(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Pour une lecture en trois dimensions :
The Lord of the Rings de J.R.R. Tolkien

 

 

Michèle Hita (Montpellier)


Il apparait vite au lecteur que The Lord of the Rings ne se donne pas comme l'objet d'une lecture linéaire apportant un plaisir immédiat et sans effort, comme il est d'usage avec un conte de fées classique. L'auteur engage en effet son lecteur dans un jeu spatial dont je vais ici tenter d'appréhender quelques-unes des modalités.

Le thème et fil conducteur assure bien l'unité générale de l'oeuvre et son déroulement linéaire: un anneau magique que divers groupes alliés s'emploient à soustraire à la convoitise de l'Ennemi (Sauron, autrement nommé the Eye), doit être, au terme d'un voyage aventureux, détruit purement et simplement, en étant jeté dans le volcan même où il fut créé. Si l'on excepte la perversion qu'opère l'auteur de la finalité du conte de fées classique (dans lequel le héros fait tendre tous ses efforts vers la possession de l'objet magique qui lui assurera des pouvoirs surnaturels, et non vers sa destruction), l'histoire se déroule comme une suite d'aventures à rebondissements, se terminant par le succès des "bons" sur les "méchants". Pour autant, dès la parution de l'ouvrage, les commentateurs se sont posé la question de l'identité et surtout de l'âge du lecteur potentiel: à qui exactement s'adressait-il? [1]

Il faut en premier lieu noter que le livre se présente comme un assemblage de messages de forme et de nature différentes, requérant du lecteur une activité plus complexe que ne le laissait supposer le thème. Le récit général qu'un narrateur anonyme fait des aventures des Hobbits, loin d'être univoque, s'ouvre sur de nombreux enchâssements qui sont autant de récits que se font réciproquement les personnages: récits de leurs aventures parallèles ou convergentes, de leurs rêves ou de leurs lectures (Gandalf faisant au Conseil

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1. "It is essentially a children's book which has somehow got out of hand . . .", ironise Edmund Wilson in "00, Those Awful Orcs", The Nation , n° 182, 1956, p. 312-13.

 

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réuni chez Elrond le compte rendu de sa lecture du journal secret d'Isildur). La prose en est de plus interrompue par l'insertion de cartes dessinées, de poèmes, de textes de chansons, de textes en plusieurs languages inventés par l'auteur (langages des Elfes ou des Orcs, runes), donc inconnus du lecteur, et dont la traduction n'est pas toujours fournie. [2] On y trouve également des dessins, comme celui de la porte de Moria qui mêle graphisme, symboles, runes et prose en anglais, redoublant la description qu'en fait le narrateur dans le texte en regard. Suivent enfin les "Appendices", eux-mêmes somme de textes complémentaires, légendes, traités de linguistique, alphabets, calendriers, arbres généalogiques, etc. Il convient d'ajouter de fréquentes références aux supra-textes que sont d'une part The Hobbit, d'autre part l'arrière-plan de légendes partiellement évoquées par le narrateur, et qui ne seront en fait publiées qu'à titre posthume, [3] donc inconnues des premiers lecteurs de The Lord of the Rings.

D'où il découle déjà que la lecture implique un va-et-vient de l'oeil du lecteur, des cartes et dessins au texte, du texte aux appendices, de l'oeuvre à des récits extra-diégétiques de statuts divers. Dans son désir de tout embrasser et d'anticiper les choix des personnages, on l'imagine très bien, tel l'oeil de Sauron, parcourant inlassablement la Terre-du-Milieu à l'affût du moindre signe (graphique).

Parallèlement, le récit fait une large part à de nombreuses scènes (dont certaines ayant une fonction primordiale), dans lesquelles un ou plusieurs personnages se trouvent aux prises avec le déchiffrement d'un message. Ces épisodes renvoient bien sûr au lecteur l'image éclatée et ironique de sa propre activité.

