(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)
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Music Ho! de Constant Lambert, ou
les impasses Catherine Hoffmann Université du Havre
Le choix, pour cette communication, d’un ouvrage de critique musicale écrit au début des années trente par le compositeur anglais Constant Lambert, à peu près inconnu du public français, appelle quelques éclaircissements et explications. Ce compositeur, né en 1905, mort en 1951, était un grand ami du romancier Anthony Powell sur lequel il exerça une profonde influence [1]. Lambert était également ami des Sitwell, du compositeur William Walton, du critique Philip Heseltine et fut l’une des personnalités marquantes de la scène intellectuelle et artistique londonienne de l’entre-deux guerres. Si ses œuvres musicales ne sont plus guère jouées ni enregistrées, il reste toutefois reconnu comme l’un des principaux artisans du renouveau du ballet anglais (il exerça les fonctions de directeur du Sadler’s Wells Ballet, devenu depuis le Royal Ballet, de 1931 à 1947), tandis que sa stature de critique est attestée par les rééditions de Music Ho!, la dernière datant de 1992. L’intérêt que Lambert continue à susciter en Grande-Bretagne se manifeste également dans la réédition en 1986 de la biographie que Richard Shead lui avait consacrée en 1973, ainsi que dans l’ouvrage d’Andrew Motion, The Lamberts, publié en 1986, et sorti en livre de poche en 1995. Music Ho!, sous-titré A Study of Music in Decline, me semble mériter que nous nous y arrêtions pour trois raisons. Premièrement, Music Ho!, rédigé “à chaud” par un musicien dont la culture dépassait largement et le cadre de son art et celui des frontières de son pays, constitue un témoignage précieux sur les interrogations esthétiques des années 2O-30. ______________________ 1. “Lambert was the first contemporary of mine I found, intellectually speaking, wholly sympathetic.” Anthony Powell, To Keep the Ball Rolling, p. 148.
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-52- Deuxièmement, en dépit de certaines faiblesses, Music Ho! peut être considéré comme exemplaire d’une approche de la critique musicale qui évite aussi bien la technicité hermétique et rebutante que les généralités superficielles de la vulgarisation, et s’ingénie à replacer les phénomènes musicaux dans le contexte socio-culturel et historique de leur époque. Enfin, l’étude des mouvements musicaux des années 2O est sous-tendue par des questions fondamentales qui débordent l’époque de référence puisqu’elles concernent, à travers le rapport de la forme et de l’émotion, la relation entre l’art et son public.
Music Ho! reflet d’une époque Music Ho! A Study of Music in Decline a été rédigé en 1933 à la demande de l’éditeur Faber & Faber, qui souhaitait publier un ouvrage sur la musique contemporaine. Or, à cette époque, comme le fait remarquer Lambert d’entrée de jeu, les grandes œuvres innovatrices appartiennent déjà au domaine du passé: la révolution atonale de la deuxième école de Vienne date d’avant la guerre — Schönberg a composé Erwartung en 1909 et Pierrot Lunaire en 1912 —, de même que la révolution rythmique créée par Stravinsky avec le Sacre du Printemps en 1913: “To the seeker after the new, or the sensational, to those who expect a sinister frisson from modern music, it is my melancholy duty to point out that all the bomb throwing and guillotining has already taken place.” [2] Si l’on excepte le surréalisme, on constate que dans le domaine des arts plastiques également les mouvements iconoclastes et novateurs — cubisme, futurisme, vorticisme, expressionisme etc. — précèdent la première guerre mondiale. C’est dans un contexte où la nouveauté des formes artistiques semble épuisée, où le musicien en particulier paraît obsédé par un lancinant “so what next?” que Lambert rédige Music Ho! C’est aussi dans un monde mal cicatrisé et à nouveau menacé qu’il explore les “impasses psychologiques” (“the psychological cul-de-sacs”) de la musique de son temps. Le titre de l’ouvrage est une citation de Antony and Cleopatra (Acte II, Scène V):
Cleopatra: Give me some music;
music, moody food of us that trade in love. Cléopâtre, consciente sans doute qu’une musique interprétée par un eunuque ne pourra la satisfaire, lui préfère une occupation ludique et frivole. Dans cette citation s’inscrit en ______________________ 2. Music Ho!, p. 32. Les citations extraites de cet ouvrages seront suivies ci-après du numéro de la page entre parenthèses.
