(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

 

 

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Henry WALLIS, Chatterton, 1856. Peinture à l'huile 62,2 X 93,3 cm (Tate Gallery, Londres)

 

 

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Cryptes intertextuelles :

jeux de lecture dans Chatterton de Peter Ackroyd
 


Catherine Lanone  (Université de Toulouse-Le Mirail)

    Je suis, à l'égard de la lecture, dans un grand désarroi doctrinal: de doctrine sur la lecture, je n'en ai pas . . . je ne sais pas si la lecture n'est pas, constitutivement, un champ pluriel de pratiques dispersées, d'effets irréductibles, et si, par conséquent, la lecture de la lecture, la Méta-lecture, n'est pas elle-même rien d'autre qu'un éclat d'idées, de craintes, de désirs, de jouissances, d'oppressions, dont il convient de parler au coup par coup. (1)

J'adopterai volontiers cette profession de (mauvaise) foi faite par Roland Barthes, et le mode de lecture pragmatique, plus que théorique, qu'il esquisse ici. Étrange "salle des pas-perdus" (2) toute bruissante d'échos, le texte de Peter Ackroyd nous entraîne vers la séduction de ses cryptes intertextuelles : "Thus do we see in every Line an Echoe, for the truest Plagiarism is the truest Poetry". (3) Le parcours du lecteur consisterait dès lors à cartographier les frémissements palimpsestueux d'un texte en costume d'Arlequin. Cependant ce vertige programmé glisse de la possession à la dépossession, du plaisir ludique au désenchantement, tandis que dans le roman les figures de lecteurs incompétents nous suggèrent que la chair reste bien triste, même si l'auteur a lu tous les livres. C'est là qu'intervient le tableau, non comme une illustration ou un trompe-l'oeil, mais comme un élément textuel hybride, un lieu de passage lumineux, la ligne de fuite de toute lecture suspendue entre la vie et la mort.

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1. BARTHES, Roland, Le Bruissement de la langue. Paris: Seuil, 1984, p. 37.
2. BERNARD, Catherine, "Peter Ackroyd, entre plagiat et élégie", Études britanniques contemporaines n°5. Montpellier: Université Paul Valéry, 1994, p.
 15.
3. ACKROYD, Peter, Chatterton. Harmondsworth: Penguin,1987, p. 87.

 

 

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L'esprit et la lettre

Comme Hawksmoor, Chatterton emprunte et subvertit la matrice du roman policier: la mort suspecte remonte ici au dix-huitième siècle, tandis que l'enquête concerne le poète Chatterton, soupçonné d'avoir simulé son suicide. Un jeu de miroirs réverbère la problématique de l'illusion et de la réalité, mêlant les réflecteurs purement fictifs (comprenant les faux tableaux de Seymour peints par Merk, les manuscrits découverts par Charles, rédigés sur papier d'époque, où la marque en filigrane devient presque tangible et sensuelle), aux réflecteurs plus "authentiques" ou "historiques" (comme les poèmes de Chatterton lui-même, et le tableau de Wallis immortalisant le visage perdu de Chatterton sous les traits de Meredith). L'intrigue complexe prouve que l'emprunt à la légende ne va pas se contenter d'une réfraction superficielle agrémentée de citations reliques. La relecture de la vie de Chatterton opérée par Ackroyd veut capter la jubilation apocryphe, (4) retrouver l'esprit avec la lettre empruntée.

Comme son personnage éponyme, Ackroyd lance donc un défi au lecteur: "so that tho' I was young Thomas Chatterton to those I met, I was a very Proteus to those who read my Works" (89). Pris dans un jeu de masques protéiformes, mais aussi prométhéens, dérobant la flamme de textesicônes, le roman ne cesse de croiser le simulacre et la réalité, s'inscrivant dans cette (dé)construction postmoderne où l'Histoire redevient une histoire, selon la défnition de Linda Hutcheon (5). Et l'on ne peut que s'abandonner au plaisir d'une enquête jouée d'avance: le lecteur sait bien que Chatterton est mort jeune, mais quand même... Le postulat paradoxal rend un hommage malicieux à la figure de l'artiste en faussaire génial. Plus que le mythe romantique du poète maudit, c'est visiblement le vertige de l'hybridation qui fascine ici Ackroyd, la greffe alchimique d'un visage - celui de Meredith sur Chatterton - ou d'une voix, lorsque la lecture devient écriture, lorsque les fragments épars trouvés dans les coffres pandoréens de St Mary Redcliffe engendrent Thomas Rowley, moine du XV° siècle : "I decided to shore up these ancient Fragments with my own Genius: thus the Living and the Dead were to be reunited" (85).

L'allusion poétique anachronique (6) montre ici qu'à l'audace de Chatterton répond

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4. Voir AUDIGIER, Jean-Pierre, "l'apocryphe selon Ackroyd", in M. DUPERRAY, Historicité et métafiction dans le roman contemporain des Îles Britanniques. Aix: Université de Provence, 1994, p. 139-150.
5.. ". . . its theoretical self-awareness of history and fiction as human constructs (historiographic metafiction) is made the grounds for its rethinking and reworking of the forms and contents of the past". HUTCHEON, Linda, A Poetics of Postmodernism. London: Routledge, 1988, p. 5.
6. B. Finney rapproche cette citation du poème de T. S. Eliot, The Waste Land ("Those fragments I have shored against my ruins"). Pour Finney le roman montre la façon dont le poète disparaît dans les textes qu'il crée, et qui lui survivent. Voir FINNEY, B., "Peter Ackroyd, Postmodemist Play and
Chatterton", in
Twentieth Century Literature, vol. 38 (2), summer 1992, p. 240-260. G. Cordesse remarque que Charles est associé à Prufrock, lorsqu'il cite "Oh do not ask what it is. Let us go and make our visit" (45).