Le monde est un livre

Le monde magique que propose Tolkien au lecteur est un monde écrit, au sens où la Renaissance l'entendait. Dans un tel monde, la divinatio revient à déchiffrer les figures dont Dieu a parsemé la Nature : ainsi, les arbres et les pierres de la Terre-du-Milieu transmettent-ils un message de la plus grande importance par la bouche des personnages de Treebeard (chapitres "Treebeard" et "Flotsam and Jetsam") et de Ghân-buri-Ghân (chapitre "The Ride of the Rohirrim"). Dans le même temps, l'éruditio [4] consiste à interpréter l'héritage graphique des anciens, ce que fait par exemple Gandalf en réveillant et interprétant les signes obscurs tracés sur l'Anneau (chapitres "The Shadow of the Past" et "The Council of

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2. C'est le cas, par exemple, de la chanson des Elfes, "A Elbereth Gilthoniel" (254).
3. The Silmarillion, ed. Christopher Tolkien. London: Allen & Unwin; Boston: Houghton Mifflin, 1977; London: Unwin Paperbacks, 1979.
4. Michel Foucault consacre les pages 44 à 53 de Les Mots et les Choses à un rappel du processus par lequel le 16e et le 17e siècles superposaient herméneutique et sémiologie.

 

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Elrond") ou en rendant fonctionnels au récit les runes et symboles sur la porte de Moria, et qui seuls permettent la descente dans la mine où le déchiffrement d'une autre écriture du passé, celle du journal des Nains disparus, attend les Hobbits et leurs alliés.

Les personnages sont eux-mêmes présentés comme des livre , et ce d'une façon explicite : ". . . there is much to read in that book, and I cannot claim to have seen more than a page or two", dit Pippin en parlant de Gandalf (791). Les hommes de Rohan ont lu les Hobbits avant de les voir, et n'en croient pas leurs yeux: "Halflings! But they are only a little people in old songs and children's tales out of the North. Do we walk in legends or on the CIgreen earth in the daylight?" (455). Denethor voit les Hobbits comme un motif central à la texture : "I see that strange tales are woven about you . . ." (786). Treebeard, quant à lui, constatant qu'ils ne figurent dans aucune de ses listes, "What are you , I wonder? I cannot place you. You do not seem to come in the old lists that I learned when I was young" (485), décide de les y inscrire pour le bénéfice de lecteurs proleptiques : "I shall not forget them. I have put their names into the Long List. Ents will remember it" (609). Les listes de Treebeard ("Beaver the builder, buck the leaper/Bear bee-hunter, boar the fighter" (485)) résument cette Nature écrite, où le savoir procède par signatures, analogies, similitudes, entassement infini de confirmations, listes, etc. C'est d'ailleurs pour cette raison que Aragom, répondant à la surprise des hommes de Rohan, déclare: "The green earth, say you? That is a mighty matter of legend . . ." (455). La terre elle-même est legenda : choses à lire. Le paysage n'est-il pas façonné dans l'imaginaire par la culture? Les montagnes se devinent par celui qui ne les a jamais vues mais qui les a lues : ". . . it was no more than a guess of blue and a remote white glimmer blending with the hem of the sky, but it spoke to them, out of memory and old tales, of the high and distant mountains" (151).

Morts, les personnages sont donnés à lire sous la forme des résumés que sont les arbres généalogiques. Vivants, leurs rêves se superposent à ces "cartes historiées" ("storied and figured maps") entrevues chez Elrond (294), et dont on ne sait s'il faut dans l'interprétation privilégier le texte ou le trait, le paysage ou le personnage: ". . . there loomed before him a black wall of rock, pierced by a dark arch like a great gate . . . passing over, he saw that the rockwall was a circle of hills, and that within it was a plain, and in the midst of the plain stood a pinnacle of stone, like a vast tower but not made by hands. On its top stood the figure of a man" (142).

Non seulement le vivant et le mort, mais des concepts moraux tels que le Mal et le Bien sont matière à lecture: le Mal est inscrit dans la chair du texte que sont les lettres et les symboles graphiques: ainsi les associations CR, RC, GR, RG et ZG sont emblématiques dans les noms, Ores, "gorgûn", Grishnakh, Nazgûl, et dans les langages gutturaux des ennemis des Hobbits. À l'inverse, tout ce qui correspond à des critères moraux élevés porte

 

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la marque du phonème EL ou IL, comme l'a montré Verlyn Fliegler dans Splintered Light: Logos and Language in Tolkiens World. Toute l'ambiguïté de la valeur de l'OR de l'anneau  est donnée à déchiffrer dans l'onomastique des personnages et lieux qui ont partie liée avec l'objet magique et qui sont indifféremment (ou tour à tour) bons ou mauvais: FROdo, BORomir, DenethOR, LothlORien, MORdOR, pour ne citer qu'eux, et surtout The LORd of the Rings, dont on ne saurait affirmer avec certitude l'identité.

