(réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)

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An Insular Possession de Timothy Mo :
Guerre de l'Opium ou Guerre des Mondes ?

Bernard GILBERT (Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3)

Quoi qu'on pense aujourd'hui de la production littéraire anglaise, on ne saurait la taxer de xénophobie. La montée en puissance des écrivains anglais d'origine étrangère, qui a fait dire à l'Indien Salman Rushdie "l'Empire contre attaque", se lit dans le palmarès du Booker Prize depuis quelques années: Rushdie, Ishiguro, Ben Okri, Kureishi bientôt peut-être, Mo un jour sûrement. L'Angleterre - qui se contentait autrefois du traditionnel vivier irlandais pour ses "transplants" littéraires, avec quelques hardiesses atypiques (un Joseph Conrad, par exemple) s'internationalise carrément; Naipaul, entre autres, est passé par là.

Je mentionne Naipaul parce que Timothy Mo lui doit beaucoup, en particulier une certaine faculté d'empathie qu'il définit ainsi à un journaliste :

The challenge for Mo is to lose your voice and to replace it with someone else's. It's a test he applies to other writers. He thinks his hero, V.S.Naipaul, etc." (1)

Ce goût du mimétisme peut s'expliquer par les origines de l'auteur - un père chinois et une mère écossaise - qui le prédestinent à l'exploration des pays intermédiaires et des époques de transition, et au questionnement des idées de patrie, de foyer, d'identité. De même qu'il n'est pas artificiel de dire qu'Ishiguro, un de ses proches, est né à Nagasaki mais aussi de Nagasaki, Mo est "made in Hong Kong" mais plus encore "made of Hong Kong", la ville où

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1. KELLAWAY, Kate. "Bang and whoosh, crack and thump," an interview with Timothy Mo. The Observer, 14 avril 1991 (p. 62 pour être tout à fait précis). Mo déplore que Naipaul ait perdu ce don, et ajoute: "V.S. Naipaul has lost the ability to change the voice of his narrators. 'lt's age and laziness,' he says."

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le droit à l'existence se résume à un droit au bail avant que ne soit restitué à la matrice cette "insular possession" dont je vais vous parler.

L'intuition de la fluidité des appartenances me paraît donc fondatrice de l'imaginaire de Mo. Dans sa vie, cet anglo-chinois encore jeune (42 ans), qui quitte Hong Kong à l'âge de 10 ans pour suivre sa mère en Angleterre, évoluera entre des existences parallèles, voire duales. Quel est le vrai Timothy Mo ? Le diplômé d'Histoire à Cambridge, le globe-trotter passionné de plongée sous marine, le spécialiste des arts martiaux reporter à Boxing News, l'écrivain d'emblée remarqué et très vite intégré à l'Establishment (2) ? Ces identités interchangeables lui permettent d'ausculter les possibles avec une félinité heureuse ; il dira et redira qu'il vit avec bonheur, dans sa chair, le choc de l'Orient et de l'Occident :

He says it is a mistake to think of the offspring of mixed parents as being 'café au lait'. He sees himself not as a mixture of races but as someone who can switch 'one hundred per cent' from one to another. (3)

Parodiant le stéréotype de la nostalgie des racines perdues autant que celui du rejet des familles originelles, il déclarera, au Sunday Times :

Chinese people don't like my novels... In the Far East I am sometimes embarrassed to be half-Chinese. (4)

Et le même jour, à l'Observer :

he would..., though he says he's 'pro-Brit,' like to shed London and go to the Far East... 'I'd rather marry an oriental girl than a western girl,' he says. (5)

Ses livres - qui, donc, ne plairaient pas aux Chinois - reflètent tous son incertitude - oh combien moderne ! - sur des loyautés problématiques. L'intéressant c'est que Mo nous

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2. Il n'existe pas, à ma connaissance, de biographie précise de l'auteur, mais je renvoie le chercheur à un certain nombre d'articles et d'interviews qui lèvent un coin de voile sur sa vie et son oeuvre, et propose un embryon de bibliographie, à la suite de cet article.
3. KELLAWAY, Kate, op. cit. 62.
4.PULLINGER, Kate. "Creating a hero of our times", The Sunday Times, 14 avril 1991. 6.
5.KELLAWAY, Kate, op. cit. 62.

