(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)

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Graham Swift Last Orders: “Ode on a Cockney Urn”

 

Liliane Louvel

 

Université de Poitiers

 

C’est une intuition qui a donné naissance à ce travail. Lisant le dernier roman de Swift et travaillant sur les formes anciennes du descriptif, il m’a semblé que ce roman postmoderne renouait avec la tradition antique et faisait resurgir l’ekphrasis  sous une forme détournée et parodique, à la manière post moderne. “Ode on a Cockney Urn” donc, en hommage à Homère, à Keats, mais aussi à Spitzer dont l’étude sur l’Ode de Keats [1] sert de point de départ à ce travail. On examinera donc les trois composantes de la proposition, Last Orders [2] est une urne, une ode, du cockney.

La fécondité de la forme circulaire de l’urne grecque en tant que principe de modélisation — contenant (l’urne) qui mime son contenu (les cendres du défunt) — trouve ici un tout récent avatar: quatre compagnons du défunt Jack Dodds, exécutent ses dernières volontés et effectuent le voyage de Londres à Margate, là où il a exprimé le désir de voir disperser ses cendres. Les voilà tour à tour chargés de porter ce qu’ils appellent le “bocal” au prix de quelques mésaventures. Le livre dans sa forme narrative s’érige en urne funéraire contenant les bribes de la vie de Jack, le boucher de Bermondsey, que le lecteur peut reconstituer grâce au discours polyphonique. “Dust unto dust, ashes to ashes”, la rotondité de l’urne des dernières volontés se superpose, sur le mode parodique, à la rotondité du verre de bière du polysémique “last orders”. En même temps, l’atomisation des discours et l’apparente fin ouverte signifient le refus de la clôture, alors que se révèlent les apories du post-moderne, pas totalement émancipé de ses modèles. Le

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1. Spitzer, Leo, “The ‘Ode on a Grecian Urn’, or Content vs. Metagrammar”, Essays on English and American Literature, ed. Anna Hatcher. Princeton: Princeton University Press, 1962, p. 67-97.
2. Swift, Graham, Last Orders.
London: Picador, 1996. Les citations extraites du texte seront suivies des numéros de page renvoyant à cette édition.

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roman se présente aussi comme une méditation grave sur la responsabilité, le hasard et le choix, l’histoire, l’héritage et la paternité, thèmes bien swiftiens comme l’on sait. Tout cela sauvé du pathos par l’humour savoureux de la langue.

Le livre-urne: circularité, enchâssements et… pulvérisation

L’ekphrasis, description d’une œuvre d’art, était dans la grande tradition poétique, une célébration, un hommage. Représentation d’une représentation, il constitue un acte de théorie, d’auto-réflexivité d’un art désignant un autre art. L’insertion dans le flux narratif, d’un objet esthétique spatialise le récit, art du temps. M. Krieger élargit la circularité de l’ekphrasis canonique, celle du bouclier d’Achille qui donne forme à un récit circulaire [3], à un autre modèle, celui de l’urne comme chez Keats, mais aussi Donne, Shakespeare, T.S. Eliot, Faulkner [4], exemples pertinents à notre étude. Krieger y voit un signe de clôture du récit moderne, contre laquelle réagira le post-modernisme [5]. Circularité de la structure et de son emblème, comme chez T.S. Eliot, la roue qui tourne et reste en place: “That the pattern may subsist, that the wheel may turn and still/Be forever still” [6]; dans le roman de Swift, la voiture roule mais les discours restent fixés sur le même objet, Jack. C’est bien entendu le cadran de l’horloge du pub qui imprime au roman, de manière récurrente, la marque circulaire du temps et rappelle de loin un certain bouclier. “I sit there, watching the old clock, up behind the bar. Thos. Slattery, Clockmaker, Southwark.(1)

Posons que Last Orders est une urne funéraire à l’instar des urnes antiques sur lesquelles était relatée la vie du défunt et voici une narration en forme de bas-relief, ayant bien pour particularité de boucler sur elle-même, comme Last Orders se boucle sur le même narrateur, Ray, le choryphée, lorsque les personnages, “the inner circle” (2), ont accompli leur devoir. Une grande majorité des chapitres sont structurés en écho, mot à mot entre la première et la dernière phrase, comme dans “Vic”: “It’s a good trade” (78 et 86), ou en un effet de dilution plus discret comme dans “Vince”: “Hops, [babies] come from hops”, repris dans la clausule “what I’d like to be, is a hop-picker”, ou encore effet de chiasme, comme celui qui croise l’Égypte et les scènes de bordel, ponctuées par le motif de la chance, dans l’un des chapitres de Ray s’ouvrant sur:

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3. De l’injure faite à Achille au renoncement à la vengeance du héros. Voir Krieger, Murray, Ekphrasis, The Illusion of the Natural Sign. Baltimore: Johns Hopkins, 1992.
4. Voir Krieger, Appendix 263-288, p. 271.

5. La forme circulaire de l’urne renvoie à la forme circulaire de nombreux récits comme l’ouroboros, forme de l’éternel retour.

6. Murder in the Cathedral, cité par Krieger, op. cit., p. 265.

 

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I said, ‘I fancy seeing the Pyramids.’
He said ‘I fancy seeing the inside of the nearest knocking shop.’

It was Jack who first called me Lucky. It didn’t have to do with the nags, that was later.’
(87)

Et bouclant dans un éclat de rire final:

Cuck?’ Jack’s laughing and the girls are giggling and the sappers in the yard are looking up and laughing too, and we’re in Cairo, in Egypt, in Africa, in the middle of a war.
‘Well Raisy, that sounds like just about everything rolled into one.’
Including Luck. (92)

Les figures de la circularité résonnent enfin dans l’excipit:

Then I throw the last handful and the seagulls come back on a second chance and I hold up the jar, shaking it, like I should chuck it out to sea too, a message in a bottle, Jack Arthur Dodds, save our souls, and the ash that I carried in my hands, which was the Jack who once walked around, is carried away by the wind, is whirled away by the wind till the ash becomes wind and the wind becomes Jack what we’re made of. (295)

Elles sont portées par le sémantisme du lexique — “who once walked around”, “whirled away” — et dans le tourbillon de la clausule: “the ash becomes wind and the wind becomes Jack what we’re made of”. Chiasme et superposition du souvenir littéraire dans la tempête qui se lève, Ray, le cockney/jockey/joker, endosse le manteau de Prospero dont on entend la parole, “we are such stuff as dreams are made of”. Ray alors laisse retomber le rideau de la représentation sur un dernier monologue où il dit que les acteurs ne sont que matière à rêver, des mots, des flocons de cendre, une fiction tirant son existence de la mort de Jack, centre absent de tous les monologues; Jack désormais fait autant partie d’eux, et de nous, qu’eux faisaient partie de lui, puisque nous sommes tous un peu ces autres qui nous font. C’est la parole du deuil en train de s’accomplir par l’incorporation aux vivants de ceux qui ne sont plus. “Ashes to ashes”. Dans la phrase “the ash […] what we’re made of”, on entend bien: “we’re made of ashes”. Et de renvoyer au sort commun dont le nom de “Jack” est l’emblème: l’anonyme, l’homme. Un prête-nom, prête-rêve, prête-livre, prétexte à écriture, une forme vide en attente de souvenirs. Le chiasme final croise très exactement les signifiants de l’incipit et sonne le rappel discret du chiasme

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célèbre qui clôt “Ode on a Grecian Urn”: “truth is beauty beauty is truth”, au moment où Ray se décide, in extremis, à dire la vérité, et à rendre à Vince l’argent prêté à Jack pour un pari turfiste.