Lecture en boucles

Ce texte composite ne se livre au lecteur que s'il exerce une activité de compréhension des éléments qui semblent se compléter, se répéter et se répondre à l'infini, ce que Nick Otty résume ainsi : "[The narration forms] loops which bend the tired mind of the enquiring reader back into the fantasy, so that attempts to historicize, localize . . . tend to be frustrated". [5] La lecture construit ainsi au fur et à mesure un texte volontairement tautologique, à propos duquel l'auteur écrivait: ''It is not `about' anything but itself", [6] précisant dans une autre lettre: ". . . its purpose is still largely literary (and, if you dont boggle at the term), didactic". La part active que le lecteur prend au dévidement de cette structure en boucles est particulièrement illustrée dans les scènes où Sam et Frodo commentent la possibilité que leur histoire fasse un jour le bonheur de futurs lecteurs: "Still I wonder if we shall ever be put into songs or tales . . . put into words you know . . . read out of a great big book with red and black letters, years and years afterwards" (739). Cette première boucle renvoie le lecteur non seulement au livre qu'il tient entre les mains, mais (les mots que nous soulignons) à l'origine présumée du conte couché sur le papier par Bilbo, dans son journal autrement appelé "The Red Book of Westmarch" (26) et qui correspond plus ou moins à The Hobbit, récit fondateur des aventures de l'Anneau que nous sommes censés avoir lu. Un peu plus tard, Sam fait le souhait d'entendre leur propre histoire racontée (donc d'en être lecteur après en avoir été acteur et narrateur), et lui trouve un titre, "the story of Nine-fingered Frodo and the Ring of Doom" (987). Le titre est fort différent du titre général regroupant les trois livres de The Lord of the Rings, ce qui a une double incidence d'ouverture et de fermeture sur l'imaginaire du lecteur: ouverture sur la possibilité d'autres titres, comme celui de Sam impliquant un anneau unique étroitement associé à Frodo, et fermeture sur le mystère du titre définitif, dans lequel l'anneau  est pluriel et son possesseur indéterminé. Plus tard, Sam a la satisfaction d'entendre un troubadour adopter son titre pour les aventures des deux héros qu'il chante hors-diégèse, c'est-à-dire que les lecteurs que nous sommes en sont frustrés.

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5. "The Structural Guide to Middle-Earth" in J. R. R. Tolkien, This Far Land, p. 169.
6. Lettre du 30 juin 1955, n° 165, p. 220.
7. Lettre datée sept. 1954, n° 153, p. 189.

 

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Ces ruptures dans la chaîne de communication du récit provoquent ce que Daniel Sangsue appelle un " `court-circuit' . . . entre la `réalité' de l'univers représenté et l'exhibition simultanée du geste qui la/le produit", [8] dont le résultat est didactique, car la métalepse attire l'attention sur le savoir-faire narratif, et parodique car tous les actants du conte sont parodiés, à commencer par le lecteur esclave du pouvoir du narrateur qui peut changer les titres ou raconter l'histoire dans plusieurs variantes sans qu'on ait la capacité de vérifier la cohérence des différentes versions. Il s'ensuit une tension, la lecture épaississant le mystère, au lieu de le résoudre comme il est coutume dans le type de récit "conte de fées".

Chaque personnage, chaque situation sont à construire comme un puzzle ou une charade. "Who will read this riddle for us?", s'écrie Erestor devant la trame de l'aventure de l'Anneau qui consiste à le détruire au lieu d'utiliser ses pouvoirs. Les Hobbits les premiers sont une devinette pour les autres personnages: Faramir tente d'en venir à bout au chapitre "The Window of the West": ". . . we two halflings are all that remain of our fellowship", déclare Frodo (694) à Faramir qui tente de deviner à quoi se montent les deux moitiés de cette mystérieuse entité: ". . . I may make a guess at halflings!". "You have been trying to trap me in words . . ." reproche à juste titre Frodo à ce lecteur en (im)puissance.

