(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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L’exil dans Farewell Happy Fields de Kathleen Raine

Claire Tardieu-Garnier

IUFM de Haute-Normandie

 

Farewell Happy Fields: Memories of Childhood est le premier volume de l’autobiographie de Kathleen Raine. Pourquoi s’interroger plus particulièrement sur ce livre et plus précisément encore sur le thème de l’exil? Il semble que ce thème soit étroitement lié chez Kathleen Raine au thème de l’Éden en une dialectique aussi douloureuse et passionnée que fructueuse et finalement pacifiée. On pourrait même aller jusqu’à dire que le sentiment de la perte et de l’exil marque le début de l’histoire du poète qui, dans ce premier volume de souvenirs, tente de repérer la cassure initiale, comme elle l’écrit dans son introduction: “Above all I wanted to discover when and why I had lost the thread, and what the pattern was that I broke and even, some possibility of finding the lost clue again”. L’enjeu de l’entreprise de mémoire est d’exhumer le modèle initial “the inner pattern”, “what is our own”, “my alloted task”, d’épurer de son passage à travers l’expérience “le fil de la destinée” dont se saisissent les âmes en s’incarnant selon le mythe d’Er le Pamphélien au Livre X de la République: “the inner pattern of our nature, of what was predestined for us through what we are” [1]. Pour Kathleen Raine, il ne fait aucun doute que son lot était celui du poète. Elle poursuit: “From earliest childhood — since when before I could hold a pencil my mother wrote down my first poems — I have known my vocation to be that of the poet” (9). Il semble donc que la dialectique de l’Éden et de l’exil qui engendre l’œuvre trouve son origine dans la genèse même de la vie. Voilà pourquoi, c’est aux premières pages de ces souvenirs d’enfance, à l’aube de l’histoire, que l’on peut espérer découvrir la raison et le sens de l’exil.

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1. Farewell Happy Fields, introduction, p. 5. Les références à cette œuvre seront indiquées ci-après par le numéro de page entre parenthèses.

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Ce que nous dit Kathleen Raine au début de Farewell Happy Fields c’est que l’exil fait partie de son héritage, qu’il est pour ainsi dire inhérent à sa vie du fait même de sa généalogie. En effet l’héritage primordial, celui du paradis natal et de l’exil, n’est pas acquis par l’expérience, mais transmis dès le départ à l’enfant par une mère poétique vivant elle-même toute la puissance du mythe et incarnant un modèle directement imitable: “The poet in me is my mother’s daughter, and owes more to that lost birthright than to all the extraneous knowledge I have since acquired” (19).

L’héritage de ce que Edwin Muir appelle la fable est d’autant plus imposant qu’il prend racine dans le réel immédiat: l’Écosse, la grande terre matriarcale, “embodied in song, speech and heroic story”, pays d’origine de la mère, mais non de l’enfant, s’étend de l’autre côté des Cheviots, image du paradis perdu pourtant si proche, dont on est séparé par un simple accident du relief doublé d’un vestige de l’histoire: le mur d’Hadrien. Au départ l’exil n’est donc ni philosophique ni symbolique, il est purement géographique: “Displacement was my inheritance” (20). Il s’agit d’un déplacement par rapport au pays de la poésie qui n’est pas une figure de langage utilisée pour évoquer un terrain imaginaire où fleuriraient poèmes et ballades, “it seemed to me, then, a place in this world, of this world, and only a few miles away” (22). Ce lieu possède la même réalité physique que la Trakia des anciens grecs, pays de la poésie, situé non loin de l’embouchure du Danube. Par le sang maternel est donc transmise la vocation poétique, promesse d’un paradis à reconquérir, défendu par un mur comme dans les représentations de l’Éden après la chute, le mur d’Hadrien. Voilà pourquoi le petit village de Bavington situé dans le Border Country à quelques miles de ce mur où l’enfant est envoyé, à l’âge de six ans, pendant la première guerre mondiale, est tenu pour l’Éden originel, rejeton du paradis de la fable.

