(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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L’épiphanie du banal dans Coming Up for Air de George Orwell

Bernard Gensane

FORELL-CERER, Université de Poitiers

 

En 1938, c’est-à-dire au moment où il voit dans les accords de Munich une mascarade qui ne fera pas reculer le fascisme, George Orwell écrit une histoire qui débute par l’achat d’un nouveau dentier et qui se termine par le pieux mensonge à sa femme d’un mari qui a fugué [1]. Entre ces deux épisodes dont on perdrait son temps à attester la banalité, le protagoniste-narrateur, George Bowling, en manque d’air frais, part à la recherche de ses souvenirs dans le village de son enfance et développe une réflexion terrifiée et terrifiante sur la guerre à venir et ses conséquences catastrophiques sur la civilisation occidentale.

Au chapitre 4 de la première partie, le narrateur a quelque temps libre avant de se rendre chez un dentiste (américain et bon marché) qui doit lui fixer son nouveau dentier. C’est donc affublé d’un ratelier provisoire qu’il se dirige fort banalement dans un milk-bar pour calmer sa faim. Dans un des passages les plus écœurants qu’Orwell ait jamais écrits, le narrateur connaît une expérience traumatisante à partir de laquelle son univers, s’il ne va pas lui être à proprement parler révélé dans la mesure où Bowling est tout sauf naïf, va se manifester de la manière la plus vulgaire et tragi-comique qui soit:

The frankfurter had a rubber skin, of course, and my temporary teeth weren’t much of a fit. I had to do a kind of sawing movement before I could get my teeth through the skin. And then suddenly — pop! The thing burst in my mouth like a rotten pear. A sort of horrible soft stuff was oozing all over my tongue. But the taste! For a moment I just

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1. Coming up for Air. Londres: Victor Gollancz, 1939. Harmondsworth: Penguin Books, 1976 (notre édition).

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couldn’t believe it. Then I rolled my tongue round it again and had another try. It was fish! A sausage, a thing calling itself a frankfurter, filled with fish! […]

Outside the newsboy shoved the Standard into my face and yelled, ‘Legs! Orrible revelations! All the winners! Legs! Legs!’ I was still rolling the stuff round my tongue, wondering where I could spit it out. I remembered a bit I’d read in the paper somewhere about these food factories in Germany where everything’s made out of something else. Ersatz, they call it. I remembered reading that they were making sausages out of fish, and fish, no doubt, out of something different. It gave me the feeling that I’d bitten into the modern world and discovered what it was really made of. That’s the way we’re going nowadays. Everything slick and streamlined, everything made out of something else. Celluloid, rubber, chromium-steel everywhere, arc-lights blazing all night, glass roofs over your head, radios all playing the same tune, no vegetation left, everything cemented over, mock-turtles grazing under the neutral fruit-trees. But when you come down to brass tacks and get your teeth into something solid, a sausage for instance, that’s what you get. Rotten fish in a rubber skin. Bombs of filth bursting inside your mouth. (26-27)

Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur ce passage, par exemple qu’Orwell a, consciemment ou inconsciemment, mis en scène, de la manière la plus crue qui soit, une fellation. Mais ce qui nous intéressera ici davantage c’est le caractère d’épiphanie de ces lignes. C’est dans une première ébauche du Portrait of the Artist as a Young Man que Joyce, on s’en souvient, a sécularisé le concept d’épiphanie en l’appliquant à la littérature, et donc à la littérarité. “Soudaine manifestation spirituelle”, l’épiphanie, en tant qu’instant évanescent, doit être traquée tout autant dans un discours banal ou vulgaire que dans un moment de conscience exceptionnel. Dans le passage cité de Coming Up for Air, il y a irruption violente du monde dans la conscience du protagoniste par le biais de la bouche, des oreilles et des yeux. Dans son extrême banalité: nourriture en conserve, titres racoleurs de la presse à grand tirage, décors artificiels des lieux de vie, le monde s’impose à la conscience en s’organisant: “Bombs of filth bursting inside your mouth.” Lorsque Bowling ressent la nourriture industrielle comme une bombe, lorsqu’il touche du doigt, ou de la langue, la réalité (“when you come down to brass tacks”), il se situe exactement aux portes de l’imaginaire, quand commence en fait le réel. En tant que produit de consommation totalement banal, le hot-dog de poisson est un signifiant à prendre au pied de la lettre. Le goût de poisson n’est pas un additif, une latence. Il ne donne pas à rêver, ne connote aucune culture gastronomique, son “suintement” de poire pourrie ne débouche sur aucune fluidité de sens. La saucisse-poisson ne peut, sur le moment, être

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synthétisée dialectiquement: elle est un oxymore dont il est impossible, sauf sous la contrainte, de maintenir séparés les deux termes opposés. Pour cette raison, elle procède de la banalité. Mais, “Pop!”, quid du réel quand la parole fait défaut? Comment reproduire, créer, sans retrouver le verbe en son commencement, sans remonter à la Mère, et au Père, et donc aux re-Pères? Le retour au village de son enfance, Lower Binfield (Binn signifie à l’origine mangeoire), est donc une rétroaction vers la banalité dans tous ses états et tous ses détails par un narrateur qui nomme jusqu’à plus soif, jusqu’à en être gavé, qui s’étourdit de paroles.

