(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)

 

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Padma : la lecture en observation dans
Midnight's Children
de Salman Rushdie.

 

Dominique VINET, Université de Bordeaux 4

 

Le statut du narrateur, Saleem Sinai, est mis en question dès la première page de Midnight's Children et devient l'objet d'un paradoxe : se déclarant "mysteriously handcuffed to history", [1] Saleem annonce qu'à trente-et-un ans, il sent la mort arriver et doit raconter sa vie mais qu'il craint l'absurdité. Plus tard, il explique que son récit doit respecter un équilibre délicat et qu'il devient "self-conscious, whenever, like an incompetent puppeteer, I reveal the hands holding the strings" (MC 72). Saleem Sinai s'est en effet engagé dans un pari difficile : écrire son autobiographie en liant inextricablement le réel au légendaire et - nous le verrons - au mythique, d'une part, et son épopée personnelle au récit des trente premières années d'une démocratie indienne mort-née, d'autre part. Autant dire que le narrateur s'attache à développer une orthogénèse qui ressemble moins à une acrobatie mathématique qu'à ce que Malraux, parlant de l'Inde, appelait une danse sur les violons de l'infini.

 

La métafiction s'impose avec une évidence presque obsessionnelle, comme le note Georges-Goulven Le Cam, [2] et la relativité de la vérité historique/individuelle est soulignée par de nombreuses allusions à la distortion du temps, laquelle permet de faire coïncider histoire nationale et histoire personnelle et de favoriser ainsi la naissance d'un mythe. C'est que Saleem cherche désespérément à s'auto-légitimer en tant que narrateur et porteur d'un message mythique. Le récit spéculaire devient le lieu où se dessine l'identité contradictoire et hybride de celui qui s'est présenté comme "a swallower of lives" (MC 4) et qui sent son corps

 

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1. Rushdie, Salman, Midnight's Children, London : Cape, 1980 (Penguin, 1991), p. 3. La version de Midnight"s Children citée est celle des éditions Penguin de 1991. Les citations ultérieures seront présentées sous la forme : MC suivi du numéro de la page.

2. Voir à ce sujet "Jungian Dynamics in Salman Rushdie's Midnight's Children", Les Cahiers du Sahib, N° 2, Rennes : PUR, 1994, pp. 95-109.

 

 

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se désintégrer en autant de grains de poussière que l'Inde compte d'habitants. Du récit à caractère mythique au délire verbal, de la fatalité historique à la schizophrénie mortifère, l'espace que peut occuper la narration se réduit à l'interstice et Saleem décide d'en tester la magie sur Padma, un personnage extradiégétique, à qui il fera tous les soirs la lecture de ses écrits du jour.

 

 Selon le narrateur, elle va exercer la fonction de critique à chaud et lui permettre de modifier son récit en fonction de l'effet produit par sa lecture. Sur le plan narratif, Padma génère un discours métafictionnel soit activement, en intervenant directement dans la narration pour apporter un commentaire sur un personnage, ou un événement, voire l'état de santé - physique ou mentale - du narrateur, soit indirectement, en réagissant plus ou moins consciemment, par une crispation des muscles ou une baisse de l'attention que le narrateur constate et interprète. Nous verrons que son rôle ne se limite pas à celui de faire-valoir d'un Docteur Watson ou même de mise en valeur du mythe d'un Sancho Pança. Elle exerce en fait une quadruple fonction que nous dirons ontologique, doxique, mythogène et analysante.

 

La fonction ontologique :

 

En choisissant d'intégrer dans le récit un auditeur à la fois attentif et actif, l'auteur ou faut-il dire le narrateur, choisit délibérément un genre hybride et protéiforme qui mêle la tradition occidentale - l'autobiographie, intimiste et narcissique, quête d'identité individuelle - et la tradition orientale du récit mythique dit par un conteur public - où la communion entre conteur et auditeur devient essentielle. [3] Le narrateur endosse alors la panoplie de Shéhérazade et, ce faisant, offre un destin paradigmatique à son histoire et une topologie à son récit [4] :

 

I return to sheets of paper which smell just a little of turmeric, ready and willing to put out of its misery a narrative which I left yesterday hanging in mid-air - just as Sheherazade, depending for her very survival on leaving Prince Shahryar eaten up by curiosity, used to do night after night!

 

L'enjeu est ainsi défini. Il s'agit d'entretenir l'intérêt de l'auditrice par une dynamique du récit fondée sur le mystère et la magie comme mode opératoire et la crédibilité comme

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3. On pense à L'Enfant de Sable de Tahar Ben Jelloun, par exemple, où le conteur disparaît avant la fin du conte, laissant libre l'espace réservé au mythe.

4.Voir Ben Abbes, Hédi, "Abracadabra ou la magie de la conclusion de Midnight's Children", EBC, n°1, Montpellier : Université Paul Valéry, déc. 1992, pp. 63-72.

 

 

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critère. La communication avec l'auditrice peut être dialogique ou se limiter à une simple adresse ; dans ce cas, l'inclusion du nom de Padma dans une phrase, destinée sur le plan formel à réactiver son attention, a essentiellement pour fonction de rappeler au lecteur qu'il s'agit d'un récit oral, ce qui interdit théoriquement la correction mais autorise digressions et erreurs chronologiques puisque documentation et vérification sont exclues. Le récit se développe de façon éclatée, pour ainsi dire par épisodes, chacun devant être lié aux autres et rappeler par une formule synthétique le résumé des faits, ce qui lui donne cette structure spiralée que signale Hédi Ben Abbes et qui annihile la linéarité chronologique. Le narrateur nous entraîne dans les tourbillons de digressions - récits parallèles et métadiégétiques - dont l'armature est un triangle isocèle symbolisant la position extratemporelle du narrateur : "I hover at the apex, above present and past" (MC 232), nous dit-il.