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épargne tout manichéisme; inconditionnel de l'esquive, il ne dénonce ni ne moralise. Le choc des cultures est pour lui, une excitation; de leur confrontation naît une chance. Dans le village global occidental qui se substitue à l'univers des cloisonnés orientaux, Mo cherche davantage l'avenir que le souvenir. Héraclitéen plus que virgilien, il travaille sur le postulat que les mondes sont en attente.

En 78 son premier livre - The Monkey King - retrace l'irrésistible ascension sociale d'un métis portugais de Macao, qui s'impose dans le labyrinthe d'une grande famille chinoise, finissant chef du clan, sans avoir rien renié de son identité culturelle, comme le Roi des Singes de la légende. Roman de la fidélité récompensée, donc, puisque l'homme peut gagner le monde sans y perdre son âme. En 82, le deuxième livre - Sour Sweet -, inverse la perspective et insère l'exotisme dans Londres même; l'histoire - qui deviendra d'ailleurs un film, sur un script de lan Mc Ewan - retrace l'odyssée prosaïque d'une famille de chinois partie de rien, qui se lance dans la création d'un takeaway, se heurte à l'indifférence du milieu anglais mais surtout à l'hyperviolence de ses compatriotes chinois - les gangsters des Triades - vendeurs de drogue (la drogue, déjà) et tueurs à gages. Cette fois la famille sera profondément ébranlée. Si la femme sauve les meubles, le mari meurt, le fils s'occidentalise; la société pèse de tout son poids sur l'individu et l'intégration est au prix d'une forte dose d'assimilation.

Le troisième livre, de 86, est celui qui nous occupe. Il approfondit le grand sujet de Mo: l'exploration des appartenances multiples. Comme dans le premier livre nous revoici à Macao, mais le regard a changé: les héros ne sont plus des enfants du pays, l'époque n'est plus la nôtre. Un parti pris de dépaysement s'impose désormais, nous transportant en 1834, sur le delta du Yang Tsé, dans l'ancienne Canton, à Macao la portugaise, puis, sur la fin du livre, dans une bourgade intermédiaire promise à un bel avenir, Hongkong.

En quelques mots, l'histoire: en 1834 la Compagnie des Indes Orientales perd son monopole commercial; les Free Traders de Manchester, courtiers aux dents longues, échangent à Canton le thé, la soie, les épices de Chine, contre les produits manufacturés britanniques; mais c'est surtout sur l'opium, cultivé dans l'Inde anglaise, que les profits sont fabuleux, colossaux; rares sont les maisons de courtage qui refusent de s'y salir les mains. L'une d'elles - américaine, et non anglaise - Corrigan & Partners, compte dans son personnel les deux protagonistes du livre, les jeunes Gideon Chase et Walter Eastman. Dans les

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fameuses "concessions" réservées aux étrangers, la vie est douce, conviviale, et le travail léger: nous sommes dans un club, non dans une workhouse. Les hommes, donc, s'occupent à Canton tandis qu'à cent kilomètres de là, leurs femmes filent à Macao une existence coloniale qui, elle, n'a même plus l'alibi du travail. Tout cela pourrait durer toujours, mais, de son palais de Pékin, l'Empereur viendra troubler cette harmonie ; lassé de voir l'occident inonder son pays d'un opium mortifère, il dépêche à Canton généraux, amiraux, chefs de guerre; leur mission : dire non à l'étranger, refuser ses marchandises, brûler les stocks d'opium, en un mot, ruiner l'Angleterre.