Bel exemple de contenant mimant son contenu, si Last Orders est une urne circulaire, il est aussi un vase et puis des cendres. D’entrée de jeu, la dédicace, “For Al, devient étiquette à l’instar de “Jack Arthur Dodds, le nom inscrit sur la boîte en carton et sur l’urne en plastique, tandis que le double exergue annonce le projet littéraire:

But man is a Noble Animal, splendid in ashes
and pompous in the grave
.
Sir Thomas Browne: Urn Burial

I do like to be beside the seaside
.
John A. Glover-Kind

Les formes d’enfermement, d’enchâssements, les effets de cadrages, découpent des dizaines de boîtes à l’intérieur du texte représentant le réceptacle que les compagnons transportent. Ainsi, Ray dans le chapitre “Gravesend” le bien nommé, se voit à son tour comme mis en châsse: “And I get a sudden picture of me in a car, in a cardboard box, in a big car, with just Vince driving” (76). Les boîtes, urne, sacs en plastique, tombes, cercueils, gisants, les lieux clos, voitures, fourgons mortuaires, camping-car, maisons, pubs, hôpitaux, abondent. L’œil du professionnel, Vic le croque-mort, enregistre les variantes dans la cathédrale de Canterbury: “It makes a man in my line of business feel humble to think of what they’ve got in here. Tombs, effigies, crypts, whole chapels. When all I do in the normal course of work is box’em up and book’em in for their twenty minutes at the crem” (196). Jusqu’à la double figure tragique de June, la fille reniée de Jack, débile mentale, depuis cinquante ans captive de ce corps qui ne meurt pas, et celle de Amy prisonnière de son amour maternel. Vic rappelle le triste sort des “internés”:

And they’re always sad anyway, these pick-ups from long-term institutions. Taking them out of one box just to put them in another. As if there was never any choice in the first place, and if you’d listened carefully you could’ve heard the sound of a coffin being nailed, long before I showed up. (212)

Si, dans ces lieux clos, un peu d’espoir apparaît, il n’en est pas moins vite condamné. Dans l’un des chapitres centrés sur Amy, chapitre circulaire qui s’ouvre et se ferme sur le difficile sourire du contremaître, on voit Jack courtiser Amy en l’aidant à éplucher des

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haricots qu’il jette dans un égouttoir serré entre les cuisses de la jeune femme. C’est dans un grand sac en toile de jute, que Jack et Amy font l’amour pour la première fois, l’été où ils cueillent le houblon: “Because it was in a hop-bin. A twenty bushel hessian hop-bin slung between its trestles. All-round privacy, could’ve been made for the purpose. Like two rabbits in a sack” (240, c’est moi qui souligne). Figure de l’emprisonnement: “the hop-bin” annonce le destin des jeunes gens qui y conçoivent celle que l’on enfermera dans “a loony-bin”. C’est aussi au cours de l’une de ses visites à l’asile qu’Amy laissera Ray l’accompagner, d’où naîtra une courte idylle, abritée dans le camping-car, chambre d’amour que Vince réutilisera avec Mandy, l’appelant “passion wagons”… en attendant les banquettes arrière de ses voitures.

Le livre présente de nombreux enchâssements narratifs, car chacun y va de ses souvenirs et de ses micro-récits. Deux exemples parmi tant d’autres. Vic commente son travail de croque-mort puis, après un blanc typographique, évoque Jack avant le retour au commentaire “it’s a good trade”, nettement séparé du souvenir par un second blanc. De même Vince s’extasie sur les relations entre l’homme et l’automobile “But a good motor ain’t just a good motor”, qu’il conclut par “a good motor’s like a good suit” (71-72), suivi d’un blanc et de l’évocation d’une scène avec Hussein, le client potentiel. Enfin, après un dernier blanc, Vince se rassure: “It’s the best thing that’s ever been invented […] you’re okay in a motor” (73). Comment mieux boucler un chapitre à double, voire quadruple tour? Last Orders est bien une série d’emboîtages, comme cette urne fermée par un couvercle, contenue dans une boîte en carton transportée dans un sac en plastique. Mais l’adéquation contenant/contenu de l’urne-livre est encore plus étroite car non seulement la forme de l’objet structure la narration, mais encore la narration se moule sur son objet, le corps réduit en cendres

Comme l’urne antique, le roman relate la vie sur terre du défunt. Restituée par l’œuvre d’art, elle est un récit gravé sur l’urne, le récit-urne, qui décrit ce qui se trouve dans l’urne. Proches du défunt puisqu’il s’agit des restes de son corps, ses reliques, sa mémoire, les vestiges sont éloignés de lui, car non iconiques. Il faut donc recourir à la représentation pour reconstituer le passé. Il devient rapidement visible à l’œil, voire à l’oreille du lecteur que la narration opère l’atomisation d’un corps unique, l’histoire d’une vie: discours de la trace, Jack, qui s’est frotté aux uns et aux autres, produit inversement une poussière de souvenirs-instants, un mélange composite comme ses cendres mêlent les diverses composantes de son corps. L’urne-livre contient un résidu de vie pulvérisée en particules de voix, qui tiennent ensemble grâce au ciment de la voix de Ray.