Cependant, aucun personnage ne sollicite les facultés du lecteur comme Gollum. Bien qu'il soit physiquement absent des 637 premières pages du conte, sa signature est recherchée et déchiffrée par les autres personnages. Brièvement évoqué dans un seul chapitre de The Hobbit ("Riddles in the Dark"), il n'existe pour le lecteur que comme une trace incertaine dans la mémoire, d'autant plus que le narrateur d'abord ("Prologue"), et Gandalf ensuite ("Council of Elrond"), informent les lecteurs fictifs et nous-mêmes qu'il existe plusieurs versions de la rencontre Bilbo-Gollum, celui-ci en ayant autrefois falsifié certains faits. C'est pourquoi il apparaît d'abord sous la forme de légers signes, "the marks of soft feet" (271) sur lesquels se penche Aragorn mais qui sont recouverts par les traces d'autres personnages : "his trail among those of many Orcs" (273). C'est sa bouche qui a laissé les signes les plus remarquables, à lire parfois directement sur la peau, "Nothing more did I (Aragorn) ever get from his mouth than the marks of his teeth" (271), mais surtout à entendre dans l'écho de sa diction idiosyncratique. Par l'imitation phonique qu'en font Gandalf (71) ou Pippin (421), Smeagol/Gollum s'insinue dans le texte : "What had it got in its pocketses?" Avant qu'il apparaisse enfin à Sam et Frodo, sa présence est inscrite par contagion phonique, comme un écho (proleptique cette fois) : ". . . they heard no more, nothing but the wind sighing over the edges of the stones - yet even that reminded them of breath softly hissing through sharp teeth" (629). La phrase se lit comme l'écho de son imminente prise de possession du texte : ". . . there was a sharp hiss of breath . . . . Then sharp teeth bit into [Sam]'s shoulder" (638).

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8. Le Récit excentrique, p. 97.

 

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Tout se passe comme s'il était né de l'assimilation d'un son avec la lettre S qui le représente grapbiquement. Sa puissance de métamorphose est telle que, lorsqu'il paraît, la typographie de l'environnement textuel en est immédiatement affectée, depuis le langage de Sam, "Sam looked and breathed sharply through his teeth. 'Ssss!' he said. 'That's what it is. It's that Gollum! Snakes and adders!" (637), jusqu'au paysage que Smeagol remodèle de son écriture sinueuse nettement inclinée vers la droite : ". . . he slanted to the right away from the steep edge of the Ewyn Muil, down the broken stony slopes towards the vast fens below. They faded swiftly and softly into the darkness' (644). De suffixe en sl en suffixe en st, il est le cryptogramme qui imprime sa signature et rend la lecture mot à mot ssssignifiante. Peut-être, lorsque Sam le traite de "miserable slinker", faut-il comprendre slinker, inking the page with slinking letters? Sous l'effet de ce que Martinet nomme "pression phonique", [9] doublée de la "pression sémantique", Smeagol/Gollum devient ce morceau de ficelle mouillée, "wet string" (639), cette chose, "slippery thing of many guises" (713), qui se prête à un jeu de lecture de formes simples, "cat's cradle", dessin ou pâte à modeler; bûche d'abord: "log" inversion de "gol", "fox" (684), "dog" (643), "hedgehog" (715), et, sous la pression de la fricative "frog", avant de subir d'autres métamorphoses toujours à partir du même trait graphique simple: eel, grasshopper, squirrel, spider...

Dans The Lord of the Rings, tout ce qui donne pour texte est un rébus à déchiffrer, tout particulièrement les formules censées apporter des éclaircissements. Ainsi, la lettre de Gandalf transmise avec retard aux hobbits par Butterbur réclame des lecteurs un effort d'interprétation. Elle n'est plus d'actualité puisqu'elle annonce des événements déjà arrivés. De plus, elle comporte trois postscriptum dont deux sont des charades: la première doit servir à reconnaître un personnage doté de deux noms, dont un faux (Strider-Aragorn), la seconde est une longue formule incantatoire qui mélange le connu sous forme de cliché inversé, "All that is gold does not glitters" et l'inconnu (prophéties obscures) : "Front the ashes a fire shall be woken/A light front the shadows shall spring" (186). Comme les autres textes à tiroirs du conte (rêves et chansons), cette lettre-rébus tire l'oeil du lecteur dans des directions différentes. Elle est un résumé proleptique de futurs développements, mais ce décalage dans la structure temporelle s'accompagne d'un décalage dans la nature des événements ou des personnages auxquels le texte semble faire référence: ainsi les vers en deuxième post-scriptum, dont on suppose logiquement, soit qu'ils sont de Gandalf, soit qu'il les transcrit d'une ancienne prophétie, sont en réalité la création de Bilbo. Le lecteur l'apprend par un aparté de celui-ci, cinq chapitres plus loin : " 'I made that up,' he whispered to Frodo" (265).

