(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)
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De tableau en histoire, d'histoire en tableau :
Catherine Mari (Université de Pau)
Dans un essai intitulé People in Paper Houses, A.S. Byatt déclare: "to be 'good', whatever form you use, takes more primitive gifts of curiosity and greed, about things other than literature". [1] Hommage déclaré à Henri Matisse, The Matisse Stories [2] illustre manifestement ce désir de puiser à d'autres sources qu'à celle de la littérature. Ce n'est pas la première incursion de Byatt dans le domaine de la peinture. On se souvient entre autres de Still Life [3] qui, outre son titre éminemment pictural, met en scène un personnage qui écrit une pièce sur Van Gogh. Toutefois dans The Matisse Stories, Byatt pousse beaucoup plus loin l'utilisation de l'intertexte pictural. Ce triptyque, qui inclut maintes références à l'oeuvre du peintre, ne se borne pas à une évocation directe. The Matisse Stories se donne à lire mais aussi à voir. Le titre peut du reste s'entendre comme histoires "à propos de" mais également "à la manière de" Matisse. Prenant comme point de départ l'oeuvre du peintre, les nouvelles de Byatt s'organisent comme des tableaux. Byatt glisse de l'image au mot et du mot à l'image dans un va et vient constant qui situe ces nouvelles entre écriture et peinture. Dans cette étude, nous analyserons tout d'abord les procédés mis en oeuvre pour faire du langage de la peinture un langage pictural. Puis nous nous efforcerons de montrer qu'en __________
1. Women Novelists Today, p. 41.
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adoptant les priorités esthétiques de Matisse, ces nouvelles se font l'écho de la conception de l'art de ce peintre, "un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité".
Chaque histoire constitue une variation sur le thème de l'esthétique: personnages, décors et situations sont prétextes à explorer différentes facettes de la création artistique, sa nature et sa signification. Ainsi Médusa's Ankles se situe dans un salon de coiffure et met en scène une universitaire d'âge mûr qui enseigne aux Beaux-Arts. Son coiffeur, Lucian, l'entretient de ses problèmes de coeur et du choix difficile entre sa femme vieillissante et une maîtresse séduisante: "I must have beauty" (MS 10), dit-il. Susannah, consciente de sa propre image dégradée et sensible à la remarque de Lucian qui se dit dégoûté par les chevilles gonflées de sa femme, brise tous les miroirs du salon dans un accès de révolte aussi soudain que destructeur.
Dans Art Work, Byatt nous présente l'intérieur d'une maison et les personnages qui l'habitent: Debbie, décoratrice, absorbée par sa famille et son métier et qui a dû renoncer à ses talents d'illustratrice; Robin, son mari, artiste inhibé aux oeuvres ternes et timorées, et finalement Mrs Brown, la femme de ménage, dont les productions inventives aux couleurs flamboyantes conquièrent immédiatement la critique. La vitalité de ses ceuvres est d'ailleurs communicative puisque, lorsqu'elle quitte le couple, Debbie se remet à l'illustration et Robin s'affirme enfin dans ses tableaux.
La dernière nouvelle, The Chinese Lobster, située dans un restaurant chinois, rapporte la conversation entre deux professeurs d'arts plastiques, Gerda Himmelblau et Perry Diss, en visite dans l'université de cette dernière. Ce rendez-vous organisé par Gerda a pour objet la plainte d'une étudiante, Peggi Nollett, dont le sujet d'étude est Matisse et qui accuse Perry Diss d'avoir abusé d'elle. Le cas de cette étudiante anorexique et suicidaire ravive chez Gerda une blessure profonde (le suicide de sa meilleure amie). L'échange, neutre au départ, gagne en profondeur et devient véritable communication par l'intermédiaire d'images. Gerda est ainsi délivrée de ses pulsions de mort.
