(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Lire le féminin : retour sur un lieu critique
 


Claire Joubert (Université Paris 8-Saint Denis)


Cet article, qui reprend certaines conclusions, mûries, d'un travail de doctorat (La Lectrice dans le texte : Écriture et lecture au féminin dans les oeuvres de Dorothy Richardson, Katherine Mansfield et Jean Rhys), est l'occasion d'entreprendre une réévaluation critique des méthodes qui y étaient mises en jeu, et en particulier son point focal même, le concept de "lectrice dans le texte" - c'est-à-dire la structure d'un "implied reader" (W. Iser), un "lector in fabula" (U. Eco) comme instrument critique capable de rendre compte des effets de féminin dans le texte. Les prolongements théoriques que je vois maintenant se dessiner m'amènent à vouloir engager une défense de ce concept peu utilisé en France, et mieux développé par le reader-response criticism et à sa suite la critique féministe anglophone. Je m'attache donc ici à prendre la mesure du profit théorique qu'il y a à faire jouer ce concept quand on cherche à décrire comment se fait l'inscription du féminin dans le texte, c'est-à-dire, plus largement, l'inscription du sujet dans la langue.

Le concept de lecteur dans le texte est pour moi avant tout une solution à la difficulté paralysante que pose la question de l'écriture au féminin. Cette question est un terrain qui se présente comme un véritable "champ de mines" [1] critique : un lieu de grand danger épistémologique, car il semble produire spontanément une sorte de désordre discursif caractéristique, un cancer sémiologique et un chaos conceptuel qui finissent par immobiliser la pensée dans l'enchevêtrement de définitions et contre-définitions et de controverses échevelées, dans la prolifération affolante d'un discours critique lorsqu'il cherche à se placer

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1. Annette KOLODNY parle de "Dancing in the Minefield" ("Some Observations on the Theory, Practice and Politics of a Feminist Literary Criticism", in The New Feminist Criticism : Essays on Women, Literature and Theory (E. Showalter ed.). Princeton UP, 1981).

 

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aux abords du signe "femme". [2] Comme si, dans le domaine des études littéraires comme ailleurs, de l'essence de la Femme, on pouvait tout dire : le signe "femme" est bien toujours, là aussi, ce lieu de tous les discours, cette métaphore sans frein qui fait délirer la langue.

Pour sortir de cette cacophonie, il suffit en fait d'un geste de réorientation théorique qui consiste à interpréter ce déchaînement de la représentation comme un effet propre, essentiel, de la question elle-même : il suffit d'y reconnaître le fait que la "femme" est précisément ce signe qui est le miroir éclaté de la langue, un des points de fuite des systèmes discursifs. L'étude de sa sémiose peut ainsi justement donner une prise sur l'excès de signification que le féminin ouvre dans le discours.

Il s'agit donc d'arracher la féminité au domaine de l'imaginaire et de ses fétiches essentialisants, pour la situer dans le domaine du symbolique : tenter non pas de dire la Femme dans son essence, mais de lire le féminin, comme effet de texte. Même réorientation conceptuelle : ne pas chercher la sexualité du texte, mais la textualité du sexe.

C'est ce que font Dorothy Richardson, Katherine Mansfield et Jean Rhys : dire que la femme est effet de discours. Avec la passion pour la mise au jour des procès fictionnels et discursifs qui caractérise l'époque de l'entre-deux-guerres, ces auteurs travaillent l'écriture de telle façon qu'il s'y opère un déplacement conceptuel : le passage d'un centrage sur la Femme et sa féminité essentielle, aux dispositifs mouvants des effets de féminin dans la langue. L'apparition d'une poétique de l'écriture au féminin (la "prose féminine", selon Richardson, ou "la phrase psychologique du genre féminin", selon V Woolf) [3] n'est pas simplement concomitante du modernisme : elle participe pleinement de son projet d'expérimentation formelle et de ses nouvelles explorations du matériel symbolique. Pour repenser la féminité, et en déstabiliser les conceptions essentialisantes, l'écriture moderniste de ces auteurs femmes opère la "textuation" de la différence sexuelle. En faisant apparaître l'ordre sexuel du discours, elle fait d'elle un motif signifiant, un effet de texte. Elle met en scène l'inscription de la sexualité dans les contrats énonciatifs mêmes, confirmant par là l'intuition que la question de la femme se joue dans l'enceinte de la langue et de la représentation; dans le processus même de ce que Alice Jardine appelle sa "mise-en-discours . [4]