 

La présence supposée de ce censeur génère un métalangage, par focalisation externe - Padma réagit à ce qu'elle entend - et interne - Saleem commente son récit ou les réactions contradictoires de Padma. La communion recherchée est ainsi métaphorisée par une véritable osmose qui transcende l'herméneutique et parasite la lecture :

 

... And certainly Padma is leaking into me. As history pours out of my fissured body, my lotus is quietly dripping in, with her down-to-earthery, and her paradoxical superstition, her contradictory love of the fabulous - so it's appropriate that I'm about to tell the story of the death of Mian Abdullah. The doomed Hummingbird : a legend of our times. (MC 39)

 

Le narrateur feint donc de céder à Padma pour mieux déguiser la réalité politique sous les traits de la légende, ce qui le dispense de recourir à la rationalité mais l'oblige à respecter les normes de la crédibilité. Ceci pose le problème des limites de la vérité, et de la distinction entre réalité et vérité mais aussi entre récit et narration. Un premier embryon de réponse nous est proposé page 90 : d'une part, la vérité, nous dit Saleem, est ce qu'on est disposé à croire et se mesure dans la confiance qu'on a en l'énonciateur : "True, for me, was from my earliest days something hidden inside the stories Mary Pereira told me [...]" (MC 90). D'autre part, la réalité ne peut s'appréhender que de façon fragmentaire, comme Aadam Aziz découvre le corps de Naseem à travers un drap percé ; mais paradoxalement, c'est une "question de perspective" (MC 197), et qui demande du recul. Elle est une construction personnelle à partir d'éléments qu'il faut relier en réseau. Utilisant la métaphore de l'écran de cinéma qui, vu de loin, donne l'illusion de la réalité mais se résout en taches indéchiffrables et dissociées aux proportions grotesques lorsqu'on s'approche tout près de l'écran - et donc du présent dans l'autobiographie - le narrateur

 

 

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 affirme le caractère spectral de cette réalité : "the illusion dissolves - or rather, it becomes clear that the illusion itself is reality..." (MC 197). Le présent n'étant qu'illusion, il ne peut y avoir de réalité qu'individuelle et le conteur a donc le droit de créer sa propre vérité, fût-elle d'essence magique, et d'en revendiquer l'historicité, mais il doit se méfier de l'illusion. C'est ainsi que, commentant ses facultés télépathiques qui lui ont permis d'investir l'esprit de Nehru, il déclare : "I had entered into the illusion of the artist, and thought of the multitudinous realities of the land as the raw unshaped material of my gift." (MC 207).

 

La liberté du narrateur est cependant limitée par le principe de crédibilité ; alors, rompant une diégèse souvent mise à mal, Saleem ouvre une parenthèse - précaution oratoire - pour interpeller le lecteur occidental en ces termes : "([...] I don't know how much you are prepared to swallow)" (MC 212), et il revendique une réalité ancrée dans le rêve, ménageant ainsi un espace narratif dégagé de l'illusion qui trouve sa légitimité dans la culture hindoue : "Do Hindus not accept - Padma - that the world is a kind of dream; that Brahma dreamed, is dreaming the universe; that we only see dimly through that dream-web, which is Maya." (MC 253)

 

Le récit oral s'accommode mieux que l'écrit du désordre qui règne dans son esprit télépathique où s'entrechoquent les réalités multiples qu'il découvre dans les têtes des Enfants de Minuit : "all kinds of everywhichthing are jumbled up inside him" (MC 283), dit-il, mais il doit remplir sa fonction osmotique et passer le test de l'intérêt et de la crédibilité auprès de Padma, comme il en fait part au lecteur après l'histoire de son ami Cyrus devenu gourou médiatique : "[...] in autobiography, as in all literature, what actually happened is less important than what the author can manage to persuade his audience to believe ..." (MC 325). Le merveilleux y devient acceptable car il est un aspect d'une vérité inaccessible et Saleem en explore les limites ; il raconte l'incroyable histoire de la mère de Mary Pereira, changée en statue de pierre pour avoir cassé le gros orteil de Saint François, réalité trop récente pour acquérir le statut de récit mythique et qui l'amène à feindre la colère pour persuader Padma qu'il s'agit bien là d'un miracle. Paradoxalement, encore, c'est le conte de fée qui capte le mieux l'attention de celle-ci car il répond à son attente en la faisant rêver et Saleem de dire : "I, to recapture the rapt attention of my revolted Padma Bibi, recount a fairy-tale." (MC 382) C'est d'ailleurs peut-être pour échapper à une réalité peu reluisante, une vie obscure d'ouvrière sans avenir, qu'elle cherche refuge dans le rêve comme Saleem, amnésique, devenu "the buddha", fuit dans les marécages des Sundarbans : "an overdose of reality gave birth to a miasmic longing for flight into the safety of dreams." (MC 431)

 

 

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La fonction doxique :

 

Le moment est maintenant venu de s'interroger sur le choix du personnage de Padma par le narrateur. En effet, elle est aussi éloignée d'un prince des mille et une nuits que Saleem l'est de Shéhérazade. Grognon, boudeuse, illettrée, c'est un personnage tout en contradictions : "Padma: strong, jolly, a consolation for my last days. But definitely a bitch-in-the-manger" (MC 21). Amoureuse de Saleem, dont on apprendra à la fin du roman qu'il est responsable de la fabrique de condiments où elle travaille, elle se montre à la fois lascive et maternelle, cherche à le séduire puis à l'épouser. Plus garde-malade que compagne, au début de leur relation, elle s'impose comme auditeur avant de se montrer jalouse de la véritable passion de Saleem, l'écriture narcissique de son autobiographie, et s'interpose devant le miroir. L'auditrice que le narrateur a choisi parce qu'elle est étrangère à son champ d'expérience et ne dispose d'aucun des pouvoirs financiers, politiques ou magiques des autres personnages, se montre finalement en quête de légitimité et cherchera à l'épouser :