C’est ce qu’annonce le titre, “Last Orders!”, une énonciation. La narration est délitée en une multiplicité de chapitres, soixante quinze, de voix, quatre majeures (Ray, Vince, Vic, Lenny) auxquelles s’ajoutent trois mineures, Mandy, Amy et… Jack. Les dix-sept chapitres

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du récit-cadre sont assumés par Ray, narrateur homodiégétique dont le récit simultané est scandé par les noms de lieux parcourus entre Londres et Margate, y compris les trois détours, suggérés par Vic (Chatham), Vince (Wick’s Farm) et Lenny (Canterbury). Les dix-sept chapitres et les onze toponymes constituent le liant, le cadre, entre les montants duquel se dessinent les épisodes de la vie de Jack mêlés à celle de ses amis. L’itinéraire égrène les noms de Bermondsey (deux chapitres), Old Kent Road, New Cross, Blackheath, Dartford, Gravesend, Rochester, Chatham (deux chapitres), Wick’s Farm (deux chapitres dont le premier constitue le milieu et le sommet du roman), Canterbury (deux chapitres), Margate (trois chapitres), composant le véritable récit premier. Une ligne droite, ligne de vie, artère reliant Londres à la mer, comme cette ligne rouge que l’on pourrait suivre sur une carte d’Angleterre, mais ligne brisée par l’arrêt-déjeuner à Rochester, et par les trois détours des quatre compères. Comme l’itinéraire, le récit suivra et ne suivra pas cette ligne droite, riche d’excursions, de digressions, d’incidents. Rappel des lignes boursouflées de Tristram Shandy.

Voyage initiatique pour nos pélerins qui tous vont faire le point à l’intérieur du cadre dessiné. Les monologues intérieurs des sept énonciateurs, y compris le mort, constituent des chapitres de longueurs variables n’excédant jamais plus de onze pages pour le plus long, une ligne pour le plus court, trois ou quatre pages en moyenne. Ils sont eux-mêmes divisés, entre le temps de l’énonciation (celui du voyage) et les nombreux retours en arrière, souvenirs ou analepses selon les cas, de plus ou moins longue portée. Les souvenirs les plus anciens remontent à la jeunesse des vieux compagnons, les années trente puisque, à l’exception de Vince, le fils adoptif, les compères approchent de leurs soixante-dix ans, le “three score and ten” fatidique de la Bible. Ray lui-même est scindé en deux: celui dont la voix décrit et commente le voyage et celui qui, sous son nom, monologue comme les autres.

Comme l’urne passe de main en main, la narration circule de voix en voix, de relais en relais, pulvérisée en une multitude de lignes souvent dialoguées. Passées au feu des voix, les particules du corps du défunt se lèvent en nuage de fumée, écran où passe, furtif, le fantôme de celui que l’on reconstitue, une dernière fois, en un hommage polyphonique. L’atomisation du récit vaporisé entre les différents énonciateurs, entre passé et présent, ce que l’un sait et ce que l’autre ignore, oblige le lecteur à se muer en herméneute, à achever le travail de Ray et à cimenter entre eux les petits cubes de vérité de la mosaïque. Intrigué par les blancs, les absences et les ellipses, il veut savoir, et séduit, va au bout de cette variation sur les mystères de la paternité et de l’amour si souvent refusé. Au lecteur de tout lire/lier, avant de jeter les cendres hors de l’urne. L’atomisation du texte dit le refus de l’unité, l’affirmation de la pluralité du sens, la complexité des personnages échappant à une vision manichéenne, tous partagés entre le bien et la tentation du mal, leurs petits secrets scellés entre les membranes étanches des monologues intérieurs, rapportés par un narrateur absent

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ventriloque qui enchâsse le monologue de Ray, intitule les chapitres du livre, allant même jusqu’à donner la parole à Jack, le mort. Cendres et vestige, le livre, memento mori, est une urne contenue dans un fourgon mortuaire qui n’en est pas un, un message, ce qui nous rappelle que nous avons affirmé que Last Orders est aussi une ode et qu’il nous faut le démontrer. Étrange ode puisque écrite en cockney.

An ode and a cockney one at that

L’ode, du grec, “chant”, était un poème en rime assez long sous forme d’adresse. La forme en était digne, le ton élevé en accord avec le caractère du personnage célébré ou les circonstances, les métaphores audacieuses et les mythes utilisés d’une manière assez libre [7]. Mais l’ode pouvait aussi concerner des occasions plus humbles célébrant un événement d’ordre privé, une émotion provoquant une méditation. On distinguait l’ode pindarique et l’ode homérique [8]. Coleridge et Wordsworth ont utilisé des formes irrégulières de l’ode pour “Dejection” (1802) ou “Intimations of Immortality” (1807), dont les sujets sont proches du nôtre. Si “l’ode cockney”, passée au filtre postmoderne, n’apparaît pas sous sa forme rimée bien sûr, elle constitue cependant une adresse. Comme dans la prosopopée, où il s’agit de présentifier l’absent, les personnages de Last Orders ne cessent d’apostropher l’urne, pour eux, véritablement Jack-in-the-box. “I know he means the bag, the box, he means Jack” (144); “ ‘That’s Jack?’ he says, leaning closer, as if the jar might answer back, it might say, ‘Hello Bernie’, ‘Jesus God’; Bernie says, ‘what’s he doing here?’ ” (10), ou encore ils donnent la parole au mort:

Because Jack wouldn’t have minded, it’s even what he would’ve wanted for us, to get sweetly slewed on his account. You carry on lads, don’t you worry about me. If he was here now he’d be recommending it, he’d be doing the same as us. Forget them ashes, fellers; except if he were here there wouldn’t be no problem, there wouldn’t be no obligation. There wouldn’t be any ashes. We wouldn’t be here in the first place, half-way down the Dover road. (11)

Lorsqu’elles n’interpellent pas Jack, les voix s’adressent circulairement à elles-mêmes, ou les unes aux autres en une polyphonie muette. Le chant y fait une apparition régulière et intense, d’abord sous la forme du refrain de Ray, sorte de chorus résonnant des échos du chœur antique, dans les chapitres toponymiques, encadrant les couplets de chacun,

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7. Gray, Martin, A Dictionary of Literary Terms. Harlow: Longman, York, 1984.
8. Voir Costa de Beauregard, Raphaëlle et Mireille Goslawski, “The Motif of the Ode”, Texts and Comments. Paris: Ellipses, 1992, p. 329-330.

 

 

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ensuite grâce aux très nombreuses références en italiques, aux pop songs de Chuck Berry aux Beatles en passant par la country music, dont dix sont dûment répertoriées dans la dernière page du livre (296).

Liant le post-modernisme au romantisme, la parenté avec l’ode de Keats apparaît, mais sous une forme dégénérée. Les cendres de l’étrange urne de Mr Swift, refus de tout procédé esthétique, sont passées au tamis de la parodie et du pastiche, où l’on entend le grain de la voix cockney, célébration d’une communauté en voie de disparition, que Swift a bien connue puisqu’il est né tout près de Bermondsey. Langue marginale, considérée comme forme “dégradée”, “vulgaire” de l’anglais standard, le cockney dont la grammaire n’est pas “correcte” est aussi une langue inventive et imagée, langue du déplacement et de l’écart, paradoxale figure du poétique. Les métaphores abondent, “clock” pour visage, “four eyes” pour le binoclard, “early-birds” pour les clients matinaux etc. Le texte pullule d’allusions grivoises, formes non nobles de l’amour, et les jeux de mots sur “cock”, mettent en abyme l’idiome “cockney”. Citons-en quelques exemples pour le plaisir, du plus explicite et imagé, “Lenny”: “cock lane, cock alley, cock passage, we’ve all driven the coach up there” (210), au plus dilué dans l’un des chapitres de “Ray”: “cocksure” (244 et 251), “cockier”(245), “cock-eyed” (247), et encore ailleurs le jeu paronomastique sur cock/cuck/luck (93).

