(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)
-117- Last Orders de Graham Swift: à la recherche du narrateur perdu Université Bordeaux I (IUT “A”)
Selon Umberto Eco, la lecture d’un texte suppose une coopération interprétative et “la notion d’interprétation entraîne toujours une dialectique entre la stratégie de l’auteur et la réponse du Lecteur Modèle” [1], lequel est supposé par l’auteur dans l’élaboration de sa stratégie. Cette coopération exige que le lecteur puisse désambiguiser les expressions déictiques et anaphoriques au niveau de la phrase, ceci au moins dans un premier temps, tant qu’il n’a pu identifier de topiques permettant de redonner cohérence au texte. Puisque le lecteur doit postuler quelque chose qui n’existe pas encore, l’auteur est censé lui fournir un cadre [2], et respecter “une règle hypercodée selon laquelle (sauf ironie ou autre figure rhétorique) le titre d’un chapitre en annonce le contenu” [3], par exemple. On pourra ajouter qu’une autre règle consiste à annoncer au lecteur, par un procédé narratif quelconque, qui est l’énonciateur et/ou le narrateur. Un rapide examen de la structure de Last Orders montre que le paratexte n’obéit pas aux règles habituelles et qu’il faut le lire comme un hypercode atypique. En effet, on constate que le roman [4] est découpé en sections ___________________________
1.
Eco, Umberto, Lector in fabula.
Paris: Grasset,
1985 [1979], p. 76.
|
|||||||||||||||||||||||||||
-118- comportant toutes un en-tête qui se résume à un prénom ou à un nom de lieu. Le tableau ci-dessous en indique la répartition:
Le nombre de pages de chacune des parties ainsi constituées varie d’un maximum de douze pages (Mandy 153-164) à deux mots, “Old buggers” (Vince 130) pour un total de soixante-huit intertitres. Si on s’en tient aux noms de lieux, la distribution des intertitres fait apparaître à l’évidence une fabula qui mène les personnages du Coach and Horses, un pub de Bermondsey dans la banlieue de Londres, à la ville de Margate après un long arrêt à Canterbury, ce qui dénote un hypotexte chaucérien, qui apparaît par anticipation puisque Lenny ne propose cette destination que page 181. Le Coach and Horses, version contemporaine du Tabard Inn des Canterbury Tales figure ici le topoi koinoi, lieu commun — au sens propre et figuré — lieu de passage par excellence, lieu emblématique du rituel quotidien des personnages-narrateurs du roman qui restent jusqu’à l’heure des last orders où le pub se referme sur l’intimité des habitués. C’est un lieu mythique où le lecteur est admis à rester jusqu’au moment critique où Bernie, le patron, fait tinter la cloche; lorsque s’ouvre le roman, celle-ci résonne comme un glas dans ce pub qui, pour Ray, ressemble à une église, qui en a l’éclairage filtré par le verre dépoli et en partage les éléments signifiants. L’alignement de bouteilles qui évoque un orgue, et l’horloge, métaphore du temps qui emprisonne les personnages, connotent irrésistiblement le rituel de mort, et le nom même du pub signifie un impossible départ puisque, pour reprendre la plaisanterie quasi obsessionnelle de Ray, “It aint never gone anywhere.” On est tenté a posteriori d’interpréter ce “it” comme signifiant “I” — première infestation du récit par le Moi — car la plaisanterie fonctionne ici selon le processus d’élaboration des rêves énoncé par Freud, par condensation et glissement, l’immobilité du pub figurant le refus de Ray de partir, de renouer avec sa fille qui l’a fui, tout comme Jack a toujours refusé de |
|||||||||||||||||||||||||||
-119- quitter sa boucherie et de rendre visite à June. La métaphore du Coach and Horses sera d’ailleurs reprise ultérieurement sous la forme du camping-car qui ne servira jamais à l’évasion et restera au garage jusqu’au départ de Carol, la femme de Ray, après que celui-ci eut refusé de le vendre à Jack. Pourtant le décès de Jack va lancer les voyageurs immobiles sur la route de Margate où selon les dernières volontés du mort, ses “last orders” en quelque sorte, ses amis habitués du pub doivent disperser ses cendres dans la mer. Très vite, le lecteur découvre que le privilège de la narration est dispersé lui aussi entre de multiples instances personnelles de l’action — “I” et “you” — et que la clef permettant la compréhension du récit se trouve dans les intertitres qui indiquent le nom de celui qu’il faudrait appeler énonciateur plutôt que narrateur. On a beaucoup glosé à ce propos sur la grande similarité de la technique narrative de Swift avec celle de William Faulkner dans As I Lay Dying. Certains critiques n’ont pas hésité à accuser Swift de plagiat. C’est lui faire un bien mauvais procès car, si une étude intertextuelle peut montrer à l’évidence un hypotexte faulknérien, leurs stratégies respectives sont très éloignées [5]. Chaque nouvelle étape de ce qui apparaît maintenant comme un pélerinage marque une évolution dans les rapports des personnages entre eux, un nouveau pas franchi dans leur cheminement introspectif, un degré supplémentaire dans la recherche d’une légitimité qui débouche, comme dans la quête proustienne, sur la mort, ou plutôt, nous le verrons, sur l’au-delà de la mort et la reconstruction du Moi à partir de ce que nous appellerons par commodité des flux de conscience auxquels sont soumis les narrateurs successifs. Le signifiant pluriel des déictiques, pour aussi systématiquement indiqué qu’il soit, ne laisse pas de surprendre lorsque Ray, le premier narrateur identifié et qui semble ________________________ 5. En faveur de la théorie du plagiat, on note, outre le thème de l’accompagnement du défunt à sa dernière demeure, la division en sections, l’absence de narrateur extradiégétique et les intertitres indiquant l’identité du narrateur, mais Faulkner ne pratique pas la rupture des codes comme Swift, qui utilise aussi