 

I am obliged to reprove my plump-yet-muscled companion, whose attention has been wondering; and to observe that our Padma Bibi, long-suffering tolerant consoling, is beginning to behave exactly like a traditional Indian wife (And I, with my distances and self-absorption, like a husband?) (MC 460)

 

Le personnage devient stéréotype, représente l'Inde et ses excès mais aussi ses codes comportementaux et ses croyances alors que Saleem l'en croyait détachée : "[Padma] who placed her cohabitation with me outside and above all codes of social propriety, has seemingly succumbed to a desire for legitimacy... (MC 460)

 

Jusque là le narrateur s'en était tenu à l'onomastique ; Padma, "the One Who Possesses Dung", nom d'une des multiples déesses de la campagne, semblait représenter l'Inde profonde et son goût immodéré pour l'irrationnel, les croyances en dieux multiples. C'est lorsqu'elle disparaît, prise d'une crise soudaine de jalousie, qu'il constate à quel point lui manquent son ignorance et sa superstition, le terreau culturel dans lequel s'épanouira son oeuvre, au côté de celle qu'il nomme très vite sa "dung-flower", fleur de fumier. C'est, en effet, par contraste avec cette culture préservée, non-occidentalisée et si éloignée de la sienne, que peut se développer sa vision de l'hybridité historique. Padma devient "our Padma" : Non seulement Saleem va tester sur elle ses talents de conteurs, mais ses réactions vont indiquer au lecteur occidental, comme un marqueur culturel, comment le peuple indien a traversé la période de 1947 à 1975. Incapable de comprendre les configurations duales qui lient le narrateur à la fois littéralement et métaphoriquement à l'histoire, elle s'en tient à une interprétation littérale. Cette insensibilité à la métaphore se

 

 

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double d'une incapacité à jouer avec le temps, ce qui l'amène à insister périodiquement pour que le narrateur poursuive son histoire en respectant la chronologie : "I have Padma, after all, squashing all my attempts to put the cart before the bullock" (MC 404). Ce besoin d'historicité linéaire s'oppose au psychologisme mémoriel de Saleem qui souligne combien toute vérité est personnelle et donc multiple et comment la fiction peut utilement s'opposer à une vérité littérale et univoque en procédant par filtration et remodelage du passé. Il montre ainsi l'arbitraire du sens [5] figuré par les gros titres de la presse rendant compte de la version officielle du conflit sino-indien ou indo-pakistanais, par exemple. Padma est incapable de conceptualiser le réseau foisonnant de connections interpersonnelles qui lient la famille de Saleem à l'oligarchie au pouvoir - signifiées par la raie médiane de son père biologique, William Methwold qui renvoie à la coiffure d'Indira Ghandi, un côté blanc, un côté noir - mais aussi les différentes générations de sa famille sociale - dont la métaphore est d'abord cet énorme nez qu'il partage avec Aadam Aziz, puis ce trou béant dans le corps du grand-père comme dans le sien - ou encore le relief inversé des tempes de Saleem et de son ami Sonny. De même, elle se montre inapte à comprendre la co-présence du passé et du présent dans la conscience individuelle, ce que le narrateur traduit ainsi : "[...] the awareness of oneself as a homogeneous entity in time, a blend of past and present is the glue of personality, holding together our then and our now." (MC 420)

 

Padma s'en tient aux faits, y compris à l'irrationnel et au merveilleux - comme ce nuage noir qui nimbe le front d'Amina, qu'elle accepte comme magie ordinaire, ou la faculté du "buddha" de renifler littéralement les sentiments. [6] l'inaptitude à échapper au monde de l'univocité et à accéder à celui de la métaphore l'entraîne dans une course en avant, un "what-happened-nextism" glouton et oublieux qui s'oppose à la méthode spiralée et tangentielle du narrateur. A ce sujet, Rushdie déclare dans Imaginery Homelands : "Fiction uses fact as a starting place and then spirals away to explore its real concerns which are only tangentially historical. [7]

 

Saleem Sinai accepte de se plier à l'inexorabilité de cette exigence de narration linéaire qui suppose de constants rapports de cause à effet s'inscrivant dans une succession temporelle en contrepoint de sa propre vision. Ian McEwan, que cite Jamel Oubechou, [8] nous éclaire sur la position de Rushdie : il faut selon lui distinguer une approche historique

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5. Voir à ce sujet Oubechou, Jamel, "L'Histoire In-quiète", Les Cahiers du Sahib, n°3, pp. 121-134.

6. On remarquera que Patrick Süskind, peut-être influencé par Midnight's Children, développera le même motif dans son roman Le Parfum paru en 1988.

7. Rushide, Salman, Imaginary Homelands, Londres : Granta books, 1991, p. 409.

8. Voir l'article de Ian McEwan, "The Writing of  'Or Shall We Die'" in Granta, Best of British Novelists, n°7 cité par J.M. Oubechou, op. cit, pp. 124-125.

 

 

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newtonienne, qui se veut impartiale, linéaire et rationnelle - celle de Padma et de ce que Barthes appelle la doxa -, et une approche historique quantique - celle de Saleem et de l'auteur de fiction historique - qui transcende le problème de l'objectivité en admettant que la présence d'un sujet modifie son objet d'étude. Cette vision pseudo-objective et univoque que Padma partage avec ses semblables - et que la presse entretient - est rassurante, car elle redonne un ordonnancement au chaos de l'histoire, mais elle est forcément réductrice car elle ne rend pas compte des correspondances qui sont le fondement de la mythologie hindoue, comme le signale justement Chantal Delourme, [9] figurées par le rire de Tai qui s'est transmis à l'oncle Hanif, ou le bleu ciel Cachemirien des yeux d'Aadam qu'on retrouve chez Saleem. C'est pourquoi le présage a tant d'importance pour Padma, comme pour tous les Indiens :