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2. Pour une présentation plus développée, on pourra consulter "L'Éternel féministe : un discours critique et ses mythes" (Revue Française des Études Américaines 65, juin 1995, p. 448-459), j'analyse le discours de la critique féministe aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans les quinze dernières années.
3. RICHARDSON, Dorothy, "Foreword", in Pilgrimage. London : Virago, 1979, p. 12; et Virginia Woolf, "Review" de Revolving Lights, roman de Dorothy Richardson, TLS, 19 mai 1923.
4. JARDINE, Alice, Gynésis : Configurations de la féminité et de la modernité. Paris : PUF, 1991.

 

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La figure de la lectrice comme personnage intradiégétique y est souvent conviée, pour faire son office de révélateur dans des textes qui tentent de dire la nature discursive, symbolique, de la féminité. Représentée dans le récit, la lectrice devient l'instrument privilégié de l'exploration de l'ordre symbolique; le trope clé de la structure auto-réflexive de ces textes, et le cadre de leur fonctionnement en abyme. Creusant des échappées dans la texture mimétique, son apparition dans le texte fait sauter les points de capiton de la représentation : dans ces points de fuite, l'illusion narrative se dénoue pour révéler les mécanismes souterrains qui établissent la collusion entre textualité et sexualité. Pour répondre à la question que lance Mary Jacobus - "Is there a woman in this texte ?" [5] - la lectrice s'offre donc comme un outil critique apte à détourner le cours de la recherche des définitions essentialistes. En faisant d'elle le point de mire de l'analyse, on se place hors des lieux du discours mythifiant, et au coeur des procès entrecroisés de la textualité et de la sexuation.

Les arguments et les méthodes du reader-response criticism permettent de poursuivre cette interrogation du système signifiant par le biais de la lecture ainsi entreprise. Mais ils ne font que prolonger des intuitions déjà énoncées, mises en place par ces pionnières, Dorothy Richardson la première, qui est celle qui met en place explicitement la structure de la lectrice dans le texte.

Dans son roman fleuve Pilgrimage [6] Dorothy Richardson présente le pèlerinage de Miriam Henderson dans l'espace symbolique victorien et édouardien, entrepris, comme The Pilgrim's Progress, "book in band". Selon les conventions du Künstlerroman, le roman représente son apprentissage de la dynamique langagière de l'identité, construite à travers l'expérience clé de la lecture : il se donne comme un parcours initiatique à l'intérieur d'un paysage sémiotique : "a headlong ramble down the page" (III, 142). L'intérêt de Pilgrimage pour ce qui nous concerne ici réside dans le fait que les conditions de cette Bildung offrent pour la question de l'écriture et de la lecture au féminin sa syntaxe critique de base; ouvrant un champ pour penser la féminité dans ses rapports avec la langue et le texte. La lecture y est ainsi conçue comme le lieu creuset du sujet. Les scènes de lecture sont les "moments d'être" d'un roman cadencé par ces pauses narratives qui sont des moments de retour spéculaire du texte sur son propre fonctionnement : scènes de lecture, portraits de lecteurs, descriptions des rituels raffinés de lecture de Miriam posent le rythme d'un apprentissage résumable en la formule : "Miriam devient écrivain". C'est-à-dire, précisément, non pas le

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5. JACOBUS, Mary, Reading Woman : Essays in Feminist Criticism. London: Methuen, 1986, p. 83-109.
6. Réédité chez Virago en 1979, en quatre volumes, le cycle complet comprend treize romans, répartis chronologiquement selon le découpage suivant : Volume I : Pointed Roofs (1915), Backwater (1916 ), Honeycomb (1917) ; Volume II : The Tunnel (1919), Interim (1919) ; Volume III : Deadlock (1921), Revolving Ughts (1923), The Trop (1925) ; Volume IV : Oberland (1927), Dawn's Left Rand (1931), Clear Horizon (1935), Dimple Hill (1938), March Moonlight (1967).

 

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résumé de la Recherche : "Marcel devient écrivain". Tout l'enjeu de Pilgrimage est centré sur la question de la place de la femme dans l'économie signifiante victorienne, comme lectrice et comme sujet de la parole : cette place impossible, encore à creuser, à écrire.