 

 

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l'insolence d'Ackroyd, ce "resurrectionist", [7] ce ventriloque qui sait si bien retrouver l'orthographe, l'humeur erratiques du dix-huitième siècle, ou l'atmosphère victorienne plus tendue, écrivain/lecteur qui semble se définir en décrivant T S. Eliot: 'Eliot found his own voice by first reproducing that of others - as if it was only through his reading of, and his response to, literature that he could find anything to hold onto, anything 'real'." [8]

    Lecture: mode d'emploi

Le roman doit dès lors construire la compétence de son lecteur, pour mieux la dérouter, la défier ensuite. De même que nombre de romans post-modernes présentent plusieurs fins, [9] Ackroyd nous propose trois incipit, intercalant entre une courte notice biographique (ou "the story so fat" [10]) et le début proprement dit (la visite chez l'antiquaire), un quatuor créant un horizon d'anticipation, quatre paragraphes-miroirs programmant une lecture sérielle, juxtaposant ou contrastant la figure métafictionnelle de Chatterton en train de lire, le devenir-copie de Meredith, la théâtralité grotesque de Harriet et la rencontre spectrale Charles/Chatterton. Ce seuil crée une connivence, prépare à la chronologie éclatée, tandis que le lecteur pressent que ces quatre scènes fortes vont reparaître; mais le montage proleptique est truqué. Ainsi la discussion entre Meredith et Wallis procède d'une véritable torsion puisqu'elle condense diverses scènes, et qu'en 10 lignes Ackroyd tisse des emprunts qui vont dans l'ordre des pages 141, 139, 140, 138, à 161 ! [11] Quant à la scène entre Chatterton et la petite fille, elle disparaît, purement et simplement. Les cartes sont brouillées, la règle du jeu incertaine.

Cette lecture instable se poursuit, entre continuité et discontinuité. Au départ, le fil diégétique est interrompu par des citations brisées, fragments poétiques découpant le texte, à moins qu'ils ne le tissent, à la manière d'un point de suture ou point de capiton. Le fragment flottant reparaît, reconstitué en point d'orgue à la fin de chaque chapitre. Il fait vibrer l'incertitude, le rêve, "oh yes, if this is real this is him", ou le désir selon Blake: "Craving & devouring; but my Eyes are always upon thee, 0 lovely Delusion" (60). Dès que le lecteur s'est habitué à cette méthode poétique, elle disparaît, tandis que le texte passe d'une époque à l'autre, en une simultanéité, une co-présence troublante.

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7. Meredith, toujours masqué, toujours "pasticcio", applique ce terme à Wallis dans le roman..
8. ACKROYD, Peter, T S. Eliot. Hamish Hamilton: 1984, Harmondsworth: Penguin, 1993, p. 118.
9. Voir The French Lieutenant's Woman, de J. Fowles, ou The House of Dr Dee, de P. ACKROYD.
10. Dans The Great Fire of London Ackroyd commence par nous exposer "the story so far", c'est à dire par résumer le roman de Dickens, Little Dorrit, qui va servir de fil conducteur à son intrigue.
11. Ackroyd transpose aussi et place dans la bouche de Wallis ce qui deviendra une glose narrative sur la lumière.

 

 

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Le tableau de Wallis va servir de seuil structural régissant cette co-présence. Pour l'instant, contentons-nous d'envisager la toile comme pur motif, comme clef de lecture (nous reviendrons plus tard sur son aspect symbolique). C'est lorsque Charles et son fils viennent de contempler le tableau à la Tate Gallery que le texte bascule dans le dix-neuvième siècle, lorsque la toile va être ébauchée. La mort de Charles - "His body arched once in a final spasm, quivered, and then became still" (170) - est cousue à la description de la "fin" du tableau:

Chatterton was finished. He took a sable brash and, dipping it into a small pool of ivory black, [12] wrote "H. Wallis. 1856" in the lower right-hand corner of the composition. And there was a resurgence of power at the moment of its completion . . . the painting became very bright in one last effort towards life, and seemed to glow before assuming the solemn quietness of its natural state. (171)

Le collage, le choix des mots en miroir semblent suggérer que la signature noire de Wallis barre la vie de Charles, ou que c'est la mort de Charles qui confère au tableau sa présence, et sa tranquillité d'urne keatsienne. C'est l'identification au tableau qui donne à la mort de Charles toute son émotion tragiques. [13] L'hallucination textuelle nous le dépeint caressant le grain du plancher, effleurant les manuscrits déchirés, contemplant le ciel de l'aurore et la rose, avant de réaliser avec horreur qu'il faut qu'il s'agisse d'une illusion, que ceci ne doit pas, ne peut pas être. Et pourtant il ne s'éveille que pour mourir, et le narrateur confirme la pose, la main gauche sur la poitrine, la main droite sur le plancher. De même, à la fin du roman, lorsque Merk veut lire le palimpseste du "mauvais tableau" à la Dorian Gray, la toile s'auto-détruit de manière presque infernale, tandis que par collage simultané le texte nous présente l'agonie de Chatterton, une agonie infinie, dilatée par ces interruptions, ces échappées vers le vingtième siècle, tandis que le jeune homme brûle et se dissout, "melting, melting, melting" (229) sous l'effet du poison. Puisque Chatterton meurt jeune, il est logique que le tableau faustien se consume simultanément. Et Chatterton à son tour prend la pose peinte par Wallis, le visage figé dans un sourire à la Vinci malgré l'agonie. Le tableau de Wallis devient donc le scénario programmatique du roman, performatif, et rejoué de manière obsédante, en une re/présentation infinie, c'est à dire une présentation obsessionnelle avec une différence, déclinant le paradigme du corps allongé, permutant le