 

As a people, we are obsessed with correspondences. Similarities between this and that, between apparently unconnected things, make us clap our hands delightedly when we find them out. It is a sort of national longing for form - or perhaps simply an expression of our deep belief that forms lie hidden within reality; that meaning reveals itself only in flashes. Hence our vulnerability to omens. (MC 359)

 

Rushdie paraît ici faire sienne la gestaltthéorie, née en Allemagne - où Aadam Aziz a fait ses études de médecine - et qu'il agrège à son expérience indienne. De même que pour les gestaltistes, il n'existe pas d'expérience phénoménale qui n'ait une forme, de même l'âme indienne a besoin de donner une forme à sa pensée et Saleem, caché dans la tour de guet du domaine de Methwold, nous en donne un exemple flagrant : "this phrase (accompanied by appropriate ticktock sound effects) plopped fully-formed into my thoughts: 'I am the bomb in Bombay ... watch me explode!' " (MC 207)

 

Plus tard, il donnera des formes aux odeurs, des odeurs aux formes mais, luttera contre les hallucinations olfactives en s'accrochant à la seule vérité des formes : "my overpowering desire for form asserted itself, and I survived." (MC 379)

 

S'en remettant à la réalité d'une finalité strictement biologique et sociale qui ne permet pas de perception globale, Padma se montre presque uniquement préoccupée du devenir de son héros, Saleem, et de ses relations familiales. Inaccessible aux interrogations existentielles, elle s'en tient au formalisme d'une morale populaire fondée sur le respect des anciens et de la loi, laïque ou religieuse. Elle joue le rôle traditionnel des pleureuses lorsque Saleem raconte la fin tragique de sa famille et s'en remet aux clichés : "this war tamasha,

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9. Voir Ch. Delourme, "L'un pour l'autre dans Midnight's Children ou notes sur une substitution inaugurale",  Lille: Cahiers de la Maison de la Recherche (Université Charles-de-Gaulle-Lille III), 1995, pp. 21-32.

 

 

 

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 kills the best and leaves the rest." (MC 413) Ainsi l'immémorial auquel le narrateur se réfère en puisant dans l'histoire mythique de l'Inde se heurte à l'impatience de Padma car l'un veut comprendre le présent en examinant le passé et l'autre veut connaître l'avenir en lisant les présages du présent. Le temps de la narration s'inscrit au point de tangence de la spirale du récit de Saleem et du vecteur tendu vers l'avenir où se déplace Padma. Lui est à la recherche d'un sens, elle suit les sentiers battus et oppose son projet réaliste à la vision anamorphique de Saleem. Le risque, pour le narrateur, est de livrer trop rapidement son message et de le dénaturer, comme le temple du colonialisme qu'était le domaine de Methwold à Bombay a été livré au furies du modernisme des "Narlikar Women", et le ghetto de Delhi détruit pour raison d'hygiène et d'idéologie, condamnant du même coup les mythes de la civilisation indienne à errer comme les illusionnistes et jongleurs qui avaient, un temps, sauvé Saleem du réel en lui montrant que l'illusion n'est pas le merveilleux. Cette distinction nous apparaît fondamentale car l'illusion ne met en jeu que l'habileté des hommes qui manipulent des objets - les illusionnistes de Delhi - ou des concepts - les politiciens -. Les magiciens ne sont en effet pas des mages. Ils opèrent à la surface du réel pour en modifier l'aspect mais ne peuvent atteindre à l'essence mythique du monde. L'illusion suscite l'enthousiasme lorsqu'elle se nomme indépendance, miracle économique ou unité nationale mais elle ne peut que déclencher la maladie de l'optimisme, alors que le merveilleux, d'essence surnaturelle, parle du miracle de la vie. Padma ne s'y trompe pas ; indifférente à l'illusion rationalisée de l'histoire, elle se montre sensible aux messages subliminaux que lui envoie le récit et dont le narrateur observe les effets.

 

La fonction mythogène :

 

C'est "une Inde primitive et idéale, une Mother India", [10] que Saleem cherche à retrouver dans Padma, celle d'avant 1947 et la fièvre optimiste qui a contaminé le peuple indien et lui a fait croire à de nouveaux mythes immédiatement déifiés. La foule moutonnière est figurée comme monstre aux multiples têtes participant à un rituel pour célébrer l'arrivée de l'indépendance : "It was a mass fantasy [...] and would periodically need the sanctification and renewal which can only be provided by rituals of blood." (MC 130)

 

Saleem lie réalisme et merveilleux en peignant le sang du peuple aux couleurs vert et or du nouveau drapeau indien - symbole d'indépendance - pour décrire la naissance du mythe de l'Inde moderne : "The monster in the streets has already began to celebrate; the new myth courses through its veins, replacing its blood with corpuscles of saffron and green." (MC 133)

 

l'indépendance a engendré un cortège de mythes subalternes que sont les étoiles du cinéma populaire - rêves habillés de paillettes - ou de faux mythes comme ce "Kolyns kid" qui s'affiche pour un dentifrice, "extruding time on [Saleem's] metaphorical toothbrush" (MC 288). Le modernisme dans lequel l'Inde s'est jetée a aussi généré un cabalisme de bazar, comme celui de "Cyrus-the-Great", mélange de Yoga et de laser, d'irrationnel et de fanatisme, où le Prophète cède la place à Superman. Plus grave encore, c'est le mythe d'une fausse démocratie incarnée par "la Veuve", Indira Ghandi, que Saleem dénonce.

 

Les gens ordinaires veulent des héros et non des mythes, selon l'oncle Hanif qui déclare vouloir sortir l'Inde du merveilleux et qui se rebelle contre l'iconographie du cinéma bombayote tandis que Saleem reste "conscious of [his] miraculous nature, which

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10. Voir à ce sujet l'article de Alexis Tadié in Ateliers, op. cit., pp.53-65.