comme intertitres des noms de lieux. S’il est vrai que les sections de As I lay dying sont de longueurs diverses, la plus courte ne faisant que deux lignes, comme dans Last Orders, la structure même du récit est strictement linéaire, fondée sur le récit chronologique des préparatifs des obsèques et du transport du corps alors que Swift joue sur les analepses et les prolepses, ce qui l’amène à utiliser une autre technique qu’on a pu confondre avec celle de Faulkner: là où celui-ci ne fait que respecter les erreurs de syntaxe et fautes d’usage des temps grammaticaux de ses personnages, Swift, nous le verrons, joue avec le temps inscrit pour ancrer son récit dans l’universel. Pour finir — mais l’étude intertextuelle mériterait un développement beaucoup plus long — il convient de signaler les options philosophiques opposées des deux auteurs. Faulkner, le pessimiste, voit en l’homme une créature incapable de s’élever au-dessus de ses besoins égoïstes, alors que Swift découvre sous l’apparente médiocrité de pères indignes la douleur de personnages dont la fierté a basculé dans l’incommunicabilité et qui cherchent à reconstruire leur ego en assumant leur culpabilité. |
|||||||||||||||||||||||||||
-120- unique pendant les 19 premières pages, laisse la place à Amy, l’espace de deux pages, puis revient dans un passage dont l’intertitre est Newcross. Par la suite, le lecteur comprend que Ray jouera le rôle d’énonciateur dans chaque partie signalée par un nom de lieu ou son nom propre, ce qui lui offre un forum de 143 pages au total, contre 42 seulement à Vince, second au palmarès et une à Jack [6]. Cette combinatoire, destinée dans un premier temps à surprendre puis à guider, pose en réalité le problème ontologique de l’être et dénote une volonté herméneutique. On peut en effet se demander avec Lacan: “le sujet dont je parle quand je parle est-il le même que celui qui parle?” [7] Il convient à présent de s’interroger sur la fonction de ce que nous avons appelé faute de mieux “énonciateur”. Chaque personnage convoqué par l’auteur plante le décor, se raconte, entretient la conversation, observe les autres personnages et imagine leurs réactions, leurs pensées, leurs motivations en fonction de la connaissance qu’il a de leur vécu. La technique narrative de Swift se place alors à mi chemin du théâtre où les personnages sont libérés de certaines contraintes de la narration, où le signifiant du décor existe en dehors du discours mais où les personnages sont normalement privés des capacités métadiscursives du personnage de roman. Ici, le personnage est investi d’une triple fonction: expressive, conative et référentielle [8]. L’incipit du roman donne le ton, en quelques lignes. La fonction d’information normalement réservée au narrateur extra-diégétique est déléguée par l’auteur à son personnage principal, Ray, qui procède d’emblée par focalisation interne:
______________________________
6. Nous
reviendrons sur cette unique intervention du mort comme énonciateur qui
s’efface en fait derrière un autre énonciateur, son propre père dont il se
contente de citer les paroles après un laconique: “he said” (285).
|
|||||||||||||||||||||||||||
-121-
Graham Swift rompt ensuite de facto les règles de la narration en permutant les actants pour une focalisation [9] tournante qui évite le recours à un narrateur omniscient. En effet, la cohérence du jeu des pronoms se brise lorsque Amy entre en scène, pour ainsi dire, accaparant la première personne, l’espace d’une page dans un monologue à destination de June — dont on apprendra plus tard qu’elle est sa fille —, débile profonde et incapable de jouer son rôle d’interlocutrice. Son intervention ne manifeste pourtant que sa volonté d’exclusion de la diégèse puisqu’elle déclare: “Well let ’em go, eh June? Let ’em do it, the whole bunch of ’em. Let ’em do without me. And you. Boys’ outing. Do ’em good” (19). Amy ne réapparaîtra comme personnage-narrateur que cent-dix pages plus loin pour imaginer les hommes sur le chemin du retour alors qu’ils ne sont pas encore arrivés, indiquant ainsi au lecteur qu’elle s’est trompée, qu’elle a toujours fait le mauvais choix, ce qui est illustré par un long monologue dans lequel elle raconte la suite d’échecs de sa vie, les occasions manquées, la peur de partir. Les autres personnages, Vic, Lenny et Vince se retrouvent très vite avec Ray dans l’espace utérin de la Mercédès de Vince pour un huis clos d’une journée. Chacun s’exprime à son tour, chacun prend le relais de la narration, place son Moi à l’avant-scène, et les schémas actantiels varient, comme on se passe de mains en mains l’urne contenant les cendres, emblème d’une prise de pouvoir et de l’accession à une dignité selon qu’elle est l’objet d’accaparement ou de transmission. L’auteur, qui distribue la parole comme les personnages se répartissent la responsabilité de l’urne, propose ainsi un jeu de piste autour de l’ego de chaque personnage à partir de ce que celui-ci sait de chacun et de ce que chacun dit de lui-même et des autres. Cet enfantement s’accompagne de surprises, d’intuitions, de non-dit; le lent travail de gestation s’engage sous les éclairages multiples de la focalisation mais il reste mystérieux et conserve sa zone d’ombre, ce qui fait dire à Vic:
Tout se passe comme dans la deception comedy, la comédie de la tromperie, où rien ni personne n’est ce qu’on croyait. Progressivement les cadavres sortent des placards, comme si l’urne, symbole de ce moment où le défunt n’est pas encore un disparu, incitait chacun à ______________________ 9. Gérard Genette définit dans Figures III les relations qu’entretiennent le narrateur et les personnages sur le chapitre du savoir et du voir. Ces relations sont ici faussées puisque chaque personnage devient à son tour narrateur, y compris, on le voit, l’absent, le mort.