La langue savoureuse qui oscille entre le grivois et le poétique produit un effet d’humour et sauve du pathos au moment où la distance devient nécessaire: “we should have a flashing sign up: ASHES” (22), ou encore Ray, tout intimidé par la cathédrale de Canterbury: “It makes the cathedral at Rochester look like any old church and it makes you feel sort of cheap and titchy. Like it’s looking down at you saying, I’m Canterbury cathedral, who the hell are you?” (194, c’est moi qui souligne), ou encore lorsque les larmes troublent Ray et que le visage abîmé de Lenny, l’ancien boxeur, change de nature, appelé par une comparaison, procédé poétique qui, ici, produit du rire: “Vic and Vincey’s faces look like white blobs but Lenny’s looks like a beacon” (294). Le lecteur fait alors l’économie d’une larme.

“Ode on a Grecian Urn”, l’ekphrasis de Keats, description d’un objet esthétique, noble célébration de la vie figée pour l’éternité dans le marbre, trouve ici son équivalent inversé, un récipient banal, sujet d’un récit de la mortalité non idéalisée, mais qui laisse malgré tout une œuvre d’art évoquant le sort commun à travers les tableaux de la vie de Jack, un drôle de “particulier”. L’urne de Swift est en plastique sans décor, matière synthétique, artificielle, non noble, elle ressemble à un bocal à café. C’est ainsi que les personnages la désignent, “the jar”, voire “the pot”, dans une ekphrasis déchue:

He feels inside the box and slowly pulls out a plastic container. It looks like a large instant-coffee jar, it’s got the same kind of screw-on cap. But it’s not glass, it’s a

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bronzy-coloured, faintly shiny plastic. There’s another label on the cap.

‘Here’, Vic says and hands the jar to Lenny.

Lenny takes it uncertain, as if he’s not ready to take it but he can’t not take it, as if he ought to have washed his hands first. He don’t seem prepared for the weight. He sits on his bar-stool, holding it, not knowing what to say, but I reckon he’s thinking the same thing I’m thinking. Whether it’s all Jack in there or Jack mixed up with bits of others, the ones who were done before and the ones who were done after. So Lenny could be holding some of Jack and some of some other feller’s wife, for example. And if it is Jack,whether it’s really all of him or only what they could fit in the jar, him being a big bloke. (4)

Interrogation sur le vestige inadéquat, il y en a trop ou trop peu, le résidu semble impur, allusion grivoise au “mélange” d’homme et de femme, gageons que “la réflexion sur le bocal” inaugure un nouveau genre littéraire parodique. Pot transporté dans une boîte en carton, Vince le glisse prosaïquement à côté du café qu’il achète à Rochester, dans un sac, en plastique lui aussi, arborant à son flanc “Rochester Food Fayre”. C’est dire que la figure poétique de l’analogie des deux réceptacles suggérée au début du roman, est effectuée lors du trajet, par contiguïté physique. Comme le café, les cendres sont de la matière torréfiée. Comme la narration pulvérisée, atomisée, moulue de voix en voix, l’urne passe de main en main, c’est à qui aura l’honneur de la porter: “Vic sits in the front beside Vince, holding the box on his knees. I can see it’s how it should be, Vic being the professional, but it don’t seem right he should hold it all the time. Maybe we should take it in turns” (18). Elle est l’enjeu d’une bagarre en forme de passes de rugby qui oppose Vince et Lenny, règlement de comptes, au moment où Vince entend disperser quelques cendres sur Wick’s Farm. Lenny tente de l’en empêcher:

‘He ain’t got no special rights,’ he says, ‘he ain’t kin.’ He frees the bolt, ‘Never was, was he?’ […] Vince is getting near the brow, he hasn’t looked back once. One elbow’s stuck out where he’s holding the jar and his shirt’s billowing and flapping. If it wasn’t that everything seems to have gone crazy, you’d say he looked a complete berk, out there in the middle of a field, hoding the plastic pot, with his white shirt and his flash tie and a flock of sheep baa-ing at him. (146)

Entre ces moments de relâchement, les personnages se rappellent qu’il faut dignité conserver car ils sont investis d’une mission: “Vic says, ‘Anyhow Pam says he’s got a good guard-of-honour.’ We all straighten up, as if we’ve got to be different people, as if we’re

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royalty and the people on the pavement ought to stop and wave” (22). Authentiquement “touchés”, ils ont conscience d’accomplir un rite au moment où, parodié, il est représenté sous sa forme burlesque.

Tragi-comique, le point de départ de l’itinéraire, le pub, symbolise la forme dégradée du temple d’où part la procession. “There’s a shaft of sunlight coming through the window, full of specks. Makes you think of a church” (1). Lieu où la licence est permise, il devient celui du solennel. Ray, sensible aux paradoxes, s’interroge sur l’inadéquation entre signifiant et signifié, comme dans le nom du pub, “The Coach and Horses”, une diligence immobile:

I’d said to Jack ‘It ain’t gone nowhere,’ and Jack’d said, ‘What’s that Raysy? Can’t hear you.’ He was leaning over towards Vince.

It was coming up to last orders.

I said, ‘They calls it the Coach and Horses but it ain’t never gone nowhere.’ (6)

Le titre constitue le pub en point de rencontre religieux et social comme l’étaient les lieux de culte: lieu de célébration des cérémonies, de libations funéraires rituelles effectuées par les prêtres; les quatre hommes ne font-ils pas une halte dans un pub pour se sustenter et se livrer à des agapes qu’il est temps d’arrêter avant qu’elles ne dégénèrent? Le cercle intime, “the inner circle”, joue le rôle d’officiant présidant au dernier rite. Écho de la strophe IV de “Ode on a Grecian Urn” qui décrit la procession de l’autre côté de l’urne:

Who are these coming to the sacrifice,

To what green altar, O mysterious priest,

Lead’st thou that heifer lowing at the skies,

And all her silken flanks, with garlands drest?

What little town by river or sea shore,

Or mountain-built with peaceful citadel,

Is emptied of its folk, this pious morn?