Les deux premières nouvelles doivent leur existence à un tableau de Matisse. Susannah, le personnage central de Medusa's Ankles, pénètre dans le salon de coiffure qui sert de décor à la première histoire seulement parce qu'elle a été attirée par le Nu rose. [4] Le tableau, ainsi mis en abyme dans la nouvelle qu'il a provoquée, est doublement mis en relief à la fois dans l'espace littéral du salon et aussi dans l'espace figuré du texte. Art Work s'ouvre sur un commentaire de Sir Lawrence Gowing du Silence habité des maisons. [5] Ce commentaire, dont la narratrice nous dit qu'il est accompagné d'une petite image en noir et __________
4. MATISSE,
Nu Rose,
1935, huile sur toile, 66 x 92,5, Baltimore Museum of Art, Baltimore.
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blanc, restitue le sens de l'original en son absence: "[Matisse's] pictures, Gowing says, have extraordinary virility." Quant à la petite illustration, c'est, nous dit-on, "a dark little image on the page, charcoal-grey, slate-grey, soft pale pencil-grey, subdued, demure" (MS 32). L'instance narrative (qu'on assimilera pour des raisons de commodité à A.S. Byatt) prend prétexte de la déficience de l'illustration pour enjoindre au lecteur de recourir à son imagination visuelle : " You may imagine...", répète A.S. Byatt dans ce paragraphe d'ouverture. Le début de l'histoire proprement dite enchaîne tout naturellement en intégrant le titre du tableau : "There is an uninhabited silence..." (MS 32). Art Work se lit ainsi comme la transposition verbale d'une oeuvre qui va susciter à son tour la visualisation chez le lecteur. A.S. Byatt insiste sur ce passage possible des mots à l'image - forcément mentale lorsqu'elle est suscitée par le texte. Dans des remarques autoréférentielles qui font miroir à la fiction, Susannah assimile de façon explicite histoire et image. À propos de Lucian, son coiffeur, qui lui raconte à chaque séance les péripéties de sa vie amoureuse, elle constate qu'il ne possède pas l'art de raconter: "He was a very bad storyteller . . . . None of the characters acquired any roundness. She formed no image of the nature of the beauty of the girlfriend. . ." (MS 13). Cette remarque apparemment anodine affirme le pouvoir plastique des mots dont un autre personnage, le professeur Perry Diss de The Chinese Lobster, note qu'ils sont aussi sensuels que la peinture (MS 103, 111). Inversement l'image suscite les mots: le Nu rose et Le Silence habité des maisons apparaissent, de par leur position initiale, comme l'origine, la source d'inspiration dont découlent les deux premières nouvelles. Finalement, dans la dernière, l'image se substitue au texte et lui donne son sens : la référence prolongée à La Porte noire, [6] qui n'intervient que quelques paragraphes avant la fin, éclaire rétrospectivement tout le recueil. Les références directes à des tableaux précis soulignent l'apport de Matisse aux nouvelles. En retour, celles-ci se présentent comme des tableaux: la couverture du livre illustre de façon explicite l'échange incessant entre texte et oeuvre picturale. Image d'emboîtement multiple, elle insère un tableau (Le Silence habité des maisons) qui lui-même contient un livre. Pour se constituer en tableaux, les nouvelles de A.S. Byatt transposent les techniques propres au langage pictural et mettent en particulier l'accent sur les priorités esthétiques qui fondent l'oeuvre de Matisse. Chacune des histoires se situe dans un espace clos qui les délimite à la manière d'un cadre. Le choix d'un lieu clos (salon de coiffure, maison ou restaurant) rappelle la prédilection du peintre pour les scènes d'intérieur éventuellement ouvertes sur un paysage encadré par une fenêtre. __________ 6. MATISSE, La Porte noire, 1942, huile sur toile, collection privée, Zurich.