|
|||||||||||||||||||||||||||
-122- un examen de conscience, une réévaluation de son ego — sauf peut-être Vic, si proche des morts par son métier — car, comme le dit Lenny, “[...] there aint none of the rest of us know who we really are” (209), ce qui montre combien toute certitude est vaine. Chaque personnage dit “je suis”, chacun reprend à son compte un Moi qui apparaît ainsi multiple et unique à la fois, et signale une aporie irréductible: chacun est et n’est pas en même temps à la fois ce qu’il prétend être et ce que les autres disent ou pensent de lui, mais n’est-ce pas justement la définition que donne Umberto Eco de l’être: “Qu’est-ce que l’être, puisqu’il se dit de façon multiple? Mais c’est exactement ce qui se dit de façon multiple?” [10] Alors, face à ce Moi pluriel et insaisissable se dresse l’Autre, celui que suppose le “je” et qui en est la limite, celui qui est à la fois présence et absence, la parole en creux, celui qui sait, saurait, prendrait la décision que personne n’ose prendre: Jack, le mort qui reste la référence, le guide dans le parcours herméneutique, le seul personnage toujours présent dans le discours, celui par qui et pour qui on agit, le compagnon qui veille sur leur bien être, “like it’s something Jack has done for us, so as to make us feel special, so as to give us a treat” (18). L’urne qui contient ses cendres s’affirme alors comme le signifiant unique d’un métalangage qui déconstruit le discours plurivoque des co-énonciateurs, le signe d’une présence impalpable qui semble dicter aux personnages leurs comportements, leurs décisions soudaines, ces lubies incongrues, ces querelles d’ivrognes, ces impulsions soudaines qui poussent Vince à disperser une poignée de cendres dans la campagne qui a vu s’épanouir l’amour de Jack pour Amy — ce qui déclenche la fureur de Lenny — et qui amènent celui-ci à proposer, presque en plaisantant, presque contre son gré, le détour par Canterbury. La présence de cette urne privée de parole mais qui se hisse au niveau d’une puissante métaphore par le pouvoir de l’énonciation s’impose dès les premières pages où Lenny, Vic et Ray la sortent un instant de sa boîte comme pour vérifier qu’elle contient bien les cendres de leur ami Jack. La seule inscription sur l’urne est le nom du défunt. Vic, l’entrepreneur des pompes funèbres, élevé par sa fonction au rang d’exécuteur testamentaire de Jack, la prend en charge jusqu’au premier arrêt, à Rochester où Vince s’en empare: “It’s as though he’s got his badge of courage” (106), déclare Ray. Mais c’est pour aussitôt l’ensevelir dans un sac plastique apparemment par souci de discrétion avant d’entrer au pub. Il cherche en fait à en étouffer la voix, en nier le pouvoir et la réifier. Alors, le signifiant ainsi masqué pervertit le signe et Ray constate: “We’re all looking snagged up, like everything means one thing and something else at the same time” (111). Vince en oublie l’urne, perdant ainsi le droit à la parole, et Vic reprend son rôle après avoir proposé un détour par le mémorial de la marine à Chatham, ce qui lui permet de détourner sur lui-même la colère qu’éprouve Vince à l’égard de Lenny et de redevenir ________________________ 10. Eco, Umberto, Sémiotique et philosophie du langage. Paris: PUF, 1988, p. 13. |
|||||||||||||||||||||||||||
-123- “porteur” de signifiant. L’arrivée au sommet de la colline où se dresse le mémorial le désigne comme énonciateur et Vic s’engage dans un monologue intérieur, une évocation de ses fonctions de croque-mitaine dans la marine, de la mort de ses compagnons. Ses paroles se font prophétiques, il devient l’ange de la mort, celui qui porte malchance, exécuteur des hautes œuvres et porteur d’un signifiant lugubre: “Even on land we’re all at sea, even on this hill high above Chatham where I can read the names. All in our berths going to our deaths” (125). Curieusement, Ray constate que le visage de Vince, qui donne l’impression maintenant de ne plus vouloir se séparer de l’urne, devient “boyish and outranked” (134) et la confirmation arrive immédiatement lorsque Vic devient énonciateur et évoque une photo de Jack et Ray dans le désert, à l’armée où ils se sont connus: The sun is in his face and he’s staring at you, grinning, still alive, like he knows you don’t know who he really is. He’s staring at you out of that brass frame like he knows he’s in another world, peeping out at your one. [...] He doesn’t look like a soldier, he doesn’t even look grown up. He looks like a kid on a beach. (136-137) Cet enfant sur la plage, c’est bien sûr la projection de Vince qui ne cesse de ressasser ses souvenirs du temps où Jack et Amy l’emmenaient le week-end à Margate avec la fille de Lenny dont il était amoureux et pour qui il avait accepté de voyager à l’arrière du fourgon dans les odeurs écœurantes de viande froide. “He” devient “I” et ce regard qui perce l’intimité du Moi devient le regard de l’Autre en Moi. La prégnance de la photo des deux amis est grande; cet épitomé du roman, dont le motif