(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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Le rôle du cadavre dans le roman à énigme

Delphine Kresge

Université de Caen

 

Le roman à énigme propose une enquête à laquelle le lecteur est invité à participer. Le détective et le narrateur ont pour rôle de lui présenter l’ensemble des indices nécessaires à la résolution de l’énigme (le plus souvent un meurtre) dans l’ordre chronologique dans lequel ils se présentent au cours de l’enquête. Se tisse alors un réseau de récits (la narration principale à laquelle se mêlent les interrogatoires des suspects et les commentaires du détective).

Toutefois, face au détective qui veille jalousement sur les secrets de l’enquête, face au personnage du compagnon qui ne comprend rien au déroulement des événements et face au meurtrier, dont l’intérêt principal est que la vérité ne soit jamais découverte, surgit un quatrième personnage, seul capable de décrire les événements dans leur déroulement exact: il s’agit de la victime dont la fonction essentielle est toutefois de ne plus être.

Un personnage en voie de disparition

Ce personnage, central à l’intrigue, est le seul qui ne joue pourtant aucun rôle ici et maintenant. En général, le cadavre surgit dès les premières pages et la raison de sa mort se trouve dans son passé, non dans son présent.

En principe, aucun des personnages n'aurait pu être un meilleur narrateur. Le corps de la victime, emblème de son propre destin, demeure à tout jamais silencieux. Cette figure idéale de la narration sans omission délègue donc son rôle à divers narrateurs imparfaits, en attendant que le détective reprenne le flambeau en main et que, à la fin du roman, il remette finalement l’ensemble des éléments dans leur ordre réel. La narration policière à la première personne s’enfonce alors dans le néant, tout comme le narrateur de “MS. Found in a Bottle” de Poe, incapable de poursuivre la description de sa propre destruction au moment où son bateau est entraîné vers le fond de la mer. La mort est donc, par essence, le moment où la

 

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parole disparaît, s’anéantit et, par conséquent, semble devoir mettre un terme à toute narration possible. Tuer équivaut donc littéralement à réduire au silence.

Toutefois, la présence d’une victime devient paradoxalement la raison d’être du récit policier. Le roman se construit alors autour de l’absence d’instance narratrice à la première personne. La victime, témoin privilégié mais définitivement muet du meurtre, devient le point de départ de la narration.

Le paroxysme de la victime muette surgit dans un cas bien traditionnel du roman policier: celui de la disparition pure et simple du cadavre, entraînant avec lui dans le néant le fondement du roman. Le cadavre volatilisé, c'est l'absence même de récit qui devient en quelque sorte absente. Les autres témoignages — comme celui de Mrs McGillycuddy dans 4:50 from Paddington d’Agatha Christie (1965) —, découlant de la présence d’un cadavre, deviennent alors suspects, insolites, et ce jusqu’à la réapparition du témoin principal: le mort lui-même.

À l’opposé, l’apparition soudaine d'un cadavre dans un décor d’apparence paisible (dans un garage, dans une pièce de la maison, ainsi dans The Body in the Library d’Agatha Christie) remet en question l’aspect rangé du cadre et de ses occupants. Cette apparente absence d’histoire(s) est alors immédiatement contredite par le surgissement de récits parallèles (des rumeurs en général), liés à la présence d’un cadavre. Le corps, placé dans un endroit inattendu, provoque une série de narrations, plus ou moins imaginaires, plus ou moins poétiques ou farfelues. La simple apparition d’un narrateur, empêché de tenir son rôle de récitant, semble donc permettre à de nombreux conteurs, plus ou moins incompétents, de prendre le relais.