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34 Le cadre de Medusa's Ankles est immédiatement perceptible, dès la première phrase en fait: "She had walked in one day..." [7] (MS 3). La particule adverbiale "in" marque nettement l'espace de la nouvelle et exclut tout ce qui n'en fait pas partie. Comme le note Pierre Tibi: "le cadre est à base de juxtapositions. Or la juxtaposition qui, dans le cas de récits ou de scènes emboîtés ou alignés, met en contact bord à bord deux univers distincts fait simultanément apparaître une ligne de fracture, ouvre une faille . . ." [8] Juxtaposée au commentaire du Silence habité des maisons, la nouvelle Art Work affiche sa dimension autotélique. Quant à The Chinese Lobster, qui respecte à la lettre l'unité de lieu, elle n'ouvre sur l'extérieur que par une fenêtre encadrée de plantes vertes : "The window on to the street has been framed in struggling cheese-plants as long as she can remember" (p. 93). En outre, la mise en abyme du Nu rose rappelle le fameux tableau de Matisse La Leçon de peinture, [9] qui inclut le peintre peignant son modèle à l'intérieur de la toile représentant le modèle et qui, d'autre part, encadre le monde extérieur dans un miroir qui reflète également le décor. Cette transgression du réalisme figuratif met en relief les cadres mais aussi la délibération de l'acte de composition. Parallèlement, dans The Matisse Stories, l'encadrement particulièrement appuyé - répond à une double fonction: non seulement il dénote le monde clos et autonome des nouvelles, mais il les assimile à des objets esthétiques.
L'utilisation abondante de la description facilite également le passage de l'histoire au tableau ou encore de l'axe syntagmatique à l'axe paradigmatique, selon la classification de R. Jakobson transposée à la nouvelle par J.-J. Lecercle. [10] Dans les trois nouvelles, personnages et lieux sont systématiquement prétextes à des pauses descriptives qui, de toute évidence, ne recherchent en aucune manière l'effet de réel, "celui dont la fonctionnalité est la plus pauvre". [11] Ces descriptions sont au contraire une composante essentielle de The Matisse Stories. En freinant la narration, elles produisent un effet de stase et contribuent à fixer l'instant dans sa matérialité à la manière d'une oeuvre picturale.
Le rôle du décor est clairement mis en évidence dans Medusa's Ankles où la laideur de la nouvelle décoration du salon de coiffure provoque le malaise et, par suite, la crise de Susannah. De plus, comme les tableaux de Matisse, ces descriptions s'attachent à rendre les __________
7.
C'est moi qui souligne.
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couleurs dans tout leur éclat et leur profusion. Dans Art Work, l'instance narrative, véritable miroir du décor, détaille chaque pièce de la maison ainsi que ses occupants dont certains n'ont qu'une fonction décorative. Ainsi Natasha, la fille de Debbie, est simplement un élément du tableau que compose l'ensemble de la nouvelle ; elle aurait tout aussi bien pu figurer sur une toile de Matisse : "Natasha's face has the empty beatific intelligence of some of Matisse's supine women" (MS 34). Jamie, son petit frère, couvert de boutons de varicelle, se prête aussi à une description colorée (MS 36-37). Souvent, les personnages n'ont pas de nom de famille (Susannah, Lucian) ou bien ils portent un nom qui désigne une couleur (Mrs Brown, Gerda Himmelblau). Autrement dit, l'identité des personnages s'efface devant leur fonction esthétique. En outre, les descriptions prennent fréquemment la forme d'énumérations et juxtaposent par touches successives objets et couleurs. Pour faciliter la visualisation, A.S. Byatt multiplie les images empruntées au monde du concret et du quotidien. Délaissant les clichés peu évocateurs, elle forge ses propres comparaisons qui excitent immanquablement l'imagination du lecteur: la peau de Mrs Brown est jaune d'ambre, elle a des cheveux crépus noir de suie et tricote des chandails aussi bigarrés qu'un arc-en-ciel (MS 39-40). Le texte de