sera exploré par Ray et Amy, est l’icône qui nous donne la clef de la compréhension, le point de fuite de la recherche herméneutique des protagonistes. Destinée à marquer le dépucelage et donc le passage à l’âge adulte de Ray sous la houlette de son ainé Jack, qui a jusque-là joué le rôle de père spirituel et de protecteur, la photo conserve intacte son ambivalence et la vérité s’avance masquée. Pour chacun de ceux qui la décrivent — Amy, Ray, Vince — elle porte un sens différent: symbole de paix et d’amitié pour Amy, souvenir de guerre et de bordel pour Ray, pour Vince elle est le signe d’une immanence (“He is in another world, peeping out at your one”). Alors Mandy, femme de Vince, s’introduit de façon inattendue dans la diégèse pour mettre le lecteur sur la voie et l’inciter à la méfiance: son point de vue aporétique offre un résumé frappant de la situation dans laquelle elle s’était trouvée à son arrivée chez Jack et fait écho à l’évocation plurivoque de la photo: “The new home was all the opposite of what it seemed: a son whose home it wasn’t but it was, a daughter whose home it was but it wasn’t because she had to be kept in a Home, a mum and dad who weren’t really a mum and dad, except to me” (157).
|
|||||||||||||||||||||||||||
-124- S’il est tentant d’interpréter le voyage à Margate comme les quatorze stations du chemin de croix correspondant aux quatorze intertitres portant des noms de lieux (à l’exclusion de Bermondsey, le point de départ, et de la jetée de Margate, l’arrivée), on peut aussi voir dans ce regard de Jack l’œil de Caïn; l’hommage rendu à l’ami décédé prend alors un tout autre sens et le motif de la culpabilité s’inscrit dans la narration. En effet, Jack est boucher et travaille la viande, respectant en cela la volonté du père, et Lenny a repris le commerce de fruits et légumes, ce qui appelle un référent biblique puisque, selon l’Ancien Testament, l’offrande de viande faite à Dieu par Abel a été préférée à celle de fruits faite par Caïn, qui se venge en le tuant. Chacun des personnages a beaucoup à se faire pardonner mais tous ont en commun d’être des pères indignes qui ont laissé s’installer l’incommunicabilité, une malédiction que tous partagent avec Jack. Ceci sous-tendrait, par transfert, l’animosité de Lenny à l’égard de Vince. Lenny, en effet, a laissé Jack jouer le rôle de père de sa propre fille puis a insisté pour qu’elle avorte — acte symbolique — de l’enfant de Vince: “My first fully weighed-up response as a father, words just shot from my gob” (203). Ray a laissé partir sa fille en Australie et se reproche de ne pas lui avoir écrit depuis des années. Vince a jeté la sienne dans les bras de Hussein pour l’amour de l’argent et s’en accuse en termes crus: “There goes Vince Dodds who sold his daughter to an Ayrab” (166). Chaque intervention des énonciateurs serait alors interprétable comme un accès de remords induit par le sentiment de cette présence du mort, la verbalisation de l’indicible permettant in fine la reconstruction du moi après un voyage intérieur. C’est d’ailleurs ce que Vince constate après s’être battu avec Lenny: “it’s like we aren’t the same people who left Bermondsey this morning, four blokes on a special delivery. It’s like somewhere along the line we just became travellers” (193-194). Simultanément, Amy part aussi en voyage, par le bus, pour sa visite bi-hebdomadaire à June et elle fait un constat semblable. Elle est devenue une visiteuse, pour June mais aussi pour Jack dans ses derniers moments, et elle aussi arrive au bout de la route. On devine que cette visite sera la dernière car, de visiteuse de sa fille, elle devient visiteuse d’elle-même, une façon de montrer qu’elle a enfin terminé ce qu’il serait exagéré d’appeler une psychanalyse. Soudain elle comprend que Jack n’a pas eu besoin de s’enfermer dans l’univers fantasmatique de l’espoir impossible et qu’il a choisi d’assumer sa culpabilité sans pratiquer la frustration, libre tel Sisyphe de choisir son calvaire:
|
|||||||||||||||||||||||||||
-125- Le fantôme de June, seul personnage à ne pas prendre la parole, figure peut-être ici l’inconscient collectif du groupe, l’indicible du sujet que chacun a refoulé et que seul Jack a su affronter avec un courage qui leur sert de modèle de comportement. Chacun doit maintenant se laver de ses péchés, se faire pardonner sa lâcheté. Chacun doit prendre une résolution car Jack les regarde, ce qui fait dire à Ray: “It’s like he’s looking at me now, knowing. Better make your mind up, Raisy, better make it up quick” (225). Le regard de Jack, pénétrant mais encore ambigu sur la photo, s’est maintenant chargé de signifiant et tous partagent le sentiment d’être habités par une voix intérieure qui les pousse à agir, celle de Jack qui désire ainsi passer le relais. C’est pourquoi Ray, arrivé à la jetée de Margate, exprime ce sentiment étrange: “It’s like part of me’s taking charge of me, telling me what to do, telling me how to act” (290). Chacun des protagonistes a enfin fait taire