters were cut off by the knee of the ladder-climber. Then came PRUDENCE, INTEGRITY, ECONOMY, PUNCTUALITY, COURAGE and, the top rung, PERSEVERANCE. In the foreground people were queuing to climb the tree, which had Christmas balls hanging from its leaves, with more words written on them like ‘Happiness’, ‘Honor’, ‘the Favour of God’ and ‘God will to Men’.” (16)

On notera cependant que l’ascension vers l’astre de ce système est menacée, interrogée silencieusement, par une ligne de fuite horizontale, la file d’hommes qui ne se soucient pas de l’échafaudage à escalader et préfèrent jouer, se croiser les bras, spéculer: “In the background were people who didn’t want to climb the tree; they were gambling, swindling, betting, going on strike and entering a large building called Stock Exchange.” (16) Résistance à la transcendance qui se prolonge dans la gravure, horizontale celle-là, de la chasse aux visons, fidèle compagne de la première, qui introduit brutalement le thème de la mort. Ou encore dans le jeu inventé par l’oncle Leslie — avec qui, contrairement à l’idiomatique “uncle Bob”, rien n’est simple — jeu qui consiste à crier jusqu’à en tomber à la renverse dans l’herbe du terrain de golf et à fixer le ciel en le mettant au défi de répondre.

Ce renversement de perspective, cette fuite à l’horizontale, est caractéristique de l’ordre de la deuxième partie. Le langage de l’autorité a subi les assauts du féminisme, incarné, de manière assez caricaturale, par Rachel, un temps petite amie de Gregory, et revu par Jean. Les clichés qui balisaient l’univers de l’héroïne — le chèvrefeuille s’enroulant sur l’aubépine, les cuillers qui harmonisent leurs contours… — ne sont plus qu’images d’Épinal — “silly, picture-book thinking” (68). Le mot “femme” lui-même, associé à “putain” et “imbécile”, trahit son véritable point de référence, l’homme: “Woman, two anodyne syllables which he redefined for her: all that exasperates me was the new meaning” (72).

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4. Deleuze, G. et Guattari, F., 1000 plateaux, chapitre 4.

 

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Malgré tout, une grande méfiance demeure face à la réponse féministe symbolisée par Rachel pour qui tout homme est coupable quoi qu’il fasse (120-121), et qui professe que tout, du langage à la cuvette de WC est construit par et pour l’homme et recourt jusqu’à la caricature à un vocabulaire injurieux la faisant ressembler à ce à quoi elle s’oppose. Jean d’ailleurs fuira l’amour lesbien qu’on lui propose comme elle avait fui Michael, son mari: “She had run away from Michael, and from marriage; from Rachel too, she supposed” (183). Au renversement total de perspective, elle préfère un décentrement qu’elle met en acte par ses voyages et sa redéfinition personnelle des sept merveilles du monde. Elle apprend en quelque sorte à relativiser sa propre langue, langue des hommes, en l’entendant dans la bouche d’étrangers: “It was like hearing your own language spoken confidently and yet with different emphases” (90). Elle apprend à apprécier l’inflection de vérité ironique qui peut résulter de cet usage excentrique, quand les déformations ressemblent à des lapsus: “In Asian times. The temple was repented. We grow ladies. Here is the sobbing centre” (115).

Dans la deuxième phase, le langage de l’autorité a été, pourrait-on dire, éma(ju)sculé mais ce n’est que dans la troisième que l’autorité du langage est affrontée, non plus par Jean directement, mais par Gregory, qui prolonge à sa manière la fuite rendue nécessaire par la redéfinition brutale du vieux jeu de question-réponse opérée par Rachel. Il est taillé pour le rôle. À soixante ans, il n’a pas le sens de l’autorité paternelle, ni celui de la patrie — ayant passé sa jeunesse à fuir son père — ni celui de la religion instituée et de son dieu qui faisait tenir le monde dans une gravure et savait répondre “aux questions des jeux télévisés et compléter les mots croisés” (188). Il n’y a donc plus pour Gregory d’autorité qui pose question ou à qui poser ses questions, si ce n’est celle, passablement douteuse, d’une gigantesque base de données, dépositaire de tout le savoir humain: GPC (General Purposes Computer).

