(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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The Redundancy of Courage, de Timothy Mo:
le mot à maux de Mo

Paul Veyret

IUFM de Paris

Les romans les plus remarquables de la littérature britannique contemporaine ne sont, que ce soit par leur sujet ou par leurs auteurs, ni britanniques ni contemporains. En effet, dans les années quatre-vingts, un phénomène double apparut. D’une part, la reconnaissance d’une génération d’écrivains originaires des marches de l’ancien empire britannique, nés après-guerre, et dont le succès — commercial mais aussi critique — se mesure à l’aune du palmarès du Booker Prize. Rushdie, Ishiguro, Ben Okri et Michael Ondaatje sont de ceux-là, et peut être aussi Vikram Seth, Hanif Kureishi et bien sûr Timothy Mo, ce dernier étant plusieurs fois retenu mais jamais récompensé. L’autre phénomène caractérisant cette génération est l’utilisation de l’Histoire et de ses méandres ironiques et tragiques comme toiles de fond d’une saga. Quant à la géographie romanesque de ces œuvres, elle est souvent celle d’un ancien empire colonisateur.

Ces œuvres ont un point commun: l’identité, l’appartenance problématique à des cultures antithétiques. L’œuvre de Timothy Mo épouse cette schizophrénie. Romancier à cheval sur deux cultures, orientale et occidentale, il souligne lui-même: “it is a mistake to think of the offspring of mixed parents as being “café au lait”. He sees himself not as a mixture of races but as someone who can switch “one hundred percent” from one to another” [1]. De plus, Mo, comme Rushdie, réfute la notion de communauté culturelle dont l’écrivain serait le porte-parole. Rushdie déclarait dans un récent entretien: “On veut nous mettre dans des boîtes. Il faut se définir: Pakistanais, Indien, ou, par exemple, “femme

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1. Kellaway, Kate. “Bang and whoosh, crack and thump”, an interview with Timothy Mo. The Observer, 14 avril 1991, p. 62.

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afro-américaine, lesbienne” et se comporter comme un porte-parole — bien-pensant, évidemment — de sa catégorie. Or, les écrivains qui comptent n’ont jamais écrit “au nom de”, mais plutôt “contre” [2]. Avec The Redundancy of Courage Mo dresse le portrait d’un personnage qui, auteur de ses mémoires, écrit justement “contre” sa communauté, chinoise, et plus largement “contre” une batterie d’idées reçues. Ce narrateur, immoraliste et mauvais Chinois, use d’une arme à double tranchant, l’ironie, et va même jusqu’à écrire contre l’écriture: anti-héros cynique d’un anti-récit, ou bien héros fatigué d’une tragédie? Seule la lecture de cette fable sanglante peut faire la part du feu.

1. Le meilleur des mondes: culture et schizophrénie

Mo revisite le passé et retrace la généalogie du colonialisme et ses incidences sur le présent. Depuis son premier roman, The Monkey King (1978), et surtout jusqu’à son plus récent, Brownout on Breadfruit Boulevard (1995), il retrace la lente défaite d’un univers phagocyté par l’Occident [3] et qui finit par vendre son âme, sinon son corps, au plus offrant. L’individu chez Mo est pris entre des allégeances culturelles antagonistes et destructrices. Son précédent roman, publié en 1986, An Insular Possession, traitait de la perte de la souveraineté chinoise sur Hongkong durant la guerre de l’opium, tout cela vu par des Occidentaux. Avec The Redundancy of Courage, publié en 1991, il s’agit d’une “insular dispossession” [4]. Voici une fois de plus une histoire de perdants.