son ego et se laisse pénétrer par cette voix intérieure, la même sans doute que celle que Jack a entendue, à laquelle il a répondu juste avant de mourir, en enlevant les écouteurs de son baladeur: “That’s it then. That’s all right then” (293). Comme une dernière prière à celui qui a sacrifié ses rêves afin d’assumer son échec, ils procèdent à la dispersion des cendres “till the ash becomes wind and the wind becomes Jack what we’re made of” (295). Cette dernière phrase du roman sublime à la fois la cendre qui passe directement de l’état solide à l’état gazeux en devenant l’air, le vent — il ne faut surtout pas se mouiller les mains, avertit Vic — et la relation de Jack avec les personnages-énonciateurs dans une sorte d’épiphanie où la communion est complète, où les “je” multiples se conjuguent enfin à “il”, où la frontière entre Moi et l’Autre tombe, où Ray, que Jack avait désigné pour le remplacer, semble pouvoir réaliser les vœux de son ami. La communication ultime, la jonction du “je” et du “il” est préparée par l’unique intervention de Jack en tant qu’énonciateur qui ne prend la parole que pour citer son propre père, pour une énigmatique leçon sur le gaspillage en boucherie. “What you’ve got to understand is that what comes into the shop aint what goes out,” dit le père, en écho à la remarque de Vince qui constate qu’ils ont changé, et à la résolution d’Amy qui vient de décider enfin d’être elle-même, de ne plus tenter de se mettre à la place de June et de dire adieu à Jack. L’herméneutique entamée dans chacun des espaces clos que sont la Mercédès des hommes et l’autobus d’Amy est symbolisée par les manipulations de l’urne dont on a vu qu’elles étaient le signe de rapports interpersonnels. D’abord maintenue religieusement par le maître de cérémonie, Vic, puis posée sur le manteau de Vince, comme un fardeau sur son ego, enfouie dans un sac plastique, comme la mauvaise conscience refoulée des co-énonciateurs, elle sera progressivement dépouillée de son sac, de sa boîte, puis décapsulée, comme la psyché collective qui lève l’un après l’autre les voiles de sa culpabilité. L’Autre
|
|||||||||||||||||||||||||||
-126- s’impose ainsi à l’ego tandis que le lecteur se laisse imprégner par le flux de conscience des personnages qui forme un réseau de plus en plus dense, offre une vision kaléidoscopique de ce mythe collectif qui se cristallise sur le personnage de l’absent, le mythe du père qui se construit par l’infra-communication établie grâce au médium de l’urne. Chaque personnage en quête d’identité cherche à reconstruire l’image du père idéal dans la figure contradictoire de Jack. Chacun a failli à son devoir paternel par faiblesse ou par fierté et cherche à trouver la force d’agir dans la communion avec Jack, le colosse. Chacun se sent investi par cette force illocutoire qui lui impose de mesurer ses actes à l’aune du modèle que Jack a toujours représenté. Chaque personnage parle et est parlé à la fois, comme si celui qui manque pour donner cohérence au texte, régler le jeu des déictiques, ne pouvait s’exprimer, comme si Jack était ce narrateur absent que les personnages cherchent à faire parler pour donner un sens à leur vie. Mais, comme l’a dit Amy, Jack a choisi le sacrifice; conscient qu’il ne pouvait jouer le rôle de père avec June faute de pouvoir communiquer avec elle, il a aussi décidé de sacrifier tous les autres Jack qu’il aurait pu être, du moins Amy le prétend-elle. L’être s’est figé en boucher, transformé en statue de sel comme pour expier et le narrateur s’est effacé derrière ses personnages. L’effet esthétique de nombres d’œuvres vient pour beaucoup du travail d’élucidation ou de révélation du lieu de profération, nous dit Dominique Rabaté [11] — et dans Last Orders tout particulièrement —. Cet effet de voix paradoxal inauguré par Faulkner qui fait parler Addie, la morte dans As I Lay Dying, et repris par Swift avec Jack dans Last Orders, ne peut être saisi que dans sa pluralité [12]. Chaque sujet-énonciateur tentant de retrouver sa voix, qu’elle soit ressentie comme intérieure ou perçue comme une présence spirituelle, construit ainsi un récit qui “ne se fait plus depuis une place fixe d’où l’on peut raconter mais se déplace à l’intérieur d’une distance” (Rabaté 14). Cette approche suppose l’inscription du sujet parlant — et parlé — dans un espace temporel double: celui du déroulement du récit et celui de l’histoire des personnages, posant ainsi la problématique du temps inscrit qui, nous le verrons, est particulièrement instable. Une évidence s’impose dès le début du roman: le présent grammatical sera le temps de la narration, ce qui suppose que celui-ci se confonde avec celui du récit. Si l’on s’en tient au code de lecture du roman, toute intervention d’un passé devrait donc être signal d’une analepse, réminiscence et prise de distance par rapport au récit. Le jeu normal des temps ____________________
11. Rabaté,
Dominique, “Lire les effets de voix”, Regards sur la critique littéraire