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12. Sans doute un terme d'héraldique, l'oxymore prend peut-être ici une valeur alchimique.
13. David Lodge trouvait la scène peu convaincante; il me semble que l'émotion ne naît pas de l'image conventionnelle des âmes de la mère et du fils, mais de ce moment instable où Charles lit sa mort à l'intérieur du tableau.

 

 

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jeu et la réalité (lorsque Charles se jette sur le sofa pour feindre la mort, puis meurt réellement), ou permutant les modèles (lorsque Wallis prend la pose alanguie de Meredith pour mieux la saisir). Le tableau devient le texte à déchiffrer jusqu'au délire anachronique, puisque Chatterton mourant contemple pour l'éternité le tableau de Wallis en train de se former. Dans cette reduplication narcissique, le véritable "ghost writer", c'est l'oeuvre d'art.

    De la greffe à la griffure

". . . tout discours cité soulève la question du sens de la citation, non pas du fragment d'énoncé greffé, en général transparent, mais de l'acte citant lui-même, beaucoup plus ambigu. Sur la greffe est toujours apposée la griffe du sujet qui la pratique." [14]

Si le tableau sert de pierre de touche, la citation obsessionnelle obéit à une stratégie différente, manipulant la "parole pérennisée" [15]. En un réflexe pavlovien, les personnages répondent au nom de Chatterton par une glose automatique, citant de manière approximative le "marvellous Boy,/ The sleepless Soul that perished in his pride" de Wordsworth, la "solemn agony" de Shelley, ou les vers de Marlowe qui servirent de légende au tableau de Wallis ("Cut is the Branch/ That might have grown full straight"). Mot de passe usé, tronqué, [16] la citation perd sa valeur de "tessera". Dans The Anxiety of Influence, Harold Bloom compare le cliché à ces fragments de poterie (ou sans doute ici d'urne funéraire) que les initiés dans l'Antiquité échangeaient en signe de reconnaissance. Denier d'un culte affaibli, la citation me semble ici fonctionner à la manière d'un déclic, d'une formule aide-mémoire suppléant à l'absence de visage connu, greffe dictée de manière instinctive, comme si pour ce James Dean de la littérature [17] le cliché poétique remplaçait les clichés photographiques des idoles du vingtième siècle, comme pur objet de consommation. Ces clichés dévitalisés trouvent leur contrepartie dans le masque mortuaire de Keats que possède

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14. JAUBERT, Anna, La lecture pragmatique. Paris: Hachette, 1990, p. 147.
15. Ibid., p. 153.
16. De manière emblématique, Harriet déforme le vers de Marlowe dès le prologue, avant de s'insurger parce que le pasteur écorche la citation de Wordsworth à l'enterrement de Charles. The Anxiety of Influence constitue bien sûr l'un des grands textes de référence du roman.
17. Meyerstein, dans sa fameuse biographie de Chatterton, nous rappelle qu'on ne saurait trop répéter qu'il n'existe pas de portrait authentique de Chatterton (contrairement à ce qu'affirme l'incipit d'Ackroyd). Mais la légende a perpétué une représentation du poète immolé, et la comparaison avec James Dean m'est suggérée par ce cours de Hazzlit, qui indigna Keats : "it is his name, his youth, and what he might have lived to have done that excite our wonder and admiration. He has the same sort of posthumous fame that an actor of the last age has - an abstracted representation which is independent of anything we know of his works." MEYERSTEIN, E.H.W, A Lite of Thomas Chatterton. London: Igpen & Grant, 1930, p. 513.

 

 

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Harriet, copie ou double dévalorisé de la figure du poète martyr. C'est en brisant le carcan textuel canonique, le masque mortuaire créé
a posteriori pour plaquer une relecture mélancolique, sublime et artificielle, que Ackroyd peut jouer avec la figure lointaine de Chatterton, et lui édifier un nouveau tombeau, cryptique et ludique.

Puisque je ne suis pas une lectrice modèle, je ne puis traquer tous ces jeux textuels. Certes, comme dans la nouvelle de Poe, la lettre volée s'affiche parfois à outrance, lorsque Chatterton mourant cite Wordsworth, ou qu'il se décrit comme "poor Tom" ou "Tom-all  alone", évoquant Shakespeare ou Dickens, mais le jeu est souvent plus subtil. Ainsi Ackroyd modifie légèrement l'orthographe en faux quinzième [18] qu'il place cérémonieusement en exergue; la modification infime estampille le faux, appose la griffe de la relecture, de l'appropriation. Les allusions outrées de Mrs Leno, qui s'écrie "Farewell My Lovely" en donnant à Charles le faux tableau qu'elle abhorre, masquent peut-être une autre stratégie. La voix haut perchée de Mr Leno, les pancartes qui changent devant la boutique et les sous-entendus sexuels entre les époux évoquent irrésistiblement le couple grotesque Pat/Mr Joynson à Bristol, gardiens dérisoires des faux manuscrits. Et cette harpie comédienne, cette Sybil Poetry Leno, se met à ressembler à un travesti, comme si le "cross dressing" [19] venait là aussi flécher la contrefaçon. Le nom de Leno rappelle en effet un
travesti célèbre, mais aussi
Dan Leno and the Limehouse Golem, sorte de pastiche de RD. James, où le lecteur lit à la fois l'exécution d'une femme accusée de meurtre, son procès, et le journal de son mari qui s'accuse de ces meurtres - mais pour apprendre que la jeune actrice avait sans doute rédigé elle-même ce journal, en un jeu de travestissement textuel.