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-53- filigrane l’argument de Lambert: une musique émasculée, privée de contenu ne peut que détourner son auditoire potentiel. Dans Music Ho!, Lambert analyse le dilemme auquel sont confrontés les compositeurs de son époque: “Unable to progress any further in the way of modernity [the contemporary composer] has not a sufficiently sympathetic or stimulating background to enable him to start afresh or to consolidate his experiments.” (242) Lambert, on le voit, attribue principalement au climat désabusé de l’époque les faiblesses de la musique des années 2O. Les compositeurs, en l’absence d’une force stimulante qui déterminerait le contenu de leur musique, en sont réduits soit à développer un langage inventé avant guerre, avec les risques de sombrer rapidement dans un nouvel académisme, soit à pasticher des formes classiques ou folkloriques. Ainsi dans la musique des années 2O, révolution et classicisme se réduisent au formalisme et à la réaction et se trouvent vidés de leur raison d’être. Le style, au lieu d’être au service d’un élan vital, devient l’élément dominant qui ne parvient pas à masquer, au compositeur lui-même, la vacuité de son œuvre. À ces impasses, comme les appelle Lambert, s’ajoute l’effet de satiété que crée chez le public la diffusion quasi permanente de musique sur les ondes de la TSF. Le compositeur contemporain doit donc se résoudre à l’indifférence du grand public. Pour Lambert la seule issue possible réside dans une musique dont la forme est imposée non par les modes, ou par un besoin de réaction, mais par l’idée musicale qui est la raison d’être de la composition: “A musical idea of any real vitality determines, or should determine, its own formal treatment” (218). Et Lambert de citer Sibelius, Busoni et Van Dieren comme exemples de cette liberté spirituelle et de l’indépendance vis-à-vis des écoles et différents académismes, qualités qui selon lui font si cruellement défaut à la musique de son temps: Sibelius’s music [...] indicates not a particular avenue of escape but a world of thought which is free from the paralysing alternatives of escape or submission. It offers no material for the plagiarist, and is to be considered more as a spiritual example than as a technical influence. (277) Voilà, très résumée, la teneur générale du propos de Lambert. Certains aspects ont évidemment vieilli. C’est le cas de ces jugements, sur Schönberg et l’école de Vienne par exemple, qui reflètent parfois davantage les préjugés d’une partie de la critique anglaise, ceux de Cecil Gray en particulier, qu’une appréciation originale. Music Ho! n’est pas non plus exempt de certains des préjugés anti-sémites caractéristiques des années 20-30 [3]. __________________________ 3. Lambert affirme que 90% des airs de jazz sont composés par des juifs, ce qui, selon lui, expliquerait “the curiously sagging quality — so typical of Jewish art — the almost masochistic melancholy of the average foxtrot” (p. 185).
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-54- En revanche, grâce à la volonté de Lambert d’examiner la musique dans son environnement artistique, social et technologique, l’ouvrage offre une fresque vivante de la vie culturelle de cette époque, frénétiquement en quête de sensations nouvelles, sensations créées parfois par le passage brutal de l’avant-garde au néo-classicisme, ou recherchées dans l’exotisme des bas-fonds. Sur ces aspects, Lambert fait souvent preuve de perspicacité, par exemple dans son appréciation de Duke Ellington et du jazz [4]. Au delà des références spécifiques à l’univers artistique des années 20, Music Ho! reflète, en dépit de son style énergique et enlevé, de ses jeux d’esprit irrespectueux, le pessimisme et l’absence de perspectives d’une période mal remise du traumatisme de la guerre. Derrière Music Ho! se profile une œuvre littéraire, The Waste Land, poème auquel Lambert fait allusion implicitement, comme dans cette évocation du compositeur contemporain, “[lost] in a spiritual waste land with only the cold and uncertain glimmer of intellectual theorizing to guide and console him” (238), ou qu’il mentionne nommément: It is no use [the English artist] sentimentalizing about the old England, yet what is there to inspire him in our present state, which is lacking even the stimulus of the mechanical hysteria of America? To be honest he must accept a work like Eliot’s Waste Land as symbolizing the essentially negative and bleak spirit of post-war intellectual England. Yet what a rejection of lyrical impulse this acceptation involves! (241) La