L’auteur fait ainsi fi de la chronologie lorsqu’elle écrit à la page soixante-dix neuf seulement de l’ouvrage: “From Bavington to Ilford. I was born 6 Gordon Road, Ilford.” En fait le poète se remémore Bavington comme une étape intermédiaire postérieure et géographiquement extérieure à la terre écossaise paradisiaque mais antérieure à Ilford et très éloignée du pays d’exil, de la même façon que dans le mythe de Koré, le jardin inférieur est situé en-dessous du jardin supérieur mais au-dessus de la sombre demeure de Pluton.

Cependant sur cet héritage originel transmis presque génétiquement, se greffe celui d’une tradition plus vaste et plus complexe que la simple tradition maternelle.

La poésie de Milton récitée au vent de lande par la mère du poète vient en fait enrichir la connaissance “naturelle” du mythe de l’Éden. C’est à la poésie de Milton qu’est aussi rendu le premier tribut de la poétesse à la tradition par le titre même de ses souvenirs d’enfance, emprunté a Paradise Lost: “Farewell Happy Fields/Where Joy for ever dwells”.

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Mais plus que le seul poème de Milton, c’est tout l’art de l’imagination qu’explorent les rêves et les aspirations ultérieures du poète. L’œuvre de William Blake en particulier, dont Kathleen Raine fera le centre de ses travaux par la suite, est une des voies royales où poursuivre le fil d’or de la tradition. Comment ne pas rapprocher des vers de Milton ces vers du Book of Thel de Blake: “Farewell green fields and happy groves/ Where flocks have took delight”? Et comment ne pas évoquer The Songs of Innocence and Experience, en lisant ces souvenirs d’une enfance pareillement soumise à une initiation mystique?

Kathleen Raine explique la perpétuation du mythe de l’Éden et de l’exil au travers des arts et de la poésie, chez les grands visionnaires classiques ou romantiques comme Milton, Dante, Blake, Coleridge, Shelley, Keats, par la persistance d’une tradition plus ancienne, la tradition platonicienne à laquelle elle prétend aussi se rattacher. Elle écrit dans la préface à son édition de Thomas Taylor, the Platonist: “In fact Plato is the philosopher of the arts, the platonic philosophy is the necessary basis of all imaginative art. Therefore it is that the platonic tradition has lived on as the learning of the poets, like a secret language” [2] — un langage secret qui a connu telle une rivière souterraine des résurgences dans les ouvrages des néo-platoniciens d’abord (dont Thomas Taylor s’est fait le premier traducteur et apologue en langue anglaise), puis de doctrinaires ésotériques — d’ailleurs très influencés par les premiers — tels que les philosophes de la Kabbale, les alchimistes et les théologiens mystiques.

Pour les néoplatoniciens, le monde est une illusion, la vie terrestre un rêve dans lequel l’âme incarnée voyage en somnambule à moins que cette âme n’ait judicieusement choisi une destinée sage ou qu’elle n’ait pas étanché toute sa soif à l’eau du fleuve d’oubli, auquel cas en effet, cette âme mesurée, l’âme sèche selon Héraclite, conserve une clairvoyance sur la véritable réalité des choses.

L’héritage maternel du poète s’inscrit donc dans un héritage beaucoup plus vaste — en fait celui du déshéritage que représente l’acquisition de la condition mortelle au détriment des richesses de l’immortalité. Ainsi s’oriente dès le départ le parcours poétique de Kathleen Raine, son enfance à Bavington pouvant être considérée comme le dernier moment privilégié de la vie où l’âme n’a pas encore conscience de vivre une illusion, où elle se prend encore à séjourner en Éden, étape intermédiaire de l’incarnation de l’âme selon le mythe antique. Dans The Story and The Fable, Edwin Muir souligne le caractère atemporel des premiers souvenirs: “The quiet murmuring, the slow, unending dance of the motes, the sense of deep and solid peace, have come back to me since only in dreams. This memory has a different quality from any other memory in my life. It was as if, while I lay watching that beam of light, time had not yet begun” (18). On notera ici la parfaite concordance entre

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2. Thomas Taylor the Platonist, p. 6.