moderne. Paris: Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1996, p. 29-40. |
|||||||||||||||||||||||||||
-127- grammaticaux fait ainsi du narrateur à la fois une instance d’énonciation — la réitération de “I say” en est le signal récurrent — et une instance de récit — “That’s what it was” —. D’autres marques d’ancrage dans un temps révolu apparaissent dans le récit. Ainsi page 26, lorsque Ray évoque ses rapports avec Jack, il déclare: “Jack would say, ‘Bunch of ghosts, that’s what you are in that office’.” Dans la même section, la récurrence dans le passé est aussi signifiée par “sometimes” et le narrateur marque nettement ses distances par la relégation: “He used to give me all that old Smithfield guff, all that Smithfield blather”, indiquant par là que la parole de Jack est prisonnière de la doxa, et que celui qui parle n’exprime que lieux communs sans rapport avec son Moi intime. Il convient pourtant ici de considérer l’usage des temps grammaticaux à deux niveaux, celui de la narration dont l’auteur reste le maître et celui de l’énonciation qui est soumis à l’hypercode du référent culturel de chaque personnage. On constate en effet que les énonciateurs tendent à parler un anglais plus ou moins correct en fonction de leur bagage culturel et de leur intelligence. Lenny, l’ancien boxeur, est sans doute celui qui brise le plus souvent les codes de la syntaxe, alors que Vic maîtrise parfaitement l’emploi des temps et la concordance. Quant à Ray, le plus brillant selon ses amis, même si sa syntaxe dénote son appartenance à la classe ouvrière, il ne peut guère être soupçonné d’ignorer la chronologie. Cependant on remarque que si tous s’expriment au présent pour relater les événements successifs dans l’espace temporel du voyage à Margate, ils mêlent présent et prétérit dans les passages analeptiques, imposant une structure hypercodée au simple système de la chronologie, actualisant ainsi des fragments de vie en niant leur inscription dans une temporalité discursive. Il apparaît que l’aptitude des personnages-énonciateurs à maîtriser la temporalité, à pétrifier, pour ainsi dire, l’événement dans son historicité, est d’autant plus grande que leur activité prévisionnelle est précise. Ainsi Vic, le maître de cérémonie, celui qui sait et prévoit et jouera jusqu’au dernier moment son rôle, celui qui connaît aussi le secret de tous les autres, qui a surpris Ray et Amy à faire l’amour dans le camping-car, ne se laisse qu’une fois aller à utiliser le présent dans un flash-back, lorsque Jack lui apprend à brûle-pourpoint qu’il a décidé de quitter la boucherie et de partir pour Margate. C’est que son investissement psychique est ici maximum: cela lui rappelle que lui aussi devrait passer l’affaire à ses fils, car la fin de sa vie est proche. Il retrouve un instant la maîtrise de la situation et reprend au passé, renforcé dans ses certitudes: “I thought, Well that’s more like the Jack Dodd I know. So I was witness, without knowing it, to the Great Decision” (82). Mais il s’agit aussi du grand départ pour Jack qui sait qu’il n’ira jamais à Margate et le Réel s’est un moment infiltré dans le discours. C’est bien de mort qu’il s’agit. Le dialogue avec Jack se poursuit, jalonné par les verbes introducteurs au présent, mais le non-dit, les pensées muettes de Vic, nourrissent autant le dialogue que les paroles de Jack:
|
|||||||||||||||||||||||||||
-128-
Cette intrusion du présent grammatical que Vic subit à son corps défendant, pourrait-on dire, est révélateur d’un système que nous allons tenter de déconstruire. La communication extra-sémiotique semble fonctionner parfaitement dans cet espace de temps volé au passé où l’emploi du présent emprisonne le personnage, en brisant les frontières du self et de l’histoire, ce qui rappelle l’usage que fait Swift du présent dans Waterland où Tom Crick, le narrateur-historien explique: “[...] it is precisely these surprise attacks of the Here and Now which, far from launching us into the present tense, which they do, it is true, for a brief and giddy interval, announce that time has taken us prisoner.” [13] L’attaque surprise évoquée par Tom Crick est un élément essentiel de la technique narrative de Graham Swift dans Last Orders. L’intrusion du présent dans le discours des énonciateurs correspond toujours à un moment de crise, à une rupture dans la perspective de l’énonciation qui crée un lien temporel avec le moment de la narration. Voici, à titre d’exemple, un passage de stream of consciousness dans lequel Vince lève le voile sur son rapport au père, passant en quelques phrases de sa petite enfance à l’agonie de Jack sans quitter le présent et la présence obsédante de la voiture qui est le symbole de sa réussite et de son individuation:
_________________________ 13. Swift, Graham, Waterland. New York: Poseidon/Simon & Schuster, 1983, p. 52. On pourra se reporter à l’article de George P. Landow, “History, His Story, and Stories in Graham Swift’s Waterland, Studies in the Literary Imagination, 23 (1990), p. 197-211.
