(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Postures de lecteur dans
The French Lieutenant's Woman
de John Fowles

Michel Morel (
Université de Nancy)

L'hypothèse que je veux retenir est qu'à la multiplicité des postures de narrateur dans The French Lieutenant's Woman répond une multiplicité de postures de lecteur, multiplicité seconde dont dépend en réalité notre interprétation du texte. Je voudrais observer le fonctionnement de ce niveau second pour en tirer des leçons qui ne sont pas limitées à ce texte particulier mais intéressent la fiction dans son ensemble et l'acte de lecture qui lui correspond.

    1. Définitions

Pour commencer, quelques définitions. Le mot "lecteur" recouvre plusieurs lieux critiques qui sont maintenant clairement établis. II faut distinguer entre le narrataire, le lecteur virtuel et le lecteur empirique. Le narrataire appartient au texte. Il y est inscrit, comme une sorte de case en creux que chaque lecteur empirique remplira à sa façon. C'est le répondant textuel du narrateur: Fielding l'appelle "my reader" ; dans Vanity Fair, Thackeray nous le montre, sous le nom de "Jones", allongé dans son fauteuil; le narrateur de Fowles ne cesse quant à lui de s'adresser et de s'en prendre à ce "you"-lecteur, cet "hypocrite lecteur" (82/87). [1] Derrière cette instance inscrite dans le texte, on devine la foule des lecteurs empiriques d'époque tels que les imaginait l'auteur au moment où il écrivait. Cet ensemble, dont les historiens de la réception s'emploient à reconstituer les contours sur la base de l'échange énonciatif, au sens large du mot, dont le texte témoigne, compose ce qu'on appelle en allemand implizite Leser, en anglais implied reader, et que Genette propose d'appeler lecteur virtuel. [2] Il s'agit donc d'une notion abstraite (à fondement textuel) qui

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1. Les deux chiffres renvoient aux deux éditions du roman disponibles en librairie: le premier, à l'édition Signet de Penguin Books (1981), le second, à l'édition Pan Book de Jonathan Cape (1987).
2. GENETTE, Gérard, Nouveaux discours du récit. Paris: Seuil, 1983, p.103.

 

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subsume la cohorte des lecteurs empiriques (lecteurs d'époque, et lecteurs futurs, pour autant que le texte reste vivant, c'est-à-dire vous et moi). Le lecteur empirique est par définition extérieur au texte. C'est de son répertoire acquis, de sa sensibilité, de sa trajectoire de vie que dépend en réalité la réponse de lecture. Le texte n'est jamais que ce que nous en faisons dans le moment unique d'un décryptage inscrit dans le temps historique. Michel Picart appelle cette présence corporelle et biographique du lecteur, le "lisant". [3] Je préfère parler de concrétisation du texte. Chaque lecteur empirique concrétise le texte à sa façon. À strictement parler nous n'avons jamais accès - et quoiqu'en aient les professeurs et les critiques - au texte actualisé [4] par l'auteur dans le moment de son écriture. Malgré tout nos efforts, nous ne parlons jamais que du texte tel que nous nous le sommes approprié (et dans les dissertations, gare à l'étudiant qui ne reconnaîtrait pas la menaçante vérité de cette appropriation-là). Le narrataire et le lecteur virtuel relèvent de l'actualisation textuelle, le second étant à déchiffrer et à reconstruire à partir des traces textuelles du premier; le lecteur empirique est du côté de la concrétisation, celle de l'acte de lecture dans son déroulement irréductiblement relatif. Il est l'opérateur du texte. Il le fait marcher en se l'appropriant (Wolfgang Iser utilise la notion de Wirkung : comment ça marche du côté du lecteur dans le moment présent de la rencontre avec l'écriture). [5]

Je conclurai ces préliminaires théoriques en rappelant les conséquences de cette duplicité constitutive de l'acte critique: le lecteur empirique, même érudit, croit parler du texte lui-même (le texte actualisé), mais il ne le fait jamais que sur la base d'une concrétisation dont il n'a guère conscience puisque les processus en jeu relèvent de "synthèses passives" [6] qui en font une sorte de seconde nature pour lui. Picasso parle des lunettes que nous portons tous sans le savoir, [7] des lunettes dont nous avons oublié qu'elle étaient teintées et déformantes. C'est justement l'intérêt de la méthode narrative de Fowles dans The French Lieutenant's Woman que de projeter sur le devant de la scène interprétative la série des médiations de lecture que nous sommes amenés à opérer pour "comprendre" un texte de fiction.