Toutefois, le cas le plus problématique, dans la narration par le cadavre lui-même, est le cas de la mutilation. Le corps sans mains, et donc sans empreintes digitales, ou sans tête est alors une entité sans identité, et donc sans histoire. Il ne peut plus être relié à son meurtrier car il n’existe pas d’élément permettant de les confronter. En outre, symboliquement, la mutilation de la tête et des bras représente la disparition des lieux de récits chez l’être humain: sa bouche (récit oral) et ses mains (récit écrit). Le cadavre s’abîme alors encore plus dans le silence. En mutilant sa victime, le meurtrier escamote donc complètement le moment de la mort de cette dernière. La victime est définitivement condamnée au silence.

Néanmoins, par-delà la tombe, le cadavre semble encore pouvoir donner des indications sur son assassin, les circonstances du crime et le mobile. La science moderne entre alors en jeu, ce qui explique que la naissance du roman policier corresponde parfaitement à l’essor industriel du monde occidental. Avec la fascination croissante du public pour la science apparaît l’utilisation de cette dernière pour littéralement lire le

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cadavre. Le corps devient alors une page blanche sur laquelle les événements laissent une empreinte et que le détective peut déchiffrer.

Le romancier propose alors un exercice de style: l’herméneutique du corps, qu’il s’agisse de Sherlock Holmes tirant des conclusions sur ses clients, bien vivants, à partir de leurs attitudes, leur façon de se vêtir, ou du médecin légiste analysant les causes du décès et relevant les traces laissées par le meurtrier sur le cadavre de sa victime.

 

 

Le cadavre à livre ouvert. Décomposition du personnage en voie de décomposition.

L'importance thématique du meurtre dans un roman à énigme évolue parallèlement à sa reconnaissance en tant que genre à part, bien distinct du roman gothique ou du roman réaliste. On oublie trop souvent, en effet, que jusqu'aux alentours de 1920, le meurtre est loin d'être investi de la signification quasi-archétypale qui sera la sienne ensuite. Ainsi, The Moonstone de Wilkie Collins (1868), officiellement premier roman policier anglais, ou les enquêtes de Father Brown (à partir de 1911) ne sont pas, pour la plupart, liées à des affaires de meurtres. Par ailleurs, des soixante enquêtes de Sherlock Holmes, seules huit concernent des assassinats.

Ce ne fut que dans les années 1920 et 1930, au moment de ce qu’il est convenu d’appeler “l’Âge d’Or” du roman policier, que les cadavres commencèrent à se multiplier au passage du héros détective, exerçant ainsi une fascination morbide sur le lecteur avide de sensations. La présence d’une figure centrale (dans la mesure où souvent sa personnalité est la clef de l’énigme) mais silencieuse à tout jamais est, en effet, le paroxysme de l’escamotage. Le témoin principal doit en effet demeurer muet tout en étant parfois, et de plus en plus avec le roman policier contemporain, le premier indice parlant de l’enquête.

Le cadavre fournit les premières indications sur la manière dont le crime a été commis. L’autopsie, de nos jours minutieusement décrite, avec force détails physiques et termes médicaux complexes, donne un certain nombre d’indications précieuses à l’identification du meurtrier. Les douze coups de couteau assénés à Ratchett, avec une force différente à chaque fois, met Poirot sur la piste des douze meurtriers exécutant une sentence de mort.

Par ailleurs, l’apparence physique du cadavre est une indication sur son identité lorsque le doute subsiste. Dans Whose Body? (1923) de Dorothy Sayers, face au cadavre mystérieusement apparu pendant la nuit dans la baignoire de Mr. Thipps, Lord Peter Wimsey parvient à tirer certaines conclusions bien différentes de celles de la police:

For instance, here’s a man wears expensive gold-rimmed pince-nez and has had them long enough to be mended twice. Yet his teeth are not merely discoloured, but badly

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decayed and look as if he’d never cleaned them in his life. […] Second point: Gentleman with hair smellin’ of Parma violet and manicured hands and all the rest of it, never washes inside his ears. Full of wax. Nasty. […] Third point: Gentleman with the manicure and the brilliantine and all the rest of it suffers from fleas. (32-33)

Le corps sans nom et sans voix témoigne cependant qu’il n’appartient pas à la riche bourgeoisie comme le croyait la police. Le cadavre n’est donc pas celui de Sir Reuben Levy mais celui d’un pauvre hère. Le cadavre, en tant que texte sans voix, ne peut proposer sa propre herméneutique. Il est la référence suprême en matière de vérité et pourtant il est susceptible d’être analysé de manières différentes. Si une seule herméneutique est exacte, le cadavre peut, par contre, faire l’objet de jugements erronés, d’analyses inexactes.