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les deux autobiographies. Farewell Happy Fields s’ouvre en effet sur un souvenir du même ordre, celui d’un rêve primordial, non-inscrit dans l’histoire: “I remember in the beginning, a place of perfect happiness, filled with the bright sun of Easter, pure living light and warmth [...]. That was the beginning of a dream which recurred over and over again in early childhood, the dream, as I now suppose, of my birth into this world” (11). Ce qui est conforme aux représentations traditionnelles de l’Âge d’Or dans lequel l’homme n’est pas encore coupé des dieux ni de “l’illud tempus” vers le recouvrement duquel, selon Mircea Eliade, tendent tous les grands mythes des mondes archaïques et modernes.

 

Le rêve de la rivière de vie, qui inaugure Farewell Happy Fields, si beau soit-il au commencement, traduit le dynamisme de l’incarnation et présage d’un réveil post-édénique dans la matérialité du monde. Autant la mère du poète semble échapper à cette phase a priori inéluctable du voyage de l’âme, incarnant pour toujours dans la fantasmagorie poétique l’être entre ciel et terre, la figure féminine du daimon éthéré, autant le poète se trouve contraint à l’exil, à la perte de l’identité unitaire primordiale.

Le rêve de l’Éden sur lequel s’ouvre Farewell Happy Fields se voit en effet bientôt supplanté par le rêve de l’exil, et l’âme d’abord baignée dans l’eau de la félicité se laisse glisser progressivement au fil d’une rivière dont le courant imperceptible se fait bientôt irresistible et violent:

But I did leave that place, caught up, as it seemed, into a gentle drift as of existence unwinding itself, flowing out of the timeless state in which I still reposed as I floated along the peaceful river past beautiful fields of flowers bathed in living light. But little by little I would find myself drawn irresistibly into the flux; and as I realized that it was no longer in my power to return or to stop, I began to be afraid. (11)

La dérive irrésistible dont l’âme fait l’objet rappelle la conception antique de l’incarnation. Autrement dit, l’Éden et l’exil de Kathleen Raine ne s’apparentent pas à la tradition chrétienne où il est question de faute originelle. La conception philosophique qui sous-tend une telle vision inéluctable semble davantage à rapprocher du commentaire de Platon dans la République. pour qui le soleil n’est pas le bien mais le fils du bien, ce qui signe la condamnation du monde matériel, relégué à une existence de seconde main, pourrait-on dire. Cela n’est pas sans rappeler la théorie de Luria (1534-1572), chef de la doctrine de Safed qui prit naissance en Espagne et renouvela la Kabbale, selon laquelle pour créer le monde, pour accoucher des créatures, Dieu se concentre hors d’un point, s’exile de lui-même [3].

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3. “Dieu fut contraint de faire une place pour le monde, en abandonnant une région de lui-même”, Isaac Luria, cité par Henri Serouya, la Kabbale, Editions Que Sais-je? PUF, p.99.

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Le rêve originel se poursuit donc et avec lui le processus de l’incarnation; car cette rivière de vie, à l’instar du Léthé, doit être animée de deux courants: le premier, ascendant (que s’apprête à suivre Ulysse dans l’illustration de Blake pour le De Antro Nympharum de Porphyre), invite au retour vers “That sweet golden clime where the traveller’s journey is done” [4], le second, descendant, entraîne les âmes de ceux et celles qui, à l’image de la nymphe assoupie, à l’extrême droite du tableau, ont déjà sombré dans le sommeil oublieux de la génération. Un poème de Kathleen Raine extrait de The Lost Country nous rappelle cette origine: “Down that swift river/ I saw it borne away,/ My empty crystal form,/ Exultant saw it caught/ Into the current’s spin,/ The flashing water’s run.” [5] C’est donc par une dérive naturelle que l’âme s’aventure à l’écart du rivage d’Éden, comme Rasselas dans le roman de Johnson s’écarte des plaisirs de la “Happy valley” [6] et, de là, se trouve contraint de persévérer en terre inconnue, inquiétante et hostile, contre sa volonté.