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3. PICARD, Michel, Lire le temps. Paris: Collection Critique, Éditions de Minuit, 1989.
4. Pour reprendre le terme utilisé par Umberto Eco dans Lector in fabula, qui cependant n'établit pas une distinction claire entre le côté du texte ("actualisation") et le côté du lecteur ("concrétisation").
5. ISER, Wolgang, The Act of Reading, a Theory of Aesthetic Response. Baltimore and London: The Johns Hopkins University Press, 1978, preface, x.
6. Op. cit., 135-136.
7. "On croit qu'on regarde, non ? Ce n'est pas vrai. On regarde toujours à travers des lunettes." Paroles attribuées à Picasso par André Malraux dans La Tête d'obsidienne. Paris: Gallimard, 1974, p. 107.

 

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    2. Lieux et niveaux de duplicité

Tout le monde connaît la stratégie à double détente employée par l'auteur dans ce roman qui l'a rendu célèbre, l'objectif étant apparemment de dénuder, tout en racontant une histoire d'amour victorienne, ce qui entre de contemporanéité présente dans la posture de narration et donc de lecture. De cette ambivalence constitutive, le film rend compte en juxtaposant l'histoire des personnages et celle contraire des acteurs. Ainsi se trouvent simplifiées et malheureusement réduites les multiples stratégies d'écriture qui font l'intérêt principal du texte. Ce jeu du dédoublement et de la distance s'inscrit à de nombreux niveaux dont je ne retiendrai ici que les exemples les plus frappants.

Il y a tout d'abord le cadrage épigraphique du texte, chaque chapitre étant précédé de citations de textes d'époque, qui sont souvent mises en opposition, et dont la clé ne nous est donnée que lorsque nous avons fini de lire le chapitre concerné. Dans leur majorité, ces extraits inscrivent le texte dans les deux décennies centrales du XIXème siècle: poètes célèbres ou non (Tennyson, Clough, Barnes, Hardy), essais (Matthew Arnold), textes philosophiques et scientifiques, de l'époque ou à son horizon de pensée (Bentham, Burke, Marx, Darwin), rapports d'enquête de diverses origines. Ils introduisent dans le roman une série de voix concurrentes qui bruissent autour du récit et empêchent le lecteur empirique de jamais oublier qu'il est en fait exégète (le tout étant complété en écho par les nombreuses allusions culturelles qui parsèment le récit lui-même). Une sorte de dialogue entre diverses versions de vie s'établit ainsi en préalable au texte narratif, autour et au travers de lui: dialogue didactique entre les voix de l'époque, et dialogue avec le corps du récit. Les discordances entre le XIXème et le XXème siècles, en particulier en ce qui concerne le discours amoureux, empêchent le lecteur de naturaliser le récit: il faut voir comment nous nous laissons constamment séduire par le désir de fiction, pour être immédiatement extraits de notre bain d'inconscience heureuse et contraints de nous remettre à penser face au texte et face à nous-mêmes. Le bruissement des voix d'époque décale l'écriture par rapport à elle-même tout en dénonçant les faux-semblants de toute reconstitution historique. Nous aurions voulu prétendre être le lecteur d'époque et céder au vertige du dépaysement historique et voilà que ces énonciations datées rappellent l'existence historiquement avérée de lecteurs virtuels qui ne nous ressemblent en rien et avec lesquels nous aurions quelque peine à coïncider. Inversement, le récit finit par s'emparer de ces extraits pour leur imposer une g sorte de mutation (comme dans The Big Money de Dos Passos, les extraits de journaux qui précèdent les chapitres) : ils deviennent supports de narration, simples effets de réel, et entrent alors en fiction. Quelle peut bien être notre posture lorsque nous les déchiffrons (surtout dans la relecture qui s'impose à nous en fin de chapitre du fait même de l'effacement que le récit dans son déroulement leur a imposé) ? Sommes-nous le fidèle

 

 

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narrataire d'une énonciation doublement hybride (discours d'époque partiellement contaminés par un discours de fiction qui n'est qu'une reconstitution) et effaçons-nous alors notre expérience contemporaine de lecteur engagé dans un présent totalement anachronique, ou ne sommes-nous pas contraints d'en revenir à ce présent de déconstruction et de distance ? Peut-être les deux à la fois, et dans un échange de réversibilité inextricable: plaisir si contemporain de ce déplaisir-là.