phrase exclamative indique la nature tragique de l’impuissance ou du renoncement fondamental qui se trouve au cœur de l’insatisfaction de Lambert en tant que compositeur anglais au début des années trente. L’aveu exprimé dans cette exclamation invalide de facto tout un pan de l’entreprise de Music Ho! puisqu’il annihile les efforts de Lambert pour définir des pistes, ouvrir des perspectives aux compositeurs contemporains. La critique musicale selon Lambert Lorsque Music Ho! fut publié en 1934, l’ouvrage eut un retentissement immédiat — une seconde édition parut d’ailleurs en 1936 — non seulement en raison de jugements qui pouvaient alors paraître iconoclastes ou en raison de la renommée de Lambert, mais parce qu’il différait si profondément par son approche globale de l’art et par ses qualités _________________________ 4. Lambert considérait le jazz comme une musique complexe, élaborée, et Duke Ellington comme un compositeur à part entière: “He has crystallized the popular music of our time and set up a standard by which we may jugde not only other jazz composers but also those highbrow composers [...] who indulge in what is roughly known as ‘symphonic jazz’ ” (p. 188). |
-55- stylistiques des tendances dominantes de la critique musicale. Le compositeur Denis ApIvor résume ainsi l’effet de Music Ho!: What an effect the book had when one first read it! The encyclopaedic knowledge of recent musical developments all over the world, the wit, the social observation and satire, the sensitivity to painting, the experience of ballet from the inside. Here was a musician who was in the best sense of the word a European as well as an Englishman. [5] En 1973, Richard Shead écrivait: “There is nothing like Music Ho! in the whole literature of music”. Comme Andrew Motion, il souligne l’intérêt et le plaisir que Music Ho! est toujours capable de susciter aujourd’hui. Music Ho! évite les deux écueils auxquels, selon Lambert, se heurtait généralement la critique musicale: “Most books on music published today [...] are either amateurish or too technical by half.” [6] L’objectif de Lambert était d’ouvrir la voie à une attitude nouvelle: “a broader and more ‘humane’ critical attitude towards an art which, though the most instinctive and physical of all arts, tends more and more to be treated as the intellectual preserve of the specialist.” [7] S’il faut en croire le compositeur français contemporain André Boucourechliev, les deux tendances dénoncées par Lambert dominent encore certains domaines de l’analyse musicale: “l’auditeur que la musique passionne et qui veut, dépassant le stade de la simple délectation, connaître son langage et mieux participer à son fonctionnement n’a aucun ouvrage qui puisse l’orienter, qui ne soit de vulgarisation grossière ou de technologie spécialisée réduite à un problème.” [8] Sans que l’on puisse prouver une quelconque influence directe ou indirecte de Lambert sur la démarche entreprise par Boucourechliev dans Le langage musical, publié en 1993, du moins y dicerne-t-on le même désir que dans Music Ho! de s’adresser de façon accessible et vivante à des amateurs éclairés. Il faut admettre que le critique musical est confronté à des difficultés que ne connaît pas son homologue littéraire. Le métalangage du critique littéraire est de même nature que le langage qu’il commente ou analyse. Le critique musical doit, pour sa part, se contenter d’approximations et d’analogies pour parler de ce langage autre que constitue la musique. Une deuxième difficulté tient au fait que, même écrite, la musique n’est pas faite pour être _________________________
5. ApIvor cité
par Andrew Motion, The Lamberts, p. 202. |
-56- lue et n’existe qu’une fois interprétée: “[A piece of music] has no real existence save in actual performance at the proper speed [...]. Music consists not of symbols in space, but of definite vibrations in time [...].” (252) Puisque l’analyse de partition ne permet pas au lecteur d’entendre la musique, le critique musical est privé de l’exemple direct dont disposent le critique littéraire grâce à la citation, et le critique d’art grâce à la reproduction. Considérant que l’analyse de partition est incapable de prouver le bien-fondé du jugement esthétique porté sur une œuvre, Lambert s’abstient d’y recourir. L’accessibilité et la lisibilité de son texte tiennent ainsi en partie à l’absence de termes et d’approches trop techniques. La démarche comporte une part de risque: il est en effet toujours possible de contester la pertinence, lorsqu’ils s’appliquent au domaine musical, de mots tels que “statement”, “dramatic