Art Work, qui s'organise autour d'un triangle constitué de Debbie, Robin son mari et Mrs Brown, peut être lu comme une dramatisation de la théorie de Matisse sur les couleurs : Robin, double négatif du peintre est enfermé dans un art cérébral (MS 69) et répétitif. Il révère la couleur (MS 62) mais n'ose pas s'en servir. Ses toiles disent "the infinite terror of the brilliance of colour" (MS 72). À l'autre extrême, Mrs Brown - double féminin de Matisse - utilise les couleurs sans retenue. Ses productions sensuelles et bariolées débordent de vitalité et respirent la joie de vivre comme les toiles de ce peintre". D'autre part, dans The Matisse Stories, les descriptions visuelles des lieux sont systématiquement associées à des notations auditives : les sons et les bruits, rendus avec précision, intensifient la matérialité du monde de A.S. Byatt, en sollicitant simultanément la vue et l'ouïe. Dans Art Work, chaque pièce de la maison se différencie par une musique d'objets familiers laissant deviner l'activité qui s'y tient: le bureau de Debbie, par exemple, résonne du cliquetis régulier de la machine à écrire (MS 35). Toute la maison vibre littéralement de vie : couleurs et sons se répondent et s'imposent aux sens du lecteur. Le nouveau décor de Medusa's Ankles s'accompagne d'un changement de musique ("The music was now muted heavy metal" [MS 16]). De façon plus frappante encore, le bouleversement du salon donne lieu à une musique d'objets, fidèlement reproduite dans la phonétique même des mots : __________ 12. MATISSE, La Joie de vivre, 1905-1906, huile sur toile, 174 x 238, Barnes Foundation, Merion (Pa.).
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Ainsi la fonction poétique [13] du langage vient enrichir sa fonction référentielle. La composition soignée de ces nouvelles manifeste également un souci d'esthétique et détourne le lecteur de l'histoire proprement dite. Comme les toiles de Matisse, The Matisse Stories vise l'équilibre. La répartition ternaire du recueil participe de cette recherche d'harmonie. Les trois histoires s'organisent autour d'un personnage féminin (comme d'ailleurs la plupart des tableaux du peintre). Chaque nouvelle est précédée d'un de ses dessins à l'encre qui, de façon ambivalente, rappelle leur source d'inspiration et les illustre; La Chevelure", placée avant Medusa's Ankles, évoque la Gorgone Méduse à qui Susannah est explicitement associée ; L'Artiste et le modèle reflétés dans le miroir [15] souligne le caractère réflexif de Art Work ; quant au dessin intitulé Nymphe et faune, [16] il représente un accouplement et fait référence au viol dont Peggi Nollett accuse son directeur de recherche Perry Diss, l'interlocuteur de Gerda Himmelblau dans The Chinese Lobster. Les titres des histoires sont des synecdoques : Figures de la nouvelle, [17] puisqu'elles définissent un genre qui opère nécessairement une sélection, elles sont de surcroît systématiquement visuelles dans The Matisse Stories. Chaque titre fait en effet référence à un élément concret du tableau que forme le texte qu'il désigne et s'éloigne d'emblée du narratif pour privilégier l'image et le regard.
Ce passage à l'image est, de plus, conditionné par l'effacement de la dimension temporelle. Le temps, lié à la progression de l'histoire, est le plus souvent gommé. Les histoires ne se déroulent pas ou presque pas, elles sont simplement. Pour contourner l'obstacle majeur de la linéarité, The Matisse Stories recourt généralement au présent gnomique, présent intemporel éloigné de l'actualisation, plutôt qu'à un présent continu fortement lié au présent de l'histoire. De plus la première nouvelle s'ouvre sur un past perfect qui marque l'entrée en récit. Ce temps établit d'emblée une distance entre le lecteur __________
13.
Jakobson note que cette fonction, centrée sur le message en tant que tel,
souligne la matérialité des signes: "This function, by promoting the
palpability of signs, deepens the fundamental dichotomy of signs and objects"
(Modern Criticism and Theory, p. 37-38).