Dans le roman policier de “l’Âge d’Or”, cette diversité s’incarne souvent dans l’opposition entre police officielle et détective amateur où ce dernier finit par décrypter correctement les données proposées par le corps sans vie et sans voix, pur objet, à peine plus humain qu’un livre.

Pendant la période de “l’Âge d’Or”, la victime est, le plus souvent, un personnage désagréable, un tyran domestique ou un maître-chanteur. La raison essentielle de ce choix est, à l’origine, que plus la victime est désagréable, plus le cercle des suspects s’élargit.

Cependant, de ce simple choix tactique découle un certain nombre de conséquences éthiques sur l’appréhension même de l’idée de meurtre. Le passage de l’être humain bien vivant à l’objet cadavre (simple message codé à déchiffrer) se fait donc de manière moins choquante. Le processus de réification de la victime, souvent présentée comme anti-héros au mieux, comme flat character au pire, est alors plus acceptable moralement.

Dans certains cas, comme celui de Mrs. Boynton dans Appointment with Death d’Agatha Christie (1937), le meurtre apparaît même comme un soulagement. Exit le tyran domestique! Naturellement, le meurtrier ne saurait alors être l’un des proches de Mrs. Boynton, l’un de ses objets quotidiens de persécution. La mort de la victime désagréable doit apporter la liberté à ceux qui étaient les martyrs innocents de ses sarcasmes et de ses manipulations. Le véritable meurtrier ne peut être qu’un criminel endurci et déjà condamné que Mrs. Boynton faisait chanter. Ce point de vue assez simpliste, il faut bien le reconnaître, n’est toutefois plus celui des romanciers contemporains.

En effet, les auteurs policiers actuels reprennent parfois, mais en en renversant la perspective éthique, la thématique de l’erreur de lecture des données proposées par le cadavre, puis par son premier commentaire: l’autopsie. Dans les romans les plus récents, ces erreurs prennent un aspect beaucoup plus tragique: il ne s’agit plus de valoriser le détective par rapport à la police ou par rapport à son chroniqueur mais de faire ressortir les faiblesses, voire les préjugés du héros.

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À cet égard, le cas de Wexford dans Simisola de Ruth Rendell (1994) est particulièrement complexe. Chargé de retrouver Melanie Akande, la fille de son médecin, Wexford se voit dans l’obligation de demander aux parents de venir reconnaître le cadavre d’une jeune fille noire. Toutefois, même si Wexford était persuadé qu’il s’agissait du corps de Melanie, la victime est en fait une jeune Nigérienne inconnue. Cette erreur, tragique pour les Akande, force Wexford à se remettre en question: pourquoi n’a-t-il pas remarqué qu’il s’agissait d’une jeune fille différente? Serait-il raciste au point qu’une noire soit, pour lui, indifférenciable d’une autre? Face au racisme choquant des autres, il découvre en lui-même des préjugés dont il n’était pas conscient.

He had assumed a black girl’s body was that of a missing black girl and he had done so because she was black. The photograph of Melanie Akande had not been referred to. The known heights of the missing girl and the dead girl had not been compared.

The worst thing for him was that it had shown him he was wrong about himself. This error had occurred through prejudice, through racism, through making an assumption he could never have made if the missing girl were white and the body white. (182)

Dans une enquête où le racisme et le rejet de l’étranger atteignent un paroxysme particulièrement tragique puisqu’il s’agit d’une affaire d’esclavage, de violence et de viols à répétition, les questions que se pose Wexford prennent un sens tout particulier. À travers le cadavre de Simisola, Wexford descend vers les abîmes de sa propre âme. Il se découvre faillible, humain, capable d’erreurs exceptionnellement graves pour les Akande qui ont cru leur fille assassinée.