Tout Pilgrimage montre que la lecture, en tant qu'exercice de positionnement dans l'organisation libidinale, est le lieu même du devenir-femme, mais un lieu déchirant, lieu de ce que Judith Fetterley appelle une "immasculation" [7] : le lieu où la venue à la parole, que Richardson, comme Lacan après elle, imagine comme concomitante de l'entrée dans la subjectivité sexuée, provoque l'angoisse d'une identité écartelée "entre deux natures" (III, 250). Car l'éducation sentimentale que constitue l'initiation à la textualité aboutit pour Miriam à une contre-identification sexuelle. La seule place énonciative que Miriam trouve dans les livres est celle du lecteur, et de l'auteur : tous deux rôles masculins.

Les textes qu'elle rencontre d'abord, catéchismes de la féminité victorienne, ou discours patriarcal et pseudo-scientifique sur la Femme, ne proposent que cette seule structure énonciative, et la placent elle, en tant que lectrice, sous la coupe du Phallus, déchirée entre son identité de lecteur et son être femme. Dans son aspiration au Logos, Miriam, désirant parler "d'homme à homme" (II, 48), entre donc dans la structure d'un complexe de masculinité. Elle parvient cependant à construire progressivement l'hypothèse inouïe d'une lectrice - "getting at the book's meaning in her own way" (III, 163) - qui devient pour elle un levier pour une critique organisée de ce qu'on a plus tard appelé le "phallogocentrisme", inhérent au système victorien de l'énonciation. Miriam se lance ainsi dans une lecture du soupçon, mettant en place les tropes d'une lecture résistante, programme féministe révisionniste consistant à "annoter les romanciers mâles" (IV, 240) pour déjouer "the mannish way of looking at things". À travers le personnage de Shatov au début de Deadlock (III), elle construit, et invalide dans un même geste, le modèle des structures énonciatives masculines, qu'elle considère comme fondées sur la rhétorique d'un sujet fort, que l'adéquation naturelle entre la parole de l'homme et le système signifiant dominant confirme, lui, dans sa position libidinale, jusqu'à le rendre "smug and complacent" (II, 187); le texte masculin résonnant comme le lieu de la pleine jouissance d'être homme. La rhétorique masculine, aux yeux de Miriam, est celle du styliste, qui célèbre dans son savoir-faire littéraire sa propre maîtrise de la parole, son pouvoir dans l'ordre symbolique. Les rapports de lecture qu'elle met en place sont ainsi l'occasion d'une rivalité énonciative, un rapport de force autour de la position de sujet du dire.

Miriam arrive enfin, dans les derniers volumes du roman, à établir un contre-modèle : le concept de lectrice, de lecture marquée par le féminin, construit à partir de l'explication

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7. FETTERLEY, Judith, The Resisting Reader. A Feminist Approach to American Fiction. Bloomington, Indiana UP, 1978.

 

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de texte minutieuse de l'écriture féminine dans la lettre d'Amabel (IV, 216), mais aussi de la rencontre avec des textes de la fiction contemporaine - The Ambassadors, et Conrad notamment - espace textuel ouvert à une économie signifiante féminine ; qui débouche enfin sur la pratique même de l'écriture au féminin. Dans ces modèles de l'écriture, la rhétorique féminine s'inscrit à travers une dépossession du je ("a strange self", III, 95), dans l'espace de fusion entre auteur et lecteur qui se crée au sein d'une textualité avant tout scriptible, au sens où l'entend Barthes. Elle se construit également à travers un trope de lecture qui se compose en une esthétique du "fragment étincelant" (III, 143) : la lectrice, c'est celle qui fait jouer dans le texte une force de désémantisation qui éparpille le sens, dissémine les mots en un b-a-ba qui coupe la parole au texte et ainsi libère les signes vers un pluriel de la signifiance, cette "étrange qualité qui venait chaque fois de la page imprimée" (III, 139), introduisant l'éclatement poétique dans tous les noeuds du sémantisme. Technique où l'on reconnaît le geste de "breaking up the sentence, breaking the expected order" que Woolf présente comme l'esthétique féminine de Mary Carmichael dans A Room of Ones Own. [8] Le texte est ainsi lu avec une lenteur fétichiste ("a perpetually halting scrupulousness", III, 135) qui introduit un nouvel ordre interprétatif, non plus orienté par la précipitation masculine vers un vouloir-dire, mais disséminé dans la textualité : "a medium whose close texture, like that of poetry is everywhere significant" [9] : "at random, glancingly" (IV, 415), "reading a paragraph here and there" (III, 409). Il s'agit ici de perdre du temps pour espacer la langue du texte en une "expansion extasiée" [10] où se fondent le sujet et l'objet de la parole dans une indifférenciation pré-symbolique, espace d'une jouissance féminine, et lieu privilégié d'une économie féminine de la langue : "a safe placing within the text" (III, 143). Il s'agit de creuser les intermittences de la texture symbolique, d'investir ce lieu du "reste" de la signification : "the rest that could not be shown in the clever, neat phrases [of the male novelists]" (III, 62). La textualité devient donc ce territoire du féminin, "en-dehors des formes et des classifications" (III, 360). Les derniers volumes de Pilgrimage mettent ainsi en scène une venue à l'écriture qui est une entrée dans la parole féminine définie comme cette écoute du "reste", de ce qui manque à la langue, comme cette jouissance d'habiter les "silences des entre-deux" : "that state of amazed happiness that goes on all the time underneath the strange forced quotations of deeds and words" (III, 246). Dorothy Richardson présente ainsi une technique de lecture comme discours du féminin, placée précisément "dans l'intervalle entre la lecture et l'écriture" (IV, 353).