Après Hongkong en 1842, voilà Danu en 1975, lorsque cette petite colonie — imaginaire — obtient son indépendance du Portugal. En Danu, ancienne possession portugaise, il faut tout à la fois reconnaître le Timor Oriental, envahi par l’Indonésie en 1975, et en même temps renoncer à adopter une lecture politiquement codée. Timothy Mo s’expliquait ainsi: “I didn’t want it to be too overtly political [...]. It is and it isn’t about East Timor — I don’t want to write fantasy but it should be fiction rather than journalism.” [5] Il observe les soubresauts sanglants de cette île, de son indépendance à l’annexion par son voisin, à travers le regard d’un jeune hôtelier Chinois homosexuel, et fin lettré, “Adolph Ng, BA (Hons) Toronto” [6].

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2. Savigneau, Josyane, “La leçon de littérature de Salman Rushdie”. Le Monde, dimanche 16—lundi 17 mars 1997, p. 10.
3. “The country was on the slide, in the mire, had teeterd on the brink of the crater so long no one suffered from vertigo any more. They were a nation as blasé as steeplejacks ans as irresponsible as crows. Three hundred years in a Spanish convent and fifty in Hollywood had not proved an ideal apprenticeship for the technological exigencies of the modern Asia. [...] A more vulgar way of putting it would be that [...] the [...] country had been gang-raped by Dagoes for coming on four centuries and then put on the Yankee titty, or worse, for half the modern one.” Brownout on Breadfruit Boulevard. London: Paddleless Press, 1995, p. 16.
4. Kellaway, Kate, art. cit.
5. Pullinger, Kate, “Creating a hero of our times”. The Sunday Times, 14 April 1991, p. 6.
6. Mo, Timothy, The Redundancy of Courage. London: Chatto & Windus, 1991; Vintage edition 1992. p. 318.
Les chiffres entre parenthèses qui apparaissent ultérieurement renvoient aux pages de cette édition.

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Mais le discours de ce narrateur n’invite pas à une lecture pathétique et encore moins politiquement correcte. Adolph Ng adopte le point de vue dérangeant de l’ironiste: regard clinicien de celui qui avance derrière le masque du cynisme. En effet, comme le dit Kundera: “L’ironie irrite. Non pas qu’elle se moque ou qu’elle attaque mais parce qu’elle nous prive des certitudes en dévoilant le monde comme ambiguïté” [7]. L’ironie fait en effet du roman une œuvre qui oscille sans cesse entre deux extrêmes: apologie de la rébellion face à l’impérialisme, ou bien au contraire, comme semblerait le prouver le titre, futilité d’une telle révolte face à un ennemi supérieur et qui a la postérité de son côté.

The Redundancy of Courage décrit l’absurdité d’un univers hérité des puissances colonisatrices. Un monde déchiré: entre passé et présent, entre l’attachement linguistique et sentimental avec la Mère Patrie — le Portugal — et les sirènes d’une occidentalisation via les modèles australiens et américains; entre la fidélité à une Église catholique parfaitement intégrée à la société, et la fascination pour la révolution — tendance col Mao et cigare cubain. Danu, anagramme des deux dernières syllabes du Xanadu de Coleridge, est aussi proche de la réalité politique que l’était le Patustan de Lord Jim en son temps: l’île est la synecdoque des maux laissés par les rêves de gloire d’un défunt empire maritime. Danu est la métaphore de la schizophrénie culturelle et de l’ambiguïté identitaire que l’on retrouve chez nombre d’écrivains de la génération de Mo.

Cette île est une aberration politique et géographique dont voici la généalogie: “The island [...] wasn’t even a whole island. [...] The malais and ourselves had been parts of different empires. [...] Malai was a Danuese word, meaning stranger or foreigner [...]. Our malays, our scourge, had been colonised by a crew of flaxen-headed burghers and herring fishermen from the North and ourselves by a gang of swarthy wine-growers and olive producers from the very south of Europe” (p. 29-30). Danu est le rejeton bicéphale de deux cultures occidentales aux antipodes l’une de l’autre, et cependant unies dans un même élan — partagé — de pillage sans scrupule. Quant à son présent géographique: “the reality bore no relation to the map” (ibid.). L’île a autant de réalité que l’île au trésor de Stevenson: un point dans la géographie imaginaire de ses créateurs. Comme le roman lui-même, il s’agit d’un assemblage d’une réalité insaisissable et d’une fiction lisible. Le traçage de la carte par les colonisateurs, comme l’écriture de l’œuvre, est la métaphore de l’impossible conjonction de la réalité et de la page d’écriture.