Commence alors la guerre de l'opium; en quelques années - dont Mo ne nous épargne aucun détail - la politique de la canonnière aboutira à ce que nous savons: écrasement militaire des Chinois, arrivée des marchands, soldats et missionnaires, promotion de Hongkong en ville de garnison, et surtout l'énorme prise d'otages de millions de Chinois voués à l'opium, qui entre en pays conquis.(6)

A cette guerre officielle, anglo-chinoise, fait écho un conflit plus limité et plus subtil, impliquant une troisième nationalité; les Américains de la société Corrigan, Corrigan a fini par céder, lui aussi négocie maintenant l'opium; Chase et Eastman quittent alors la société, et la vie de cocagne qu'ils y menaient, pour fonder un journal - le Lin Tin Bulletin - qui dénonce les opiumistes et s'oppose à leur feuille de choux - pour ne pas dire de pavot - le Canton Monitor. Ils seront de tous les combats, fussent-ils douteux: flotte anglaise contre flotte chinoise, journaux américains contre journaux anglais, conflits anglo-anglais des libéraux comme le capitaine Elliott contre les jusqu'au-boutistes, américains contre mercenaires indiens, etc. luttes intestines, conflits en règle, embuscades, duels, guerre sur l'eau, guerre sur terre, dans les journaux, guerre entre amis, entre ennemis, le monde entier est livré à la violence, violence douce ou d'une cruauté véritablement inouïe. Le choc des cultures que nous évoquions se dégrade en apologie de la guerre; les races s'affrontent, l'intolérance se déchaîne, tout cela finit très mal. A la fin du livre Chase et Eastman

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6. Ce n'est pas le but de cet article d'étudier An Insular Possession en tant que roman historique; pourtant la virtuosité de Mo y est éclatante et la transfiguration du matériau factuel, familier au diplômé d'histoire de Cambridge, a fasciné la critique, au point même d'occulter l'importance pourtant primordiale de la fiction. On se reportera, dès les premières pages du livre, au chapitre 4 où l'auteur analyse la logique historique d'un système économique à l'échelle planétaire, représenté par The West India Company et sa cadette The East India Company ("two intersecting triang1es, perhaps even a Star of David"), qui allie rigueur scientifique et vision politique.

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contemplent les chantiers de Hongkong, l'essor de cette terrible beauté qu'ils n'ont pu empêcher, et la mine de leur rêve. Chase soupire alors :

'We have failed,' he says calmly, 'in everything we had set out to achieve, with such glad hearts !'

et Eastman, en écho, annonce la mort de son journal, le seul à faire pièce à la propagande opiumiste du Canton Monitor :

I, too, lack the inclination to continue - I will not produce another Lin Tin Bulletin... after the next or perhaps his fellow. (7)

Roman historique donc, où l'on comprend comment on perd une guerre; mais ce que l'on ne comprend pas c'est pourquoi il a fallu à Mo - qui s'en était tenu jusque là aux 260 pages traditionnelles - un monument massif de 651 pages; il faut ajouter à ce monolithe deux précieux appendices: l'un de 11 pages qui présente sous forme de Who's Who la galerie de personnages historiques réels dont l'auteur s'est inspiré, et un autre de 9 pages constitué des extraits d'une autobiographie non publiée - et peut-être fictive - du Professeur Chase devenu sur ses vieux jours sinologue de renommée mondiale.

Je précise qu'à cette longueur quantitative - qui a rebuté plus d'un critique - il faut rajouter les impedimenta supplémentaires d'un irritant recours au small print : celui des deux journaux, des lettres échangées par des acteurs multiples d'importance parfois tangentielle, des minutes de procès, décrets, actes officiels, etc. En caractères normaux, l'ensemble pèserait dans les 1000 pages...

En la matière, il me semble que la longueur du livre est sa substance même. J'y vois le médium obligé du choc des cultures; elle permet à l'artiste de toucher un public occidental en parlant non pas chinois, mais en tant que chinois.(8) Expliquons-nous.