Le cadavre, en tant que texte dont le sens est unique mais qui ne propose pas d’interprétation, est donc source d’erreurs. Par conséquent, tout comme les cabalistes se penchant sur les textes sacrés pour en retirer la parole divine, le détective est de plus en plus amené à pénétrer l’intimité du corps, à l’analyser dans ses moindres détails. Le détective amateur fait donc place au spécialiste, au policier ou au médecin légiste.

Au lieu de jeter un voile pudique sur la découverte du corps, sur sa position exacte, son apparence physique, l’auteur de romans policiers contemporain entre dans les détails. Il désacralise ainsi le cadavre en lui enlevant son mystère à seule fin de le faire parler. Le cadavre devient un témoin de moins en moins muet. Au-delà de la mort, il dénonce son meurtrier en sacrifiant, au cours de ce processus, sa nature première d’être humain.

Dans Shroud for a Nightingale de P.D. James (1971), Adam Dalgliesh ne peut cacher son dégoût pour le travail du médecin légiste.

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[Sir Miles] always tut-tutted over a body. He did so now, plucking back the sheet with a curious mincing gesture of his pudgy fingers. [Dalgliesh] could hear the faint rustling of bed linen. Sir Miles would only be making a preliminary examination, but even to think of those pudgy fingers insinuating themselves into the body’s tender orifices was enough to make one hope for a peaceful death in one’s own bed. (54)

La position de Dalgliesh face au meurtre est en effet très stricte, définie en des termes moraux particulièrement clairs: l’assassinat n’est pas un des beaux-arts mais, bien au contraire, une intrusion contagieuse de la violence et du mal dans la société. Même si le meurtrier est dévoilé, la collectivité ne peut jamais revenir au statu quo. Ainsi la désacralisation de la nature humaine par l’acte criminel lui-même s’étend-elle, dès le début de l’enquête, à l’enquêteur et à ceux qui travaillent à ses côtés. Dalgliesh est ainsi toujours gêné par ses incursions forcées dans la vie privée des suspects, au nombre desquels se trouvent essentiellement des innocents pour un seul coupable.

Famous last words?

Par ailleurs, au-delà du cadavre proprement dit, c’est surtout la question du mobile du crime qui se précise désormais, s'agissant de meurtre. Ainsi, l'un des mobiles les plus courants, à partir des années 1920, est que la victime avait découvert les secrets illicites du meurtrier, bref qu’elle en savait trop. Toujours indéfini, ce mystérieux “en” permet de conserver l’aspect incertain du récit. Il peut renvoyer à une multitude de crimes possibles commis par l’assassin ou à n’importe quel secret.

Par ailleurs, le meurtre vise alors la victime en tant que narrateur possible. Le thème du maître-chanteur tué dans l’exercice de ses malhonnêtes fonctions est ainsi récurrent dans le roman à énigme, chez Agatha Christie, par exemple (Death in the Clouds, Why Didn’t They Ask Evans?). La recette est d’ailleurs tellement traditionnelle qu’Ariadne Oliver, auteur de romans policiers, amie d’Hercule Poirot et, par bien des aspects, auto-caricature d’Agatha Christie elle-même, déclare dans Cards on the Table (1937): “Somebody is going to tell something — and then they’re killed first! That always goes down well. It comes in all my books — camouflaged in different ways of course” (57).

Le secret du meurtrier est emporté par la victime dans sa tombe et c’est alors à des instances narratives moins compétentes que revient le devoir de tenter de découvrir la réalité. Le narrateur principal tâtonne, erre, tire des conclusions approximatives des commentaires faits par le détective. Le narrateur parfait disparaît donc au profit d’un narrateur imparfait.