Significativement, il est impossible de savoir qui contrôle ce programme, ni d’avoir accès à ses sources, supprimées par souci démocratique: “Rendering information anonymous was like milking the venom from a snake, they said. Only now would knowledge become truly democratic” (145). En d’autres termes, l’autorité du langage, virtuellement disparue, est fondée dans le langage lui-même. Et si les majuscules se remettent à proliférer, ce n’est pas l’indice d’un retour à une phase antérieure. La facilité avec laquelle elles apparaissent et surtout avec laquelle des sigles sont créés ferait plutôt penser à l’auto-célébration d’un pouvoir d’autant moins impudique qu’il n’a plus besoin d’apparaître pour fonctionner. Il n’y a en conséquence nul dialogue ni conflit à espérer entre l’individu et cette autorité, comme le montre l’échange entre Gregory et TAT (the Absolute Truth, mystérieuse annexe de GPC):

 

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 ‘Who controls output?’

REPEAT.

‘Who controls output?’

OUTPUT CONTROLLED BY INPUT.

‘Who is input?’

INPUT IS USER. (160)

Autrement dit, la réponse est dans la question, et réciproquement. Nous sommes parvenus dans l’immeuble contre lequel la gravure de tante Evelyn nous mettait en garde: la bourse où les valeurs, données sans origine, s’échangent entre elles dans un ballet incestueux mais démocratique, d’où toute certitude est exclue, au désespoir de Gregory: “Why had everything become democratic? Why was everyone coddled with fair-mindedness? Gregory longed to be cuffed with certainty” (179).

En résumé, chaque système est mis en déséquilibre par un actant — il faudrait dire un “questionnant” — qui le parcourt selon ses lignes de fuite. “Be always escaping”, cette injonction récurrente est ce qui lie toutes les phases entre elles, autant sinon plus que le personnage principal. Elle a parfaitement été entendue par Leslie, puis Jean, puis Gregory, chacun à sa manière: “Uncle Leslie had run away from the war — at least, if you believed everyone but Uncle Leslie. She had run away from Michael, and from marriage; from Rachel too, she sup­posed. Now Gregory was wondering whether to run away from the whole thing” (183).

À cela il faut ajouter que le décentrement s’opère à partir de métaphores individuelles — “métaphores de l’intuition”, dirait Nietzsche [5] — qui mettent en question(s) le régime de question-réponse en place. Ainsi en va-t-il exemplairement de ce passage du texte sous l’image des cadavres de visons — “The Mink is excessively tenacious of life” (15) — qui va donner lieu à la question la plus têtue du roman, le prototype de la question à ne pas poser, pas même à GPC: “ ‘Why is the mink excessively tenacious of life?’ There was a pause, a green flash of WAIT, and after a few seconds the reply: NOT REAL QUESTION.” (149)

C’est aussi le cas d’innombrables autres épisodes de la vie des personnages, qui passent du statut d’incident ou de fait à celui d’image, qui acquiert ensuite la force performative d’une question. Citons succintement l’érotique “Shoelace Game” inventé par Leslie, en flagrant décalage par rapport à l’univers utilitariste paternel; les expériences étranges des pilotes de guerre comme apercevoir un homme en moto sur les flots au large de l’Irlande; les maquettes d’avion que Gregory construit mais sans intention de les faire voler, ou les cadeaux d’anniversaire de l’oncle Leslie, parfaits dans leur incomplétude même;

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5. Op. cit., 124.

 

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et bien d’autres encore. Autant de mises en garde contre l’illusion que la vérité se tienne au centre des concepts/métaphores comme le soleil au centre de l’univers. Tant et si bien que le lecteur peut avoir envie de crier grâce et souhaiter, avec Gregory, recevoir quelques certitudes en pleine figure, ou alors finit par se demander si tout cela ne fait pas système à son tour.

 

The sobbing centre

Au fond, cette façon de faire n’évoquerait-elle pas les maquettes de Gregory, frêles constructions de balsa et de papier solidifiées par l’enduit et la colle? “Mais bien sûr,” répond Barnes. “Je vois que vous me suivez,” ajoute-t-il dans un clin d’œil métafictionnel — “[Jean] observed again the cunning way in which a fragile structure acquired strength and taut certainty” (83: c'est moi qui souligne); “These images appeared strong but they were made only of balsa wood and tissue paper” (106). Finalement, il se pourrait que nous n’ayons là que des histoires semblables à celle de Tommy Prosser, le pilote qui a vu deux fois le soleil se lever le même jour, non pas des symboles métaphysiques mais de quoi épater les midinettes: “the most beautiful thing he had seen in his life […] boiled down in the long run to a good story with which to woo bints” (191). L’auteur d’ailleurs multiplie les sourires en coin à l’adresse du lecteur qui se croirait maître de la symbolique du roman, en le devançant systématiquement dans ses conclusions, en empilant métaphore sur métaphore comme dans un Bildungsroman devenu fou et en privilégiant des images grotesques, à contre-courant, tel le souvenir de la vapeur produite par Leslie urinant dans un bosquet pour évoquer… l’élévation de l’âme.