Orwell n’a fréquenté assidûment qu’un seul intellectuel anglais de renom: Alfred Jules Ayer, philosophe positiviste, auteur à vingt-six ans d’un ouvrage révolutionnaire Language, Truth and Logic. Ayer postulait que dans la mesure où le positivisme est une forme extrême de l’empirisme, le réel, les données sensibles relèvent du littéral, loin de toute métaphysique. C’est chez Ayer qu’Orwell, auteur de Coming Up for Air et futur auteur de 1984, a puisé que toute ambition philosophique présuppose une analyse linguistique des mots, de ce qu’on n’appelait pas encore outre-Manche le rapport signifiant-signifié.

Avant l’épisode de la saucisse, avant l’épiphanie de l’ersatz, Bowling doit entrer de plain-pied dans le banal, en tant que narrateur et en tant qu’acteur. L’incipit du récit qu’il propose est une plongée dans le littéral, une concrétion du langage, une prise (comme quand on dit du mortier qu’il “prend”) de réalité excluant toute projection de lui-même et de son alentours. Le livre commence pourtant de manière fort alléchante: “The idea really came to me the day I got my new false teeth.” Ce “the”, début de l’incipit, laisse augurer un décalage entre les attentes d’un lecteur innocent et d’un narrateur qui sait. Orwell nous offre un récit rétrospectif, ce que Sartre appelait un “roman-mémoires”, une narration éclairant le passé “au moyen de son avenir” [2]. De fait, l’idée banale consistera à dépenser 17 livres gagnées aux courses dans une brève expédition à Lower Binfield. La suite immédiate du récit plonge dans le quotidien d’un père de famille de la petite bourgeoisie qui se lève à huit heures moins le quart juste à temps pour occuper la salle de bains avant ses enfants, par un froid jour de janvier, sous un ciel gris-jaunâtre et sale. De sa fenêtre, Bowling contemple le banal et le répétitif: une haie de troènes, quelques mètres carrés d’un gazon pelé, attributs indifférenciés de toutes les maisons d’Ellesmere Road, la rue du marais d’Ellis (7). Toute vision de cette banlieue s’épuiserait si elle voulait restituer le familier. Nous sommes ici à la fois dans le banal et le distinctif: “the same back garden, the same privets, the same grass”. Chaque contour est une généralisation. Chaque tentative d’emphase (“It was a beastly January morning.”) avorte

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2. Sartre, Jean-Paul, Situations II. Paris: Gallimard, 1949, 183. Orwell a placé le début de la narration dans le cours du temps raconté. On a affaire, pour reprendre une expression de Charles Grivel, à un “entrecroisement de déroulement régressif et progressif”. (Grivel, Charles, Narcisse romancier. Paris: Corti, 1986, p. 26).

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dans le littéral et le convenu. Et, de manière très significative, le seul élément qui pourrait particulariser George ou n’importe laquelle de ses reproductions serait un manque, une béance: “Only difference — when there are no kids there is no bare patch in the middle.”

En tant que narrateur pur, Bowling applique un principe de Duchamp selon lequel on peut se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser. Écoutons-le nous expliquer comment il a gagné ses 17 livres aux courses:

A chap in our firm, Mellors by name, had got hold of a book called Astrology Applied to Horse-racing which proved that it’s all a question of the influence of the planets on the colours the jockey is wearing. Well, in some race or other there was a mare called Corsair’s Bride, a complete outsider, but her jockey’s colour was green, which it seemed was just the colour for the planets that happened to be in the ascendant. (9)

Au lieu de refléter une réalité qui corroborerait le côté effectif des choses, le travail du texte dans ces quelques lignes consiste à réfracter un éclatement, une dispersion du sens. Le banal débouche sur du vide que tente de remplir un langage futile selon une logique qui frôle l’absurde. Comment peut-on “prouver” que la couleur de la casaque d’un jockey est déterminée par l’influence des astres? Et surtout, à quoi bon? Nous sommes ici dans un espace intellectuel et affectif qu’Orwell chérissait par-dessus tout: “la surface des choses”, là où l’on rencontre quotidiennement ce qui fait la vie, “scraps of useless information” [3]. Implicitement, Orwell se demande avec Bowling si, dans le cas d’une victoire du fascisme, on pourrait encore éditer en Angleterre des livres aussi incongrus, banals, inutiles et semblables à quantité d’autres livres que L’Astrologie appliquée aux courses hippiques. Mais il y a dans la platitude foncière de ces quelques lignes toute la métaphysique du protagoniste, son rapport au monde. Dans leur présence matérielle, les courses de chevaux sont fondamentalement aléatoires, immatérielles, donc absentes. En outre, ce que Bowling sait d’elles se limite à un ensemble de lacunes d’informations qui ne peut produire que de l’incertain, donc un doute quant au réel. L’affect et l’imaginaire sont prisonniers du littéral, du conforme. L’aléatoire, le requis produisent une réalité en creux, négative. Bowling parie sur les chevaux comme il parie sur la date du début des hostilités: de manière pathologique parce qu’il essaie de s’adapter à un réel qui fuit perpétuellement. Lower Binfield n’est plus ce qu’il était: les lieux ont changé, les gens ont changé ou sont morts, et les objets sont désormais sans âme, “slick and streamlined” (27). Les souvenirs eux-mêmes, la