Paradoxalement, dans The Murder of Roger Ackroyd (1926), Agatha Christie mélange ces rôles traditionnels pour produire un roman totalement non-conventionnel. Le maître-chanteur

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n’est pas la victime, mais le meurtrier, le Dr. Sheppard. Par ailleurs, Sheppard assume le rôle de narrateur. Celui qui aurait dû, dans un récit classique, être la victime, donc l’instance narrative parfaite mais silencieuse, devient le meurtrier et, en même temps, un narrateur qui non seulement prend en charge le récit, mais également, ment par omission. Il fait ainsi doublement disparaître le récit: par son acte criminel, puis par son rapport volontairement incomplet.

La fascination pour la victime en tant que narrateur surgit dans des cas bien précis. Abonderont ainsi les derniers mots du mourant, l'inscription en lettres de sang sur le mur, les courriers écrits peu avant le meurtre indiquant que la victime se méfiait de l’un de ses proches, etc. Les exemples en sont nombreux et variés, depuis les propos tout simplement énigmatiques (The Big Four (1927), Why Didn’t They Ask Evans? (1934), d'Agatha Christie), jusqu'à la mention explicite, mais incomprise, de l'identité de l'assassin (The Mysterious Affair at Styles (1920), The Seven Dials Mystery (1929), d'Agatha Christie).

La vérité sort-elle toujours de la bouche des mourants?

Cette possibilité de récit fait par un mort, exploitée et surexploitée au fil des romans, permet alors aux auteurs de romans policiers de renverser le statut traditionnel du cadavre comme narrateur idéal, détenteur de la vérité et prêt à la rapporter s’il pouvait seulement parler. Ce thème surgit dès le dernier recueil des aventures de Sherlock Holmes, The Case-book of Sherlock Holmes, dans une nouvelle intitulée “The Problem of Thor Bridge”. Pour se débarrasser de sa rivale, Mrs. Gibson organise son propre suicide de manière à ce que le revolver qu’elle utiliserait disparaisse après sa mort. Par ailleurs, elle prépare à l’avance toute une série d’indices menant droit à Miss Dunbar, la jeune femme dont son mari est épris. Le récit de la mort de Mrs. Gibson est ainsi présenté de manière biaisée par l’épouse jalouse elle-même. La victime, en même temps meurtrière d’elle-même, est à la fois détentrice de la vérité et narratrice mensongère.

Dans Trent’s Last Case d’E.C. Bentley (1913), la situation est encore plus complexe. En effet, l’essentiel du mystère repose sur le désir viscéral de la victime, Sigsbee Manderson, de faire passer son propre suicide pour un meurtre et d’en faire accuser celui qu’il croit être l’amant de sa femme. Un certain nombre de complications surgissant au moment même où Manderson s’apprête à appuyer sur la détente poussent le lecteur, le détective et les proches de Manderson à se demander si le célèbre financier s’apprêtait vraiment à se tuer ou s’il souhaitait seulement se blesser.

La non-résolution de l’ambiguïté ici, concernant le discours du mort sur son propre décès, souligne la nature de pastiche du texte d'E.C. Bentley: le détective amateur Trent s’était fourvoyé dans ses conclusions, qu’il avait entièrement fondées sur des principes

 

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rationnels. Ainsi le cadavre, déviant de son double rôle de narrateur détenteur de la vérité et de témoin silencieux, provoque le possible échec du détective en tant qu’archéologue de la vérité, achevant le récit interrompu de la victime. La transgression des lois fondamentales du roman policier permet alors d’élargir le champ des possibilités d’énigmes.

En ce sens, les duperies de l’auteur ne s’étendent pas seulement au récit proprement dit (comme, par exemple, dans le cas des omissions de Sheppard dans The Murder of Roger Ackroyd) mais également au non-récit, à la narration en négatif produite par la présence silencieuse du cadavre.