|
|||||||||||||||||||||||||||
-129-
L’énonciation dans les analepses de Last Orders est, pour tout dire, altérée par une sorte de métalangage qui joue subtilement de l’emploi du temps grammatical et des marqueurs tels que la forme fréquentative qui fournissent des indices spécifiques sur ce qui est du domaine de l’immuable et ce qui appartient au modifiable. Au-delà de l’hypercodage se profile ainsi une nouvelle topique à travers le flux de conscience réitérant des mots-clés qui jalonnent un niveau de sens, une isotopie insoupçonnée. On constate en effet que Ray décrit les visites d’Amy à June, deux fois par semaine depuis cinquante ans, non pas au présent mais à la forme fréquentative: “She would go and see June twice a week. Mondays and Thursdays, regular as clockwork, like she still does” (169). C’est à la même forme que Lenny rapporte les week-ends réguliers de Jack, Amy et Vince. Mais le présent rompt soudain la routine, l’habitude installée, acceptée, comme lorsque Ray croise le regard de Jack qui fixe la mort avec courage et fierté. Chaque personnage paraît fonctionner au rythme de cette pendule centenaire du Coach and Horses, la Slattery Clock qui revient périodiquement dans le discours de Ray. Il semble que le temps se soit arrêté pour chacun quelque part le long de la route, comme le dit Amy: “As if I could put the clock back and start off again where it all stopped” (229). On constate d’ailleurs que lorsque celle-ci a tenté de faire fléchir Jack en l’emmenant en week-end à Margate, c’est son oncle qui a payé le voyage en mettant sa pendule en gage. Tout se passe comme si certains épisodes de la vie des personnages étaient considérés comme révolus et leurs conséquences irréversibles et donc inscrits dans une narration au passé, comme le départ de Carol pour Ray ou son enfance avec son père. On constate que les souvenirs de week-end à la mer avec Sally sont aussi évoqués au prétérit par Vince, de même que les souvenirs de boxe de Lenny ou ceux de bataille navale de Vic, mais aussi la rencontre du seul couple harmonieux du roman, Vic et Pam [14], alors que d’autres réminiscences résistent à la relégation. Au-delà de l’improbable système chronologique, nous voyons maintenant se dessiner une autre fabula construite sur deux niveaux: un hypotexte au passé générant un hypertexte ancré dans un présent qui est celui de la faille intacte, du choc psychique qui a littéralement arrêté les pendules des personnages. En d’autres termes, ceux-ci parlent au passé mais __________________________ 14. On remarque que Pam s’appelle Summerfield, évocation possible des champs de houblon où se sont rencontrés Jack et Amy.
|
|||||||||||||||||||||||||||
-130- ils sont parlés au présent, livrant ainsi une part de leur inconscient au détour d’une version rationalisée de leur histoire. Cet espace-temps qui ne coïncide pas avec le moment de la narration comme le Lecteur Modèle l’avait supposé au début du roman est un moment volé à l’éternité, un entre-deux, comme le dit Amy: “I like to think while I’m journeying, while I’m in between” (230). D’ailleurs, dès l’introduction, l’auteur propose un pacte de lecture qui inscrit la narration dans ce topos: “It ain’t your regular sort of day” (1), nous dit Ray qui ajoute presque aussitôt à propos de Jack: “You ain’t seen the last of him yet”, métalepse qui invite le lecteur à devenir témoin d’une énigme dont le héros va se dévoiler. On comprend alors que les personnages se sont lancés à la recherche de ce temps perdu qu’ils réinvestissent par la pensée dans des analepses dont le présent va rejoindre celui du temps du pélerinage comme si le Moi clivé des énonciateurs tentait de réduire la fracture par une analyse où l’intervention de l’inconscient vient apporter un sens au rituel du voyage. Si nous éliminons tout le contenu hypotextuel pour ne retenir que les analepses au présent, nous pouvons reconstruire une fabula qui est en fait celle d’une crise identitaire mais où chaque fois la relation au père, réel, adoptif ou spirituel apparaît, quel que soit l’énonciateur. Voici donc à quoi pourrait se résoudre le récit de ce narrateur impossible, comme une succession de tableaux où les personnages se présentent masqués, comme un jeu de piste à décrypter, une variation sur le thème de l’Œdipe dans laquelle Vince, Ray et Lenny vont jouer le même rôle. La première analepse montre Jack et Vince au pub pour l’anniversaire de Vince et le mot d’ordre est “Forgive and forget” (7). Puis Ray lance un équivoque “Coach is leaving” (8) et fait allusion à la lettre dans laquelle Jack demande à être incinéré mais il nous avertit: “It’s not Jack’s language at all” (13), signifiant qu’il faut trouver ailleurs le sujet. Vince annonce alors le transfert dans son rapport à Amy et l’émergence de l’Œdipe: “like I’m her husband, like I’m Jack” (33), suivie de l’annonce du passage de l’adolescence à l’âge adulte: “It’s like I’m not real, I ain’t ever been real”, et la nécessaire appropriation de l’image du père: “But it’s like I’m like his father now” (35), avec en contrechamp le rappel de l’adoption de Vince par Jack à son retour de guerre, qui crée un lien avec la deuxième partie. Le lecteur découvre alors l’origine du conflit identitaire œdipien: Vince apprend que Sally sait qui il est et il la frappe, signifiant le refoulement du réel. Puis c’est la fuite de Vince qui abandonne Sally et part à l’armée, refusant ainsi la castration symbolique par Jack qui désire le voir reprendre la boucherie. En contrepoint, Ray évoque son échec avec Susie qui part vivre en Australie contre la volonté de Carol. Alors Vince revient sur le désir de l’Autre et la volonté d’assumer sa place sociale: “I don’t want to be like me, I want to be like them but I can’t I can’t I can’t” (96). Ray intervient en écho, s’offrant une excuse pour