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3. “Why I Write”, Gangrel n° 4, 1946. repris dans The Collected Essays, Journalism and Letters, vol. 1 (CEJL I). Harmondsworth: Penguin Books, 1970, p. 23-30.

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“remembrance” (bien utile quand la conscience est morcelée) sont douteux. Bowling est père de Winston Smith, témoin passif et donc victime d’une Histoire où le passé est ce que les forces du présent en font.

Alors que faire pour rester maître de soi, pour maîtriser l’aléatoire, retrouver la matérialité, réinstaller l’événementiel dans le discours? Bowling choisit le pouvoir des mots et l’ancrage dans les objets familiers. Dix ans après avoir écrit Coming Up for Air, Orwell portait sur son livre un regard lucide et sévère: “One difficulty I have never solved is that one has masses of experience which one passionately wants to write about, e.g. the part about fishing in that book, and no way of using them except by disguising them as a novel” [4]. De fait, on peut dire qu’Orwell a largement réussi à adapter dans ces pages les stratégies discursives du documentaire au roman. Voyons par exemple comment Bowling nous décrit sa rue. Nous sommes dans une totalité rassurante: le même succède au même —106 fois puisque la dernière maison porte le n° 212 (“always the same, long long rows of semidetached houses”), chaque propriété est affublée d’un nom certifiant un imaginaire caréné, du style “Belle Vue” ou “Mon Repos”, mais un détail vient troubler l’immanence du syntagme petit-bourgeois: au milieu de toutes ces maisons vertes, un type un peu “anar” a peint sa porte d’entrée en bleu et — nous informe le narrateur — “il finira probablement à l’hospice” (13). Cette porte bleue et son propriétaire représentent plus que de l’incongru ou de l’accidentel: ils sont le détail qui tue parce qu’ils deviennent pivots. Ils se détachent d’eux-mêmes d’un ensemble auquel ils appartenaient jusqu’au moment où la conscience du protagoniste s’est emparée d’eux [5]. Grâce à cette conscience, le lecteur est averti qu’il entre dans le signifiant, la littérarité. Alors cette porte bleue, ce petit-bourgeois qui a cessé d’être identique et qui s’est condamné à la marginalité [6] brisent la monotonie de la rue, insinuent le soupçon, instituent du sens radicalement nouveau, sont le réel d’un effet [7] qui met à mal la doxa représentative. Orwell a volontairement échappé à la surdétermination, il a fui les lieux communs, le mental apathique. Dans la réflexion citée plus haut, l’auteur regrettait d’avoir utilisé une instance narrative en je dans Coming Up for Air (“which one should never do”), estimant que son moi d’écrivain et son moi tout court avaient par trop enfreint les prérogatives du narrateur, d’autant que Bowling est le seul protagoniste prénommé George dans toute l’œuvre de son créateur. Mais par l’introduction d’un motif discordant, voire

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4. CEJL IV, p. 478.
5. Je remercie Denis Boisseau de m’avoir aidé à préciser ce point.
6. Notons que le déviant s’inscrit dans une série qui pourrait appeler une nouvelle déviance: “At perhaps one house in fifty some anti-social type who’ll probably end in the workhouse has painted his front door blue instead of green” (13).
7. Selon l’expression de Claude Duchet.

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antithétique, Orwell exprimait, par-delà son empreinte idéologique, la fonction morale du créateur capable, mieux que tout autre, d’exposer le rapport profond, inhérent à toute destinée, mêlant le banal et le grave.

Ces intrusions qu’on dirait fortuites, presque désinvoltes de l’auteur relayé par son narrateur, sortent le lecteur de l’univers banal du récit, le font déboucher dans un monde possible. Observons comment Bowling contemple, d’un regard malgré tout attendri, ses deux chenapans de garçons en train de dormir:

Sometimes I’ve stood over their cots, on summer evening when it’s light, and watched them sleeping, with their round faces and their two-coloured hair, several shades lighter than mine, and it’s given me that feeling you read about in the Bible when it says your bowels yearn. (12)

Cette référence inattendue à la Bible dans une description où la vie se réduit à une enfilade de clichés est la preuve de la dualité du personnage ou, plus exactement, de sa potentialité à être double: il est gros, mais se dit maigre à l’intérieur, il mène une vie sans intérêt mais sa conscience politique est exceptionnelle. En outre, le recours aux canons, donc à un texte ancien censé éclairer un présent dénué de sens, donne une respiration nouvelle à cette scène banale et plonge le lecteur dans un mouvement circulaire vers ce “feeling” qui l’amène à relire différemment les quelques notations descriptives qui précédaient. Le texte a “pris”, la référence biblique lui a donné substance.