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8. WOOLF, Virginia, A Room of One's Own (1929). Grafton, 1977, p. 87 9. RICHARDSON, Dorothy, "Adventure for Readers", Life and Letters To-Day, 22 July 1939, p. 45-52. 10. RICHARDSON, Dorothy, Journey to Paradise. London : Virago, 1989, p. 92.

 

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L'étude des oeuvres de K. Mansfield et de J. Rhys, de la lectrice telle qu'elle apparaît dans leurs textes, m'a amenée à poursuivre ces conclusions, à y appliquer ces instruments et ces intuitions élaborées par Miriam, pour me faire aboutir à considérer la "lectrice", c'est-à-dire le contrat énonciatif mis en place dans la poétique du féminin, comme une invitation à lire "comme s'il n'y avait pas de père", [11] à pratiquer autrement le langage, et apprendre à s'abîmer dans le ravissement - ce que Miriam appelle "forgetfulness" (III, 144) - dans cet avant de la torsion du sens, dans les "intervalles" de la parole phallique. La lectrice n'est ni sujet, ni objet dans l'énonciation. Elle est la simple réceptivité d'un lieu où se fondent les instances de l'auteur et du lecteur en un espace osmotique tout occupé à réverbérer "la qualité des silences des entre-deux" (III, 389).

L'exploration des pactes de lecture inscrits dans les textes de Richardson, Mansfield et Rhys fait se dessiner plusieurs motifs centraux communs aux trois univers narratifs, dont notamment une application à représenter la "textuation" de la femme, et l'impossibilité pour la femme d'accéder au statut de sujet parlant, sauf à se mettre au masculin et passer par les défilés d'une parole qui reste reconnue comme phallique. Ce qui ressort cependant comme le noeud autour duquel se tissent ces textes féminins, c'est que la lecture y apparaît comme un discours du féminin : ni silence ni parole pleine, placé entre le mutisme et le mimétisme de la parole de l'autre, dans l'espace stéréographique d'une écriture-lecture qui fonde un je polylogique, une sorte de je-tu, intervalle entre une parole et une écoute. Une écriture qui n'est pas celle d'un sujet plein, une forme faible de la parole, qui s'applique à creuser un déficit dans l'économie signifiante; qui affaiblit l'énonciation pour jouer de la signifiance autrement qu'au Nom du Père, en se plaçant en amont de la parole et du sémantisme, en inventant diverses formes de pratiques infra-signifiantes.

Katherine Mansfield installe ainsi une herméneutique féminine hors des rapports langagiers entre sujets, entre hommes et femmes - ces rapports étant représentés comme toujours impraticables, pervertis par le dysfonctionnement constitutif de la communication et de l'activité sémiotique que provoque la différence des sexes. Tous les personnages, hommes ou femmes, sont présentés comme des lecteurs paralysés par une incompétence sémiotique généralisée. Et ce n'est que dans l'espace asexué du rapport aux objets naturels (je pense à l'aloès de "Prelude", au poirier de "Bliss"...) que l'héroïne des nouvelles peut entrer en contact avec un autre qui n'est plus un sujet plein, et qui permet aux protagonistes de faire l'expérience d'une désubjectivisation, c'est-à-dire aussi d'un retour vers un régime pré-symbolique de l' "identité'', et de la parole. Les nouvelles sont ainsi structurées par le rythme d'une révélation centrale (autour du poirier, par exemple) qui fait apparaître au

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11. KAMUF, Peggy dans "Writing Like a Woman", in Women and Language in Literature and Society, Sally McConnel et al. New york : Praeger, 1980, p. 284-298.