 

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involved [him] beyond all mitigation in the (Hanif-despised) myth-life of India" (MC 292) ; il faut donc que le héros soit transcendé par le mythe, et soit figuré par un personnage qui ne peut construire que progressivement sa légende. C'est pourquoi Saleem, si souvent tenté d'introduire prématurément un nouveau chapitre de sa vie par "il était une fois...", chaque fois s'y refuse et s'oblige à dater, même de façon erronée - volontairement ou non - événements publics et privés.

 

 La nature mythique de Saleem est affirmée dans la prédiction de Ramram Seth : "He will be old before he is old! And he will die ... before he is dead" (MC 99). A la prophétie irrationnelle s'ajoute l'énigme renforcée par le rythme lancinant qui rappelle les motifs de litanies orientales : "Spittoons will brain him - doctors will drain him - jungles will claim him - wizards reclaim him! Soldiers will try him - tyrants will fry him..." (MC 99) Puis le chiasme : "there will be knees and a nose, a nose and knees." (MC 99) prédit l'impossible mais inexorable attirance de Saleem et Shiva. Saleem lui-même recourt à l'onomastique pour affirmer l'existence de son mythe personnel, le logos qui marque son origine et "convoque l'ego qui le porte" [11] non seulement en tant que dépositaire du message divin - le mont Sinai où Moïse a reçu le Décalogue - mais aussi comme fruit du métissage culturel entre soufisme musulman et mysticisme indien [12] : "Sinai contains Ibn Sina, master magician, Sufi adept; and also Sin the moon, the ancient god of Hadhramaut, with his own mode of connection, his powers of action-at-a-distance upon the tides of the world." (MC 365)

 

La présence du mythe est donc affirmée, mais doit passer l'épreuve de la crédibilité. Conformément à la croyance hindoue dans les cycles de vie et la réincarnation, Saleem, le musulman, met paradoxalement en scène sa transfiguration en limier à l'odorat infaillible mais privé de toute sensibilité sous le nom du "buddha". C'est le purgatoire imposé pour expier son péché d'inceste et sa trahison envers son pays natal. La concession au réel, l'élément qui convainc Padma - mais il faut se souvenir ici que le réel et la vérité sont ce que l'on accepte de croire -, est un signe envoyé du ciel sous la forme du crachoir mythique de Naseem qui tombe sur le crâne de Saleem et déclenche l'amnésie, prélude à la pseudo-réincarnation - mais le cinéma populaire est friand de ce type de stratagème, nous dit Rushdie en forme d'excuse et la mimesis n'y perd rien. En effet, craignant qu'il ne meure après le choc, Padma pleure lorsque Saleem raconte son ordalie : "pulled up by his roots to be flung unceremoniously across the years, fated to plunge memoryless into an adulthood whose every aspect grew daily more grotesque" (MC 414). Saleem quitte le régime du conte pour s'échapper dans le monde du rêve et du fantasme et la petite mort de

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11. DURAND, Gilbert, Figures mythiques et visages de l'œuvre. Paris: Dunod, 1992, p. 79 (note).

12. Voir à ce sujet l'article de Alexis Tadié in Ateliers, op. cit., pp.53-65.

 

 

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l'amnésie, puis il retrouve à Dacca Parvati la sorcière qui le fait disparaître par magie et le ramène pour une nouvelle naissance à Delhi. Saleem insiste sur ce don mythique qui distingue Parvati des illusionnistes et Padma s'émerveille. La preuve est faite pour le narrateur que le récit a déclenché la catharsis car le test de crédibilité a opéré au niveau critique comme au niveau émotionnel et moral, ce qui, pourtant, ne lui confère de caractère mythique qu'en tant que personnage, objet du discours, et non en tant que sujet.

 

 Saleem s'est identifié, en tant que personnage-héros, comme une énigme irréductible qui doit mourir pour renaître sous une autre forme afin d'atteindre le statut mythique d'une figure expiatoire prométhéenne, mais il doit aussi s'identifier comme langage, c'est pourquoi il décrit en ces termes la croissance du foetus qui deviendra Saleem : "What had been (at the beginning) no bigger than a full stop had expanded into a comma, a word, a sentence, a paragraph, a chapter; now it was bursting into more complex developments, becoming, one might say a book - perhaps an encyclopedia - even a whole language ..." (MC 115)

 

Il lui reste à exercer sa fonction mythique en tant que narrateur créateur de symboles par communication infra-linguistique. Pour ce faire, il procède par histoires imbriquées, bouclant sur une formule totalisante et énigmatique, sorte de présage indéchiffrable qui nourrit l'intérêt de Padma comme celui du lecteur et participe à la création du mythe par l'usage d'étiquettes dans lesquelles toute temporalité est figée et transcendée par l'exclusion du verbe au profit du substantif ou encore par la co-présence de sèmes antagonistes, comme dans ce portrait sibyllin : "I am everyone everything whose being-in-the-world affected was affected by mine" (MC 457) ou encore cette esquisse des Enfants de Minuits décrits par ailleurs comme les vieux mythes du monde indo-européen : "We were all shall be the gods you never had" (MC 522). Le jeu sur la voix et le temps brouille les cartes et sème le trouble sans résoudre l'énigme qu'il pose car les mythes naissent du mystère et disparaissent sans mourir vraiment. [13]

 

Selon Gilbert Durand, les mythes apparaissent "dans ce langage présémiotique où la gestuelle du rite, du culte, de la magie, vient relayer la grammaire et le lexique" [14] ; ce sont les récits de tensions antagonistes fondamentales irréductibles. Ils sont porteurs de signifiant pour celui qui les convoque au même titre que ces dieux, nous dit Rushdie, que les hindouistes créent chaque fois qu'ils sont confrontés à une énigme du monde. Ainsi Saleem, négligeant les remarques triviales de Padma, s'attache de plus en plus aux réactions musculaires de son auditrice. La présence ressentie par le corps de Padma fait écho à la présence de l'esprit de Saleem dans la tête des Enfants de Minuit. C'est dans ces

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13. Comme Jamila, la soeur de Saleem, passionaria au service du fanatisme pakistanais, condamnée à cacher son visage derrière un drap percé et qui finira ses jours cloîtrée.