On pourrait aussi tenter de retrouver les hypotextes biographiques. Ce jeu de cache-cache n'a de valeur que parce qu'il dévoile la transposition, le creuset textuel. Ainsi, David Lodge se demandait si l'épisode de seconde main, où Chatterton apparaît à Meredith, avait quelque fondement "réel". Dans la biographie de Meyerstein [20] (que lit d'ailleurs Charles), l'anecdote concerne un poète mineur, Thompson. Ackroyd recentre le récit sur Meredith, pastiche le style et l'attribue à une douairière victorienne tout aussi peu fiable que le

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18. Je remercie Georges Lamoine d'avoir attiré mon attention sur ces modifications, et sur la note légèrement travestie de Chatterton (p.192), Ackroyd copie les chiffres mais modifie le nom et le commentaire (voir l'original dans Meyerstein, op. cit., p. 382). Le fameux éditeur diabolique, Joynson, n'a jamais existé, tandis que Macpherson, l'auteur d'Ossian, fait une apparition en caméo et devient l'auteur du livre sur la flûte qu'échange Charles.
19. P. Ackroyd a d'ailleurs consacré un livre à l'obsession du travestissement, incluant une photographie de Dan Leno.
20. Un autre exemple de "plagiat", ou de traitement de texte, concerne la fameuse description faite par William Smith, l'ami d'enfance de Chatterton. La phrase sur laquelle s'ouvre le roman s'en inspire directement, puis l'épisode de la vue est incorporé au récit que fait Chatterton de sa propre vie dans les

 

 

 

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Professeur Brillo de Valley Forge University ! Nous voici donc dans la parodie. Mais le geste est aussi resémantisé dès l'incipit, lorsque Chatterton pose sa main sur le poignet de Charles, dans le vertige de la folie et de la mort ; et là d'un coup Ackroyd nous projette dans cet entre-deux-mondes qui lui sied si bien, dans les corridors de la mort. Le jeu sur les textes pastichés, purs pré-textes, permet donc d'accentuer à la fois l'effet spectral et son inversion carnavalesque. Thom(p)son reparaît discrètement lorsque les Saisons de Thomson sont soit-disant pastichées par Chatterton, en The Seasons Upside Down. L'inversion ("upside down") signe la jouissance carnavalesque du travestissement textuel. D'où la griffure du grotesque, signe du dialogisme bakhtinien qui s'esquisse, à travers par exemple la figure de Harriet, qui arrache des fleurs au cimetière au lieu d'en porter. [21]

Mais l'inversion la plus emblématique, la fausse piste la plus fourbe, consiste à glisser un faux parmi les titres que Charles déchiffre sur la toile poussiéreuse, et grâce auxquels le faux tableau est identifié. Ainsi, Chatterton a bien écrit Kew Gardens, Aella et The Revenge, mais pas ce Vala sur lequel Philip nous donne force détails d'un ton

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faux manuscrits: "Come, he would say, you and I will take a walk in the meadow. I have the cleverest thing for you that ever was. It is worth half a crown merely to have a sight of it; and to hear me read it to you .... There was one spot in particular, full in view of the church, in which he always seemed to take a particular delight. He would frequently lay himself down, fix his eyes upon the church; and seem as if he were in a kind of ecstasy or trance. Then, on a sudden and abruptly, he would tell me, that steeple was burnt down by lightning: that was the place where they formerly acted plays . . . " MEYERSTEIN, op. Cit., p. 164. Comparer avec ACKROYD, Chatterton, p. 2 et p. 82. Pour l'épisode de Thompson et du spectre, voir MEYERSTEIN, op. cit., p. 518-9. faux manuscrits: "Come, he would say, you and I will take a walk in the meadow. I have the cleverest thing for you that ever was. It is worth half a crown merely to have a sight of it; and to hear me read it to you .... There was one spot in particular, full in view of the church, in which he always seemed to take a particular delight. He would frequently lay himself down, fix his eyes upon the church; and seem as if he were in a kind of ecstasy or trance. Then, on a sudden and abruptly, he would tell me, that steeple was burnt down by lightning: that was the place where they formerly acted plays . . ." MEYERSTEIN, op. Cit., p. 164. Comparer avec ACKROYD, Chatterton, p. 2 et p. 82. Pour l'épisode de Thompson et du spectre, voir MEYERSTEIN, op. cit., p. 518-9.
21. Le faux Chatterton nous parle d'ailleurs des habitants de Bristol, arborant "their Heads where their Pricks should be" (81); et Harriet, chantre de la lecture inversée, pleure devant un film pornographique où elle lit la mort, avant d'affirmer en sortant à un spectateur libidineux ébahi, que ça fait du bien de pleurer un bon coup : "it's not real you know. It's only a film" (124). D'où aussi le jeu sur "stuffed", lié au double entendre vulgaire de Harriet, mais aussi au motif du taxidermiste (et donc de l'aveugle), tandis que, tel les oiseaux picorant les raisins de Zeuxis, le chat met en pièce l'oiseau empaillé de Harriet, par un excès de lecture mimétique. Ce chat s'appelle d'ailleurs Mr Gaskell, par une inversion sexuelle/textuelle comique.