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7. MO, Timothy. An Insular Possession. Londres: Chatto and Windus, 1986, 671 p. Toutes les références renverront à l'édition Picador, sous la forme IP suivi du numéro de la page. Ici: p. 648.
8. Sur le dessein de l'auteur, à propos de cette inhabituelle longueur, je citerai la critique du New Statesman qui formule avec beaucoup de sensibilité la double impression de frustration et d'envoûtement qui s'empare du lecteur au fil des pages :

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Le journal d'Eastman et Chase, en plus des informations, comporte à l'occasion des documentaires sur le monde chinois; l'un d'eux explique les principes de la création de fiction selon les orientaux, et de celte étude tout à fait fascinante j'extrais ceci qui me paraît révélateur :

The western novel... unfolds itself along a path which to all practical intents and purposes is linear of 180 degrees as the navigator might say... The native novel, by way of contrast, moves in a path which is altogether circular. It is made up of separate episodes, pretty generally of chapter length, which may refer only unto themselves and be joined by the loosest of threads. It chooses to emphasize incident, character, and language...

Bien entendu cette esthétique est une idéologie. La conception du temps c'est, fatalement, celle du sens de l'Histoire et la fiction ne fait que refléter le pessimisme, ou la lucidité, d'une civilisation aux antipodes de la nôtre :

The one [the Western one] is the form adapted for bearing the fictional wares of a civilization committed to progress and advance... The other is the cast of a society which looks in upon itself and has no notion of progress but a spiral decline from a golden age to a brazen one, in letters as well as all else...

Et Mo ajoute :

The former is a mighty river pushing to the sea, swollen by tributaries, diverging into deltas, but ultimately meeting its end in the Ocean. The other is a still lake. (IP 359)

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"A deceptively gentle book; it is nevertheless very demanding of its reader; it asks time, patience, carefulness. It may appear at first overly educational with its long passages on the coming of steam, essays on painting, recipes for the practice of heliogravure, fables told to personages and rumours of events in the UK and US. But once you slow to its pace, surrender to the leisured orotundity of its language, relish rather than skip the apparent digressions, then you may well find yourself closing it with regret, not only better informed, but sorry that your imaginative participation in another time, another place, has come to an end with the parting of friends." (WILCE, Gilian. "Slow Boat." New Statement, 9 mai 1986. 27.)

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I1 me semble que l'ambition de An Insular Possession est de jeter un pont entre les deux cosmogonies romanesques; arbitrer entre deux contraires, vivre dans le temps de l'Histoire en rendant compte de ses postulations croisées, voici la mission de Chase et de Eastman, les deux Américains vecteurs problématiques d'un Nouveau Monde à la face encore cachée, coincée entre l'impérialisme centrifuge des opiumistes anglais et l'isolationnisme centripète des Chinois barricadés dans l'Empire du Milieu. Il y aura donc, sous l'écume de la Guerre de l'opium, le choc non militaire des deux possibles de l'homme, et l'approfondissement spiralé de leurs rencontres asymptotiques.

Dans cette optique la longueur du livre est effectivement stratégique. Il faudrait d'ailleurs plutôt parler d'extensibilité, de plasticité, visant à donner une idée de l'infini du réel. Pour simplifier, si Eastman et Chase ne représentaient qu'eux-mêmes, la taille du livre ne se justifierait pas - mais ça, c'est la conception occidentale de la fiction. L'Orient au contraire met l'accent sur le groupe, sur le labyrinthe de sociétés closes qui vise à signifier des réalités plus globales. Pour moi, Chase et Eastman sont la concession que fait Mo à son public occidental, un peu comme l'Empereur ménageait aux étrangers des concessions dans son pays. Cela permet à l'artiste de jouer sur deux tableaux: pour traduire sans trop de caricature la perception chinoise de la vie, il doit mettre ce plat oriental à la sauce occidentale et intérioriser cet univers dans les deux héros emblématiques qui, munis de tous la sacrements de notre très saint père le roman occidental, vont nous servir de guide et de repères. De façon révélatrice, ces deux personnages sont les seuls à connaître une évolution et à se libérer de leurs illusions du début; grâce à eux la Guerre de l'opium se dédouble et s'affine en guerre privée contre les "opiates" - honorables drogues que, n'est-ce pas, nous pratiquons tous -, puisqu'elles sont selon l'Oxford Dictionary "anything that causes drowsiness or inaction, or that dulls or quiets the feelings"; grâce à eux enfin est rendu sensible dans le livre ce qui est pour la pensée chinoise la vraie Guerre des Mondes, l'affrontement le plus haut, celui du Yin et du Yang.