14. Durand, Gilbert, Figures mythiques et visages de l'oeuvre, Paris : Dunod, 1992, p. 23.

 

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frémissements, ce langage extra-sémiotique, qu'il cherche à lire la naissance de ce "métalangage" [15] qu'est le mythe et leur déclenchement lui indique qu'il en approche, au-delà des mots, par activation des universaux de l'homme primordial. Saleem le narrateur réussit là où Saleem l'Enfant de Minuit télépathe a échoué. On ne doit donc pas s'étonner de la colère qu'il ressent et de son impuissance lorsque Padma disparaît :

 

Suddenly I am alone, without my necessary ear and it isn't enough. I am seized by a sudden fit of anger: why should I be unreasonably treated by my one disciple? [...] When Valmiki, the author of the Ramayana, dictated his masterpiece to elephant-headed Ganesh, did the god walk out on him halfway? [...] How to dispense with Padma? How give up her ignorance and superstition, necessary counterweights to my miracle-laden omniscience? How do without her paradoxical earthiness of spirit, which keeps - kept?- my feet on the ground? (MC 177)

 

Le nom choisi par l'auteur pour l'auditrice n'est pas anodin. Elle est d'abord identifiée à une déesse paysanne, gardienne de la vie et réconfort des mortels et mère du temps :

 

Padma, the Lotus calyx, which grew out of Vishnu's navel, and from which Brahma himself was born; Padma the source, the mother of Time. (MC 233)

 

Elle acquiert un complément d'identité inattendu lorsque Saleem, le bouddha, pénètre dans les Sundarbans en descendant une rivière qui, curieusement s'appelle Padma mais dont le narrateur nous dit :  "[...] the name is a local deception; in reality the river is still Her, the mother-water, goddess Ganga streaming down to earth through Shiva's hair." (MC 428)

 

Le récit mythique rejoint ici le récit autobiographique et condense dans un discours altéré la tâche que s'est assignée le narrateur de mêler son destin personnel à celui de son pays en communicant avec l'Inde primitive et mythique, "Mother-India", qu'il a crû reconnaître dans sa soeur puis qu'Indira Ghandi, la Veuve, a usurpé et qu'enfin il découvre sous le patronyme de Padma identifiée au Gange, le fleuve sacré. Mais cela signe son destin : la mort physique réduira le narrateur au silence, "specks of voiceless dust" (MC 552), à la fin de sa tâche ; s'étant vidé de sa substance, il rejoindra la cohorte de personnages mythiques qu'il a fait vivre par son récit. Le génie disparaîtra de nouveau dans la lampe d'Aladin, ou peut-être dans ses pots de "pickles".

 

La fonction analysante :

 

Tout lecteur de Midnight's Children sera frappé de constater que l'environnement discursif évoque indubitablement le cabinet du psychanalyste. On y retrouve sinon

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15. La définition est de G. Durand.

 

 

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l'indispensable divan, du moins les personnages, l'analyste et l'analysant. L'un parle, l'autre écoute. L'analysant puise dans ses souvenirs pour y retrouver un sens avec l'aide de l'analyste qui, par ses réactions, va guider la recherche. Il ne s'agit pas ici de faire en quelques lignes une lecture freudienne de l'oeuvre, ou jungienne telle que l'excellent article de Georges-Goulven Le Cam, [16] mais de montrer comment Padma permet au narrateur de mettre en scène, en-deçà du contenu manifeste de l'autobiographie rationalisée, l'histoire d'une Inde victime de sa schizophrénie à travers trois inévitables relations de l'homme à la femme, la génitrice, la compagne, la destructrice et ce que Freud appelle "les trois formes sous lesquelles se présente au cours de la vie l'image même de la mère, et finalement la Terre-Mère - on reconnaît Padma - qui le reprend à nouveau". [17]

 

Dire que le narrateur est en situation d'analyse c'est postuler qu'il nécessite une thérapie et donc qu'il doit présenter des symptômes. Dès les premières pages du récit, le narrateur déclare qu'il est littéralement en train de se désintégrer. Les signes cliniques d'une dégradation physique resteront invisibles tant pour Padma que pour le guérisseur qu'elle convainc Saleem de recevoir et qui fait l'objet d'une longue diatribe. Nous nous attacherons donc à décrire deux motifs récurrents d'ordre symbolique, symptomatiques d'un état psychotique : le trou, et ce que l'anglais appelle "partition", dont la figuration essentielle est la "raie d'une chevelure" mais que nous interprétons comme "clivage".

 

Le trou est un motif inaugural, c'est celui du drap percé à travers lequel le grand-père de Saleem découvre Naseem par portions, et qu'il va conserver jusqu'à la destruction de la famille par une bombe au Pakistan. La magie du trou qui s'était ouvert en Aadam Aziz lorsqu'il avait perdu la foi en heurtant de son nez le sol du Cachemire opère sur lui en se comblant par l'amour pour une femme, mais le trou réapparaîtra plus tard lorsque la jeune fille pleine de mystère se transformera en une Reverend Mother autoritaire et castratrice. C'est à l'évidence le rêve d'intégrité psychique qui s'échappe avec son apparition chez le fondateur de la lignée. Le motif reparaît lorsque leur fille, Mumtaz se résout à tomber amoureuse de son mari Ahmed par morceaux - sauf un que Rushdie se refuse à nommer - et le narrateur révèle le poids du mythe familial sur son ego :

 

my inheritance began to form [...] above all the ghostly essence of that perforated sheet, which doomed my mother to love a man in segments, and which condemned me to see my own life - its meanings, its structures - in fragments also; so that by the time I understood it, it was far too late. (MC 124)

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16. Voir supra (note 2).