Évocation du sacrifice, avec le prêtre et la génisse, et d’une petite ville, près d’une rivière ou de la mer, sur une montagne avec une citadelle paisible comme ces lieux de commémoration où s’arrêtent les personnages, la colline de Chatham, ou Canterbury, lieu du sacrifice de Thomas Becket. C’est encore sur le principe de la cérémonie que joue la parole de titre, “Last Orders”, injonction rituelle, figée dans la tradition mais activement ressuscitée chaque soir dans les pubs, montrant que le texte est une série d’énonciations, de

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lamentations et d’explosions de ressentiment et d’amour. L’ambivalent “Last orders”, au double sens, des dernières volontés du défunt, le sujet du roman, et des dernières commandes avant la fermeture du pub, se retrouve sur la couverture du livre-urne-bocal-verre: en gros plan on y voit une pinte de “bitter”, presque terminée avec un reste de mousse glissant le long des parois, écho visuel de “It’s about the same size as a pint glass” (10). Un résidu, fond de verre, fond de vie.

Last Orders  présente bien une forme dégradée de l’ode, de l’élégie, comme l’urne en plastique est une forme dévoyée, “moderne”, de l’urne en marbre,

O Attic shape ! Fair attitude ! With brede

Of marble men and maidens over wrought,

With forest branches and the trodden weed;

Thou silent form, dost tease us out of thought

As doth eternity .

Elle est transportée dans la Mercédès rutilante,”It’s a Royal blue Merc, cream seats, gleaming in the April sunshine”, que Vince essaye de “refourguer” à Hussein, l’amant de sa fille. Contrairement à l’ode de Keats, rien de platonique ici. C’est à Margate que le défunt a souhaité terminer son dernier voyage, retour à la mer, là d’où l’on vient et où l’on retourne. Margate, lieu de vacances populaires on ne peut moins exotiques, celui pourtant où Jack, le boucher qui rêvait d’être médecin, a connu de beaux dimanches. Le lecteur alors se souvient que Keats a fait des études de médecine, qu’il s’est rendu à Margate en 1817, et qu’avec Hunt il était membre de la “Cockney school”. Mais le parallèle s’arrête là.

La dégradation du genre littéraire correspond à celle du petit monde qu’elle dépeint, celui de Bermondsey, reconstitué par la parole. Les personnages sont vieux et manquent de sagesse. Pleins de passions, il vivent un dernier voyage chaotique. Le mort n’est pas un héros, c’est un boucher, les autres personnages, croque-mort, employé de bureau/joueur aux courses, vendeur de voitures, marchand de légumes composent les “vies minuscules” [9], de toute une rue, un quartier, une société. Jack, le boucher, ouvre, débite, tranche des carcasses et monologue sur le gaspillage, “Bone’ll cost you and fat’ll cost you and shrinkage’ll cost you and not having your cutlery ground’ll cost you” (285). La parenté entre la viande animale et la chair humaine est un motif récurrent. Déclinaison sur la chair, associée à la viande du marché de Smithfield: “there was more than one meat market at Smitfield once”; “flesh is flesh. It can’t be denied” (209). “You can’t help flesh being flesh”(210), d’où le glissement entre les “macchabées” et les animaux. En face de chez Dodds &Son, le boucher

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9. Titre de l’ouvrage de Pierre Michon.

 

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de famille, se trouve le magasin de Vic, le croque-mort de famille qui, lui, doit maquiller les cadavres pour ne pas effrayer les morts en sursis.

Its a comfort to know your own mate will lay you out and box you up and do the necessary. So Vic better last out.

It must have been a comfort to Jack that there was his shop, Dodds & Son, Family Butcher, and there was Vic’s just across the street, with the wax flowers and the marble slabs and the angel with its head bowed in the window:Tucker & Sons Funeral Services. A comfort and an incentive, and a sort of fittingess too, seeing as there was dead animals in the one and stiffs in the other.

Maybe that’s why Jack never wanted to budge. (4-5)

Vient le jour inévitable où le croque-mort demande à son copain le boucher de l’aider:

So I thought of Jack across the road. I thought maybe a butcher. […] But he didn’t turn a hair, didn’t bat an eyelid, as if a seventy-four-year old woman who’d died crossing the road wasn’t any different from a joint of beef. […] And when the eldest son came to view I thought, You’ll never know your mum was tidied up by the butcher across the road. […] Jack Dodds was only squeamish about going to see his daughter. His own flesh and blood. (84-85)

Complexité de l’œuvre qui oscille entre un contenant dégradé et un contenu noble, puisqu’il s’agit de cendres funéraires, et que le rite des dernières volontés est respecté. Comme dans la forme ancienne de l’élégie, la mémoire du défunt est célébrée.

Et in Arcadia ego, la mort en ce jardin

La dégradation de la forme classique à l’image de la désagrégation liée au temps, de la décomposition de la chair ici évitée par le sacrifice du feu, et de l’érosion des formes littéraires, incite à une réflexion sur la condition humaine. Tout change, rien ne demeure fixé “à jamais”, à l’inverse de ce qu’affirme l’ode de Keats, dont l’urne est le lieu de l’immuable. Célébration de la jeunesse éternelle, “for ever warm”, “for ever panting”, “for ever young”, dont la course est inscrite au flanc de l’urne, dans le désir d’immortalité, “for ever” leitmotiv du désir impossible s’il en est! Last Orders commémore la jeunesse perdue de ses personnages et de celui dont la vie reste inscrite au flanc du livre-urne tandis que le vent de la Mer du Nord souffle sur ses restes. La détérioration des relations humaines, sous la pression du temps et du changement, est

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sous-tendue par la référence à une autre forme classique littéraire citée dans l’Ode de Keats, déchue ici.

In Tempe or the Dales of Arcady?

What men or gods are these ? What maidens loth?

What mad pursuit? What struggle to escape?

V

"O Attic shape ! Fair attitude ! With brede

Of marble men and maidens over wrought,

With forest branches and the trodden weed;

Thou silent form, dost tease us out of thought

As doth eternity: Cold Pastoral!

When old age shall this generation waste,

Thou shalt remain, in midst of other woe

Than ours, a friend of man, to whom thou say’st,

Beauty is truth, truth is beauty; — that is all

Ye know on earth, and all ye need to know. (C’est moi qui souligne.) [10]

Écho dégradé de “cold pastoral”, l’élégie pastorale sous sa forme distante se fait entendre à Wick’s Farm, là où se rencontrent Jack et Amy, récoltant le houblon.