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et le texte, distance dont la nature est immédiatement précisée : "She had walked in one day because she had seen the Rosy Nude through the plate glass" (MS 3). Il s'agit du recul du regard qui place d'entrée de jeu le lecteur en position de spectateur. L'analyse d'Harald Weinrich [18] sur les rapports entre temps verbaux et temps vécu semble particulièrement appropriée au texte de A.S. Byatt. Selon Weinrich, le temps passé n'exprime pas le passé comme tel, tout au moins à l'intérieur du récit (roman ou nouvelle) qu'il distingue du commentaire". Le passé induit chez le lecteur une attitude. de "détente" vis à vis du monde raconté qui apparaît étranger à son propre monde. C'est le cas dans The Matisse Stories où les temps verbaux, ne jouant pas le rôle de repères temporels, ne font pas obstacle à une vision globale de la nouvelle, une fois l'acte de lecture (forcément linéaire) terminé. Chaque histoire vise de plus à donner l'impression d'une occurrence unique même lorsque ce n'est pas le cas: ainsi dans Medusa's Ankles, Susannah fréquente régulièrement le salon de coiffure, mais la répétition des séances souligne leur similitude et elles se fondent en une seule dans l'esprit du lecteur. De plus, le récit de Lucian, qui relate les méandres de sa vie amoureuse au mépris de toute progression, a avant tout pour fonction d'effacer la linéarité du récit : "Over the next few months, maybe a year, the story evolved, in bumps and jerks, not, it must be said, with any satisfactory narrative shape" (MS 13). Le souvenir n'est pas interdit aux personnages, mais les analepses, loin de prolonger l'histoire dans le passé, creusent l'instant en profondeur'. Les retours en arrière - toujours le fait des personnages - n'apportent pas une information organisée et chronologique. Les personnages revoient des images qui se superposent au présent. Images enfouies dans leur mémoire et souvent douloureuses, elles font partie intégrante de leur psyché et motivent leur comportement. Dans Medusa's Ankles par exemple, Susannah se souvient des permanentes de sa mère, tellement figées que celle-ci semblait coiffée d'une pyramide de fruits en cire (MS 6). Évoquée au début de la nouvelle, cette image signale le désarroi de Susannah devant sa propre décrépitude physique et explique son accès de révolte sans qu'il soit besoin de l'intervention didactique d'un narrateur omniscient. Comme les différentes techniques que nous venons d'évoquer (encadrement, mise en abyme, description), le gommage du temps linéaire est une condition essentielle, si ce n'est la condition sine qua non de la mise en tableau. Toutefois, si The Matisse Stories invite à la
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18. Théorie exposée et commentée par Paul
RICOEUR
dans
Temps et récit ll, p.102-103.
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contemplation, ce recueil n'est pas pour autant narcissique ni uniquement préoccupé d'art. Les tableaux que A.S. Byatt choisit d'intégrer à ses nouvelles sont centrés sur des sujets humains. De façon plus révélatrice encore, celles-ci se terminent toutes par un retour à l'harmonie qui est en fait un retour à l'harmonie intérieure des personnages. Leur souffrance latente, condition d'existence de l'histoire, est systématiquement soulagée. Même l'épiphanie négative [21] de Susannah, pétrifiée par sa propre laideur, [22] est finalement annulée. Dans le tout dernier paragraphe de l'histoire, on la voit revivre dans le regard aimant de son mari: "He saw her. (Usually he did not.) 'You look different. You've had your hair done. I like it.' " (MS 28)
Modèle d'économie, la dernière nouvelle, The Chinese Lobster, suggère visuellement la souffrance puis l'apaisement du personnage central. Gerda Himmelblau dit son désespoir au travers d'une image, celle d'un monde privé de couleurs, Son interlocuteur, Perry Diss, qui a vécu lui aussi la tentation du suicide, partage avec elle cette image. Mais il évoque ensuite La Porte noire qui juxtapose les couleurs vives d'un personnage féminin et le noir intense d'une porte placée au dessus de cette femme. De cette façon, il laisse entendre à Gerda que le plaisir est l'autre face de la souffrance, et que le noir, selon l'expression paradoxale de Matisse "est la couleur de la lumière" (MS 131). Gerda, sensible à l'image, en perçoit le sens et son mal de vivre est exorcisé, comme le suggère le regard à la fois compatissant et distant qu'elle porte au homard en train de mourir dans son aquarium à la fin de The Chinese Lobster : "She experiences, in a way, the pain of alien fish-flesh contracting inside an exo-skeleton. She looks at the lobster and the crabs, taking accurate distant note of the loss of gloss, the attenuation of colour" (MS 134).