 

 

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sentencieux. Or le titre est en fait ingénument emprunté à Blake ! (22) De même je soupçonne fort Ackroyd d'avoir donné en pâture à Charles, comme preuve irréfutable que Chatterton aurait écrit certains poèmes de Blake à sa place, une excellente fausse citation, où Los surgit de la poussière comme le sujet du tableau fraîchement lavé.

Lettres mortes

Pris dans ce feu d'artifices, le lecteur est déstabilisé, tout comme les personnages, voués à une quête herméneutique complexe et frustrante. Dans Hawksmoor ou Dr Dee, Ackroyd explore les arcanes gothiques d'un Londres ténébreux et inquiétant. Chatterton ne gomme la claustration spatiale et les errances étouffantes, que pour mieux enfermer le lecteur dans son système de boîtes gigognes textuelle. [23] L'équivalent de la crypte architecturale, ce sera moins St Mary Redcliffe à Bristol que la bibliothèque où travaille Philip, dont le sous-sol devient le tombeau obsédant où gisent les traces du crime textuel. R. Barthes définit la bibliothèque comme lieu du refoulement, de la facticité. [24] Dans cet espace ruiné où s'effondrent les colonnes de livres dévorés par la vermine, Philip choisit au hasard le livre qui va lui parler de Chatterton, mais la "sortes virgilianae", lecture oraculaire au hasard, déclenche une mise en abyme, où le lecteur comme le personnage est pris dans un jeu de "déjà lu". Philip reconnaît dans les intrigues de Harrison Bentley le canevas des romans de Harriet Scrope; le lecteur voit dans ces histoires de poète ou d'acteur qui se croient habités par l'esprit de grands poètes ou de grands acteurs décédés, un miroir de l'intrigue du roman, d'autant plus que les titres choisis, comme The Last Testament, riment avec The Last Testament of Oscar Wilde, et le reste de l'oeuvre de Peter Ackroyd. Le livre en tombant résonne, tandis que le vers en italique "the sleeper awakes", peut s'appliquer soit au livre soit à Philip, pris dans une rêverie inquiétante où les ténèbres fantasmatiques donnent au palimpseste une vérité hallucinatoire, tandis que Harriet apparaît, avec derrière elle, le visage bien sûr gommé par l'ombre, Harrison Bentley, et que les mots viennent se briser sous les pas de Philip comme les ossements de la crypte gothique, ou s'évanouir en mirage [25] :

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22. Ce clin d'oeil malicieux inverse la problématique du roman : ici c'est Blake qui réécrit Chatterton, non le contraire. Marc Porée compare la citation à un "rapiéçage", un "ravaudage" tissant des expressions de Blake, bref, un faux parfaitement imité.
23. Le roman met en scène la lecture et l'écriture de manière obsédante, puisque tous les personnages, sauf l'enfant, sont liés à l'art d'une manière ou d'une autre.
24. BARTHES, Le bruissement de la langue, p. 41.
25. Ellen Lévy suggère que Philip doit surmonter cette résistance de l'écriture pour devenir, à la fin du roman, celui qui va rédiger le roman que nous avons entre les mains, comme dans
La modification.
 

 

 

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    . . . but it was now with an unexpected fearfulness that he saw how the books stretched away into the darkness. They seemed to expand as soon as he reached the shadows, creating some dark world where there was no beginning and no end, no story, no meaning. And if you crossed the threshold into that world, you would be surrounded by words; you would crush them beneath your feet, you would knock against them with your head and arms, but if you tried to grasp them they would melt away. (71)

"La Bibliothèque fait échec au Désir de lire", disait Barthes. [26]

Charles Wychwood reste la vraie figure emblématique du lecteur-dans-le-texte, bien que ce soit un lecteur délirant, un mauvais poète qui prend les manuscrits contrefaits pour des vrais. Fasciné par les ormes poussiéreux dont il porte aussi le nom, [27] Charles est un lecteur de feuilles mortes, de textes défunts, pour qui l'acte de lecture devient un fascinant travail d'incorporation littérale . "[E]ating the past" (15), il lèche la poussière du tableau, et déchire puis dévore les pages de Great Expectations dans le train, tout en déchiffrant sur un scrabble voisin le mot "occluded" ; en d'autres termes, la quête herméneutique n'est déjà plus initiatique mais bloquée, voie sans issue des grandes illusions! Charles extirpe les manuscrits de leur sac plastique (sur lesquels une légende ironique promet une nourriture pour un corps sain), et le jeune homme se coupe, comme si la lecture se faisait réécriture en lettres de sang, comme si le texte devenait vampirique pour revivre, ou comme si le manuscrit, en un pacte de Faust inversé, lui promettait comme à Chatterton non la jeunesse du mythe mais la vieillesse, en un traité également factice et infernal. Le fantasme de Harriet, qui verra dans la tumeur de Charles "the lineaments of a face", témoigne de cette incorporation obsessionnelle, où le visage de Chatterton s'imprime dans le cerveau et le déforme. Et la lecture du monde opérée par Charles dérape, disloquée à mesure que s'efface la vision de l'oeil gauche. Le cancer ronge le langage en floraisons lépreuses, "geranium" au lieu de Vivien, "mimosa" après "memoirs, memory, memorial", [28] tandis que le visage devient texte fou: "And then I'll read them my bare face./ What?/Preface. I'll read them my preface. It's all in my head." (126)