L’héliotropisme lui aussi est soigneusement décalé à la fin du roman puisque Jean verra le soleil se coucher deux fois et mourra — si elle meurt — en le regardant en face mais non pas dans une ascension vers lui, comme Prosser qui s’est suicidé ainsi, mais dans un mouvement descendant, c’est-à-dire d’acceptation et non de défi. Comme si le roman avait tout le temps baigné dans la “phosphorescence post-mortem” (195) qui éclaire le dernier voyage de Jean. L’astre de la vérité a disparu sans retour derrière l’horizon mais sa lueur persiste [6] et il faut s’en contenter comme Gregory se satisfait de lever les yeux vers la fenêtre illuminée de la chambre de sa mère: “Breathe, just breathe; stare at the lighted window and just breathe…” (189). Telle serait la fable post-moderne. Mais n’est-ce en partie parce que, éblouis par l’absence du soleil-père, nous avons trop vite laissé le fils dans l’ombre, réitérant ainsi le mouvement du roman? Il est en effet à noter que, dans le même

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6. un peu comme l'astre flaubertien accompagne Barnes, en particulier dans les rapports que l'on pourrait dresser entre Jean et Félicité ("Un coeur simple") et dans les divers avatars du perroquet de cette dernière que compte Staring at the Sun.

 

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temps que Gregory fixe la fenêtre, sa mère observe sa silhouette dans la pénombre du jardin — “Jean, for her part, stood at the window, looking down towards the dark shape she knew to be her son.” (189) — et que, dans l’avion, elle doit l’ignorer pour regarder le soleil — “She wondered how much Gregory had watched.”; “Jean turned away from Gregory’s wet face and looked out of the window” (195).

Or, ne l’oublions pas, c’est Gregory qui porte à la perfection la fuite devant les carcans idéologiques de tout poil, en fuyant la fuite-même, fuyant sur place — il refuse la facilité des voyages à l’étranger, parmi lesquels on peut inclure le suicide. Hamlet postmoderne dont le père est mort intestat, il remplace la devise maternelle, son legs empoisonné, “be always escaping”, par une question de plus: to flee or not to flee? Mais il y a plus. En dehors de son appétit insatiable pour les questions sans réponse et vice versa, il reçoit de sa mère un héritage à mi-chemin entre le matériel et l’immatériel, le tangible et le textuel, don redoutable parce qu’il pose la question qui, par son excentricité, défie toutes les constructions explicatives, la question du désir, qui se heurte toujours à un refus de réponse:

Her insertion of the word want  into the sentence had made it meaningless. (93)

‘Why ever would you want to do that?’

Silence. Oh dear. Wrong again. (120)

And when you asked them the simplest questions — ‘Do you want to go to Shanghai?’ — they would not answer. They pretended there was something wrong with the question. That is not a real question. Why do you ask such a thing? There is no answer be­cause there is no question. (135)

‘Why is the mink excessively tenacious of life?’

There was a pause, a green flash of WAIT, and after a few seconds the reply: NOT REAL QUESTION. (149)

C’est ici que se mesure le caractère performatif des métaphores personnelles. Les fugitifs, et leur désir insistant de questionner, posent la question du désir, celle que les constructions figées du savoir ont exilée dans un territoire flou: un Londres fantasmatique (38), un Shangai inaccessible (93) ou enfin les coulisses secrètes du programme GPC où s’agitent d’étranges opérateurs ou opératrices (161). Or le désir dessine d’autres cartes, brouillant le quadrillage officiel. Qu’il s’agisse du terrain de golf, “the Old Green Heaven”, d’où l’on défie les cieux, ou des Sept Merveilles du Monde, redéfinies à l’usage personnel

 

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de Jean, c’est en l’occurrence l’arbre du catéchisme — du savoir — qui serait rapproché de l’Arbre de la Connaissance — du désir (de savoir) — rapprochement dont la jeune héroïne se rendait parfois coupable (16).