|
|||||||||||||||||||||||||||
-131- ne pas avoir retenu Carol, conscient du danger du clivage du Moi: “I ain’t another man. I’m a little bloke” (100), et Lenny explique: “It’s like he hides behind being small.” Le conflit œdipien atteint son paroxysme avec l’annonce de la fin prochaine de Jack à l’hôpital, donc la mort symbolique du père, mais Vince résiste au désir de la mère, Amy: “She’s like June now. And I go rigid and fixed, like a mast, like a tower, while she clings and grabs at me. Thinking, She ain’t my mum, she ain’t my mum” (188). Amy, qui n’a pu assumer son rôle de mère, est réduite à celui de fille. Le père est enfin symboliquement dépouillé des attributs du pouvoir lorsque Vince déclare: “I should see him naked. [...] he looks like the Pope.” C’est alors qu’intervient la seule prolepse du roman tandis que le présent des analepses rejoint celui du récit. Ray, dans la cathédrale de Canterbury, envisage sa propre fin, et rêve de voir Susie jouer à son tour le rôle de Vince: “God knows where I’ll get shoved. But someone’s got to do it, you’ve got to have someone, and I bet she would” (207). L’écho est renvoyé par Vic qui s’adresse au lecteur en parlant de lui-même à la deuxième personne pour expliquer son rôle, non sans humour noir, signifiant ainsi qu’il ne participe pas à la reconstruction de l’ego: “Your job is to provide a decent funeral, decency and respect with regard to the final disposal” (212). Mais le devoir de prendre Amy en charge s’impose de nouveau lorsque Jack demande à Ray de gagner aux courses pour lui. La personnalité du père, l’autorité suprême semble s’estomper: “It’s him and it’s not him. It’s like he’s been hiding” (221). Le lecteur est alors renvoyé vers un passé plus lointain, le moment où Ray a accepté de vendre son hangar à Vince qui peut ainsi s’affranchir de l’autorité paternelle, ce que Ray vit comme une véritable trahison envers son ami, alors que l’aventure qu’il a eue avec Amy — le désir de la mère assouvi — ne semble pas l’avoir culpabilisé. Ray déclare alors: “It’s when you say, This is my patch, this is my pitch, that the trouble starts” (251), indiquant le difficile passage à l’état adulte, de la soumission au père à la passation des pouvoirs. C’est la mise en scène symbolique de la mort du père et du sauvetage du fils qui va pouvoir prendre le relais. Le temps est maintenant venu et on retrouve alors Ray qui déclare à Bernie, un œil sur le résultat des courses: “ ‘It’s just a matter of time, Bern.’ Looking at Slattery’s clock” (257), tandis que Jack meurt à l’hôpital. Dans sa dernière intervention, Vince, redevenu simple soldat à l’inspection, vient prêter serment d’allégeance à Jack mourant: “then he looks at me, up and down like he’s taking in the whole of me, like he’s that sergeant inspecting my turn-out” (266), puis Jack pose ce même regard une dernière fois sur Amy dans la section suivante: “He looks at me [...] like he’s sorry for having been the man he was” et Jack lâche son ultime réplique: “All a gamble, ain’t it? Ask Raisy. But you’ll be all right” (268). Le cercle est maintenant bouclé, |
|||||||||||||||||||||||||||
-132- chacun des personnages s’est mis en règle avec lui-même et les cendres de Jack peuvent être dispersées en offrande pour le salut des âmes des pères qui n’ont pas su voir et entendre, tous ces pères que Jack aurait pu être. Nous voici maintenant au bout du voyage. La recherche du narrateur sous la trame des déictiques et le temps inscrit dans les analepses était une véritable gageure car la voix que nous recherchions s’avère être un regard. Le regard de Jack que nous avons découvert dans la photo se fraie dans la grammaire et s’impose chaque fois que le présent est convoqué. C’est le Réel qui s’infiltre et force chaque énonciateur à réévaluer son Œdipe. Jack, l’Autre, s’immisce ainsi dans l’ego des personnages masculins comme un anti-modèle à remplacer, il s’offre comme le père mort pour la rédemption de ceux qui n’ont pas su prendre le relais et le passer, Ray, Lenny et Vince, sous la houlette de celui qui semble avoir rempli ce rôle, Vic le croque-mort, le maître de cérémonie, l’Idéal du Moi, qui veille à la reconstruction de cette identité dissociée. Jeter les cendres de Jack, c’est jeter sa défroque de père indigne, sublimer la culpabilité et se fabriquer des fantasmes, s’imaginer un monde où la communication pourra être rétablie, où les cartes seront ré-ordonnées, où les horloges repartiront. La confusion des déictiques et l’émergence du présent sont autant de preuves de ce langage à l’œuvre qui est le vrai langage du narrateur, celui qui ne peut paraître sans que “je”, le Moi, se disperse entre les énonciateurs qui doivent protéger leur ego du clivage. C’est pourquoi Ray s’est livré à ses fantasmes: offrir une nouvelle vie à Amy (qui a enfin eu le courage de dire adieu à June), grâce à l’argent gagné aux courses sur l’injonction de Jack; il songe à retrouver sa fille, à refaire sa vie avec Amy, mais le squelette de la jetée, inaccessible et délabrée, est un bien sombre présage, et le monde rêvé et refoulé par Jack, ce Dreamland qui brille dans la bruine, face à la jetée, est un Éden de pacotille. Le vent qui emporte Jack n’est-il pas le vent des paroles, celles qu’on échange devant la dernière pinte de bière dont la mousse si justement présente sur la couverture de l’édition Picador de Last Orders évoque inexorablement l’écume de la mer où Jack a voulu disparaître?
|
(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)