Le cas des anachronismes est plus simple parce que plus classique et plus délibéré. Lorsque nous lisons, en plein récit reconstitué et après que Charles et Sarah ont fait l'amour pour la première fois : "They lay as if paralysed by what they had done. Congealed in sin, frozen with delight. Charles . . . was like a city struck out of a quiet sky by an atom bomb" (275/305), [8] l'effet de distanciation est immédiat, le premier univers narratif se voyant annihilé par la pénétration linguistique de l'univers diégétique englobant. Que se passe-t-il alors du côté du lecteur ? La rencontre entre deux pactes de fiction contraires (reconstitution réaliste et reconstitution décalée, centrage sur l'époque victorienne et centrage sur l'époque contemporaine) provoque certainement une rupture brechtienne qui dénude soudain la double appartenance du narrataire. Mais la pulsion de fiction est telle que nous remotivons immédiatement la contradiction pour établir les personnages dans un entre-deux incertain d'existence indécise et trouble. La référence au savoir contemporain active un instant la position de narrataire moderne, pour la résorber paradoxalement en celle de narrataire historique reconstitué, mais second par rapport à un narrataire d'époque. L'historique restitué flirte dangereusement avec le ludique contemporain qui en retour voit son artifice validé. Ainsi le lecteur empirique contemporain peut-il jouir des deux mondes à la fois. Conscient de n'être pas le lecteur naïf du roman historique, il peut s'adonner à un plaisir de croire en quelque sorte distancié qui reste plaisir de croire quand même.

En réalité le pacte global de lecture est fondé sur le paradoxe d'un roman qui recontextualise en le contredisant le référent narratif historique, tout en tirant ses forces premières de ce donné hypothétique. On retrouve le même échange, mais déplacé du côté de l'époque moderne, lorsque le narrateur prend la parole. Le "je" d'auteur établit un contact direct avec le narrataire contemporain qu'il prend à témoin de la curieuse complexité de l'esprit victorien. Une connivence s'établit entre le lecteur empirique et cette voix qu'on 86 voudrait appeler Fowles et qui adopte les postures discursives les plus variées, de la confidence (publique) à l'étude socio-philosophique et la glose érudite, ou encore à la polémique. Il s'agit en fait d'une expansion et d'une explicitation du commentaire narratorial propre au récit de fiction classique, comme les pratiquait déjà Thackeray. Parfois,

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8. Comparaison prolongée dans le même passage par : "All lay razed . . . already the radio-activity of guilt crept . . . (305).

 

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nous ne sommes pas loin ici de ce que Marc Angenot appelle la parole pamphlétaire et son esprit "crépusculaire" [9] :  l'autorité qui parle se veut garante de la vérité qu'elle apporte au monde. Ces prises de parole nous paraissent ancrer le discours dans notre époque et faire appel à notre répertoire. La signification s'établit bien à ce niveau précis, mais là est le danger car le rapport pourrait sembler être celui que l'historien entretient avec le passé vécu, passé qui n'est ici qu'un passé de fiction intrinsèquement préformé par le donné générique, en particulier celui du roman sentimental. Le problème se pose tout particulièrement dans les chapitres consacrés à des commentaires de nature historique. Le narrateur se fait homme de science et son narrataire n'est plus alors qu'une sorte d'étudiant en manque de savoir encyclopédique. La glose historique produit un nouvel effet de réel propre non plus au récit reconstitué mais au récit englobant. De là, une ironie dramatique généralisée aux conséquences les plus douteuses quant à la réflexivité supposée du texte.

De ce point de vue, les deux dernières phrases de la dernière conclusion nous montrent clairement que le point d'appui de cette complexité narrative est contemporain, et ce du fait même de la reprise in fine d'un vers de Matthew Arnold dont le pessimisme latent est littéralement retourné dans l'apostrophe conclusive :

He walks toward an imminent, self-given death? I think not; for he has at last found an atom of faith in himself, a true uniqueness on which to build; has already begun . . . to realize that life . . . is to be however inadequately, emptily, hopelessly into the city's iron heart, endured. And out again, upon the unplumb'd, salt, estranging sea. (366/399) [10]

L'affleurement final de l'écriture victorienne nous restitue bien l'échange énonciatif historique: la reprise citationnelle fait de nous le narrataire du poème de Matthew Arnold. Inversement, la transformation de la citation et la réinscription lyrique qui en résulte aboutissent à un monologisme qui paraît contredire la distance si intensément cultivée tout au long du récit. Le narrataire reste celui de la fiction reconstituée, mais il est aussi le