Last Orders présente une variation sur le modèle du monde imaginaire de vie rurale simple et idéalisée, sorte d’âge d’or dans lequel bergers et bergères tombent amoureux. Monde mythique parfait, édénique, qu’Amy garde en mémoire sous forme d’ellipse: “Yes, it was here Vince, here. This was where. Here, in the garden of”, parodié par Vince cherchant à impressionner Mandy après l’un de leurs ébats torrides sur la banquette-arrière de sa voiture: “They call Kent the garden of England” (106), le Kent, locus amoenus donc [11]. Mais ici, les bergers et les bergères cueillent du houblon, le berger/boucher tue les moutons, et l’étrange-étranger, celui qu’elle nomme Romany Jim, attire les regards de Amy, excitant son désir au moment où elle se donne à Jack, sèmant dans son cœur la graine de l’aventure “and I used to envy [the gypsies] because they were professionals at it and we were just amateurs and when we were back again in Bermondsey, all bricked up and boxed in, they’d still be wandering the woods and the lanes” (235). Liberté qu’elle retrouvera plus tard avec

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10. À noter que le chiasme de Keats est un écho du précepte de Boileau: “Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable”, Épitre IX, Œuvres complètes. Paris: Ch. Gidel, 1872, p. 232.
11. Voir la description qui en est faite par Ray dans “Wick’s Farm”, 144-145, se concluant par le tautologique et drôle: “It looks like England, that’s what it looks like.”

 

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Lucky… et son camping-car. Germe de la corruption déjà en Arcadie, comme la mort dans le jardin du Kent, et in Arcadia ego.

“Wick’s Farm”, milieu exact du livre, son sommet (c’est une colline), lieu de l’origine et de la révélation, la colline est aussi celui du sacrifice suprême, de l’holocauste des victimes expiatoires, les agneaux bibliques, Isaac et le Christ. Considérons trois échos qui nouent ces trois thèmes avec celui de la vue à contempler. Première scène, Jack va révéler à Vince ses origines:

There are sheep bleating and staring. He stands and looks at the view. I think it’s because the sheep get killed. it’s because the sheep get chopped up and eaten. The view’s all far-off and little and it’s as though we’re far off and little too and someone could be looking at us like we’re looking at the view. He looks at me, and I know the reason  I’m scared is because he is. And my dad Jack aint never scared. He doesn’t look like my dad Jack, he looks as if he could be anyone. He takes a deep breath, then another one, quick, and I reckon he wanted to change his mind, but he was already teetering, toppling, on top of the hill, and he couldn’t stop himself. (64-65, c’est moi qui souligne.)

On saura plus loin que d’une manière confuse et imagée Jack lui a révélé que son “houblon” a été ramassé par d’autres parents (93). Pas d’intervention divine ici pour arrêter le bras du boucher-sacrificateur, lamb to the slaughter, la victime est exécutée comme le Christ sur le Golgotha: “mon père, mon père, pourquoi m’avez vous abandonné?” Par un effet de retournement, c’est bien aussi le père qui meurt dans cet épisode dont on entend l’écho lors du détour par Wick’s Farm, lieu de la seconde naissance de Vince, mais aussi de la mort de “my dad Jack”. Ignorant tout de son projet, ses compagnons, héberlués, le voient dévisser le couvercle de l’urne. “Lenny says: ‘Jesus, what now?’. Vic don’t say a thing, like it’s all down to him, it’s him who’s given Vince the idea in the first place. Find yourself a hill” (145, c’est moi qui souligne), reprenant l’injonction faite à Abraham. Vince est comme frappé d’aphasie:

Vince stands facing the view, with his back straight and his feet planted. […] He splutters like he’s trying to announce something but he can’t get it out or he don’t know what it is. He delves in the jar and he throws quickly, spluttering, once, twice. It looks like white dust, like pepper, but the wind blows it into nothing. Then he screws the cap back on and turns, coming towards us.

‘This is where,’ he says, wiping his face. ‘This is where.’ (151, c’est moi qui souligne.)

 

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Enfin, seul, au pied du lit de l’opéré encore inconscient, Vince songe à l’âge d’or perdu sous forme des paroles d’une chanson, et au secret à révéler, celui de l’ultime condamnation:

I stand by the bed, like I’m a tower, a mast still, but Jack ain’t trying to climb up me, he’s lying just flat beneath me, and I think, it might be better if he died now, without waking up, so he’d never know and no one need ever tell him. […] I look at him like I’m looking down at a view. Golden days before they end. And I think, Someone’s got to tell him, someone’s got to. (189, je souligne en italiques.)

Last Orders, variante de l’ode, du modèle antique au modèle romantique puis post-moderne, est encore une méditation sur le désir et l’amour malheureux comme le baiser impossible de l’ode “bold lover, never, never canst thou kiss, though winning near the goal—” (II), suspens du désir dans le temps, celui d’Amy pour le gitan, de Lenny amoureux de Amy en secret, de Ray épris d’Amy lui aussi. Il dit l’échec du couple d’Amy et Jack, miné par le boucher sacrifiant sa fille. Amy, absente du convoi, observe un rite plus ancien, celui de son jour de visite à June: “I chose you”. Peines d’amour perdues encore entre Vince et Jack, Vince et Sally, la fille de Lenny, Ray abandonné par sa femme Carol et sa fille Sue. D’où aussi ces enfants mal aimés, June emmurée vivante, hors du temps, “demeurée”, “forever young” à cinquante ans, écho de “Thou still unravish’d bride of quietness,/ Thou foster-child of silence and slow time”, où l’on peut lire les enfants de substitution, Vince l’enfant de la guerre adopté, Sally empruntée chaque dimanche pour aller à Margate, Mandy la fugueuse adoptée. Et encore ces autres victimes, la fille de Vince “échangée” contre le prix d’une voiture, l’enfant de Sally et de Vince tué avant de naître. Le suspens du désir inaccompli ou figé dans le temps, arrêté, au flanc de l’urne figure peut-être aussi le baiser qu’Amy donnera à Ray.

Réflexion sur la vie, l’amour, la mort. Quoi de plus “classique”? Tous les textes ne portent-ils pas gravés à l’instar de l’urne de Keats, ces thèmes mélancoliques? On sait que l’important c’est le comment du dire et l’authentique de l’affect. C’est bien ce qui “frappe” Ray à Canterbury dans un grand moment d’ébranlement métaphysique:

But all I’d been thinking, suddenly, was that’s a far cry, all this around me, from what I’m carrying in my hand, all this glory-hallelujah, from Jack and his drips. What’s a plastic jar up against this lot? What’s the lick and spit of a human life against fourteen centuries? […] because nothing ain’t got to do with Jack, not even his own ashes. Because Jack’s nothing.