 

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personnage des effets de sens, mais lui propose non pas une signification, mais une expérience du suspens du sens, dans un tact mystique avec l'Autre. La révélation insignifiante, dans "Bliss", dans "The Escape", devient le lieu d'une pratique féminine des signes, le lieu même de la mère; comme cela apparaît explicitement dans "The Daughters of the Late Colonel" : dans l'incertitude de l'énigme, figure stylistique omniprésente qui vient marquer cet effacement de l'énonciation.

La pratique que fait Jean Rhys de cette énonciation faible passe également par l'invention de tropes qui travaillent à cette écriture-lecture du féminin, et élaborent la rhétorique curieusement efficace d'une énonciation-renonciation. [12] De même que les textes de Richardson et de Mansfield, la fiction rhysienne prend racine dans un portrait des méthodes énonciatives et interprétatives du patriarcat, qui montre que, pour l'héroïne, il n'y a pas de hors-texte : le monde, colonisé par les effets de sens, est un environnement signifiant, et régi par une syntaxe sexuelle qui place la femme dans son inévitable position d'objet du discours. La femme rhysienne est tout le contraire d'une figure féministe (comme quoi un discours féminin n'est pas un discours de la femme, ni pour la femme). Elle rejoue avec insistance, jusqu'au masochisme, le statut dégradé de la femme dans l'idéologie patriarcale, et fait de la déchéance et de la "faillite abjecte" son espace propre, qui lui est aussi une terre d'exil. Elle exagère sa position de femme-objet en celle de femme abjecte, reléguée au fond de la honte de la ruine sociale et affective, de la déchéance physique de l'anorexie, la narcolepsie, le désastre d'un corps exsangue et d'une subjectivité vacante. Ce positionnement "féminin" est également utilisé par la narratrice : à refuser l'autorité et la dignité du statut de sujet de son dire, elle semble poser son écriture comme une énonciation abjecte, qui efface les marques du sujet par l'usage continuel du discours de l'autre - les citations, en particulier. [13] Incapable d'assumer le fonctionnement symbolique de la parole, la voix narrative utilise une langue divorcée du corps, une langue mécanique, assemblage de signes étrangers, qui ne sait plus dire la subjectivité. Elle effectue ainsi une subversion paradoxale du Logos, car c'est en acceptant son aliénation totale au sein des signes qu'elle s'absente de la parole, en faisant de sa pratique d'écriture une simple lecture de la langue de l'autre. Dans cette écriture-lecture, elle fait de son corps vacant un réceptacle, une hystera pour cette langue étrangère qu'elle retaille bientôt en une peau symbolique pour parer à son défaut de signifiant. Elle fait des signes, précipités en morceaux de corps, une carapace de signifiant, et c'est dans cet usage matériel, et non sémantique, de la langue qu'elle retrouve une parole propre, marquée par le féminin.

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12. J'emprunte la notion à A. Compagnon dans La seconde main, ou le travail de la citation. Seuil, 1979.
13. Chantal Delourme nous en a appris quelque chose : voir "La citation-Méduse dans Good Morning, Midnight", Les Années Trente 14, juin 1991, p. 45-57.

 

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Pour récapituler, je dirai que Richardson, Mansfield et Rhys, en textualisant la femme dans le trope de la lectrice dans le texte, orientent l'écriture vers un déficit sémantique comme marque du manque, de la défaillance symbolique que constitue l'effet textuel du féminin. Elles confirment en cela que la "parole de femme" n'existe pas, n'a pas lieu, n'a pas de lieu dans l'ordre symbolique : les défilés de la parole restant configurés selon la structure patriarcale - et pourtant le féminin s'y inscrit, y inscrit sa non-inscription même, et se constitue de cette crête entre la parole et son envers, entre l'énonciation et la renonciation, captant, entre les mots, ce que le langage n'a pas su retenir de l'hétérogénéité pulsionnelle. De diverses manières, ces poétiques présentent donc la lecture comme le lieu même, le mode même du discours du féminin.