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7. Kundera, Milan, L’art du roman. Paris: Gallimard, 1986, p. 163.

 

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Cette schizophrénie géographique et culturelle est l’image fondatrice de Danu. Le présent conserve dans les noms propres la griffe du temps et des envahisseurs successifs. Le lieu de rendez-vous de la minorité chinoise de l’île s’appelle le “Toko-ru”: “This had originally been the Tokyo Rose, so-named by the liberating Australians after the Pacific War, for it had been the Japanese military brothel during the four years they were in occupation. Now it had lost both its old function and the sense of its name, as the Danuese bent the unfamiliar sounds to what was easier to their tongues” (p. 7-8). Les personnages, comme les lieux, sont des palimpsestes.

Les deux chefs de l’organisation révolutionnaire, les frères Oliveira, incarnent la dualité culturelle du colonisé. Le premier, Osvaldo, est vétéran de la guerre en Angola où, cadre de l’armée portugaise, il luttait contre d’autres colonisés. Il n’en devient pas moins, à son retour à Danu, une fois touché par le virus révolutionnaire, le “Lider Maximo” de la guérilla. Son frère, Martinho a été, lui, éduqué par un autre catéchisme, celui des pères jésuites portugais qui instruisent l’élite locale dans leur séminaire. Loués soient leurs seigneurs, le “Che” et le Christ: l’éducation politique des élites marxistes du Tiers-Monde se fait tout à la fois dans le fracas des embuscades et dans le catimini d’un perinde ac cadaver.

Mais le narrateur n’est pas pris aux pièges des sirènes dialectiques, pas plus qu’il n’a de nostalgique vénération pour le passé colonial. Exilé intérieur, il ne fait partie d’aucune communauté, pas plus celle des Chinois que celle des métis ou des Portugais. Toujours à la frontière de la solitude et de la solidarité: il ne fait pas partie du “we” de sa communauté, qu’il considère toujours comme “they” (p. 7). Contrairement à Lord Jim, il n’est jamais “one of us” pour qui que ce soit, il est toujours l’être en marge.

Auprès des futurs chefs rebelles, dont il n’est pas le dupe, Adolph est le Socrate chinois de Danu: même goût pour les jeunes gens, même usage dialectique de l’ironie comme marteau philosophique révélant les fêlures dans la poterie idéologique des uns et des autres. Ainsi il perçoit, sans bien sûr la dénoncer ouvertement, l’escroquerie politique des frères Oliveira: il déconstruit leur discours et voit au travers des écrans de fumée de leur éloquence. Hymne pompier — “O Mighty Mountain” — drapeau bariolé, rien ne manque à cette république populaire. Le nom du parti est lui-même un lapsus: “[T]hey ended up with the acronym FAKOUM, of which the first word was Frente (Front) and the last Mundo (World). It had fine, business-like, aggressive sound — plenty of hard consonants and a nice build-up with the “F”, though to my ears it sounded a little like “Fuck you” [...]” (p. 68). Adolph l’ironiste lit l’envers des mots et se comporte comme le réactif chimique faisant apparaître la structure moléculaire de la soupe idéologique servie par Osvaldo et Martinho. La réaction révèle le précipité: cynisme et rhétorique.