17. Freud, Sigmund, Essai de Psa appliquée (1906-23), Paris : NRF (1933), 1971, p. 103.

 

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Au delà de l'obsession de la libido, digestive et vaginale, ou de la simple figuration du manque, le trou apparaît, à mesure que Saleem progresse dans son analyse, non plus comme le symptôme d'une absence de foi ou d'amour mais comme celui d'une irréductible aporie : "What leaked into me from Aadam Aziz: a certain vulnerability to women, but also its cause, the hole at the centre of himself caused by his (which is also my) failure to believe or disbelieve in God." (MC 330)

 

Le trou laissé dans l'ego du narrateur montre l'évidence d'une faille dans son développement psychique, une impossibilité à métaphoriser le signifiant paternel dont l'absence est figurée par cette aptitude qu'il montre à "adopter" comme père tous les hommes qui ont participé à son développement. La fonction paternelle symbolique que Lacan nomme "Nom-du-Père" et qui est le résultat de la reconnaissance par une mère de la personne, mais surtout de la parole et de l'autorité paternelle, semble bien lui avoir été refusée : sa mère officielle, Amina, est en fait tombée enceinte de Nadir Khan, le mari prétendu impuissant que la famille a chassé et que Padma soupçonne très vite d'être son géniteur. Ahmed, son père officiel, est ensuite privé de ses facultés sexuelles par le gel de la partie inférieure de son corps, dont il retrouve l'usage au détriment de Saleem : "I was the sacrificial lamb with which they anointed their love" (MC 356), nous dit-il. On apprend enfin que son identité lui a été dérobée [18] et qu'il est le fils illégitime d'un chanteur qui perd sa voix, donc symboliquement sa parole, et que son vrai père biologique est en fait William Methwold, un anglais qui abandonne le symbole de sa puissance le jour de l'indépendance de l'Inde.

 

Cette absence réitérée nous ramène à Lacan qui précise dans son "Séminaire sur les psychoses" que le paranoïaque présente un trou au lieu du Nom-du-Père, symptôme d'un manque là où se fonde la religion comme vénération du père mort symboliquement. Si nous admettons, comme le désire le narrateur, que sa vie est le reflet de l'histoire indienne, nous découvrons alors que l'Inde a montré en l'espace de trente ans tous les symptômes d'une parano-schizoïdie : au clivage du moi - Saleem/Shiva - correspond la scission Inde/Pakistan, et la coiffure d'Indira Ghandi - un côté noir/un côté blanc - la crainte du danger représenté par Shiva reflète la peur du communisme, la tentation de l'inceste montre le repli narcissique de l'isolationnisme officiel, et le danger de dissociation qui menace l'Inde comme entité politique est figuré par la désintégration de la Midnight's Children Conference et du corps de Saleem ; enfin la Veuve, ombre jungienne omniprésente, Indira Ghandi dont Rushdie critique tant le goût pour l'occultisme, figure un tentative d'infantilisation du peuple indien par le "magicien-dictateur" [19] et la castration par la mère tant redoutée.

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18. Voir l'article de Chantal Delourme sur "la substitution comme origine", op. cit.

19. Ce concept est développé par Anne Clancier, in Psychanalyse et Critique Littéraire, Toulouse : Privat, coll. "Nouvelles Recherches", 1973, p. 89 et al.

 

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Il est tentant d'appliquer au narrateur la définition de la schizophrénie à tendance paranoïaque résumée ici en quatre points : a/ l'introversion - le refuge dans la solitude du bureau directorial - alliée à une conduite anorexique contre laquelle Padma tente de lutter dès son apparition au deuxième chapitre, b/ le retrait narcissique figuré par le besoin de se raconter et la réduction de l'événement historique à l'événement familial - la guerre déclenchée pour annihiler sa famille -, c/ la perte de l'élan vital - l'annonce d'une mort programmée -, d/ la régression caractérisée par une pensée onirique qui s'égare dans l'irrationnel et le subjectif. Le monde du rêve se double alors de la construction de fantasmes et l'analysant opère un transfert en intégrant Padma dans son histoire, l'analyste devenant rivière. Les fantasmes sont des abris contre la dislocation du moi qui apparaissent clairement dans le marécage des Sundarbans où les serpents translucides de la folie guettent le "buddha" et ses compagnons : "So it was that Ayooba Shaheed Farooq and the buddha surrendered themselves to the terrible phantasms of the dream-forest." (MC 434)

 

Les symptômes minimaux - discordance, ambivalence et autisme - sont aussi présents chez le narrateur. a/ la discordance ne se manifeste pas par des mouvements stéréotypés mais par la création de néologismes, la concaténation et le déraillement dans l'enchaînement logique. Citons par exemple l'interrogation de Saleem devant la préparation du putsch de Zulfikar : "Who what was dying? Who why were the limousine arrivals?" (MC 346) ; b/ l'ambivalence, coexistence paradoxale d'idées et de sentiments contraires, le sentiment d'être et de ne pas être à la fois, est évidente et nous n'y reviendrons pas ; c/ l'autisme, repli sur soi et évasion de la réalité est marqué par le refus du narrateur de rentrer chez lui et de se laver, malgré les remarques de son auditrice, mais aussi la perte de la notion du temps, ce qui renvoie à l'amnésie du "buddha". Les symptômes plus graves sont les bouffées délirantes qui inquiètent tant Padma et qui affectent l'énonciation. En voici un exemple :

 

Between the walls and the children green the walls are green the Widow's arm comes snaking down the snake is green the children scream the fingernails are black they scratch the Widow's arm is hunting see the children run and scream the Widow's hand curls round them green and black. (MC 249)

 