development”, “expression”. Lambert, soucieux de l’impact de la musique sur l’auditeur, examine dans ses commentaires non seulement les grands traits de la composition, ses caractéristiques rythmiques, mélodiques, harmoniques, mais surtout se place le plus souvent du point de vue du récepteur. L’exemple qui suit est extrait de l’analyse de la Symphonie n°2 de Sibelius: The exposition of this particular movement, a string of apparently loosely knit episodes, is completely incomprehensible at a first hearing, and it is only towards the end of the development and in the curiously telescoped recapitulation that the full significance of the opening begins to be apparent. [...] it is like a detective story in which the reader does not know until the final chapter whether the blotting paper or the ashtray throws more light on the discovery of the corpse in the library. (271) La dernière phrase de cette citation illustre une autre facette du style de Lambert: son recours fréquent aux analogies qui visent à rendre compréhensibles les phénomènes musicaux en les rapprochant d’autres expériences. Les analogies peuvent mettre en relation une expérience musicale avec une expérience dans un autre domaine artistique mais le plus souvent elles sont basées sur l’association irrespectueuse de l’élément artistique avec un élément de la vie quotidienne. Cela produit un effet comique de décalage et libère le commentaire musical de toute trace de prétention: “The mechanical imposed polytonality of Milhaud’s earlier works, which jump sharply from the most academic euphony to the most startling cacophony, reminds one of a host who having forgotten to put gin in the first round of cocktails puts methylated spirits in the second round to make up for it” (175).
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--57- Il arrive que Lambert, “prodigal of his wit” (149) comme le souligne Powell dans ses Mémoires, se laisse aller à la répétition de certains bons mots ou file à l’excès des métaphores plus gratifiantes pour leur auteur que pour le lecteur9. En dépit de ces faiblesses, le texte de Music Ho! n’en demeure pas moins plein de vivacité et d’esprit. Il est, en outre, empreint d’une grande force de conviction, particulièrement lorsque Lambert s’attache à réhabiliter des compositeurs sous-estimés, qu’il s’agisse de Glinka, Chabrier ou Erik Satie. Comme le prouve l’expression sans fausse retenue de son enthousiasme pour la musique de Chabrier, Lambert n’est pas plus avare de ses compliments que de sa verve: It is impossible to praise too highly the wit, charm and skill of this composer, whose works are still airily dismissed with the label ‘light music’. [...] He was the first important composer since Mozart to show that seriousness is not the same as solemnity, that profundity is not dependent upon length, that wit is not always the same as buffoonery, and that frivolity and beauty are not necessarily enemies. (172) Lambert évite l’usage du pronom “I” tout en donnant libre cours à son admiration, si bien que Music Ho! parvient à rendre présente au lecteur la force de conviction d’un auteur qui se tient le plus souvent discrètement dans l’anonymat des formules impersonnelles, ou se fond dans un “we” collectif, impliquant le lecteur. La plus grande originalité, et aussi le plus grand charme de Music Ho! résident dans l’approche globale de la musique qui guide la démarche et la réflexion de Lambert et qui s’oppose aux analyses des tenants de la “musique pure”: [...] it is essential that we should see music against its social background. The recent invention by certain critics of a hitherto unknown art described as ‘pure music’ has resulted in the criticism of music becoming more and more detached from any form of life, composers being treated as though they produced patterns of notes in a spiritual vacuum, uninfluenced by the landscape, social life and political situations surrounding them. (155) _____________________ 9. Voici un exemple dans lequel l’aphorisme final, décevant, n’est atteint qu’après une laborieuse marche d’approche: “We live in an age of tonal debauch where the blunting of the finer edge of pleasure leads only to a more hysterical and frenetic attempt to recapture it. It is obvious that second-rate mechanical music is the most suitable fare for those to whom musical experience is no more than a mere aural tickling, just as the prostitute provides the most suitable outlet for those to whom sexual experience is no more than the periodic removal of a recurring itch. The loud speaker is the street walker of music” (p. 205).