Pour expliquer cette dérive de l’âme vers le lieu de son incarnation, il est bon de se rappeler le poème de Claudien sur le rapt de Proserpine à propos duquel Thomas Taylor écrit: “But the design of Proserpine, in venturing from her retreat, is beautifully significant of her approaching descent; for she rambles from home for the purpose of gathering flowers.” [7]

Ces fleurs qui attirent le regard dans le rêve de Farewell Happy Fields (”fields of flowers”) symbolisent la séduction de la matière. Elles sont comparables aux “dewy flowers of the vale of Leutha” dans Visions of the Daughters of Albion, imprégnées de l’eau de la génération, eau de la rivière Adona du Book of Thel, ou encore aux narcisses qui bordent le fleuve d’oubli dans le mythe platonicien.

Ce monde de fleurs “minute but inexhaustible” que représente l’Éden de Farewell Happy Fields peut en effet être considéré comme la berge de la rivière qui séduit le regard dans la vision édénique du monde, puis l’âme tout entière, bientôt immergée et entraînée vers la domination des sens; préparée en quelque sorte, telle Proserpine au rapt, à la volupté de son incarnation.

Cependant dans un premier temps la volupté édénique cesse de primer pour faire place à l’effroi, car la rivière de vie conduit bientôt l’âme au lieu de sa génération, caverne de Pluton dans le mythe antique, et dans Farewell Happy Fields: “My father’s

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4. “Ah! sun-flower”, Songs of Experience.
5. “The river”, The Lost Country, Collected Poems, p. 150.
6. “Thus they rose in the morning, and lay down at night, pleased with each other and with themselves, all but Rasselas, who, in the twenty-sixth year of his age, began to withdraw himself from their pastimes and assemblies, and to delight in solitary walks and silent meditation”. Chapter 2.
7. Taylor, Thomas, A Dissertation upon Eleusynian and Bacchic Mysteries, Selected Writings, p. 391.

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house unreal, impermanent, a place not lived-in except for the time being” (78), où elle se trouve arrachée à l’Éden et à tout ce qui lui était familier. Kathleen Raine poursuit le récit de son rêve en ces termes: “The sides of the stream grew steep and dark and dangerous, then rocky cliffs towered like great walls, and then these no longer resembled nature, but a modern city” (11). Apparemment cette banlieue londonienne et cette maison d’Ilford où la poétesse voit le jour, “at 6 Gordon Road, Ilford, on the fourteenth of June, 1908” (79), ou encore la maison de West View où elle passe sa prime enfance, n’ont rien de comparable avec les cavernes antiques consacrées aux Naïades qui président à l’incarnation, “dark, stony and humid” [8]. Pourtant la maison de West View évoque un lieu tout aussi repoussant:

I was three years old when we moved to West View. I remember being taken by my mother one day to look at the house. It was empty and dirty and cold and a woman caretaker showed us empty dirty rooms. Later I was told we were going to live there and dismay chilled me, as if I were going to live in an unknown house of the dead with that terrible caretaker. (80-81)

Cette évocation de la maison de West View rappelle en de nombreux points la fable de Proserpine qui, entraînée sur les adjurations de Vénus, se retrouve prisonnière dans la caverne de Pluton, monde pareillement inconnu, hanté seulement par les ombres de la mort.

Contrairement à Thel qui échappe à l’incarnation [9], l’âme de Farewell Happy Fields doit la subir à l’instar d’Oothona, et pour cela passer sous le linteau de la porte gardée par ce “terrific porter” que représente ici la “terrifiante concierge”.