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9. ANGENOT, Marc, La Parole pamphlétaire. Paris: Payot, 1982, p. 99.
10. Dernière strophe de "Isolation. To Marguerite" de Matthew Arnold, qui parle des hommes-îles au milieu de l'océan de la vie:

Who ordered that their longing's fire
Should be, as soon as kindled, cooled?
Who renders vain their deep desire?
A god, a god their severance ruled!
And bade betwixt their shore to be
The umplumbed, salt, estranging sea.
(1852)

 

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destinataire d'un message quasiment existentialiste qui réinterprète sans le dire, et de façon terminale et irréversible, l'époque victorienne en termes du XXème siècle ; ce rabattement douteux s'opérant en dépit du fait que le narrateur prétend avoir tiré au sort l'ordre de présentation des trois conclusions concurrentes.

C'est peut-être dans les moments de crise qu'on observe le plus clairement la nature exacte de la position paradoxale de lecture qui nous est proposée. Cela parce que le suspens opéré par le moment-catastrophe si caractéristique de l'effet narratif est celui du système de valeurs proposé par le texte. En effet, le suspense n'est pas en soi l'attente dé ce qui va se passer. Son efficacité de lecture lui vient de ce qu'il met en crise l'idéal quia été implicitement promis à l'orée du récit. Lorsque Sarah, telle un sphinx, sourit à Charles, au spectacle des ébats amoureux de Sam et de Mary qu'ils viennent d'observer à la dérobée, le lecteur moderne se trouve pris entre deux interprétations opposées. D'un côté il est l'ersatz du narrataire victorien reconstitué, et craint de voir la femme fatale bientôt mener Charles à sa "perte". De l'autre, il est le narrataire moderne, celui auquel s'adresse en fait le narrateur, et souhaite ardemment que le même Charles dépouille le vieil homme socioculturel et devienne pour ainsi dire son contemporain en dénonçant les valeurs d'époque au nom d'une logique du sentiment et de la responsabilité individuelle qui est de notre siècle. La tension sémantique créée par la double inscription du texte est alors à son maximum. Mais c'est aussi là qu'on peut observer les limites constitutives du donné structurel premier, à savoir l'opposition entre deux conceptions de vie antinomiques et le regard critique de la seconde sur la première. Charles devient une sotte de voyageur dans le temps qui aurait été projeté cent années dans le futur et devrait vivre en lui la contradiction entre les deux univers de référence. Ce qui explique le curieux malaise qui sourd malgré nous de notre lecture: nous ne pouvons nous conformer en même temps à deux postures de narrataire antagonistes et hiérarchisées qui pourtant exigent chacune une égale suspension du doute.

Le texte atteint le point de rupture dans les deux occasions où le narrateur-auteur intervient, à l'instar de Thackeray dans Vanity Fair, dans le récit victorien reconstitué. Il est tout d'abord le voyageur voyeur qui dévisage Charles dans le compartiment du train en route pour Londres où Sarah s'est enfuie (chapitre 55). Plus loin, il est le témoin quelque peu sceptique qui contemple la maison où Sarah a trouvé refuge (chapitre 61). Dans ce qui constitue une rupture brechtienne du "quatrième mur" (le mur de fiction), l'intrusion de  l'auteur dans l'univers central de fiction met en péril l'ensemble de la construction narrative, si le vraisemblable historique est bien ce qui soutient comme des piliers latents l'univers de distance qui se déploie à partir et autour de lui : "Now the question I am asking as I stare at Charles is . . . what the devil am I going to do with you?" (317/348). Les deux postures de narrataire qui correspondent aux deux postures de narration dominante (l'une englobante,

 