So I had to sit down, sink down, like I’d been hit. Like Vincey’d taken a swing at me an’all. (201)

 

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Néant et nullité de la vie symbolisés par la cendre [12] et le Dictionnaire des symboles évoque la liturgie du mercredi des Cendres: “Pulvis es et in pulverem reverteris, ce qui n’est pas sans rappeler la parole d’Abraham dans: je suis bien hardi de parler à mon Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre (Genèse 18, 27), corroborant notre lecture du passage de Wick’s Farm comme souvenir du sacrifice d’Abraham. Ainsi, au cours de leur pélerinage, les quatre compagnons font l’apprentissage de l’humilité et du renoncement à la vanité terrestre, voire du pardon et de la compassion. C’est le sens du geste de Vince confiant “Jack” à Lenny après leur bagarre: “Then Vince catches up with them. He taps Lenny on the shoulder and Lenny turns and Vince holds out the plastic bag and Lenny takes it” (201). C’est ainsi que Ray interprète les dernières paroles de Jack. Pour lui Jack “savait” et lui a alors confié Amy. Les personnages se rachètent dans le pardon.  

Les pièges du hasard et les jeux de la chance

Retour à notre point de départ: les formes circulaires et les systèmes d’emboîtement soulignent l’un des enjeux du texte. L’enfermement métaphorise la question du déterminisme et du libre arbitre. Le motif du choix et ses corrélats, le jeu, le hasard — en arabe le “dé” — et la chance, reviennent lancinants dans le discours des personnages impuissants face à l’immuabilité du destin. C’est par hasard que Vic aperçoit Amy et Ray, et découvre leur secret; par hasard, que Mandy arrive chez Jack et Amy; par hasard qu’une bombe est tombée sur la maison de Vince et que le bébé a été miraculeusement épargné; par hasard… Les personnages manipulés par le destin gardent peu de marge de manœuvre: “But there aint none of the rest of us know who we really are. Boxer. Doctor. Jockey./ Except Vic” (209), dit Lenny boxeur manqué vendeur de fruits et légumes. Tout entier soumis à la contingence, Jack qui rêvait d’être médecin, réparateur des corps, a dû succéder à son père, et débiter des corps. Il prône des valeurs de contrôle: le travail, le refus du gaspillage, la fixité, et ne “joue” que quand il n’a plus rien à perdre. Quant à Ray, qui rêvait d’être jockey, trop frêle pour être ferrailleur comme son père, il est employé de bureau, mais surtout il joue et gagne aux courses. Surnommé Lucky, talisman, porte-bonheur, il est l’agent de la chance, lui dont le système repose sur de savantes combinaisons et statistiques, et… son instinct de joueur [13]. C’est lui qui assure des gains à ses amis en cas d’urgence: une première fois à Lenny pour

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12. “La cendre, par excellence valeur résiduelle: ce qui reste après l’extinction du feu, donc anthropocentriquement le cadavre, résidu du corps après que s’est éteint le feu de la vie [...]. La cendre symbolisera la nullité de la vie humaine, du fait de sa précarité.” Chevalier, Jean et Alain Gheerbrand, Dictionnaire des symboles. Paris: Laffont, “Bouquins”, 1982.
13. Voir les huit règles de Ray (202) et la description de sa méthode (231-233) qui l’amène cependant à jouer Miracle worker, d’instinct.

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payer l’avortement de Sally enceinte de Vince, une seconde fois à Jack sur son lit de mort. L’aveu final de Ray à Vince est emblématique de la question du libre arbitre. Gagné par la solennité des circonstances, la conscience troublée de Ray le pousse à avouer au dernier moment à Vince le pari de Jack. Culpabilité? Quelle est la part du choix dans cet aveu? Car c’est après beaucoup de cogitations, qui l’occupent pendant tout le trajet et le texte, que Ray décide de rendre à Vince et à Amy l’argent qui leur est dû. La question du choix, décidément, agite beaucoup Ray reconstituant la parole de Jack, commentant le destin de ses amis et organisant le futur, lui confiant Amy dont la parole-souvenir clôt le passage:

But then he knew all along. […] As if he was saying, These are my shoes, Raysy, go on step in ’em, wear ’em. You always should’ve worn them, if there was anything other than the rule of blind chance in this world, if we could all see and choose in the first place. You and Ame. If we could choose. And you’d be riding Derby winners and Lenny’d be middleweight champ. And I’d be doctor Kildare. And Vic? I reckon Vic’s where he wants to be […] if we could all see […] all see and choose. Bookies would go broke. But a few things happen anyway, a few things happen. Like we haven’t seen or chosen them. Oh Ray, you’re a lovely man, you’re a lucky man, you’re a little ray of sunshine, you’re a little ray of hope. (284)

Le déterminisme et la contingence auxquels est soumis l’individu sont liés à l’histoire collective dont la présence scande les monologues. “Levelling things off, like death’s supposed to” (196). L’histoire de l’Angleterre est évoquée à maintes reprises à Londres, Rochester, Chatham, dans le Kent, à Canterbury: “Well Jack, if it’s any consolation, if it means anything to you, we had you rubbing shoulders, so to speak, with the Black Prince” — “Vic” (206). La fille de Ray et son ami australien partent pour le Somerset sur les traces de ses ancêtres et visitent Stonehenge et Salisbury. Les cinq hommes ont fait la guerre, Jack et Ray se sont rencontrés en Égypte, Lenny était soldat en Afrique, Vic dans la marine et Vince a servi à Aden. Les noms de Rommel, El Alamein, Salerne, la Lybie, Le Caire, ponctuent le discours des anciens.

L’arbitraire des lois qui décident du sort des individus pris dans des machines qui les dépassent est mis en cause par Lenny lorsqu’il songe à l’avortement de sa fille et à une vie qui n’a pu être

And what they call a sin and a crime and against the law at one time ain’t at another, is it? Like it’d been five years later, and we could’ve solved that little problem, no fuss, all above board and legal. Different time, different rules. Like one moment we’re

 

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fighting over a whole heap of desert, next we’re pulling out of Aden snappy.

It’s only now that I think what it might have been. It. He. She. A whole life. (204-205)

L’Histoire et l’histoire personnelle se mêlent avec, au bout du chemin, la mort, Margate et son Dreamland, rêve de pacotille: “If the sea’s just the sea, wet desert, and the rest is knick-knacks. A pier, a postcard, a penny in a slot. Seems to me you could say that Jack and Amy were spared, after all, Amy was spared. It’s a poor dream. Except all dreams are poor” (281). “Intimations of mortality”, pour parodier Wordsworth; “perishable” n’est-il pas le mot de la fin du monologue de Jack: “What you’ve got to understand is the nature of the goods. Which is perishable.”