Revenons à l’héritage de Gregory. Il se présente sous la forme d’une bande de fer blanc sur laquelle on peut lire: JEAN SARJEANT XXX. Il possède une histoire particulière qu’il convient de retracer. Jean a été envoyée par Michael chez une gynécologue pour être “inspectée” avant le mariage et pour apprendre à se servir d’un stérilet. Expérience décisive et déroutante pour elle, pendant laquelle elle ne peut s’empêcher de penser au pénis de Michael. C’est en sortant du cabinet de consultation, se sentant abandonnée, humiliée, qu’elle découvre cette machine où, pour un penny (ça ne s’invente pas) on peut imprimer son nom sur une bande de métal — en quinze lettres au maximum, d’où les XXX, apparemment pour ne rien perdre de l’argent investi. On mesurera l’ambivalence qui porte ce geste: au moment de céder son nom dans le mariage pour, ou contre, un pénis, Jean est tentée de le récupérer pour, ou contre, un penny — à écrire comme on l’entend [7].

Le désir intervient ici de manière plus sourde et forte, car ce dernier penny/pénis pourrait d’ailleurs bien être celui de Prosser — Sargeant Tom Prosser, un temps cantonné chez les Sarjeant pendant la guerre — à qui elle n’arrête pas de penser pendant toute l’“inspection” et pendant les essais de pose du stérilet le lendemain. Au demeurant ces essais infructueux provoquent un saignement, comme si c’était à lui, Prosser, qu’elle offrait sa virginité — on constate que les deux jeunes époux seront de fait surpris de la facilité de leurs premiers rapports — tout comme c’est à lui qu’elle s’unit par l’algèbre secrète des trois “X” qui évoquent l’identité d’un soldat: “Name, rank and number, wasn’t that the phrase?” (45)

Cette question d’identité, pour la future mariée, ne peut pas ne pas être liée au sexe, appartenir au lien sexuel, autrement dit au phallus, qu’elle a, d’une intuition qui dépasse les vociférations de Rachel, rebaptisé “the sex-hyphen”, “the thing that would join their bodies together” (45). En suggérant que le phallus est le lien entre les sexes en même temps que le sexe, elle affirme bien, selon les termes de Shoshana Felman, que la sexualité est signe dans une convention rhétorique où “la femme est le signifiant et l’homme le signifié [8] et où elle se retrouve niée dans sa différence, qui est traduite en manque — “XXX”. Il est remarquable pourtant que, tel qu’il est, dans son statut d’objet partiel, le petit rectangle de métal reste

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7. Il est en particulier  possible de concevoir cette ambivalence comme une illustration d'un système où la valeur de la féminité (un penny) ne se conçoit que retournée à l'"étalon" monétaire (le pénis).  On trouvera chez Shoshana Felman une astucieuse analyse de ce système à propos de la nouvelle de Balzac, "La Fille aux yeux d'or" (S. Felman, 'Textuality and the Riddle of Bisexuality", What Does a Woman Want?).
8. Felman, S., What Does a Woman Want?, 47.

 

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néanmoins un bouclier contre l’ordre phallogo(hélio)centrique auquel Jean a recourt chaque fois qu’elle doit se rassurer sur son identité ou chaque fois que du désir s’exprime. Ainsi, avant la naissance de Gregory, lorsqu’elle a décidé qu’elle “[voulait] une vie plus difficile” (74: c'est moi qui souligne) mais se demande ce que sera le “nous” constitué de la mère et de l’enfant (78), elle trouve son message rassurant. Plus tard, le fétiche paraît avoir déjà perdu de son efficacité lorsqu’il s’agit de répondre au désir de Rachel, lequel bouleverse la distribution des rôles masculins et féminins et fragilise le rempart du nom propre:

Rachel leaned across the table, folded Jean’s hands round the money and pushed it back into the bag. Among the fluff and make-up [9] at the bottom, a dull glint read: JEAN SARJEANT XXX.

‘You’re not out with a man now,’ said Rachel. (116: c'est moi qui souligne)

Le nom propre a peine à garantir la traditionnelle distribution des rôles masculin et féminin. On voit “le sujet en désistance” — d’abord Rachel, mais par contagion également Jean — qui “se dé­marque du nom propre qui le marque” [10].

Enfin, lors de la transmission de l’héritage, l’objet ressurgit, mais il est devenu à peine lisible n’en mettant pas moins Gregory au bord des larmes: “ ‘And here is something for you.’ From her pocket she took a strip of tin with letters roughly embossed on it. JEAN SARJEANT XXX. ‘You can count the Xs as kisses,’ she said. Gregory felt his eyes begin to prick” (193).