Il est un élément banal qui traverse le livre, le fend et le refend: une paire de jambes. Nous sommes ici, classiquement, dans une Spaltung fétichiste, un clivage, une double conscience qui minent, pour un bon moment du moins, la possibilité d’un positionnement du moi à l’égard de la réalité. Ces jambes sont le pivot de la division du monde, le symptôme de sa désagrégation:

I had a look at the paper, but there wasn’t much news. Down in Spain and over in China they were murdering one another as usual, a woman’s legs had been found in a railway waiting-room, and King Zog’s wedding was wavering in the balance. (12)

Cette observation qui atteste que le protagoniste a perdu le sens des proportions, qu’il mélange les genres parce que c’est ainsi que la réalité du monde lui est donnée par les médias, suit une brève description de Bowling attablé devant son breakfast; il déplore une perversion de la nature sous la forme de “jus de fruits neutres” additionné à la marmelade industrielle au rapport signifiant-signifié paradoxal Golden Crown qu’Hilda sa femme s’obstine à acheter pour des raisons d’économies. Et elle précède une description de Bowling n’éprouvant pas pour le moment le besoin de hiérarchiser les manifestations de l’irruption du monde dans son morne quotidien, totalement soumis à la contingence d’un

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vent froid lui glaçant le cou et d’une sensation de gluant due au savon à barbe mal rincé. Ces jambes — auxquelles succéderont, nous le verrons, des carpes de taille monstrueuses —sont les survivances et la réactivation d’une libido archaïque [8]. Bowling, et accessoirement son épouse, sont clivés sous l’action de signifiants contradictoires structurant leur désir. L’opacité des signifiants — étiquettes de pots de confiture, “unes” de journaux incompréhensibles — empêche toute jouissance car le sujet est aliéné de son langage. Et, dans le cas de Bowling, le vent glacial, la viscosité “démoralisante” (13) du savon à barbe [9] ont soumis le désir du sujet au signifiant et ont banalement déterminé ce sujet en objet [10].

Pour reprendre une expression de Michel Butor, la vie de Bowling, avant et pendant son escapade, est un “emploi du temps”. Il occupe un temps et un espace banals, il inventorie un autre temps et un autre espace disparus, et il tente, sans trop y croire, de se fixer un nouveau destin. Mais ce qu’il lit du monde est frustrant. Dans leur enfilade anarchique, les faits ne contiennent pas les informations nécessaires à leur compréhension. La réalité est inexplicable parce que déstructurée dans la conscience du sujet, mais aussi en tant qu’objet. Chaque item est bien sûr autonome, mais reste à proprement parler indescriptible car on ne peut le situer sur aucune chaîne logique causale. La paire de jambes, comme récit du monde, n’est pas autosuffisante: elle ne peut être singularisée par rapport à une collection. Mais ces jambes (tout comme la mention quasi abstraite du mariage du Roi Zog d’Albanie [11]) sont bel et bien fantastiques, au sens où elles apparaissent de manière inattendue dans un monde d’où elles étaient a priori exclues. Elles constituent provisoirement une insinuation irrecevable dans du banal. Mais la modalisation “but there wasn’t much news” avertit que l’insolite, l’inadmissible retourneront bientôt au placard des banalités. Zog et les jambes procèdent d’un monde tellement lointain, tellement imaginaire qu’ils ne pourraient s’introduire dans la conscience du sujet pour le restructurer [12]. La

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8. Concernant ces énormes poissons, on sait bien qu’au moment de la puberté les garçons affectionnent les objets ronds de bonne dimension. Bruce Chatwin estimait qu’on pouvait interpréter de la sorte les femmes plantureuses des tableaux de Rubens. In Chatwin, Bruce, Anatomy of Restlessness, Jan Borm and Matthew Graves (éds.). Londres: Jonathan Cape, 1996, p. 179-180.
9. Des sensations identiques réapparaissent, au printemps: “When the sky is cold hard blue and the wind scrapes you like a blunt razor blade” (161) ainsi que dans 1984.