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2. Le discours de la feinte: narration et ironie

Adolph, l’irritant narrateur, se prétend insaisissable et constamment en marge. À peine le lecteur occidental auquel il s’adresse peut-il prononcer son nom de famille: “My name is Adolph Ng. Please laugh. To pronounce it, imagine you have been constipated a long time. Now strain. There you have my surname” (p. 24). Adolph l’innommable est, dans la première partie du récit, l’anti-héros, voire l’anti-narrateur du roman. Il pratique l’auto-dérision comme d’autres pratiquent l’auto-flagellation et cette condition le place sans cesse en porte-à-faux parmi les autres personnages, mais aussi au sein du récit, dans son statut de narrateur. Adolph se présente comme un être sans âme et sans allégeance, “a man of the modern world. The world of television, of universities, of advertising, of instant communications, made me what I am. It made me a citizen of the great world and it made me a misfit for ever” (ibid.). Adolph est aussi un homme invisible. Ainsi, lors de la guerre civile qui suit l’indépendance, il est témoin de l’exécution sommaire d’un pillard puis: “The corporal looked across at me [...] he looked straight through me. I guess the immediate assumption was that Chinese didn’t steal — not in the sense of petty larceny or looting, anyhow, and the patrol moved off” (p. 77). Homme de l’ombre, il n’a sa place dans aucun discours ou d’autre regard que le sien.

Cependant c’est ce désaxé post-moderne qui, de par sa marginalité, son invisibilité même, est le centre du récit. Adolph est le décrypteur des possibles que recèle un monde en plein bouleversement. Il est à la fois l’anti-héros d’un récit post-structuraliste, donc forcément cynique et ironique, et en même temps le héros d’un récit d’un autre âge. Les trois parties distinctes du roman semblent en effet reprendre le développement canonique de la saga islandaise telle que l’a défini Régis Boyer: “la dialectique singulière [de la saga] tient en trois verbes: se connaître, s’accepter, s’assumer.” [8] Comme le héros de maintes sagas, Adolph est “parfaitement lucide sur [son] propre compte” (ibid.). Valse à trois temps du destin individuel d’Adolph: témoin voyeur d’atrocités, puis fidèle lieutenant d’Osvaldo et artificier du FAKINTIL, bras armé du FAKOUM et, enfin, capturé par l’ennemi, domestique préféré de l’épouse du colonel Goreng, commandant des troupes malaises. La personnalité d’Adolph oscille entre un “courage fuyons” cynique et post-moderne et un “Hasta la victoria siempre” généreux et d’une autre époque.

Adolph est à la fois le deus absconditus de la machinerie narrative et en même temps poltron qui ne pense qu’à sa survie. Mais l’histoire, et son inévitable principe de réalité, ont tôt fait de ramener le voyeur dans le réel: “I had been standing as if I was some privileged witness outside the events I had been observing, with, I admit, some degree of interest” (p. 4).

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8. Sagas islandaises, textes traduits, présentés et annotés par Régis Boyer. Paris: Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. xxxix.

 

 

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Ce narrateur homosexuel s’arroge un statut “hétéro”-diégétique: à la fois dans la fiction dont il est le témoin et en même temps en dehors du cadre de la réalité décrite. À la fois sujet “narrant” et objet du discours narré, Adolph prétend ne pas s’engager dans le tourbillon de l’histoire. Cette volonté de s’abstraire du présent de l’action, pour se réfugier dans le passé de la narration, confère à cette démarche égoïste de simple survie, une valeur presque bouddhiste.

Pour échapper à la mort, il n’hésite pas à faire le mort. Une patrouille de parachutistes malais croise sa route dans les premières heures de l’invasion et celui-ci se camoufle comme il peut: “There was a sheet of newspaper, full of black melon seeds someone had spit out. My whole world had come down to tiny things. The flies, the seeds, a few blades of grass, a couple of pebbles. They started to assume a momentous significance for me. I looked to protect, to conceal what I could. The witnessing part of me might have found pathos in these efforts. [...] Without any sense of distaste, I placed the half-transparent newspaper before my face. The flies still buzzed around the seeds. I hoped I looked like a corpse. The figures were so near that I no longer dared look” (p. 13-14). Un bon narrateur est un narrateur mort, nous signifie Adolph. Mais, à travers cette attention au détail, à l’infiniment petit, cette concentration sur le microscopique afin de faire le vide de soi, mais aussi en soi, Adolph parvient à l’extase qui rappelle le satori zen. La page du journal, “sodden newspaper” (p. 14), est également la page d’écriture que le narrateur, auteur de ses mémoires, met devant son regard afin de se protéger de la réalité. Page-écran, comme un masque permettant à Adolph de passer pour un mort et de poursuivre son récit.