Le “passage étroit” dans le rêve primitif peut ainsi être considéré comme l’une des deux entrées que comporte la caverne de l’incarnation dans la tradition antique: “Down the rapid current I was plunged into a narrow passage where the machines caught me at last among their rending wheels” (11). Pour Platon ces deux entrées sont la porte du Cancer et la porte du Capricorne; pour Porphyre, les portes nord et sud. La porte du Capricorne au sud est celle qu’empruntent les âmes ascendantes pour rejoindre leur pays natal; la porte du Cancer au nord celle où souffle le vent de la génération et dans laquelle s’engouffrent les incréés, c’est-à-dire les âmes qui meurent à l’immortalité pour revêtir un corps semblable aux dépouilles délaissées par les morts. Selon la tradition en effet la naissance dans un corps

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8.Taylor, Thomas. Concerning The Cave of the Nymphs, Selected Writings, p. 302.
9. Après avoir, sur l’exhortation de la Matron Clay, entr’aperçu les mystères du royaume inconnu (Thel entered in and saw the secrets of the land unknown), Thel s’enfuit retrouver les vallées heureuses: “The virgin started from her seat,and with a shriek fled back unhindered till she came into the vales of Har”.

 

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mortel au moment de l’incarnation signifie pour l’âme immortelle un abandon de sa condition heureuse au sein de la grande âme universelle. Si les cavernes antiques sont à la fois des matrices et des tombeaux, elles sont plus précisément le lieu de ce perpétuel échange de condition entre ceux qui retournent au monde intelligible et ceux qui viennent de le quitter. C’est bien en effet l’effroi de la mort et la peur d’enfiler soi-même “the garment of a body” sous la forme de machines aux mâchoires terrifiantes qui prédominent dans le rêve de la rivière de vie et dans les souvenirs de la prime enfance à West View. Les premières images gravées dans la mémoire sont celles de la guerre nouvellement éclatée, de ces avions qui comme les machines du rêve semblent accomplir une œuvre de destruction inexorable: “I looked up and saw aeroplanes approaching with terrible slowness; like four mechanic gnats” (84); ou encore le Zeppelin aperçu par Marcel Proust quelques heures auparavant, et s’embrasant soudain dans le ciel de Londres: “ ‘Are there men in it’? I asked; and when I was told ‘yes’, I cried.”

 

Parallèlement, comme dans la tradition antique, l’effroi de l’incarnation s’accompagne de séduction et de volupté. Ainsi les vêtements tissés par les nymphes de la Caverne de l’île d’Ithaque dans le poème d’Homère sont-ils magnifiques au regard, et la maison de West View qui dans un premier temps avait semblé “dark, stony and humid” apparaît soudain fascinante, richement parée des décorations de Noël: “The room she (my mother) was in was fresh and clean, and there was a Christmas tree, fragrant, and hung with glittering beautiful marvels, coloured glass-balls and tinsel [...] countless treasures of beauty hung on that lovely tree... ” (81) De la même façon les parents de Lyca ne découvrent pas “dans un val solitaire” un lieu sordide, sombre et humide, où règne un monstre rebutant mais le somptueux palais d’un esprit “armé d’or”. Si le monde inférieur, pour reprendre une terminologie traditionnelle, est à l’image du monde supérieur, la demeure en exil ne peut rompre totalement avec la félicité du pays natal. C’est là tout le paradoxe. Paradoxe mis à jour par George Bataille dans son ouvrage L’Érotisme qui souligne le voisinage de la mort et de la volupté. On se souvient aussi du fameux “Je meurs de ne pas mourir” de Sainte Thérèse.

Ainsi c’est à Ilford, terre d’exil, que l’enfant reçoit le don de sa première rose et c’est dans la laideur de la banlieue londonienne si éloignée des prairies heureuses de Bavington qu’elle découvre la beauté de la nature grâce à tous les jardins, véritables sanctuaires édéniques, inlassablement décrits au gré des souvenirs de la prime enfance et où la petite fille continue à cueillir des fleurs telle Proserpine avant son rapt. Ce n’est que plus avant dans l’ouvrage, par un parti-pris un peu arbitraire, que Kathleen Raine opère la distinction nette entre la terre de l’Éden et la terre de l’exil, comme si la raison ne pouvait se satisfaire de leur voisinage, de cette ambiguïté constitutive. Ainsi, Bavington, malgré

 

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les événements douloureux que l’enfant y vit aussi, sera investi de tous les fantasmes édéniques, tandis qu’Ilford, West View et Londres en général incarneront pour longtemps la terre d’exil par excellence.