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posée face au récit et l'autre englobée, inscrite dans le récit) entrent en collision avec une troisième qui appartiendrait aux deux univers: nous serions le répondant d'un narrateur qui vivrait au XIXème siècle tout en restant le meneur de jeu du XXème siècle. Déstabilisée, l'instance narrative déstabilise en retour l'instance narrataire. Nous ne savons plus où nous placer. Nous retournant en désespoir de cause vers l'auteur virtuel que nous imaginons à l'origine de cette machination, nous nous découvrons exclus de l'univers de fiction. Ne trouvant plus alors à nous inscrire dans le texte, nous entrevoyons un instant notre être abstrait de lecteur virtuel au moment même où cette condition nous échappe. La contradiction logique et l'expulsion qui en résulte nous causent l'effroi d'une sorte d'anéantissement que nous ne pouvons dépasser qu'en effaçant de notre mémoire de lecture ces épisodes structurellement aberrants. Ce que nous permet le texte, puisque ces interventions paraissent oubliées dans la résolution syncrétique finale qui restaure le bivocalisme premier en nous faisant entendre à nouveau, et superposés l'un sur l'autre, le dire contemporain ("And out again, upon -") et le dire victorien ("the unplumb'd, Salt, estranging sea"). Il n'en reste pas moins que la position narrataire mixte a été contestée dans un effet typique de distanciation qui dénude le pacte de fiction lui-même et en dénonce le double arbitraire. Ce qui n'était le cas ni avant ni surtout après ces deux intrusions qui interviennent dans la dernière partie du roman. La distance méta-diégétique se mue temporairement en une distance méta-textuelle qui n'entre aucunement dans la logique de la première et reste exogène au texte dans son ensemble. Nous placer successivement ou alternativement dans l'univers diégétique et face à lui à cent années de distance, nous pouvons le faire parce que ce double pacte de fiction n'est pas contradictoire en lui-même; tout au plus est-il source de tension dans son artifice même. Mais nous ne pouvons accepter d'être simultanément narrataire victorien et narrataire contemporain. La transgression de notre contrat implicite avec le texte semble quelque peu gratuite, et reste non expliquée, dans une construction fondée tout entière sur la présence et la puissance référentielle d'un narrateur qui ne cesse de nous guider et peut-être même de nous endoctriner.

    3. Équilibre

The French Lieutenant's Woman évoque les effets de perception qui ont été repérés par les théoriciens de la forme (le gestaltisme des années 1930). La structure double du roman fait penser à ces figures qu'on peut voir en relief ou en creux en modifiant la stratégie de vision. Avec cette différence majeure que ces effets sont inscrits dans le texte et ne dépendent donc pas de la volonté du lecteur. Il reste que dans les moments clés du roman, les moments où les deux systèmes axiologiques de référence se trouve confrontés dans la superposition de deux postures de narrataire, l'une correspondant au récit reconstitué et

 

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l'autre au récit englobant, notre point de vue entre en état de vacillement, de versatilité. [11] Dans le meilleur des cas, nous sommes l'un et l'autre narrataires, mais séparément, et cet ancrage textuel ambivalent nous met en situation de comprendre la spécificité propre de chaque posture, l'une face à l'autre. En même temps, nous sommes aussi pris dans une double contrainte indépassable, source du malaise latent qui nous poursuit tout au long de la lecture de l'ouvrage. C'est ce malaise pourtant dont le dernier paragraphe autorise le dépassement en opérant, par le jeu du bivocalisme narratif entre deux dires historiques, le rabattement vers un univers de fiction paradoxalement réaliste : Charles est bien un personnage avéré, un personnage en quête d'avenir. Malgré sa double existence, et peut-être à cause d'elle, il se prête enfin à nous et à notre désir d'identification. Nous nous reconnaissons en lui, en son existentialisme (anachronique) qui fait système quand même.

Curieusement donc, c'est l'univers de fiction qui l'emporte. Malgré tous les subterfuges de la narration et toutes les mutations qui en découlent pour le narrataire, la dominante générique perdure et s'affirme, en particulier celle des schèmes contrariés du roman sentimental. Malgré le bivocalisme d'origine structurelle, nous nous obstinons, avec raison puisqu'il s'agit quand même d'un roman, à interpréter tous les signes textuels, jusqu'aux interventions d'auteur les plus flagrantes, en termes de fiction. Le texte survit en tant qu'histoire d'amour contrarié, et c'est peut-être la leçon principale que peut apporter une telle pratique de la narration: la force du livre est de faire voir comment l'illusion de fiction ne cesse de renaître et de se prolonger, comme si les interventions qui l'entravent n'étaient que des obstacles préparant son retour. Nous voulons, envers et contre tout, nous plonger dans l'univers incertain du récit historique, comme chez Walter Scott, ou Hermann Hesse dans Narzib und Goldmund, ou encore Marguerite Yourcenar dans L'oeuvre au noir. En dépit de toutes les entraves textuelles que représentent des postures de narrataire impératives dans leur contradiction, notre volonté de croire ne cesse de resurgir. Ces mutations ne sont jamais pour nous que le déni temporaire de la promesse d'un rapprochement qui nous a été implicitement faite lors de la première rencontre: "My good woman, we can't see you here without being alarmed for your safety. A stronger squall - She turned to look at him, or as it seemed to Charles, through him . . . "(14/13). L'équilibre se fait donc sur le terrain de la fiction et non sur celui de la distance.