Mais le héros découvre qu’il ne peut demeurer l’observateur neutre et désincarné qu’il rêverait d’être. Ainsi contemple-t-il, perché sur le siège des latrines puantes du Toko-ru, le spectacle d’un massacre. C’est alors que le réel le rappelle à l’ordre et rompt l’impossible jeu d’équilibriste narratif qu’il avait entrepris: “I fell completely and utterly into that awful hole, smearing hands as well as pants [...]. My smell was terrible, worse in the unpolluted corridor” (p. 17-18). Couvert d’excréments, Adolph revient à la réalité: le monde le rappelle à l’ordre par le biais de l’immonde. Voici le sceptique plongé de force dans la fosse septique du réel.

Pour Adolph, la narration c’est la vie. Il ne doit en effet son existence qu’à sa capacité à ordonner sa vision en un objet signifiant. Tant qu’il y a des mots, il y a de l’espoir. Adolph accepte et utilise la nature ironique de la fiction: rien dans le discours n’est absolument droit et loyal. La surface de sa fiction , comme toute parole, cache plus qu’elle ne révèle, dissimule en exhibant et fourvoie en manifestant, et en fourvoyant, manifeste, de manière oblique. Et cette approche indirecte du discours est la fondation même de la narration, cette

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manipulation acceptée de la réalité. Comme il le dit lui-même, alors que, lors de son séjour dans la guérilla, il doit expliquer la mort d’un proche lors d’une embuscade: “If I could get my mouth going, I could manipulate them. There was magic in the words; by just talking I could weave a spell which could facilitate my escape, hold them bemused until I had disappeared in a manner of speaking. I couldn’t tell falsehoods, but I could make them see from my viewpoint — perspective was a powerful weapon” (p. 304). Adolph se dissimule derrière son roman, comme il se dissimulait derrière la page du journal pour échapper aux soldats.

 Ce stratagème n’est pas une manifestation de l’instinct de survie, mais plutôt la métaphore de l’écrivain. Le narrateur est tel que l’a imaginé Blanchot, celui qui disparaît derrière et dans l’écriture, qui se laisse absorber par l’œuvre: “l’œuvre dont on n’est jamais maître, jamais sûr, qui ne veut répondre à rien qu’à elle-même et qui ne rend l’art présent que là où il se dissimule et disparaît” [9]. Adolph se situe au point de rencontre entre l’énonciation et le silence, entre le trait qui définit le monde et le retrait vers l’écriture en tant qu’elle énonce l’absence. Entre la vérité insaisissable et le mensonge arrangeant raconté par Adolph, entre l’écriture et le silence de l’œuvre, il y a cette feuille de papier journal, cette feuille de narration qui évoque cette phrase de Lord Jim: “There was not the thickness of a sheet of paper between the right and wrong of this affair.” [10] Adolph, contrairement à Osvaldo, est toujours un traître, au sens étymologique, celui qui révèle tout en faussant.

Le héros, tel Schéhérazade, est condamné à se fondre dans le récit et à faire accepter sa perspective comme seule et unique. Interrogé par les malais après sa capture, il sait que sa survie dépend de son talent de producteur de signes:

“Like Scheherazade, I always had one more tale, one more piece of information, to titillate the imaginations and jaded appetites of my Islamic captors. It was Arabian Nights in the mountains, my thousand and one relations of the exploits of the great Osvaldo. And unlike most story-tellers with an involvement, I was at pains to minimise my own part; the last thing I did was boast” (p. 323).