Le cadavre comme transfert des pulsions de mort

Le cadavre, par sa seule présence, menace les limites narratologiques du roman à énigme classique: le narrateur, par définition moins compétent que la victime, ou qu’un meurtrier qui dirait la vérité. Au-delà de ces principes de base, le roman à énigme ferait place à l’une des autres composantes du roman policier. En effet, si la victime parlait, le genre basculerait dans le roman à suspense et si le meurtrier prenait en charge le récit en n’omettant pas de signaler ses activités criminelles, il s’agirait d’un roman noir. Fixé dans ses limites génériques, le whodunnit laisse donc le lecteur face à un cadavre fort embarrassant, appendice malsain à un jeu intellectuel.

Toutefois, le corps de la victime est plus qu’un simple point de départ à une enquête et au récit de celle-ci. Sinon, comment expliquer l’attirance qu’exerce le genre sur des publics divers et variés? Au fil des années, le vol ou le kidnapping ont pratiquement disparu des romans policiers, au profit du meurtre. Comment justifier autrement cette fascination du lecteur pour le sang? Comme l’explique Mrs. Oliver dans Cards on the Table: “What really matters is plenty of bodies! If the thing’s getting a little dull, some more blood cheers it up” (57).

Au-delà de l’aspect purement intellectuel de ce type de lecture, le roman policier permet au lecteur de se dédoubler à l’infini.

Face au roman policier, le lecteur devient à la fois détective, meurtrier et victime. Détective, il tente de résoudre une énigme qui lui procurera d’autant plus de plaisir qu’elle est complexe. Assassin, il pourra assouvir ses pulsions meurtrières à travers ce personnage mystérieux et elliptique jusqu’au dernier chapitre. Enfin, victime, il vit le moment où l’être n’est plus. Dans ces deux derniers cas, le lecteur évacue, à travers une scène violente mais fictive, ses pulsions de mort (thanatos). Dans ce conflit qui, en un sens, l’oppose doublement à lui-même, le cadavre et le corps du meurtrier deviennent alors les intermédiaires d’une projection dans la fiction où chacun peut, sans encombre aucune, devenir, à sa guise, tueur et victime.

 

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Le phénomène de distanciation à l’égard de l’objet-livre lui permet de ne jamais passer au niveau où fiction et réalité se confondraient et, donc, au niveau où la législation ou le propre sens moral du lecteur pourraient stigmatiser ces pulsions.

En ce sens, le cadavre aurait une double vocation: d’une part fournir un objet fictif permettant au lecteur de laisser libre cours à son imagination meurtrière et d’autre part compenser le fait que nul ne peut jamais assister à sa propre mort ni visualiser ses propres entrailles.

L’autopsie, dans les romans policiers, prendrait donc la même signification que le corps animal revêtait au Moyen-Âge, lorsque la dissection de corps humains était interdite. Face au néant du personnage de la victime, le lecteur demeure donc aussi fasciné que les étudiants, confrontés au cadavre humain bien réel (mais bien distinct du leur) dans le tableau de Rembrandt “La Leçon d’anatomie du Dr Tulp” (1632).

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

Bentley, E.C., Trent’s Last Case. Oxford: OUP, 1995.

Christie, Agatha, The Best of Miss Marple: A Carribbean Mystery; Sleeping Murder; 4:50 from Paddington; At Bertram’s Hotel. Londres: BCA, 1992.

Cards on the Table. New York: Berkley, 1984.

The Murder of Roger Ackroyd. Glasgow: Fontana, 1984.

The Mysterious Affair at Styles. Londres: Harper Collins, 1995.

Conan Doyle, Sir Arthur, The Complete Illustrated Short Stories. Londres: Chancellor Press, 1985, 986 p.

James, P.D., Shroud for a Nightingale. Londres: Sphere Books, 1986, 300 p.

Rendell, Ruth, Simisola. New York: Crown Publishers, 1995, 327 p.

Sayers, Dorothy, Whose Body? Falmouth: Coronet Crime, 1993, 203 p.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)