La glose englobante s'appuie sur le donné de fiction pour transformer le récit en une sorte de parabole. Comme si la stratégie du texte était en réalité de nous placer hors histoire et hors inscription temporelle pour nous référer à une version transhistorique de l'humanité, version cependant marquée par une sorte de téléologie orientant l'univers britannique de référence vers sa forme libertaire la plus récente. Le modèle auquel le texte nous réfère

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11. "Versatile" au sens étymologique de l'épée à double tranchant qu'on peut donc retourner.
 

 

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indirectement est celui de l'existentialisme. Les stratégies de distance sont mises au service d'une oeuvre à thèse, le passé victorien étant le faire-valoir de la conception de vie contemporaine. Il ne fait aucun doute en effet que derrière la modulation apparemment distanciée des positions de lecture, le lecteur auquel s'adresse le récit, le lecteur virtuel pour lequel il est écrit, est le lecteur contemporain, celui des années soixante.

Imaginons un instant ce que pourrait être ce texte aux yeux d'un lecteur futur situé à la même distance temporelle de nous, que nous des victoriens. Il y a fort à parer que la position de modernité tolérante proposée par le roman paraîtrait aussi enfermée dans ses présupposés que celle des victoriens tels qu'ils sont ici décrits. La liberté qu'entrevoit Charles au moment de sa curieuse confession sans prêtre, et sans personne pour l'entendre - sauf le lecteur bien sûr -, se donne ni plus ni moins comme vérité (chapitre 48). Derrière l'ensemble de la construction textuelle, on devine un sens de l'évidence quant à certaines valeurs intangibles, sens qui paraît s'adresser à un lecteur virtuel d'époque aisément reconnaissable. Un lecteur qui n'aimerait guère la religion institutionnelle, qui serait quelque peu anarchiste et peut-être féministe, qui se défierait des dogmatismes, quels qu'ils soient. Un lecteur finalement très daté. Le recul d'une vingtaine d'années fait déjà apparaître un certain décalage entre ce modèle de pensée et celui de l'époque présente. Ce vieillissement relatif du texte vient peut-être aussi de ce que le schème fondateur, l'intrigue amoureuse, n'est que rarement libéré du commentaire et que la glose envahit le récit, au point que certaines scènes paraissent n'être que prétexte à développements critiques ou philosophiques. Le discours l'emporte sur le récit, la narration sur la fiction, même si cette dernière est le support et le pivot du tout. Dans la voix qui énonce la dernière phrase s'entend donc la multiplicité des formes d'énonciation qui ont précédé. Nous sommes pourtant supposés répondre à tant de postures de narrataire à la fois que le texte nous paraît chargé de trop d'intentions, plus que nous n'en pourrions jamais retenir en notre mémoire en même temps. De ce point de vue, The French Lieutenant's Woman me semble plus entravé que distancié. Et je crains que les lecteurs futurs ne retiennent finalement que cet aspect de jeux narratifs si caractéristiques de ce qu'on tend à nommer par convenance le postmodernisme. La distance est en réalité mise au service d'une parole engagée, marquée historiquement parlant par son engagement même. C'est ainsi, me semble-t-il, que le lecteur empirique de 1996, si j'en juge par moi-même, tend à lire ce roman. La séduction première née de l'accord idéologique spontané avec le public initial paraît avoir perdu de sa force. Peut-être parce que les oeuvres doivent pouvoir changer avec chaque nouveau public et que, dans le cas présent, des postures de lecture conçues il y a vingt années à peine nous semblent déjà trop rigides et trop orientées pour nous laisser le droit de réinventer le texte à notre façon. Et c'est là le point central concernant la survie d'une oeuvre. En dépit de son

 

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enracinement historique premier, le texte doit pouvoir se prêter naturellement aux concrétisations par définition inédites des lecteurs à naître. [12] De cette ouverture dépend sa survivance dans l'inéluctable métamorphose du futur: leçon indirecte de la lecture du roman de Fowles, leçon très directe sur la lecture en soi et sur ses fondements premiers.
 

 

 

 

 

 


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12. Selon la belle parole de Michel Tournier dans Le Vent Paraclet, pour qui "la vraie critique doit être créatrice et `voir' dans l'oeuvre des richesses qui y sont indiscutablement, mais que l'auteur n'y avait pas mises." Le Vent Paraclet. Paris: Gallimard, 1977, p. 203.

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)