La narration et son incarnation, la page d’écriture, sont les moyens de survie de ce héros ordinaire. Cette page blanche est à l’origine du miracle qui lui permet une nouvelle fois

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9. Blanchot, Maurice, Le livre à venir. Paris, Gallimard Coll. Essais, 1959, p. 274.
10. Conrad, Joseph, Lord Jim.
London, Everyman’s Library, 1988, p. 94.

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d’avoir la vie sauve. Ayant gagné la confiance de Mme Goreng, il devient le précepteur de son jeune fils.

 

3. Ironie et romanesque: le rire de Dieu

Les années passées au sein du FAKINTIL s’effacent jusqu’au jour où ses anciens amis tentent un coup de main contre la résidence du colonel. Adolph est sur le point d’être tué alors qu’il tente de protéger le fils du colonel. C’est alors que le roman semble quitter brièvement le cadre réaliste pour se transformer en conte des Mille et une nuits: “The Corporal drew a pistol and fired twice. The bullets thumped into the wet blanket in front of me [...]. I cleared the gun and fired at the Corporal, [...] I stepped round the side of the blanket — there were no holes in it [...]” (p. 376). Le drap, devenu magique, devient un talisman de conte de fées et agit comme ces vêtements qui peuvent rendre ceux qui en sont vêtus invisibles ou invincibles aux yeux des mortels. La métamorphose d’Adolph se conclut sur ce miracle narratif. La scène s’est nourrie de ses propre conventions et de son propre stratagème: un héros imaginaire ne meurt pas, car il bénéficie toujours de l’immunité de la page blanche. Contre cette créature de papier, les balles rebondissent sur la surface de la feuille/drap, comme les caractères d’imprimerie marquent la page vierge. L’identité d’Adolph se confond avec sa propre création. L’écrivain meurt derrière l’œuvre à venir, mais le personnage vit éternellement dans le livre.

Le narrateur reste jusqu’à la fin l’homme-signe, dans toute son ironique ambiguïté, synonyme de son appartenance à l’essence même du roman. Adolph, le personnage des multiples et des possibles est opposé à celui qui apparaîtrait alors comme le véritable héros du livre: Osvaldo Oliveira, le chef du FAKINTIL. C’est en effet lui qui illustre le titre du roman en devenant un héros, le demi-dieu qui, en se suicidant, gagne l’immortalité. Pour Adolph, au contraire, “There’s no such thing as a hero — only ordinary people asked extraordinary things in terrible circumstances — and delivering” (p. 407). Osvaldo est le professionnel de la révolution, un tribun chef de guerre pour qui “[t]here was no room for ambiguity. And certainly something couldn’t be two things at the same time” (p. 138). Dialectique, si, ambivalence, no. Si Osvaldo incarne le courage et sa redondance, statufié par son suicide et qui fait de lui un être d’un autre âge, “a dinosaur in a world of pettiness” (p. 406), Adolph ne se laisse jamais piéger par la tragédie de l’histoire.

Le monde de l’ironiste est celui du jeu: la conscience d’Adolph le détache de l’intérêt utilitaire de ses gestes. Son activité principale au sein du FAKINTIL est celle d’artificier; Adolph accomplit avec zèle cette guerre pour rire: “I’d discovered my true métier which was to be a hotelier in hell, dispensing my own brand of warped hospitality” (p. 169). Adolph découvre l’étendue de son talent à ce jeu intellectuel:

 

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“It was a craft — mining, booby-trapping — that was particularly Chinese. I mean in its ingenuity, in its low small-mindedness, its attention to detail, its pettifogging neatness. [...]. The mental one-upmanship, the game of bluff and deception [...]. And what could be more Chinese than gunpowder pyrotechnics? Or be more like Chinese checkers than planning those round mines in the most efficacious pattern on the board” (p. 168). Sur cet échiquier, Adolph joue une partie plus occidentale que chinoise: il n’est pas un pion à sacrifier, il est le fou, dont la diagonale dessine le réseau ironique de son discours.