L'équilibre retrouvé de Gerda se traduit par un oxymore qui fait coexister douleur et volupté : " 'I know,' says Gerda Himmelblau. She does know. Cruelly, imperfectly, voluptuously, clearly" (MS 134).
En adoptant les caractéristiques esthétiques de l'oeuvre de Matisse, les trois nouvelles se sont pénétrées de son esprit. L'harmonie de la composition et des couleurs qui vise chez ce peintre à communiquer l'harmonie mentale, produit le même effet dans The Matisse Stories. C'est pourquoi, même si le retour au calme commun aux trois nouvelles est dicté par un souci de fidélité aux tableaux d'origine, il apparaît avant tout inhérent à la logique picturale du recueil. Ainsi, à l'esthétique du calme fait écho l'écriture de l'apaisement. __________
21.
Pierre Tibi la définit comme "l'épiphanie d'une absence". Ce qui la caractérise, selon
lui,
c'est
"l'expérience d'un vide, d'un manque, d'une imperfection, d'une indignité à laquelle,
brusquement, accède le sujet" ("Pour une poétique de l'épiphanie",
op. cit., p. 230).
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Comme le tableau intitulé Luxe, calme et Volupté [23] mentionné d'ailleurs à plusieurs reprises (MS 56 et 121), The Matisse Stories suscite un sentiment de sérénité et se lit comme une invitation au voyage [24] ou encore comme une invite à cueillir la vie. Comme l'affirme Perry Diss : "Pleasure is life" (MS 123). De par sa forme picturale, le texte de A.S. Byatt invite le lecteur à regarder mais, en le détournant du déroulement proprement dit de l'histoire, il convie également ce dernier à lire sous l'image le sens qui lui est destiné. Finalement, par delà l'évocation de l'art de Matisse, The Matisse Stories suggère un art de vivre et confirme ainsi le caractère profondément humaniste de l'écriture de A.S. Byatt.
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23. MATISSE,
Luxe, calme et volupté,
1904,
huile sur toile,
98.3
x
118,5,
Centre Georges Pompidou, Paris.
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OUVRAGES CITÉS BYATT, A.S., The Matisse Stories. London: Chatto and Windus, 1993. Still Life. London: Chatto and Windus,1985. KENYON, Olga, Women Novelists Today: A Survey of English Writing in the Seventies and Eighties. New York: St. Martin's Press, 1988.
LECERCLE, Jean-Jacques, "Esquisse d'une théorie de la nouvelle", Trame et filigrane. Annales de l'Université de Savoie, n° 16, 1993.
LODGE, David (ed.), Modern Criticism and Theory: A Reader. London and New York: Longman, 1989.
RICOEUR, Paul, Temps et récit II: La configuration dans le récit de fiction. Paris: Seuil, 1984.
TIBI, Pierre, "La Nouvelle : Essai de compréhension d'un genre", "Pour une poétique de l'épiphanie", Aspects de la nouvelle. Presses Universitaires de Perpignan, n° 18, 1er semestre 1995.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)