L'écriture se lie à la mort, et Charles trace son nom dans la poussière. [29] La parole hantée crée une écriture doublement fantôme ; d'une part Charles, sans s'en rendre compte,

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26. BARTHES, Le bruissement de la langue, p. 41.
27. L'inquiétant Leno décompose son nom par homophonie en which, witch, suggérant pluralité et magie noire, et wood, rappelant ces ormes maladifs que Charles contemple (n'est-il pas aussi à la racine un wych-elm?).
28. Voir la notion d'encryptement définie par N. ABRAHAM et M. TOROK, dans L'écorce et le noyau. Ici la langue aliénée dérape vers le nonsense, "ejis doxon; Fistula don" (62) pour ` je ne veux pas voir le docteur" !
29. La poussière chez Ackroyd reprend sa valeur mythique d'indice de décomposition, de mort.

 

 

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plagie les biographies qu'il a lues, réinscrit le discours de l'autre»; d'autre part il rédige la fameuse préface avec un stylo qui n'a plus d'encre, rageusement, désespérément, en appuyant de plus en plus. Il ne compose qu'un lacis de stries qu'il ne peut relire, lecteur aveugle de son propre Braille absurde. La trace mortifère de la parole empoisonnée du faux manuscrit circule en s'effaçant, comme sur le bloc magique freudien. L'écriture de l'inconscient, ici, c'est celle du désir identificatoire liant Charles à Chatterton.

Et le roman décrit avec une puissance extraordinaire ce dérapage anamorphique, lorsque dans le monde lisse de la déperdition le langage de l'autre devient bruit, interférence, que la pluie se fait oiseau noir, "the name for it was rain, or cry, or crake" (46), comme s'il s'agissait d'un mot portemanteau, "crake", entre "cry", "rain" et "break". Charles s'effondre en pleurant parce qu'il ne peut plus lire, composer le visage du passant qui l'arrête, "the nose, the lines upon the forehead, the mouth, the pale skin" (46), parce que ce visage sans trait mais ridé, c'est déjà le miroir oxymorique de ce vieil âge qu'il n'atteindra jamais; c'est aussi un écho de ces visages vides aperçus aux fenêtres, ou au coeur du tableau de Seymour, paradigmes de l'indéchiffrable". Et lorsque l'anamorphose se dissipe, et qu'il franchit les grilles du jardin, il semble autant revenir à la vie que pénétrer dans une crypte intertextuelle signée par l'écho blakien, marqué par son "sign of weakness, or a sign of woe" (47). [32]

L'arrêt de mort

À la déréliction du sens, le texte oppose les croisements prémonitoires, les images miroirs où les trois poètes s'aperçoivent, Charles, Meredith et Chatterton, rencontres fugitives, comme en rêve, sur ces escaliers qui fonctionnent comme emblème du temps, mais ne mènent nulle part. [33] Dans The House of Dr Dee, c'est le sous-sol ancien d'une maison qui permet aux deux protagonistes appartenant à des siècles différents de croiser les échos de leurs voix, comme si un lieu pouvait servir de canal fantasmatique à double sens, de

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30. D'où d'ailleurs l'usage d'un cliché, "the sad pilgrimage of his life" (127) qui a déjà été parodié involontairement par Harriet, qui accueillait Sarah au début du livre comme un manteau, "Ah . . . Ma pélérine triste" (104) !
31. D'où l'angoisse de Mary Ellen Meredith, puis de Wallis, devant la blancheur insupportable de la toile vierge, qu'il faut barrer, griffer.
32. Voir le frontispice de Jerusalem, où Los franchit la porte des Morts, et qu'Ackroyd décrit ainsi dans sa biographie de Blake : "The frontispiece shows Blake, or Los, striding through a portal into some dark place; he carries the sun as a lamp; because he is beginning a progress through the shadowy city". ACKROYD, Blake. London: Minerva, 1996, p. 331-2.
33. Voir les escaliers métatextuels à la fin de Dr Dee, crypte close dans un terrain vague désert, trois marches qui ne montent ni ne descendent.

 

 

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connecteur rhizomatique plongeant ses racines discontinues dans le temps. Dans Hawksmoor, ce sont les églises maléfiques qui creusent leurs cryptes de nouvelles victimes reproduisant les crimes d'antan, car le passage est sacrificiel, c'est à la lueur du sang ou du sexe que l'on peut lire les inscriptions cryptiques gravées dans la pierre. Dans Chatterton, c'est le tableau de Wallis qui ouvre le passage, bande de Moebius interface, toujours anachronique.