10. Voir le livre XI du Séminaire de Jacques Lacan: “Les Quatre concepts de la psychanalyse”.
11. Ahmad Zog est élu Président de la République d’Albanie en 1925. Il est proclamé roi en 1928, sous le nom de Zog Ier. il épouse en 1938 une Hongroise, Géraldine Apponyi. L’agression italienne de 1939 oblige Zog à fuir en Grèce, puis en France et en Grande-Bretagne. Enver Hodja ne lui permit pas de revenir dans son pays et il mourut en exil en France en 1961.
12. À quelque soixante ans de distance, le narrateur d’Un silence d’environ une demi heure de Boris Schreiber offre de cette réalité une vision assez proche de celle de Bowling: “Tout suivait son cours, tout suivait ses chocs. Les faits divers n’intéressaient plus Boris et moi. Mais ils intéressaient toujours maman, surtout s’ils concernaient les familles royales. La mort de la Reine Astrid; le mariage de Marina, pauvre petite couturière slave, d’une grande famille ruinée, avec le roi Zog d’Albanie. Les journaux, les magazines multipliaient les commentaires sirupeux. Les midinettes, paraît-il, touchaient au délire. Tout cela sur fond de hurlements, de vociférations, de sang qui déjà coule. Et déjà le cliquetis des armes. Aboiements des chiens affamés d’outre-Rhin. Jappements mous des chiens rassasiés d’ici. Boris et moi, allongés sur notre divan, avions du mal à chasser les boues géologiques issues du monde, au profit des boues sismiques issues de nous. Par cause d’interférences, d’attrait morbide. Le rapt du bébé Lindbergh, son cadavre; et la chaise électrique pour Hauptman, l’assassin présumé, uniquement présumé. Ce bain gluant d’incertitudes que les amorces d’atrocités ne solidifiaient pas” (Paris: Le Cherche Midi, 1996, p. 184).

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banalité est légèrement écornée, mais le fantastique médiatique fait à peine trembler car il ne débouche sur aucun autre destin. Il n’y a pas d’éclat: le fantastique est dissipé au moment où il est énoncé. Il n’est même pas besoin de l’expliquer ou de le démonter. En tant que lecteur, Bowling ne tremble pas, d’autant que, à titre personnel, son embonpoint (on le surnomme “Fatty”) modifie sa façon de voir, l’empêche de prendre les choses trop au sérieux, lui interdit d’éprouver des émotions réellement profondes.

Les jambes réapparaissent un peu plus loin (23-24) quand deux semblables de Bowling (“commercials”) lisent le Daily Express tout en se curant les dents: “ ‘Legs don’t seem to get much forrader,’ he said. ‘They’ll never get ’im’, said the other. ‘ ’Ow could you identify a pair of legs? They’re all the bleeding same, aren’t they?’ 

Nous sommes ici dans ce que Sartre à appelé la sérialité [13], dans le noyau dur de l’aliénation. Vues par l’Autre même, les jambes sont des mêmes qui excluent l’émotion car elles constituent l’essence de la conjoncture. Bowling, les placiers et les jambes appartiennent à une comédie du banal et de la quotidienneté. Ce qui, en apparence, semble exceptionnel est en fait conforme à toutes les attentes. Il ne sort strictement rien de cet échange de banalités. Le train dans lequel se trouvent les deux personnages continue à rouler au milieu d’un paysage indéchiffrable, du morne, du même à n’en plus finir: “Down below, you could see the roofs of the houses stretching on and on […] like an enormous plain that you could have ridden over.” (24) [14] Le groupe des placiers se défait instantanément après son engendrement pour retomber dans le banal. La comédie du quotidien ne saurait déboucher sur une lecture du monde car elle ne fait pas système. Elle est au confluent d’ensembles préexistants. Et même quand elle ressortit à

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13. Dans Critique de la raison pure.
14. Quand il est vu d’un train, le monde, chez Orwell, peut être source de conscience. C’est le cas dans The Road to Wigan Pier, Harmondsworth: Penguin Books, 1962, p. 16-17 (première édition Londres: Gollancz, 1937). Lire à ce sujet Gensane, Bernard, George Orwell: vie et écriture, (Nancy: PUN, 1994, p. 150-162.

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l’extraordinaire, elle fond l’insolite dans l’ordinaire. Dans ce qui semble être une agression, les titres des journaux populaires énoncent l’ordinaire de l’extraordinaire. Alors, Bowling est frère de Roquentin. Il est pris par la nausée du “slick and shiny”, où rien ne compte plus (25). Dans la rue, de jeunes garçons braillent les manchettes des journaux du soir. Les intérieurs sont déprimants: il y règne le faux, le caréné, le plastique, l’éclat du chrome. Les jambes de femme, la veille encore produits d’une histoire, même courte, sont maintenant réduites à