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9. Il envisage la "pression phonique" et la "pression sémantique" auxquelles sont soumises les unités d'un énoncé de la part des unités voisines de la chaîne parlée, mais aussi de la part d'unités formant un système plus large avec elles, hors énonciation. Éléments de linguistique générale, p. 197.

 

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Écriture en surimpression

"The White page can be overwritten . . " s'exclame Saruman (276), faisant l'éloge de cette écriture en surimpression, au risque que le lecteur se retrouve comme Pippin essayant de deviner ce que Gandalf (le narrateur des derniers épisodes) prépare et ne voyant qu'une flaque d'encre: "Gandalf was not there. Gloom settled more heavily on Pippin. He climbed on the bench and tried to peer out of the window, but it was like looking into a pool of ink" (803).

La surcharge affecte le nom dont une lecture en coupe sur plusieurs niveaux est toujours possible. Nous prendrons un seul exemple, celui de Moria, la mine profonde. "The name of Moria is black", déclare Boromir (313), se référant apparemment au nom employé par les Elfes, comme le décrit l'auteur dans 1"`Appendice F"': "But Moria is an Elvish name, and given without love . . . and Moria in their tongue means the Black Chasm" (1171). Or, "chasm" vient du Grec chaos signifiant "confusion noire" : "And if it were possible, one would say that at the last Gandalf fell from wisdom into folly, going needlessly into the net of Moria", commente Celeborn (375). "Folly" sans doute, puisque moria veut bien dire "folie", toujours en grec. L'étymologie en surcharge de Moria apporte un nouvel éclairage sur l'événement de la chute de Gandalf, restée très hermétique: il dit avoir "erré" longtemps, "out of thought" ("out of mind"?). "The darkness took me, and I strayed out of thought and time, and I wandered far on roads that I will not tell" (524). De multiples exemples montrent que les usages qui sont faits d'un lieu renvoient ainsi à son étymologie en va-et-vient successifs, horizontaux et verticaux, qui appellent de nouvelles lectures.

Le récit est par ailleurs écrit comme en surimpression de textes anciens appartenant à la culture commune occidentale, sagas nordiques comme l'Edda dont on retrouve les noms de personnages dans The Lord of the Rings, [10] légendes arthuriennes, ou encore les Évangiles que Tolkien tenait pour le premier et le plus beau des contes de fées [11] et auquel nombre de symboles et de situations du récit font écho (ne citons que les errement/etrances de Gandalf sur la montagne qui suivent sa chute sacrificielle et sa transformation en être désincarné au travers duquel la lumière passe).

Le jeu est encore complexifié par l'emboîtement des genres "merveilleux" et "fantastique" qui supposent deux attitudes mentales et deux rythmes de lecture très différents de la part du lecteur. Le lecteur gourmand de merveilleux ne peut satisfaire son goût que de façon épisodique dans The Lord of the Rings: la maison de Tom Bombadil, la maison dans les arbres des Elfes ou Fangorn la forêt de Treebeard, sont des lieux du merveilleux, lieux de révélation immédiate, ce que Bachelard appelle "métaphysique

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10. Frodi, Gandalf, Gloin, Gimlé et Gol et Gomul dont l'amalgame donne Gollum, pour ne citer qu' eux. se reporter à L'Edda, Récits de mythologie nordique traduit par François-Xavier Dillmann.
11. Ce qu'il développe dans son essai "On Fairy-Stories", The Monsters and the Critics, p. 145-154.

 

 

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instantanée". Ce sont des lieux au temps explicitement suspendu, étroitement associés à la poésie. C'est le "temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c'est à dire le devenir des autres". [12] (ce qui est bien le cas des Elfes, de Tom Bombadil et Treebeard - qui ont d'ailleurs les mêmes initiales - puisqu'ils sont tous immortels). Les éléments surnaturels que les personnages y découvrent (l'immortalité par exemple) ne provoquent pas plus de surprise en eux que les Saintes Écritures: tous les éléments de ces lieux merveilleux y sont naturels et ne différent de la réalité que par leur degré supérieur. Ils ne requièrent du lecteur qu'une lecture passive comme le souligne Rose Mary Jackson: "[it] discourage(s) belief in the importance or effectiveness of action for. . . things 'happen', 'are done to' protagonists, told to the reader, from a position of omniscience and authority, making the reader unquestionably passive." [13]