L'intertextualité écriture-peinture court le risque d'une simple dilution mimétique. À première vue, le dialogue avec l'oeuvre d'art relève toujours ici de l'enluminure, puisque dans le roman comme dans le tableau le corps du poète devient point de mire et ligne de fuite métafictionnelle : "So everything moved towards the centre, towards Thomas Chatterton" (164). On comprend que ce tableau fascine Peter Ackroyd. D'un côté, la toile affiche son hyperréalisme, la reconstitution de la mansarde, les vêtements, la vue de Londres référentielle. De l'autre un sentiment étrange gagne le spectateur, devant la transparence lisse préraphaélite. Il ne s'agit pas seulement de l'imposture soulignée par Ackroyd, l'effet curieusement performatif de cette toile qui a effectivement coulé à jamais le souvenir de Chatterton dans le moule des traits de Meredith. Le tableau s'anime d'une vibration, d'un curieux forage pratiqué dans l'en-soi. Il ne faut pas se laisser prendre au glaçage académique de cette "mort maquillée selon les prescriptions de la mode", dans la "lividité léthale" du "clair-obscur marmoréen". [34] Il serait trop simple aussi de réduire le léger malaise à un défaut de perspective purement pré-raphaélite. Car Wallis a discrètement, délibérément croisé des vues incompossibles, pour nous faire voir l'invisible.

Le roman nous apprend à lire et relire le tableau, la posture de pietà sans mère (qui évoque aussi en miroir la figure alanguie du Nightmare de Füssli), [35] ou les symboles (la rose, la page déchirée, la fenêtre ouverte) ; or, le motif de l'étude de Sarah Tilt nous a rappelé tout au long du roman qu'il s'agit de clichés. Et pourtant, au-delà de l'effort narratif conventionnel, quelque chose commence à poindre.

Peu à peu Ackroyd fait du tableau un talisman fébrile, un miroir captant une survie imaginaire qui jamais ne romprait son insaisissable amarre. Curieusement le texte postmoderne insiste sur l'âme captive du tableau: "Here, at the still point of the composition, the rich glow of the poet's clothes and the brightness of his hair would be the emblem of a soul that had not yet left the body" (164). Edward qualifie instinctivement le portrait de Chatterton âgé de faux, de tableau "malade", avant de se réjouir de sa mort. Mais pour lui,

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34. THÉVOZ, Michel, L'académisme et ses fantasmes. Paris: Ed. de Minuit, 1980, p. 139-40.
35. L'allusion masquée est rendue particulièrement sensible par le changement de focalisation, dans la tempête de la dissolution: "Chatterton is suffocating now, something is sitting on my chest and exulting, its head thrown back, I am the horse he rides. His body is plucked up and thrown down in derision, the bed swaying and groaning beneath his convulsions" (230).

 

 

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Chatterton sur la toile de 1856 n'est pas encore mort, et dans un rêve halluciné l'enfant revient à la Tate Gallery, évite les failles et les abîmes à la Turner, pour retrouver le tableau de Wallis où gît son père, et voir ce dernier lui tendre la main. Lorsque Edward laisse retomber cette main, c'est son propre visage que le tableau lui renvoie en miroir. Palimpseste métamorphique, effigie du transfert, le tableau syncrétise les figures de Charles, Chatterton et Meredith, en une ouverture lisse, paradoxale, rhizomatique.

Si le tableau de Wallis devient le support de la charge textuelle fantasmatique, c'est qu'il me semble qu'une osmose s'opère, une hybridation, un travail similaire de la matière textuelle et de la matière peinte, qui cherchent à appréhender l'insaisissable. L'intertextualité ne joue plus ici sur la pure citation, ni sur la réécriture: écriture et peinture entrent en correspondance. Revenons un instant sur le tableau lui-même, qui fonctionne visiblement comme arrêt de mort, puisqu'il signe la mort et la suspend à la fois. Le fragment de papier déchiré [36] effleure la poignée du coffre, le pétale de rose n'a pas encore touché le rebord de la fenêtre, la bougie s'est lentement consumée, mais un mince filet de fumée s'élève, tous ces signes nous disent que Chatterton vient d'exhaler son dernier soupir, mais que ce soupir ne s'est pas encore dissipé. Mais c'est surtout l'éclairage qui vient troubler cette lecture trop lisse du visible, capter l'écart, l'entre-deux.

D'où vient la lumière ? Le corps est offert au regard d'un spectateur voyeur (peut-être la logeuse du livre). Mais si la lumière venait de l'espace du spectateur, il n'y aurait pas d'ombres au premier plan. Or le genou projette une ombre en triangle vers la droite, comme si la lumière venait d'en haut à gauche. L'oreiller aussi projette une ombre, contradictoire puisque qu'elle se découpe à gauche, et semble indiquer une source lumineuse qui proviendrait d'en haut à droite. Si la lumière venait de l'aurore, de l'extérieur, le pot de fleurs et les battants devraient laisser une ombre sur l'appui de la fenêtre, or le rebord est vierge. Faut-il conclure que Wallis est décidément un bien mauvais peintre ? Ou qu'à la croisée de ces ombres et reflets inattendus, la lumière ne peut provenir que de l'intérieur de la pièce, légèrement en hauteur et au centre, afin que l'ombre puisse se projeter également à droite et à gauche, plaçant délibérément dans l'ombre le visage marmoréen comme un masque mortuaire ? La lumière glace le pantalon violet, irradie déjà le rebord de la fenêtre. Cet éclat impossible, c'est peut-être celui de l'âme, aspirée par la fenêtre entr'ouverte, qui

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36. Le tableau hésite entre les manuscrits et le journal au premier plan, qui semble déchiré; Ackroyd introduit aussi un élément parodique, puique Chatterton déchire, non ses manuscrits, mais un autoportrait fantaisiste, dans le style de Blake. Remarquons aussi, sur la toile, outre la chaussure négligemment jetée sur le sol, le manteau abandonné sur la chaise, la fissure dans le coffre, ce quelque chose que Chatterton tient dans sa main droite, et qui n'est ni la fiole tombée à terre ni ce rien sur lequel insiste le texte d'Ackroyd: c'est la clef de l'énigme, qu'il garde pour lui. La découpe curieuse du tableau, fait de la courbe du plafond l'écho de la posture alanguie du corps qui semble envahir l'espace de la toile.