LEGS. FRESH DISCOVERIES

Désormais, le peuple, la nation sont censés savoir, c’est-à-dire posséder le savoir minimal qui permet non pas de penser mais de saliver. La société s’est refermée sur elle-même. Le banal coexiste avec la violence d’un discours de drame, mais sans émotion, malgré les promesses de “découvertes”, de “révélations”. L’humain a cédé la place à des fragments puisque la pensée et le langage sont eux-mêmes morcelés. Autour des jambes, il n’y a plus rien, pas même le paysage halluciné d’un imaginaire en folie. De même que de manger une saucisse au poisson a permis à Bowling de mordre dans le monde moderne, les jambes qu’on qualifiera, en adoptant un idiome de l’Afrique de l’Ouest, de cadavérées, ont fait accéder le protagoniste à une conscience du non-sens. Le grand public est hypnotisé par rien, son regard étant scotomisé puisque le produit de ce meurtre (mais en est-ce un, nous n’en savons en fait rien) est coupé de l’Histoire à l’inverse des crimes d’autrefois, ces bons vieux empoisonnements de papa qui emmenaient leurs auteurs en enfer. Autour des jambes, point de repères, juste des débris sans structure, sans conscience, sans poésie. Nous sommes loin des meurtres de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, époque criminelle chérie par Orwell, quand les crimes les plus marquants provoquaient du “plaisir”, quand il était possible de reconstituer leur histoire et quand ils avaient été mis en forme par les journaux du dimanche, voire “fictionnalisés” sous forme de roman ou de théâtre populaires [15].

Globalement, donc, ces jambes — dont on ne saura jamais à qui elles ont pu appartenir, constituent la frontière qui sépare le monde de l’enfance du monde de l’adulte.

Le monde de l’enfance est le monde de la mère, un “espace” vu par les yeux d’un Lilliputien, où la moindre commode est “énorme” et l’évier le plus banal “gigantesque” [16].

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15. Lire “Decline of the English Murder”, p. 124-128.
16. La maison de l’enfance de Bowling est indéniablement une maison maternelle, du moins telle que l’a classifiée François Vigouroux: “Les maisons maternelles se présentent avec les caractéristiques propres au terrier, à la caverne protectrice. Passives, étouffantes, souvent opaques, presque toujours dotées de confort et de compensations, les maisons de la mère sont généralement dénuées de projets et d’avenir. On s’exténue à imaginer pour elles des changements et des ouvertures. Boulimiques, elles réclament sans fin leur ration d’amour, mais rien jamais ne pourra les combler. On devra même lutter contre leur dictature et il faudra parfois souffrir par elles et affronter en elles sa propre mort. La maison-ventre, on peut souhaiter en retrouver la tiédeur et l’obscurité douces qui sont toujours censées assurer le bonheur! On peut vouloir la conserver, la réparer, la recréer, la restaurer. On peut aussi la fuir ou la détruire si elle n’a pas été assez aimante.” Vigouroux, François, L’âme des maisons. Paris: PUF, 1996, p. 6-7.

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C’est un monde que l’on “observe”. Une femme qui roule de la pâte à tarte est un spectacle fascinant, familier parce que solennel dans sa répétition. Se remémorant sa mère, Bowling, narrateur et acteur, entre — une fois n’est pas coutume (et il y emmène vraisemblablement l’auteur implicite en tant que “conscience dirigeante” de l’œuvre [17], sinon l’auteur tout court), dans la conscience de l’Autre, absorbé et content de son sort. Le monde maternel est un monde sans aventure où le jour succède à la nuit, parce que les sentiments qui prédominent sont la sécurité et la continuité (107) dans le microcosme douillet de théières, de varices et de récits qui finissent bien (108). C’est un monde édouardien où chaque chose est à sa place et où chaque questionnement donne lieu à une seule réponse (51). Cet univers est d’autant plus stable qu’il est pyramidal (116): la strate de la petite enfance est un soubassement pour celle de l’enfance, qui elle-même soutient celle de l’adolescence. C’est un monde où la lecture des journaux et des livres n’ouvre pas sur l’extérieur mais protège de l’inconnu (48-50). C’est aussi un monde sans sexualité, mais où l’on mange, où l’on se gave. La nourriture est abondante, extraordinairement variée, totalement hiérarchisée (“There were the kind of minor food that you used to eat when there was nothing better going”). Se souvenir, c’est se souvenir d’avoir mangé: “All my memories are bound up with things to eat” (38), c’est, par exemple, se rappeler avec précision le coût du moindre bonbon (39). Bien sûr, l’univers maternel est aussi celui de l’Église, réduite à une symphonie olfactive de douceur et de moisi, de “cadavres poudrés”, de vie et de mort (31). Enfin, le monde de l’enfance, c’est le monde où l’on pêche.