Eastman prend la voie du Yang, la voie virile, physique, sensuelle. Il pratique - bien que Mo soit dans tous ses romans allusif et pudique - un érotisme pimenté par l'imagination chinoise; il l'accompagne de tous les plaisirs des sens: fumeur de cigares, amateur de brandy, rameur sur le Yang Tsé, chasseur de canards, tout cela traduit sa volonté - très phallique - de s'approprier le monde, au besoin par la force, comme en témoigne son duel - inspiré du Barry Lyndon de Thackeray - contre le rédacteur du journal rival. Eastman est hanté par la pénétration. Il veut violer les apparences; cela fait de lui un peintre possédé de la rage d'aller au-delà du visible - comme dans la scène où il manque se faire lyncher par la foule pour avoir croqué sur le vif (si je puis dire) un malheureux coolie agonisant

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d'une morsure de cobra. Quand le daguerréotype fera son apparition, il transférera sur la photo son besoin de posséder le réel par le biais de sa reproduction, par la réduction du champ de vision à l'objectif et la recherche incessante - comme chez Antonioni - du réel masqué. Tous ces essais convergent dans l'union, méta-sensorielle, avec le sens du monde. Un exemple: les photos, fétichistes, de pieds féminins qu'Eastman rapporte de ses nuits dans les bordels chinois, et qu'il commente avec plus de ferveur poétique que d'ardeur libidinale; à travers les mille facettes du réel, il atteint finalement à l'un, comme en témoigne, toujours sur le sujet des pieds, sa réplique à la stupéfaction scandalisée de Chase :

'What are these?'
'Feet.'
'Yes, I can see that.'
'Beautiful, are they not?'
'Why, in God's name, have you taken representations of hundreds of feet?'
'No - hundreds of representations of feet. ' (IP 603)

Tout autre, on le voit, est Gideon Chase, qui choisit la voie du Yin, l'approche spiritualiste, intellectualiste. Elle le mène à l'étude du chinois, sous le double parrainage d'un jésuite portugais érudit et d'un vieux mandarin lettré ; nominaliste, il croit que le réel est dans le verbe, que les valeurs abstraites - justice, respect, amour de la paix - peuvent changer le monde. Il déteste les armes à feu, il est piètre peintre, la photo l'indiffère, la chair le laisse triste; quand Eastman lui propose de l'accompagner au bordel, il refuse pour se plonger dans la lecture de Kant. Fragile, peut être épileptique, il a besoin de la protection d'Eastman. Leur relation père-fils ou maître-disciple structure le livre.

L'intention profonde du livre me paraît donc être une réflexion sur le devoir de métissage, considéré comme un des beaux-arts, Mo prend en compte, en érudit lucide et en témoin passionné, l'impasse de l'Histoire, son amoralité, et transpose le rendez-vous manqué de l'Orient et de l'Occident sur le théâtre d'ombres, chinoises évidemment, où s'agitent Eastman et Chase. A la dichotomie trompeusement simple de l'affrontement anglais-chinois, il oppose la médiation de deux protagonistes chargés de recomposer un noeud gordien que le glaive a trop commodément tranché. Races, couleur de peau, nationalités, religions, autant de voies mais aussi autant de voiles qui masquent le réel; la question reste donc: à travers les bigarrures ethniques, les variantes culturelles, où demeure le réel?