 

 

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s'inscrirait comme une vibration indéfinie, et non un halo grossier, qui se laisserait juste pressentir à travers les ombres, comme pur passage.

Il serait facile de dire que le texte reprend cette lumière fantomatique, en insistant sur la tension qui fait vibrer la description de la composition, où les teintes se "raniment" les unes les autres, [37] ou sur le jaillissement de lumière, ce "rush of light" qui amorce la fin du roman. Mais c'est dans le long monologue poétique que réside la vraie similitude. Le texte tente d'y exprimer la métamorphose de l'être en sa vision, dans les entrelacs du visible et de l'invisible, de la vie et de la mort. S'agit-il simplement des distorsions de l'opium, ou d'un envol de l'esprit vers la crypte, cette église de St Mary Redcliffe devenue corps-du-père et qui se creuse de cavernes, d'escaliers, voire de plaines infinies ? Avec la fluidité du maëlstrom le texte glisse au gré de changements d'échelle rythmés par l'anaphore haletante, "flying", puis "falling", épouse les colonnes, la griffure du griffon, les voûtes et les arches, s'enracine dans l'attente éternelle, animée du sortilège d'apparitions imminentes, pétrifiées en contrastes simultanés : voici que Chatterton croise l'autre Thomas, son moine fictif ("and in the eternity of that look the light between them burns and decays"), ou Meredith ("and he is always walking, always passing him"), ou Charles, courbé par la même douleur - "and the fountain is playing forever" (233). Le présent mobile s'aimante, s'annule dans ces regards entrecroisés par le charme, par le vertige du temps suspendu. Le courant de conscience défile, animé par un souffle puissant, travaillé par un phrasé purement poétique. Et là, dans ce creusement du texte possédé, ce croisement de perspectives incompossibles, le texte retrouve le jaillissement illogique de la lumière dans le tableau, à travers "une même façon d'être dans le lieu de la forme", selon le mot de Chantal Delourme. Jusqu'à ce que, placés en miroir devant le tableau-dans-le-texte, les trois personnages saluent le soleil (ou le spectateur-lecteur), en une convergence qui vient clore l'agonie éclatée.

Le roman de Peter Ackroyd joue du vertige intertextuel, pour tracer un parcours onirique. Selon le mot d'Octavio Paz, "un tableau a des limites mais il n'a ni principe ni fin ; un texte est une suite qui commence en un point pour s'achever en un autre". [38] Chatterton me semble une tentative pour s'affranchir des limites de l'espace textuel, puisque la fin de Charles précède celle de Chatterton, qui n'est elle-même que l'aube du tableau prêt à se former, tandis que les échos textuels disséminent des bifurcations, et que

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37. Wallis nous décrit sa toile dans l'instant de vision précédant la chute dans la matière, comme un idéal platonicien. Le texte insiste sur l'alliance de la vie et de la mort; ainsi, l'emploi du verbe "revive", ou du reflet gris-rose des feuilles méritent une lecture en suspens.
38. PAZ, Octavio, Le singe grammairien, p. 118.

 

 

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l'entrelacs pictural veut nous faire approcher d'une lecture qui serait aussi vision. Certes, cette lecture ludique est semée d'embûches, puisque le lecteur ne disposera jamais du savoir encyclopédique de l'auteur. [39] Mais à la lecture frustrée je préfère une lecture crédule, où le texte crypté permet une identité toujours fragmentée, écartelée sur divers siècles, dans Hawksmoor, Dr Dee, ou Chatterton, "all that draweth on the tomb for text" (170), selon le vers de Meredith. Jouant avec le "Scroll of Fate" (79), le texte ne demande pas simplement à son lecteur une souplesse ludique, emblématisée par le "posture master" qui écrit "you" avec son corps, et semble inscrire la place du lecteur dans le texte. Comme dans une boule de cristal, le lecteur voit ou ne voit pas les citations, mais il ne peut rester aveugle devant les figures ressuscitées, l'architecte fou, Oscar Wilde sur son lit de mort, Gissing, Dan Leno, ou ici le poète insouciant et agonisant. La lecture, chez Ackroyd, garde une part de magie obscure, "scrying" plutôt que "reading", où l'on scrute le texte spectral devenu "chamber of presence". [40]
 

 

 

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39. La lecture ludique pose un problème déontologique, puisque pour goûter le faux, il faut connaître le vrai. Certes, l'Oscar Wilde d'Ackroyd nous affirme que citer, c'est sauver et non voler :
"And you have stolen lines from other writers. Listen to this one."
" I did not steal them. I rescued them" (The Last Testament of Oscar Wilde. Harmondsworth: Penguin, 1983, p.161). Mais le patchwork reste souvent obscur, même si, dans le cas de Chatterton, une empathie certaine se tisse entre l'auteur et le poète, "Bone of hys bones, and chyld of hys desire" (Thomas CHATTERTON, The Rowley Poems, 1794. Oxford: Woodstock Books, 1990, p. 24).
40. Voir le laboratoire du Dr Dee.

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)