Le rôle que joue Padma nous apparaît maintenant clairement. L'insistance qu'elle montre à remettre le narrateur sur les rails d'un récit linéaire figure la tentative du psychanalyste à faire identifier à l'analysant le mystère primal qui a fondé son mal-être. Ce que Saleem se refuse à verbaliser et déguise sous l'impuissance à procréer, c'est la castration réelle et métaphorique qu'il a subie, la perte de l'unité psychique qu'il cherche à reconstruire. L'indicible du réel se fait de plus en plus urgent sous l'impatience de Padma et Saleem ouvre une première fenêtre sur son inconscient en racontant comment Tai Bibi, la

 

 

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 vieille prostituée qui sait modifier son odeur, sent celle de l'amour incestueux qu'il voue à sa soeur. Mais le danger venu de cette figure de l'ombre a bien failli le faire sombrer dans la folie. Il n'a dû son salut qu'à la fuite puis à une rationalisation de l'inceste, la sublimation de la soeur en Mother India. L'aveu ne pourra intervenir qu'au terme d'une analyse qui permettra à Saleem de renaître en tant que narrateur après avoir reconstruit son ego en usant du ciment de sa mémoire et avoir subjugué la mangouste - l'observatrice et auditrice, Padma - comme le fait un serpent :

 

"Condemned by a perforated sheet to a life of fragments," I wrote and read aloud, "I have nevertheless done better than my grandfather; because while Aadam Aziz remained the sheet's victim, I have become its master - and Padma is the one who is now under its spell. Sitting in my enchanted shadows, I vouchsafe daily glimpses of myself - while she, my squatting glimpser, is captivated, helpless as a mongoose frozen into immobility by the swaying, blinkless eyes of a hooded snake, paralysed - yes! - by love." (MC 141-142)

 

Son objectif est donc d'imposer son ego reconstruit à Padma, en résistant aux admonestations de son auditrice. La mise en scène du refoulement de celui qu'il nomme son alter ego, Shiva, et qui l'obsède jusqu'au délire, permet de métaphoriser ce qui est une tendance subconsciente, à la fois paradoxale et inavouable, "the vengefulness and violence and simultaneous-love-and-hate-of-Things in the world" (MC 358). Il peut alors placer à l'avant-scène son ego tout neuf de démocrate qui aurait été un temps séduit par le communisme après avoir flirté - victime consentante et amnésique - avec le fanatisme. Le dernier cycle de sa vie, son analyse, commence avec le sevrage de son fils : "It was as if he had decided to permit me to reach my private, and now-my-near, finishing me" (MC 534) et il s'achève avec le premier mot qu'il prononce : "abracadabra", formule cabalistique qui n'a rien d'Indien et qui présage de sa recherche d'identité comme de sa réalité mythique. Incapable de procréer, il a dû se re-créer et Padma a joué pour lui le rôle de la "sage"-femme.

 

Conclusion :

 

Le personnage de Padma imprègne progressivement la diégèse au point de devenir celle par qui la prophétie de Ramram Seth peut s'accomplir en l'accompagnant jusqu'au bout du dernier cycle de son existence. Elle-même n'est qu'une dernière version des femmes qu'a côtoyées le narrateur, qui se sont partagé les rôles réels/présumés de génitrices - Vanita/Amina - , nourricières - Amina/Mary Pereira -, amantes - Parvati/Jamila -, ou castratrices - the Widow. Le couple que Saleem accepte finalement de former en l'épousant

 

 

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 reproduit le schéma du couple fondateur de la famille - même si elle n'est que d'adoption - que formaient Aadam Aziz, l'apostat occidentalisé et progressiste, et Naseem, la traditionaliste mystérieuse et superstitieuse. Saleem partage avec Aadam cette incapacité à choisir entre croyance et incroyance, le trou symbolique, et la dislocation du corps, mais il a fait le pari de ne pas se laisser enfermer dans le piège du mutisme comme Aadam et de rester maître du verbe jusqu'au bout. Il sait pourtant que le retour aux sources, au Cachemire, signifie la mort, c'est-à-dire la fusion avec la Terre-Mère mythique, Mother India, métaphorisée par le mariage avec Padma. Le narrateur qui n'a dû son existence qu'à la présence de son unique auditrice, qu'il élève au rang de disciple, pénétrera alors dans le monde des mythes pour sans doute y renaître, et apparaître aux yeux de quiconque osera ouvrir les fioles d'histoire conservées dans le vinaigre et d'où jaillira un génie qui le tiendra sous le charme comme nous lecteurs l'avons été par l'histoire de Saleem Sinai. Rushdie a su nous dire un message que Tobie Nathan, ethnopsychiatre et auteur de Dieu-Dope exprime ainsi : "Ce que les Blancs, dans leur naïveté réductrice, nomment "psychose" n'est que la reproduction toujours redoutée de l'état originaire de l'être. [...] Tout comme Amokrane, [20] ce sont des humains à la recherche d'un Dieu !" [21]

 

Quête d'identité, quête d'absolu, la recherche du temps perdu de Saleem Sinai se situe dans une société à univers multiples où l'homme n'est pas un individu seul face à son destin, mais le centre de plusieurs mondes. Le narrateur tire les fils de son théâtre de marionnettes qui sont autant de liens subtils renoués avec des mondes parallèles dont les habitants sont des mythes. Son entreprise est celle d'une séduction dont il lit les progrès sur la peau de Padma, séduction qu'on lira, n'en doutons pas, dans les lignes que beaucoup lui auront consacrées.

 

 

 

 

 

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20. Le malade dans le roman. On note un détail important, il s'agit d'un Noir musulman.

21. Nathan, Tobie, Dieu-Dope, Paris : Rivages/Thriller, 1995. La citation est extraite d'un article de Catherine David, "Les langues sorcières de Tobie Nathan", paru dans le Nouvel Observateur, 8-14 juin 1995, pp. 102-3.

 

 

 

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 12. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1997)