Adolph va et vient du futile au sérieux, et pour reprendre Jankélévitch, “bagatellisant le jeu dès que le jeu commence à l’effrayer, fuyant dans le jeu dès que le réel commence à l’ennuyer” [11]. Fusil en main, Adolph évolue dans un monde parallèle, dans lequel la mort est absente: “Firing the gun was delicious; I felt invulnerable so long as I was pulling the trigger and the roaring was going on” (p. 250). Adolph devient, comme Régis Debray le raconte dans ses propres mémoires, un personnage de cinéma, invulnérable et immortel [12]. Le bruit du fusil d’assaut devient un doux son: “It’s not frightening; it’s a wonderful, reassuring, virile sound, better than any music I ever heard. Best of all, I’m flat on my face, out of arm’s way for the time being, inflicting damage on those I hate. Eager to add my contribution to the glorious chorus, I pull the trigger” (p. 165-166). Adolph est amoureux de cette musique car la musique adoucit les meurtres.

L’horreur devient donc cette bagatelle qu’il décrit à longueur de pages. Massacres de pilotes malais: “The firing lasted under ten seconds, I guess, when we were left with a pile of dead and dying that in their finery resembled nothing so much as discarded wayang, shadow puppets” (p. 254). Le regard d’Adolph ouvre une parenthèse grotesque lorsque l’horreur envahit la page. Ainsi, le voici voyeur forcé d’une exécution de masse organisée par les malais; la scène se transforme en Grand-Guignol: “Now the malais took to shooting the victims one at a time. And for each man we were made to shout: one, two, three... The funny thing was, eager to please, we shouted with great vigour. It sounded quite a cheerful sort of chorus. You’d have thought we’d been at a basket-ball match” (p. 19). Détournement

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11. Jankélévitch, Vladimir, L’ironie. Paris: Flammarion, Coll. Champs, 1964, p. 57.
12. “Vertigineux. Passer de la Thomson 45 à poignée incurvée, celle de Scarface mais aussi celle de Camillo Cienfuegos, au Scorpion 7, 65 tchèque, type Smersh et Doctor No; du vieux Springfield, ou du Garand 30, 06 de la Seconde Guerre mondiale au FAL belge et à l’AR 15 américain au RPG 2 chinois — cela nous valait, en fin de journée, des bleus à l’épaule et des écorchures aux doigts, mais aussi une certaine allégresse intérieure, comme si la puissance du feu en recouvrait d’autres en nous.”
Op. cit., p 83. De Howard Hawks à James Bond, l’apprenti guerillero joue tous les rôles à la fois dans ce déballage technique et ésotérique de ces armes qui sont autant d’accessoires de scène.

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de l’horreur par l’ironie: le spectacle n’en devient que plus violent. L’ironie n’est pas là pour être crue, mais pour être comprise; en évitant les pièges du mensonge d’une description sérieuse et pathétique, Adolph nous fait percevoir un monde plein de bruit et de fureur dans toute sa littéralité sanglante.

L’ironie établit un rapport dialectique au réel: chaque vision est dédoublée par la médiation du discours. Adolph, à travers son regard ironique, dédouble un épisode central du récit: la scène, répétée, est perçue de deux points de vue opposés, celui de l’agresseur et celui de l’agressé. Dans une première scène, Adolph et deux camarades ont tenté un audacieux coup de force contre une base aérienne. Les voici face à face avec leurs ennemis: “they looked at us and we looked at them. [...] We were all thinking: so that’s them, that’s what they look like, that’s who they are. [...] What did they see? Three dirty, bearded skeletons, clad in stinking rags. God knows what our sunken, red eyes said” (p. 252). Le mouvement du regard ironique opère un dédoublement: Adolph se voit à travers les yeux de ceux qui vont bientôt mourir.