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I1 me semble que Mo nous propose une approche à la fois occidentale et orientale, à la fois d'implication et de détachement. Sur l'implication, inutile d'insister: nous adhérons à l'action, reconnaissons les repères, nous nous identifions aux protagonistes, Mais le détachement doit être explicité: il n'est pas dans le fond, nous le voyons bien, mais dans la forme, cette langue curieusement artificielle utilisée par les personnages et le narrateur. Mo écrit comme on écrivait en 1830, avec une pomposité plus victorienne que la vraie, des formules ampoulées, une syntaxe filandreuse, un appel constant aux ressources de la rhétorique: métaphores, litotes, préciosités, archaïsmes recouvrent le corps du récit d'une peau curieusement épaisse et correspondent à l'intuition fondatrice du linguiste qu'est Chase :

the tendency of language is to diverge as well as divulge... (IP 668)

Ce code volontairement désuet déstabilise d'autant plus qu'il contraste avec la précision clinique du lexique, un goût très "nouveau roman" pour les inventaires détaillés, les fiches techniques, les registres exhaustifs de tous ordres. Le lecteur est donc invité à s'associer mais averti qu'il ne poussera l'identification qu'à ses risques et périls.

Avertissement salutaire mais superflu; nous n'avons aucun mal à nous déclarer aussi perdus que les personnages dans une Chine qui est le pays des eaux. L'eau est à l'origine (le livre s'ouvre sur Kiang, la rivière qui n'a pas de nom) et l'eau est à l'aboutissement (la mer de Chine qui baigne Hongkong). Mer métaphorique bien sûr d'une Chine océan avec quelques îlots: les concessions européennes, les navires des marchands d'opium, les canonnières... l'essentiel de l'action se passe sur l'eau, qui seule permet les déplacements de microcosmes à la dérive sur la rivière mythique - Kiang - qui roule dans ses flots et l'espace et le temps. On a l'impression que la Chine entière est un monde flottant: chasse aux canards dans les marais, fornication dans les bordels flottants, mort par naufrage, tempête, noyade etc.

Que deviennent, dans ces eaux primordiales et finales, les catégories des hommes? Elles essaient de relier les contraires, la guerre de l'opium n'étant que la face visible de la lutte du Yin et du Yang qui se joue entre les personnages mais aussi qui se joue des personnages. Rien n'est jamais acquis ni perdu dans cette lutte éternelle. Le bien, le mal changent de camp à une vitesse déconcertante. Le fameux effet papillon joue à plein et bouleverse projets, destins, systèmes avec une ironie constante. L'ironie, elle, est partout, et d'abord l'ironie dramatique qui choisit de ne pas mettre le lecteur dans la confidence, le forçant à partager l'opium des personnages; en quelque sorte on lit An Insular Possession à ses

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dépens - par contre on le relit avec la joie délicieuse de faire le rapprochement qui sauve et actionne le déclic libérateur.(9)

La leçon qui se dégage du livre semble donc être que dans des combats inévitablement douteux, on est amené à trahir perpétuellement pour rester fidèle à soi-même. Les Chinois l'admettent tout naturellement, ne discriminant pas entre l'imagination et le mensonge, mais les Occidentaux ont plus de mal à comprendre que le vrai est ondoyant et divers; malheur à celui qui est en avance sur sa culture, comme le capitaine Elliott, plénipotentiaire britannique qui a su nouer le dialogue avec les Chinois, et que Palmerston limoge en déclarant: "You have regarded my instructions as so much waste-paper." (IP 655) Mo affirme pourtant que toute allégeance aveugle, toute ossification sur un pôle, est mortifère: Alice, la "fiancée" de Eastman, est détruite pour n'avoir pas remis en cause son excès de Yin; Eastman lui-même, cédant stupidement au vertige du Yang, se fourvoie dans un duel qui ne le grandit pas. Les exemples abondent de ces méprises - toujours cuisantes, parfois mortelles - de personnages pris à contre-pied pour n'avoir pas compris qu'il faut savoir jouer à contre emploi.