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-58- C’est, nous l’avons vu, en termes d’impasses psychologiques résultant du climat de l’époque qu’il analyse la situation des compositeurs des années 20 et du début des années 30. En outre, grâce à sa connaissance des autres arts, Lambert situe la musique par rapport à leur évolution. Ainsi dans son chapitre sur les précurseurs, il souligne le décalage dans le temps entre l’impressionnisme en peinture et ce qu’il est convenu d’appeler impressionnisme en musique, et l’absence dans le domaine musical d’une période post-impressionniste: “There has been no Cézanne in music — it is as though one went straight from Monet to Picabia” (36). Les références fréquentes à la peinture et à la littérature élargissent l’angle de vision de la critique musicale et, plaçant le lecteur en pays connu, lui permettent de mieux appréhender les phénomènes musicaux. Lambert ne se contente pas de brèves analogies. Les comparaisons les plus éclairantes sont au contraire développées longuement. C’est le cas, par exemple, du rapprochement inattendu que Lambert opère entre la peinture surréaliste et le néo-classicisme en musique et qui nécessite, pour être convaincant, une argumentation soutenue. Le peintre surréaliste, explique Lambert, obtient ses effets en juxtaposant dans un même espace des objets dont la cohabitation est incongrue. Afin que l’incongruité soit perçue par le spectateur, il est indispensable que les objets soient immédiatement reconnaissables et, par conséquent, peints de manière réaliste. De même, les compositeurs néo-classiques obtiennent-ils un effet d’incongruité en utilisant ensemble des formules musicales d’époques différentes, ou en introduisant des éléments perturbateurs dans une formule classique: “A background of classicism is by no means incompatible with the surrealist mind working in music. Like the realistic style of the surrealist painters it provides the essential norm without which the abnormalities would pass by unnoticed” (83-84). Cette faculté de percevoir des relations pertinentes entre les arts, et de jetter ainsi sur les œuvres un éclairage nouveau, révèle l’aisance de Lambert, “a complete man in an age of specialists” [10], dans tous les domaines de l’art, ce qui explique sans doute son attirance pour le ballet. La musique du vingtième siècle et son public J’ai indiqué en introduction que les interrogations qui se trouvaient au cœur de Music Ho! débordaient largement le cadre historique de l’ouvrage. On peut en fait les ramener, directement ou indirectement, à la question centrale de la relation entre l’art et le public. Cette relation est bien sûr tributaire en partie des circonstances politiques, historiques et techniques. Ainsi des compositeurs comme Schönberg et Berg se sont-ils vus privés de leur public, déjà restreint, par la censure nazie. Les circonstances politiques ne font toutefois _________________________ 10. Shead, Richard, Constant Lambert, p. 10.
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-59- qu’aggraver l’isolement du compositeur contemporain “sérieux” — celui que Lambert qualifie de “highbrow” — par rapport au public potentiel de la musique. La situation de la musique du vingtième siècle est paradoxale. Le gramophone et la TSF ont en effet permis de diffuser auprès d’un très vaste public la musique de toutes les époques et de tous les continents. Lorsque Lambert écrit Music Ho! l’omniprésence de la musique enregistrée ou diffusée est encore un phénomène récent mais notre expérience prouve qu’il n’a fait que s’amplifier au cours du siècle. En 1933, Lambert note: the present age is one of overproduction. Never has there been so much food and so much starvation, and [...] never has there been so much music-making and so little musical experience of a vital order. Since the advent of the gramophone, and more particularly the wireless, music of a sort is everywhere and at every time. (200) Près d’un demi-siècle plus tard, Antony Hopkins se fait l’écho de la même inquiétude: “It is all too easy nowadays to hear music [...]