Liée à l’interrogation métaphysique, la question de l’héritage, aux niveaux individuel et collectif, tisse son fil rouge dans Last Orders. Transmission entre parents et enfants, père et fils surtout, on l’a vu pour le choix d’un métier, et l’échec des relations. La question de la filiation et de l’héritage concerne aussi l’héritage littéraire. Sans revenir sur le romantisme, l’exergue et La Tempête de Shakespeare, à laquelle on peut rajouter King Lear, les références littéraires abondent, et nombreux sont les genres qui atomisent le texte: le roman picaresque, road movie avant l’heure, évoqué par: “Highwaymen here once. Coaches to Dover. Your money or your life” (31), alors qu’il ne s’agit que d’aller à Margate of all places! Les chansons, les parodies de films de guerre, les scènes pastorales ou anti-pastorales à la Thomas Hardy, comme la cueillette du houblon, à la D.H. Lawrence (“The Virgin and the Gypsy”), semblent se combiner à la référence à Alan Sillitoe (le Al de l’exergue?), autre père littéraire dont le Saturday Night and Sunday Morning offre bien des points de comparaison avec Last Orders [14]. Pour la structure en monologues alternés, y compris le chapitre d’une ligne “Vince”: “Old buggers”, et celui des sentences de Ray, on pense bien sûr à As I Lay Dying, de Faulkner [15]. On connaît la polémique qui agite le petit monde de l’édition à ce sujet [16]. Outre Chaucer, et lesCanterbury Tales, T.S. Eliot et Murder in the Cathedral, citons, enfin, un roman évoqué par la fière dénomination de la boutique de

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14. Le héros de Saturday Night and Sunday Morning s’appelle Arthur Seaton, dont Jack Arthur Dodds est peut-être un écho: les scènes de pub tiennent une grande place dans le roman tout comme la description du monde ouvrier de Nottingham. Arthur, comme Vince, est lui aussi à l’origine d’un avortement. Comme Vince, il finit par s’assagir dans le mariage. Enfin la restitution de la langue populaire structure les deux œuvres.
15. Quelques points de comparaison: le roman de Faulkner, comme celui de Swift, composent des “requiems” polyphoniques prononcés autour du corps d’un mort “en route”; les treize “sentences” de Cash sur le thème de l’argent occupent une page, à l’instar des huit “règles” de Lucky; la phrase de Vardaman “My mother is a fish”, comme celle de Vince (“Old buggers”) occupe aussi une seule page.
16. Voir Le Monde des livres, 21 mars 1997.

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Jack: Dodds &Son, souvenir d’un autre peintre de Londres dont le Dombey and Son, on le sait, “should have been a daughter”. L’erreur encore et le destin qui déjoue les projets des hommes. Dernier pendant inversé à l’ode romantique de Keats, un nouveau topos semble se dessiner, dans le tableau tragi-comique de personnages cherchant à disperser les cendres d’un défunt le plus solennellement possible, à la face du vent. C’est le cas de Moon Palace de Paul Auster [17], deRiff-Raff de Ken Loach, qui tire son inspiration, et son titre, d’une communauté populaire identique [18].

Le paradoxe et l’ambivalence soulignent l’absence de vérité absolue, le refus de la clôture, le manichéisme. Le lecteur oscille entre rire et émotion, très souvent “touché”, comme dans la scène finale, lorsque les cendres risquent de coller aux mains, que le vent est violent, et que, dernier coup du destin, ils vont disperser les cendres d’un lieu qui n’est pas celui précisé par Jack. Car la jetée qui représentait un beau moment de la vie de Jack, choisi par lui pour sa retraite et son dernier pélerinage pris de vitesse par la mort, ce lieu n’existe plus, englouti lors d’une tempête. Là encore il y a méprise et le destin joue contre lui. “Amy”: “And I don’t think I could’ve done it. Stood there on the Pier, when it should’ve been the Jetty anyway” (228). Ambivalence du lieu aussi: pour Amy, il est celui de la souffrance, là où en précipitant dans la mer (comme ses cendres vont l’être), l’ours en peluche gagné à la fête, Jack a définitivement néantisé June [19]. Lieu de la seconde chance avortée, de leur seconde lune de miel ratée, c’est pourtant de cette jetée/digue que viendra l’autre seconde chance, pour Amy et Ray, dans la scène finale, où la ronde des mouettes symbolise l’envol de l’âme et le retour du Phénix, le recommencement et l’immortalité du message:

You can stand on the end of Margate Pier and look across to Dreamland. Then I throw the last handful and the seagulls come back on a second chance and I hold up the jar, shaking it, like I should chuck it out to sea too, a message in a bottle, Jack Arthur Dodds, save our souls. (294)

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17. Dans Moon Palace, Fogg alias Effing va disperser les cendres de celui dont il ne sait pas encore qu’il est son grand-père, au large de la Statue de la Liberté. Même les mouettes sont présentes et le vent disperse vite les cendres blanches, grises et brunes. Mais Auster parle d’une urne là où nos amis cockneys parlent d’un bocal voire d’un pot. Le livre s’ouvre également sur une exergue “for Norman Schiff—/in memory”. Harmondsworth: Penguin, 1989, p. 225.
18. Rappelons aussi le sort des cendres de Murphy dans le roman de Beckett, piétinées dans la sciure d’un pub de Dublin. London: Picador (1938), 1973, p. 152-153, passage signalé à mon attention par Pascale Amiot-Jouenne.
19. Ce que dit Amy dans son premier monologue (voir p. 19-20) sous forme allusive et obscure, repris ensuite plus loin, p. 252-255.

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Cela en écho à la parole de Amy:

And I suppose now he’s given me my chance, that’s what he’s done. Tit for tat. Thrown it back at me. You were the one, girl, who wanted to believe that life don’t ever play so mean that you don’t get a second chance, that it don’t start up again just when you think it’s finished.(252)

C’est bien sur cette parole d’espoir prêtée à Jack que se conclut le livre [20].

Le titre l’annonçait, Last Orders emprunte la voix de l’humain pour parler de l’humain. Au plus près. Les personnages ne sont ni bons ni mauvais, sans idéalisation romantique. Le défunt est tour à tour haï, trompé, aimé. Beaucoup aimé, finalement. D’où s’ensuit que ses cendres, sa mémoire, constituent une célébration, non pas glorieuse, mais celle d’un homme du commun, comme nous autres, Jack. Resteront en “mémoire”, une trace, un vestige, l’empreinte d’un livre. Last Orders, mission accomplie, un rite s’achève, au ras du vécu. Et la compassion, en prime.

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20. Ce qui est bien en accord avec la fonction des urnes et des monuments funéraires antiques, signalée par Spitzer dans son étude, puisque ces genres d’épigrammes sépulcrales, comme plus tard les épigraphes latines, adressaient aux passants (le viator) des paroles consolatrices, ou des souhaits de bon voyage. S’instaurait alors une sorte de dialogue puisque la lecture passait par la voix.

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 14. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1998)