La dynamique de la lecture tient au fait que le récit merveilleux s'ouvre à chaque fois sur la faille du fantastique, son régime des profondeurs, ses demi-teintes, ses demivérités, qui demandent une lecture discriminative, donc active. J'en prendrai deux exemples. Au coeur de la forêt de Lorien close sur elle-même, où les Hobbits jouissent passivement de la contemplation du Beau dans un temps arrêté, Galadriel entraîne Frodo et Sam jusqu'à son miroir rond naturel dans lequel elle les incite à lire (381-82). Leur lecture doit prendre en compte des signes hétéroclites, "black smoke", "lots of folk", "an endless winding stair" etc., les trier et les dater afin de tenter d'y découvrir un sens. Citons encore Jackson: ". . . thé fantastic . . . lies inside closed systems, infiltrating, opening spaces, where unity had been assumed . . . . It introduces multiple, contradictory 'truths': it becomes polysemic." Mais surtout le fantastique ouvre le texte sur des profondeurs, "Frodo looked into emptiness" (383), des abîmes, "a dark abyss" qu'emplit bientôt la surdétermination métaphorique de la vision fantastique sous la forme de L'Oeil qui s'ouvre lui-même sur un abîme insondable: ". . . there appeared a single Eye that slowly grew. The Eye was rimmed with fire . . . and the black slit of its pupil opened on a pit, a window into nothing".

La lecture doit se faire archéologique, comme le montre le deuxième exemple. Au fond de la mine de Moria, les hobbits qui cherchent un passage pour franchir la montagne découvrent des textes à plusieurs mains, composant le journal des Nains, morts il y a bien  longtemps aux mains des Orcs. Ils s'appliquent à en reconstituer l'essentiel par un effort de lecture collective : "We cannot get out . . . . They are coming!", lisent-ils (431). "They are coming!", répète le texte en écho, mais cette fois c'est Legolas qui parle au présent. "We cannot get out!", ajoute Gimli. Ce sont les Orcs encore qui attaquent les lecteurs du

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12. L'intuition de l'instant, p. 103.
13. Fantasy, the Literature of Subversion, p. 154.

 

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message des morts, actualisant l'histoire en aventure imminente. Seule l'obscurité fantastique du fond de la mine, en faisant de la lecture un travail d'identification, pouvait relancer la dynamique du texte.

Les deux voix textuelles, fantastique et merveilleuse, s'affrontent ainsi pour mieux se dissoudre, l'une dans la déconstruction (donnée à voir dans l'effondrement final de toutes les constructions fantastiques, châteaux, tours, remparts, prisons et abîmes [982]), l'autre dans l'espace indéfini du rêve que choisit Frodo en partant au-delà de la Grande Mer.

Le lecteur peut à son gré choisir la déconstruction fantastique qui renaîtra à coup sûr à elle-même par une recombinaison de ses éléments (l'Ennemi, le Mal, d'ailleurs, comme le souligne à maintes reprises le narrateur de The Lord of the Rings, ne disparaît que pour réapparaître sous une autre "forme" tôt ou tard), ou la ligne de fuite du, merveilleux l'emportant vers la source des légendes, le pays d'origine des Elfes, la lecture éternelle.


 

 

 

 

 

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BIBLIOGRAPHIE


TOLKIEN, J. R. R., "On Fairy-Stories", in The Monsters and the Critics. London: Sydney: George Allen & Unwin, 1983. The Letters of J. R. R. Tolkien , ed. by Humphrey Carpenter with the assistance of Christopher Tolkien. London: Allen & Unwin, 1981.

BACHELARD, Gaston, L'intuition de l'instant. Paris: Stock, Livre de Poche, biblio essais, 1994.

FLIEGLER, Verlyn, Splintered Light: Logos and Language in Tolkien's World. Grand Rapids: Edermans, 1983.

FOUCAULT, Michel, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard, 1966.

JACKSON, Rosemary, Fantasy, the literature of subversion. New York: Routledge, 1993.

MARTINET, André, Éléments de linguistique générale. Paris: Armand Collin, coll. U2, 1970.

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STURLUSON, Snorri, L'Edda. Récits de mythologie nordique. Paris: Gallimard, coll. "L'Aube des Peuples", 1991.

WILSON, Edmund, "00, Those Awful Orcs", The Nation, n° 182, 1956, p. 312-313.

 

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)