L’importance de ce legs excentrique n’est pas facile à mesurer, mais ce n’est pas mon propos ici. Je voudrais essentiellement attirer l’attention sur ceci: comme pratiquement toutes les métaphores que j’ai évoquées, il s’inscrit sans peine apparente dans la structure ternaire, changeant de relief et de statut avec chaque changement d’epistémè. Mais contrairement à celles-ci il ne se dissout pas tout à fait dans l’allégorie de l’absence de sens allégorique, en raison en particulier de l’illisible du désir qui y tisse son histoire, histoire d’amour sans doute si celui-ci est bien, selon la célèbre formule lacanienne, don de ce que l’on n’a pas — les trois “X” — et en raison de l’abîme qui s’ouvre à la transmission du nom propre et de l’identité sexuelle [11], l’abîme du sujet et du sens en désistance.

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9. On aura remarqué au passage la présence du maquillage dans ce contexte crucial, signe que l'apparence sexuelle n'est pas qu'une affaire de biologie.
10. Major, R., Lacan avec Derrida: analyse désistentielle, 165.
11. Don, pourrait-on dire, de "la propriété de l'abyme [...] qui est nécessairement l'abyme de la propriété" (J. Derrida, Eperons, 98).

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Les larmes de Gregory, qui couleront effectivement plus tard, peuvent malgré tout faire croire que la lettre envoyée par la mère est parvenue à destination, que le sens reste permis comme manque. Mais il convient d’aller plus loin et de ne pas négliger l’inscription testamentaire de cette lettre et sa quasi illisibilité, surtout pour des yeux embués [12]. De cette manière, elle serait exemplaire d’une excentricité irréductible où s’engouffrent les concepts-mêmes de centre et de périphérie et leurs rapports.

Plus particulièrement, que le fils soit le destinataire de l’énigme insoluble trouble la perspective que la réitération du nom en capitales semblait chercher à graver dans le récit: que Staring at the Sun (ne) serait (que) l’histoire allégorique de l’héroïne principale. Nous touchons ici, il me semble, à un sobbing centre du roman qui appelle à sa relecture à travers les larmes de l’héritier postmoderne, ce fils ou ce soleil qui n’a jamais percé le brouillard — “Sometimes [Jean] felt that a morning mist lay over his life and had never properly risen” (141) — et pour qui l’incertitude généralisée semble coïncider avec la mort du désir  [13] et même la mort du désir de la mort.

Sobbing centre: comme un cœur qui, pour avoir cessé de battre, d’être un throbbing centre, n’en aurait pas pour autant fini avec les larmes. Peut-être est-ce en raison de tels centres, “à partir” d’eux, qu’une œuvre comme Staring at the Sun, bien qu’éclairée par la lueur post-mortem du roman, continue à être un roman à qui on a envie de poser une dernière question, tongue-in-cheek: “Why is the novel excessively tenacious of life?”

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12. On aura peut-être perçu ici un démarquage par rapport à la théorie lacanienne du sens et du sujet - en ex-sistence, autrement dit en position excentrique pure - en faveur de l'objection derridienne (dans La Carte postale, en particulier). Pour ce commentaire sur cette divergence entre les deux auteurs, on peut se reporter à l'ouvrage de René Major déjà cité.
13. Il conviendrait évidemment de s'interroger plus avant afin d'évaluer dans quelle mesure la mort du désir est dans le roman de Barnes un don maternel et un don de la mère.  Question vraisemblablement sans fin, mais qui semble traverser cette oeuvre de part en part.

 

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Ouvrages cités

Barnes, Julian. Staring at the Sun. 1986. Picador, 1987.

Derrida, Jacques. La Carte postale: de Socrate à Freud et au-delà. La Philosophie en effet. Flammarion, 1980.

- Éperons: les styles de Nietzsche. Champs. Flammarion, 1978.

- Marges de la philosophie. Critique. Minuit, 1972.

Felman, Shoshana. What Does a Woman Want? Reading and Sexual Difference. Johns Hopkins UP, 1993.

Major, René. Lacan avec Derrida: analyse désistentielle. Mentha, 1991.

Nietzsche, Friedrich. Le Livre du philosophe: études théorétiques. GF. Flammarion, 1990. Trad. et préf. Angèle Kremer-Marietti.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 15. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)