Il y a là symétrie spéculaire avec une autre scène, c’est Adolph, domestique des Goreng, qui ouvre la porte au FAKINTIL: “there were three human skeletons waiting for me, wicked imps from the centre of the earth, eyes glowing like the demons of malai puppetry in the grizzled mass that was their beards and hair. [...] I looked at the [Corporal] as if he were a zombie. [...] Had I looked like that?” (p. 370) Adolph est passé de l’autre côté du miroir: la trinité méphitique qui surgit est désormais l’objet déréalisé de son regard, diaboliques poupées de chiffons issues d’un cauchemar. Ces trois guérilleros qu’Adolph finit par reconnaître incarnent un moment de sa vie, un des masques qu’il a portés. Ces anciens camarades font désormais partie du royaume des ombres: comme les Chinois dont il se moquait auparavant, les guérilleros sont désignés comme “they”, et jamais “we” [13]. Inquiétante étrangeté qui, dans un dernier mouvement de dédoublement, s’adresse à lui en premier: “But it was one of them who said, ‘We thought you were dead’ ” (ibid.). Spécularité de l’ironie renvoyant Adolph — loin des yeux, loin du cœur — ad patres, alors qu’il paraît plus vivant que ses interlocuteurs: “You look fat, Chinaman” (ibid. ).

Adolph n’est pas un personnage, c’est un signe, un hiéroglyphe humain qui finit par épuiser la dialectique de l’ironie. Un signe ne meurt jamais, il disparaît lentement. C’est le cas d’Adolph qui, ayant acheté sa liberté au colonel Goreng, entame une nouvelle vie au Brésil, sous une nouvelle identité. Mais celui-ci découvre que sous le palimpseste de

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13. “ ‘You can get into high ground again [...].’ I hoped the Corporal had noticed I’d said ‘you can get to high ground’ and not ‘we can get to high ground.’ I now knew the last thing in the whole world I wanted was to go into the mountains with FAKINTIL. I’d rather be a slave in comfort than endure those conditions of freedom. Until now I’d never consciously posed that choice to myself.” (371)

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l’ironie, il existe une part d’identité que rien ne peut effacer: “[a]n identity and a history cannot be obliterated with a switch or the stroke of a pen. I arrived in the vastness of a new country as what I thought a tabula rasa but there was writing underneath, the coded determinants of what I was and always would be inscribed in (what shall we say?) acetic acid or lemon juice which gradually browned and showed in the revealing action of sunlight” (p. 406). Malgré sa trahison, Adolph n’a pas vendu son âme. Il semble même avoir remplacé son cynisme par une forme de sagesse tao. Toujours détaché de l’instant et de lui-même, il finit par percevoir que “[l]a multiplicité des êtres/ Fait retour à sa racine./ Revenir à sa racine/ C’est atteindre le silence.” [14]               

Au travers de cette partie d’échecs — minée par l’ironie — qu’est The Redundancy of Courage, Mo revient lui aussi à la “racine”, celle de la fiction. Dans son Art du roman, Kundera dénonce, en reprenant un mot forgé par Rabelais, les agélastes, ennemis du rire et de l’ironie. Pour eux, “la vérité est claire, [...] tous les hommes doivent penser la même chose et [...] eux-mêmes sont exactement ce qu’ils pensent être.” [15] L’ambiguïté — consubstantielle de l’ironie, elle-même “racine” de l’ironie — cette ambiguïté leur est étrangère. Mo, au contraire prend le parti du rire et de l’ironie et, partant, prend le risque, inhérent à tout discours ironique, et donc tout discours romanesque, d’être illisible, à force de feintes. Mais il n’en est que plus le romancier par excellence, héritier de Cervantès et de Sterne, celui qui a entendu le rire de Dieu. “Please laugh.

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14. Lao Tseu, Tao Te King. Trad. Ma Kou, Paris: Albin Michel, 1984, p. 16.
15. L’art du roman, p. 194.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)