Se dessinent alors quelques prolongements théoriques concernant le concept de la lectrice dans le texte comme instrument pour une théorie générale du texte littéraire. Le premier de ceux-ci constate qu'on peut facilement mesurer le bénéfice de cet outil du reader-response criticism pour la gynécritique : comme le concept de gender, beaucoup plus largement utilisé, il permet de rendre compte de l'inscription du sexe dans la langue. Il permet donc non pas de dire, d'interdire, la Femme, mais de lire, c'est-à-dire d'entre-dire, le féminin. Je le conçois comme l'instrument d'une homogénéisation épistémologique efficace entre les instances du texte et du sexe.

Mais on peut aussi, par le même geste, mesurer le bénéfice de cette interrogation gynécritique pour la réflexion sur la nature du texte littéraire, sur sa structure énonciative en particulier. Le concept de lectrice dans le texte permet de mettre à jour l'expérience de la parole féminine comme position d'étrangeté dans la langue. La gynécritique, en se montrant capable de construire l'interface entre l'expérience féminine de l'Autre, son exterritorialité par rapport à l'ordre symbolique, et l'hétérogénéité du sens, grâce au concept de la lectrice, révèle le pouvoir de l'outil "lecteur dans le texte" comme levier conceptuel pour découvrir quelque chose de l'altérité inscrite au coeur de la langue et du texte. Il n'est pas inutile de remarquer ici le fait que l'étude de Barthes sur la lecture, menée dans les pages de S/Z, choisit pour espace d'application un texte qui met en scène tout le trouble des positionnement sexuels : le Sarrasine de Balzac. Étudier la position d'énonciation féminine donne des moyens pour toucher à cette vérité générale des effets de texte. La voix féminine comme lecture, comme dépossession du sujet, décollement entre le sujet et sa parole, est ce par quoi on peut faire l'expérience littérale du "je est un autre", du fait que la parole ne lui est jamais sienne, que la langue est le lieu même de l'exil du sujet, le lieu de l'autre. "Immasculation" dans une langue autrement sexuée, énonciation-renonciation, ne sont que les formes contingentes d'une vérité plus commune : le fait qu'on n'est toujours que sujet à la langue, que la langue est le lieu de l'aliénation du sujet.

 

 

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L'écriture féminine n'est donc pas une contrée à part. Elle n'existe pas comme lieu séparé. Le féminin n'y est que la métaphore centrale, l'outil du langage narratif qui est utilisé par ces textes pour tenter de représenter, de désigner, les points aveugles de la langue. Je le vois non pas comme la fin en soi de ces écritures féminines, mais comme un mécanisme déconstructif qui sert de trope au travail de la "différance" du sens. "La Femme", c'est une façon de mettre en scène la rencontre du sens avec son autre - le corps, le Réel, l'infra-signifiant, le sujet de la jouissance -, pour appréhender l'échec du sens, et désigner l'Autre, le non-représentable, pour "nommer l'innommable" [14] : arriver au tour de force de cette hétérographie. C'est une façon de faire faire cette expérience de la défamiliarisation dans la langue, cette expérience du texte comme lieu de la perte, lieu de l'éclatement du sens, mécanisme pour "inexprimer l'exprimable", disait Barthes. C'est enfin un moyen pour déjouer l'exil du sujet, car en habitant la faille, le texte femme parvient à inscrire le silence, la trace écliptique d'un sujet qui y recueille sa jouissance. Il se place au plus près du lieu où "ça ne cesse pas de ne pas s'écrire", selon la formule lacanienne : au plus proche du "défaut des langues" que la poésie, mallarméenne par exemple, cherche à "rémunérer". La poésie tente la même chose : marquer, écrire, le défaut de signifiant au creux duquel se lovent le sujet et sa jouissance.

Ce qu'on gagne finalement de plus précieux par la mise en oeuvre du concept de lecteur dans le texte, c'est sans doute cela : qu'il permet de rendre compte du texte non pas comme langue (au sens où l'entend Saussure), tel que le voyait l'analyse structurale, mais comme parole. Il rend possible une conception du texte comme langue visitée par son Autre, qui vient y inscrire le sujet. Il est un des outils capables de nous faire voir le texte comme ce travail qui fait de la langue une "parole singulière", [15] qui y inscrit la singularité du sujet; dans la pulsation de l'entre-deux entre le sens et la jouissance.

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14. RICHARDSON, Dorothy, Journey to Paradise, op. cit., p. 127.
15. JENNY, Laurent, La Parole singulière. Paris : Belin, 1981.

 

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)