L’exil du pays natal de l’âme au sens propre comme au sens figuré ressenti comme une violence injuste et mortelle, nécessite en fait de trouver refuge en un sanctuaire inviolable, indépendant de l’environnement. C’est ainsi que l’exil est à l’origine de la création poétique chez Kathleen Raine, conçue comme l’expression du soi véritable, réfugié dans sa révolte. Le plus remarquable est que la genèse individuelle de l’exil dans la vie du poète rejoint la genèse mythique de l’exil dans la tradition antique, comme si le vécu individuel vibrait à l’unisson d’un imaginaire collectif qui serait le patrimoine de l’humanité.

On peut donc dire qu’en rédigeant ce premier volume de souvenirs, Kathleen Raine n’adopte pas seulement une démarche généalogique et philosophique, mais également une démarche de romancière impliquée dans l’élaboration d’un destin héroïque exemplaire valant pour d’autres qu’elle-même. Dans Le Décor mystique de la Chartreuse de Parme10, Gilbert Durand explique que l’unité littéraire est “celle d’un destin, c’est-à-dire d’un caractère dans un milieu imaginaire, dans un décor symbolique planté d’avance”. D’autre part il montre comment le romancier, en l’occurrence Stendhal, a recours à trois procédés pour “renforcer le personnage littéraire et le transformer a priori en héros”. D’abord il redouble la naissance du héros par un second baptême; ensuite il fait converger tous les avatars de sa vie sur une même ligne, celle d’un destin héroïque et, pour cela, sème dans le récit des signes avant-coureurs et des présages; enfin il double le décor réaliste, c’est-à-dire spatio-temporel, d’un décor mythique, véritable scène de l’action héroïque, hors espace et hors temps qui sied à la dimension du héros. La démarche de Kathleen Raine, bien que différente puisque son personnage est elle-même, comporte des ressemblances avec celle du romancier. Il s’agit aussi pour elle, dans sa quête de cohérence, de faire surgir du personnage de la vie un personnage héroïque, le poète, grâce aux mêmes procédés: redoublement de l’identité patronymique “Kathleen Raine” en “Jessie”, deuxième prénom de l’auteur et surtout prénom de la mère responsable de l’héritage poétique; redoublement d’une histoire circonstancielle en un destin a priori, celui de poète; redoublement enfin du décor réaliste, Bavington, Ilford, en un décor mythique échappant à la chronologie, l’Éden, l’exil, qui correspond au paysage intérieur du poète. Les premières pages de Farewell Happy Fields et même le seul récit inaugural du rêve de la rivière de vie semblent donc essentiels à une lecture éclairée de l’œuvre de Kathleen Raine. Chez le poète, l’exil est fondateur. Fondateur de la vie et de l’écriture. Fondateur d’une philosophie sans détours qui préside à tous les combats ultérieurs. Dans son introduction à

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Farewell Happy Fields, Kathleen Raine lance en effet cette interrogation équivalente à une affirmation et dont nous comprenons peut-être mieux le sens à présent: “What are all the art and poetry in the world but the record of remembered paradise and the lament of our exile?”

 

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Ouvrages cités

Blake, William, Collected Works. Oxford: Oxford University Press, 1979.

Durand, Gilbert, Le Décor Mythique de la Chartreuse de Parme. Paris: Corti, 1961.

Johnson, Samuel, The History of Rasselas, Prince of Abissinia, ed. D.J. Enright. London: Penguin, 1976.

Muir, Edwin, An Autobiography: The Story and the Fable. London: The Hogarth Press, 1954 (1ère édit. 1940).

Serouya, Henry, La Kabbale. Paris: Que sais-je? PUF, 1980.

Taylor, Thomas, Selected Writings. Ed. Kathleen Raine and George Mills Harper, intr. Kathleen Raine. Bollingon series LXXXVIII, Princeton University Press, 1969.

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)