A priori, la pêche est un succédané de sexualité, le bonheur dans l’acte manqué: les meilleurs souvenirs sont associés aux poissons qu’on n’a pas attrapés, ce qui est évidemment “banal” (75). Mais c’est aussi une activité égotiste où les pulsions de cruauté enfantines peuvent être sublimées: “Killing things — that’s about as near to poetry as boys get” (74). Attraper des poissons procure mille fois plus de joies que de ferrer des jeunes filles (80). Avec plus de candeur qu’il n’y paraît, Bowling, qui a cessé de pêcher après l’âge de seize ans, dit préférer une carpe de dix livres à toute créature du sexe opposé. Cette carpe nous fait bien sûr entrer ici dans l’univers de la métonymie. L’inconscient du protagoniste nous parle, banalement, du va-et-vient indéfini de la métonymie en acte. L’anguille sous roche cache, dans les souvenirs de Bowling, une pulsion érotique qui se transformera en pulsion de mort quand il découvrira que l’étang de son enfance a été transformé en décharge

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17. Selon Shlomith Rimmon-Kenan.

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industrielle. Mais, pour le moment, la pêche est la domination du temps ou une conscience de l’éternité (“You could spend a lifetime watching [fish], ten lifetimes” [164]), l’acquisition d’une technique (“I could give you all the details about gut substitute and gimp and limerick hooks” [70]), et surtout, une fois assumé le poncif de la pêche synonyme de la bonne vieille ruralité d’antan, l’accès à la langue. Pêcher, c’est en effet dire le monde. Et ici, on observe qu’en tant que sujet Bowling émerge pleinement. Il nous propose en effet une succession très savante de noms de poissons d’eau douce, en une chaîne qu’il qualifie de “pacifique” parce qu’implicitement “anglaise”, alors qu’euphoniquement ces vocables sonnent durement à l’oreille: “Roach, rudd, dace, bleak, barbel, bream, gudgeon, pike, chub, carp, tench” (74). Cette prolifération de vocables, cette hypertrophie syntaxique sauvent la mémoire de l’engourdissement car elles sont le lieu textuel et diégétique où le réel apparaît en un éclair. Et dans un même mouvement, ces noms plongent dans le monde prémoderne; mais dans leur résistance, leur “solidité”, ils annoncent la barbarie de demain: le chômage, la guerre, la terreur, les camps de concentration. Bowling craint que le monde des tanches et des gardons ne touche à sa fin. Si bien que l’évocation de la faune aquatique est tout à la fois familière et étrange — pour reprendre le concept freudien de Unheimlichkeit. Bowling-sujet émerge (“Coming up”) parce que les poissons, parce que chaque poisson dans sa réalité isolable et singulière, lui permet d’interpréter.

Le monde du père est le monde des sensations fortes: on dit des gros mots, on boit de la limonade, on rote en compagnie, on écrase des oiseaux avec son talon, on ressent ce que jamais une femme ne pourra éprouver (65). L’auteur se complait ici dans l’art de l’enfance et dans l’enfance de l’art. Le monde du père est aussi le monde du possible. L’autorité est laxiste (50) dans un espace paternel (le magasin où la mère ne pénètre jamais) qui est la dernière étape avant la rue. Le père lit aux enfants les dernières nouvelles, les cataclysmes de tous les jours, les fais divers extraordinaires (46) [18]. La sphère paternelle, c’est aussi l’âge adulte où le souvenir de la pêche se confond avec des pulsions sexuelles inassouvies et troubles: le topos du désir se situe dans un espace sombre, entouré d’arbres; il attend le protagoniste depuis des années, et en son milieu, un énorme poisson noir glisse indéfiniment (170). Alors qu’une première strate d’enfance avait été activée par le nouveau dentier, il est clair que ce monstre aquatique en engendre une seconde. L’univers du père est également celui d’une conscience clivée, d’explications paradoxales du monde, d’expériences avortées, de semi-échecs. On va au lycée jusqu’à l’âge de seize ans pour bien se persuader qu’on n’est pas un ouvrier, mais on

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18. Orwell cite l’histoire fantastique — que la presse reprend environ tous les trois ans — du marin avalé par une baleine dans la Mer Rouge et recraché par le mammifère trois jours plus tard, un peu blanchi par les sucs gastriques, mais vivant. Il utilisera cette allégorie dans son premier grand essai politique publié en 1940 “Inside the Whale” (CEJL I, p. 540-578).

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se dépêche d’en sortir. On est censé fréquenter l’université de Reading ou se lancer dans les affaires à Londres, et puis on se retrouve sur un vélo à livrer des légumes (97). On porte des cols de sept centimètres et des bottines, mais c’est uniquement pour faire croire qu’on appartient à une classe de boutiquiers qui, de toute façon, engrange des bénéfices de plus en plus maigres quand elle ne doit pas, avec terreur, écorner le capital (98). Enfin, le monde des adultes mâles est celui des souvenirs sélectifs: on se souvient d’une pelure d’orange, de la senteur du sainfoin, mais plus rien de cela ne vit désormais dans la conscience claire (124). Cette perte de discernement, autrefois souhaitable quand la sonorité et le pouvoir enchanteur des mots dominaient le sens, importe maintenant car il faudrait de toute urgence comprendre l’Histoire qui se prépare. Entre la paix et la guerre, Bowling retrouve sur son chemin, non plus une paire de jambes, mais — signe plus inquiétant encore, une seule jambe, métaphore de l’impensé, de l’en-deçà du langage. Un avion anglais a lâché accidentellement une bombe sur une épicerie près de la Grand-Rue de Lower Binfield. Les dégâts sont effroyables et augurent mal de ce que sera la guerre pour de vrai. La maison adjacente a été comme coupée au couteau, dénudée de son mur mitoyen, mais l’intérieur est totalement intact, offert au regard de tous. Dans ce qui ressemble, vu de la rue, à une maison de poupées, les badauds distinguent avec effroi ce qui les fait entrer dans la barbarie:

A jar of marmelade had rolled across the floor, leaving a long streak of marmalade behind, and running side by side with it there was a ribbon of blood. But in among the broken crockery there was lying a leg. Just a leg, with the trouser still on it and a blackboot with a Wood-Milne rubber heel. (221)

Nous sommes dès 1938 à l’orée de “1984”, un univers de terreur banale et aléatoire, de hasard objectif, où le filet de confiture, argile (“crockery”) d’avant la signification, annonce par effet de synecdoque la rigole de sang et où l’individu est démembré après avoir été réduit à l’état de membre dans une guerre où, cette fois-ci, les civils seront les premières victimes.

Cette humanité disloquée, Bowling l’avait pressentie dans l’épisode de l’antifasciste. Assez bizarrement, le protagoniste penche nettement à gauche et fréquente les réunions du Left Book Club, qu’il décrit comme des lieux de réflexion mécanique, où la pensée politique est l’apanage de professionnels frustrés et haineux. Les participants sont en majorité des femmes qui tricotent des pull-overs en attendant que des têtes tombent ou qui boivent passivement le discours de propagande déversé à satiété par des “orgues de barbarie”. Bowling constate avec appréhension qu’à la terreur hitlérienne la gauche extraparlementaire n’offre qu’une schizophrénie, une névrose et la mort de la morale:

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Doesn’t go into details. Leaves it all respectable. What he is seeing is something quite different. It’s a picture of himself smashing people’s faces in with a spanner. Fascist faces of course. […] Smash! Right in the middle! The bones cave in like an eggshell and what was a face a minute ago is just a great big blob of strawberry jam. (148)

Cette lecture de Coming Up for Air — et il en est bien d’autres — nous ramène aux préoccupations centrales de toute la vie d’écrivain d’Orwell, exprimées avec force en 1946 dans “Why I Write” [19] ne jamais sacrifier la vision du monde acquise pendant son enfance, repenser les problèmes de construction du langage face à la vérité historique sans jamais “abdiquer [ses] instincts littéraires”, “fondre en pleine conscience et en un même projet l’art et la politique”. Ce roman est la preuve que — comme le disait Henri Michaux — “le banal est le support de l’insolite”, que le quotidien et l’apocalyptique sont consubstantiels. Il atteste également que pour comprendre le continuum de la réalité, il faut d’abord le démembrer, qu’un détail aussi insignifiant qu’une jambe peut être en fait une catastrophe annonciatrice d’un nouveau sens, l’épitomé de toutes les contradictions du monde, le point d’ancrage (d’“encrage”?) de la subjectivité, un détail extraordinaire et banal, à la fois réaliste dans la mesure où il prend en compte le réel et subjectif puisque la sélection opérée par le protagoniste atteste l’inscription du “je” dans le monde. Dans Coming Up for Air, Orwell a opéré la fusion de l’émotion la plus pure et de l’humour le plus distancié. Il a fait passer l’horreur par le banal, utilisant la médiation du quotidien, de l’évident pour énoncer la terreur, le foudroyant. Il a mis en scène un protagoniste lucide qui, pour comprendre, a installé une distance entre lui et ses propres sentiments, qui s’est caparaçonné d’humour pour se protéger et qui, pour se constituer en sujet idéologique, s’est d’abord efforcé de percevoir ou de reconnaître des évidences sensibles. Ce protagoniste et son créateur se sont retrouvés dans une quête de l’authenticité consistant dans un premier temps à assumer le monde dans tous ses états avant de pouvoir envisager la résistance, en passant par une réflexion transparente sur eux-mêmes. L’imposition du banal a neutralisé l’émotion lorsque le recul et la réflexion étaient nécessaires. Unissant le sérieux et la boutade, la concentration et la désinvolture, Bowling est un personnage à qui il arrive toutes sortes de mésaventures ordinaires sans que cela attente à sa résignation.

En 1938, Orwell s’efforce de réfléchir avec justesse, c’est-à-dire en acceptant le réel tel qu’il est, mais sans le déréaliser puisqu’il laisse libre cours à l’imaginaire en relatant un passé produit par de la mémoire. Il est sûrement plus sagace que les laudateurs de la politique d’apaisement, mais il ne sait pas encore ce qu’il convient de faire pour détourner le cours du destin.

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19. CEJL I, p. 24-30.

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)