. The very availability of music encourages us to take it for granted as a background to living, yet hearing is not listening.” [11] Les moyens de reproduction de la musique à grande échelle, loin de servir la musique contemporaine, semblent au contraire compliquer la tâche du compositeur. Aux époques antérieures, le public n’avait guère accès en concert qu’aux œuvres du moment. Leur langage lui était donc non seulement familier et intelligible mais de surcroît il n’en connaissait pas d’autre. Les compositeurs, quant à eux, considéraient la musique de leur temps comme nécessairement supérieure à celle des époques précédentes: “The idea that music of an earlier age can be better than the music of one’s own is an essentially modern attitude” (67). Le néo-classicisme des années 2O est évidemment représentatif de cette tendance dont Lambert dénonce longuement la stérilité et la vacuité. Il ne se pose pas pour autant en défenseur de l’expérimentation ou de l’introversion qui présentent le risque majeur de restreindre le cercle des auditeurs à quelques intimes ou disciples: “A composer must, through the very nature of his art, externalize his emotions to some slight degree. He cannot demand collaboration from his audience while deliberately turning his back on them” (243). Adorno lui-même, pourtant défenseur acharné de la musique “radicale”, reconnaissait le danger d’isolement qui la guettait lorsqu’il écrivait dans l’Introduction à la Philosophie de la nouvelle musique: “L’isolement social qu’à partir de lui-même l’art ne saurait surmonter, devient un péril pour la réussite de celui-ci.” [12] _______________________
11. Hopkins, Anthony, Understanding Music, p. 225. |
-60- La réponse de Lambert au dilemme auquel est confronté le compositeur contemporain laisse le lecteur actuel sur sa faim et le choix de Sibélius comme modèle du compositeur de l’avenir n’est pas très convaincant. Cependant, Lambert a au moins le mérite de poser clairement la question toujours d’actualité ainsi que le fait remarquer Richard Shead: “Is the intelligent man in the street really responsive to the ‘serious’ music being written today? Do the works of Birtwistle, Boulez and Nono make much impact on any but coterie audiences? (84)” En dépit de ses goûts et de sa culture cosmopolites Lambert trace dans Music Ho! une voie propre aux grands compositeurs anglais de notre époque, qu’il s’agisse de Vaughan Williams, professeur de Lambert au Royal College of Music, ou de William Walton, contemporain et ami de Lambert ou de Britten. Tous se montrent méfiants à l’égard du systématisme de l’école atonale et cherchent à forger un langage personnel capable de se projeter au-delà des limites de la subjectivité du compositeur pour émouvoir le public. Britten, malgré son intérêt pour les idées nouvelles estime que le musicien ne peut “rester dans cette tour d’ivoire sans perspectives qui fait paraître une grande partie de la musique moderne obscure et insupportable”, et, comme Lambert, refuse de “faire des expériences pour le plaisir des expériences” [13]. Réflexion sur l’évolution de la musique des premières décennies du siècle, interrogation sur l’avenir de cet art, Music Ho! exprime aussi la quête pathétique par Lambert-critique-musical d’une voie fertile pour Lambert-compositeur. Son sentiment d’insatisfaction à l’égard de la musique de son temps procède en partie de sa propre impuissance à traduire ses émotions en musique. Lambert se définissait lui-même comme un bon compositeur de second ordre et l’oubli dans lequel sont tombées ses œuvres musicales semble lui donner raison. Peut-être, comme le suggérait l’un de ses contemporains en 1930, aurait-il été mieux servi par la littérature: “I do not feel that music is his ultimate mode of expression. His keen observation, sensibility, wit and critical intellect seem rather to point to literature as his medium.” [14] ______________________
13. Citations
de Britten extraites de l’ouvrage de Gérard Gefen, Histoire de la musique
anglaise, p. 276. |
-61- Ouvrages cités Adorno, Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique. Paris: Gallimard, 1962 pour la traduction française. Texte original allemand publié en 1958. Boucourechliev, André, Le langage musical. Paris: Fayard, 1993. Gefen, Gérard, Histoire de la musique anglaise. Paris: Fayard, 1992. Hopkins, Anthony, Understanding Music. Londres: J.M. Dent, 1979. Lambert, Constant, Music Ho! A Study of Music in Decline. Londres: Faber and Faber (1934), édition utilisée: 3ème édition, 1966. Motion, Andrew, The Lamberts. Londres: Faber and Faber, 1986. Powell, Anthony, To Keep the Ball Rolling: The Memoirs of Anthony Powell. Harmondsworth: Penguin, 1983. Shead, Richard, Constant Lambert. Londres: Thames Publishing, 1986 pour la 2ème édition (1ère édition, 1973).
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)