Chase me paraît le plus apte à négocier les palinodies de cette guerre da mondes. Interprète entre les puissances ennemies, il fait aussi le lien entre le pôle Yin du livre, Macao, et Canton, le pôle Yang; il saura, malgré sa forte composante féminine, vivre les tribulations d'un Occidental en Chine par la voie la plus virile, traversant les batailles, sauvant un officier anglais sous la mitraille ou une Chinoise promise à la libido des mercenaires, envoyant du front de précieux reportages - en un mot correspondant à l'idée que Mo se fait des héros, "ordinary

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9. Pour un exemple, entre mille, de cette attitude constante de Mo, qui nous interdit la compréhension du réel à la première lecture, pour mieux nous en faire apprécier l'initiation quand on reprend le passage, on se reportera à l'apparente digression prétendument naïve sur les poissons volants: "So nervously and rapidly do they soar that they may easily arrive on the highest deck of the biggest ship, where they land with a flap and a rustle, their fins spread like the pages of any book... Scarcely admitting of belief, one had impaled itself, such was the force of its flight, in the mainmast of the Red Rover."
La clé du passage (p. 406) se trouve trois pages plus tôt: Eastman, de nuit, a nagé au péril de sa vie et épinglé son journal anti-opiumiste dans le mat du Red Rover - vaisseau amiral du plus grand marchand d'opium qui, précisément, est en train de découvrir (comme nous), en lisant son journal, la valeur "métaphorique" du poisson volant... Comme dirait Mac Luhan, "the massage is the message..."

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people asked extraordinary things in terrible circumstances and delivering (10)." Personnage en devenir, protégé par son innocence des épreuves qui en terrassent de plus unidimensionnellement robustes, c'est lui qui jette entre les mondes les ponts les plus solides; il domine les autres et n'apprend-on pas - en feuilletant le Who's Who dont s'est inspiré l'auteur - qu'Eastman n'a pas réellement existé et que Mo l'a tiré d'une côte de Chase...

Et pourtant c'est Eastman qui a le dernier mot. Curieuse fin, d'ailleurs, pour un livre qui donne l'impression de s'arrêter plutôt que de conclure: Elliott est limogé, des amis très chers sont morts, le Lin Tin Bulletin a vécu, Eastman et Chase restent seuls dans un monde au crépuscule, Hongkong est livré à l'opium. Dans la dernière scène pourtant, les deux amis, du Haut des collines, ont comme la révélation de la face cachée de la ville (IP 647):

'... this anchorage greatly resembles in its curious shape that of Macao.'
'Gracious, Walter! That was what was preying on my mind, without my realising it at all. Your eye is remarkable, truly so, and you are right - it is a double anchorage.'
They stare at the peninsula with renewed interest. (11)

Chantier mal parti, Hongkong n'est pas un chantier maudit s'il tient la promesse de la nature d'unir le Yin de Macao et le Yang de Canton. Cela relativise l'échec qui désespère Chase :

How will it end, though, Walter? This unequal contest, dragged out though it has been, cannot endure for ever; surely nor can a vile and wicked trade which even its conductors confess is to a degree odious and immoral.

Dans la réponse d'Eastman, Chase entendra la triste voix du fatalisme, alors qu'un témoin plus attentif y percevra la petite musique, aux accords orientaux infiniment subtils, du non attachement:

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10. PULLINGER, Kate. OP. cit., p.6.
11. Peut-être est-ce le moment de s'interroger sur le titre de l'ouvrage lui-même: An Insular Possession. L'interprétation la plus immédiate est évidemment politique, et se rapporte à Hong Kong, péninsule convoitée par les opiumistes; le Canton Monitor ne demande-t-il pas, p.132, "the taking of some Insular Position along the southern coast of China"? Pourtant, même avec une majuscule, "Position" n'est pas "Possession". Parallèlement l'Appendice II, évoque ainsi l'isolement du créateur moderne :

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Oh, it shan't go on for ever, don't you know, old friend... Some Convention, or Congress, or Pact, or Treaty of Nonsuch or Somewhere will cap it all - end it for those of you who like their wars ended smart and clean, But it won't end anything in a true sense, old friend. Can't... The only end, Gid, is death. (IP 650)

Arrêtons-nous un instant sur ces mots de la fin, qui ne sont pas des mots de fin. Comme nous, Chase veut se persuader que tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir - mais c'est une idée fragile, fragilisante, qui dépend en définitive des puissances de ce monde, des coups de dé de dieux douteux; Eastman au contraire inverse la perspective, affirmant que tant qu'il y a de l'espoir il y a de la vie et identifiant cette "Insular Possession" comme notre Empire du Milieu le plus individuel. Sa profession de foi, d'un prosaïsme trompeur, termine le livre sans un anti-climax qui mêle le meilleur d'un Voltaire ou d'un Montaigne à l'intuition du Bouddha, refusant de dévoiler l'éternité à ses disciples et leur offrant la réponse muette d'une fleur simplement levée dans le soleil :

At this moment, Gid, I know I am immortal, I know the hot sun on my knee, the smell of smoke in my nostrils, the refulgent sparkle of the sea below. Be content with a knowledge of that. (IP 651)

Le reste, nous l'avons compris, est silence.

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"Perhaps the essential truths may only be possessed in utter contrivance... a realm where taste and knowledge are the private possession of the craft... make our modern painter insular." (IP 667) Au lecteur de trouver son chemin entre deux approches du réel - l'Histoire et le Vécu - pour rapprocher ce que le livre n'accomplit jamais, laissant aux maîtres penseurs l'illusion que cette "Insular Possession" est autre chose qu'une Terre Promise...

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RÉFÉRENCES

Analyses de The Monkey King :

BROCKWAY, James. "Timothy MO, a true novelist." Books & Bookmen, Vol.24, no2, novembre 1978. 50-51.
HOPE, Mary. Spectator, vol. 241, no 7827, 8 juillet 1978, 26.
LARSON, Charles. World Literature Today, vol. 53, no4, automne 1979. 626.
NEYE, Michael. 'The Hong Kong Beat." Times Literary Supplement, no 3979, 7 juillet 1978. 757.

Analyses de Sour Sweet :

CONSTANTIDINI, Philip. "Monosodium Glutamnate." Books and Bookmen, no 322, juillet 1982, 18-19.
DAVIES, Hunter. "Making the Chinese scrutable." Sunday Times, 23 novembre 1983. 8.
GORRA, Michael. Hudson Review, vol.38, no4, hiver 1986. 670-672.
HEBERT, Hugh. "Families which prey together." Guardian, 22 juin 1983. 11.
LEWIS, Peter,"Hong Kong Lndon." Times Literary Supplement, no 4127, 7 mai l982. 502.
ROTHFORK, John. "Confucianism in T.M,'s Sour Sweet." Journal of Commonwealth Literature, vol.24, no1, 1989. 49-64.
YARDLEY, Jonathan. "Dinner at the Chinese Restaurant," Washington Post, 31 mars 1985. 3, 8.

Analyses de An Insular Possession :

ACKROYD, Peter. "New Voice of our old Empire." The Times, 8 mai 1986, 15.
ENRIGHT, D,J. "Capturing the China trade." Times Literary Supplement, 9 mai 1986, 498.
LEE, Hermione. "Saga of the Opium Wars." Observer, 11 mai 1986, 24.
MARTIN, Brian. "The Clash of Empires." Spectator, vol.256 no 8235, 10 mai 1986. 36-7.
SCOTT, Rivers. "Eastern Eyes." Listener, vol. 115, no 2959, 8 mai 1986, 25.
WILCE, Gillian. "Slow Boat." New Statesman, vol 111, no 2876, 9 mai 1986. 27.

Analyses de The Redundancy of Courage :

Je me bornerai à citer deux interviews sur le dernier livre de Mo :

KELLAWAY, Kate. "Bang and whoosh, crack and thump," an interview with Timothy Mo". The Observer, 14 avril 1991. 62.
PULLINGER, Kate. "Creating a hero of our times." The Sunday Times, 14 avril 1991 . 6.

 (réf.  Etudes Britanniques Contemporaines n° 1. Montpellier: Presses universitaires de Montpellier, 1992)