(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)
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Down and Out in Paris and London de George Orwell : un sujet narrant-narré entre deux villes
Bernard Gensane (FORELL-CERER, Université de Poitiers)
Que mijote un auteur quand il nous glisse qu'il décrit une scène alors qu'il vient de la décrire? (1) Il peut faire fonctionner le suspens d'incrédulité; il peut, dès la première page de son texte, brouiller les cartes pour signifier au lecteur qu'il aurait tort de prendre les vessies de la fiction pour les lanternes du réel (ou l'inverse) (2), il peut décider que, comme Fielding ou Richardson avant lui, il va traiter l'instance narrative à sa guise pour le grand profit de son image d'auteur dans le texte et, accessoirement, pour s'affirmer comme le virtuose de l'écriture qu'il aimerait être dès que possible. Down and Out in Paris and London n'est pas le coup d'essai du jeune écrivain Orwell qui a déjà noirci des milliers de pages d'esquisses multiples et variées. Mais il s'agit d'un de ses premiers textes, longuement et péniblement travaillé, refusé par plusieurs éditeurs, un travail fascinant échappant à toutes catégories génériques, la voix d'un homme entre deux villes, d'un sujet-narrant et narré qui se constitue en créant et représentant les lieux de son récit. (3) Mais cette authentification d'un réel ne se fait pas sans mal, sans charge et surcharge. __________
1. Down and Out in Paris and London, Harmondsworth: Penguin Books,
1978 (1933), p. 5.
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Les disputes et les cris des enfants, les odeurs des poubelles ne sont pas simplement constitutifs de l'"atmosphère" de la rue, ils la produisent comme un spectacle donnant l'impression de se produire par lui-même (5). Le lecteur, bourgeois comme Orwell, fait donc face à une scène où de marquants effets de distanciation interdisent une appréhension pourtant facile du réel. L'hôtel où séjourne le narrateur au début du livre est aussi "avenant" que son enseigne ("Les Trois Moineaux"), mais il est "délabré" et envahi de cancrelats affamés. Ses clients sont aussi étrangers que bizarres ("eccentric"), des voyageurs sans bagages, "fantastiquement" (le mot est lâché) pauvres, réunis et singularisés par le seul et magique pouvoir d'un observateur "neutre", patient et bienveillant, donnant l'impression de ne pas procéder de la faune décrite ou, en tout cas, se gardant bien d'expliquer les raisons de sa présence en cet univers. La rue ressemble à un "ravin" encaissé et lépreux, mais elle est peuplée de boutiquiers ordinaires et respectables. "Except myself, R. was the only Englishman in the quarter" (8). Si l'Anglais en question, alcoolique mais issu d'un bon milieu, fait penser à tous les Anglo-Saxons en échappée éthylique, en baguenaude bohémienne ou "artistique", attirés dans les années trente par les conditions de subsistance dorées qu'offrait aux étrangers une France en crise et à la monnaie faiblarde, qui est donc ce "myself" dont une image finira par se dessiner très progressivement, en creux, par rapport aux autres actants, aux circonstances et aux nécessités du récit? Ce moi n'existe que dans sa présence aux autres, qu'en tant que témoin. Un témoin impérieux, sûr des traits qu'il décoche, mais incapable, à ce qu'il proclame, de faire le départ entre la relation - disons - journalistique, et la fiction qui intègre, qui organise: "I am trying to describe the people in our quarter, not for the mere curiosity, but because they are all part of the story" (9). Il serait "amusant" ("fun") d'écrire la biographie de ces pauvres hères, "si on en avait le temps" (9). Oui mais voilà: Orwell, par ailleurs surmené par des travaux intellectuels et manuels qui l'épuisent, n'a que le temps de raconter une "story". Et cette histoire, comme toutes les histoires, commence par un pieux mensonge: "I had my first contact with poverty in this slum" (9). C'est faux. Outre le fait que le mot "slum" est exagéré pour décrire les rues populaires du centre de Paris de l'époque, Orwell a fréquenté les bas-quartiers de Londres avant ceux de la capitale française, pour ne pas parler de la misère de masse, mais banale, côtoyée pendant cinq ans en Birmanie. Mais il convient que le narrateur neutre, incolore, indifférencié des premières pages de Down and Out n'ait pas connu le dénuement pour nous faire lire le récit comme un exemple de littérature brute, une uvre d'art qui ne se proclame pas comme telle. Partager la pauvreté est une leçon de choses, la "trame d'une expérience" dans la vie, mais surtout dans l'écriture d'un texte. "J'essaie de donner un aperçu de ce à quoi ressemblait le décor", prévient Orwell (9) qui cherche constamment la bonne distance entre l'ethnologie et l'esthétique, le reportage et la
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fabulation, entre lui et d'autres personnages qui (nous le verrons) se narrent, et un auteur qui, en régie, délègue à une instance narrative à jamais indéfinissable et instable le rôle d'organiser le jeu de l'existence et de la lecture. Autrement dit, Orwell cherche à transmettre la réalité en direct, un vivant idéal, et il feint de mettre entre parenthèses la fabrication de l'uvre, le dur chemin qui mène de l'expérience au langage et à l'écriture. Il livre ce qu'il a vu, mais ne relie pas sa pratique d'écrivain à son vécu d'homme. Écartant toute mise en perspective au moment précis où il dit donner au lecteur "some idea of what was like there", il relate par le biais d'une conscience close. Ainsi, lorsqu'il brosse (parce qu'il le "doit": "I must say") un historique de la vie et de la chute de Boris, l'émigré russe qui lui vient en aide au début du livre, le narrateur découpe un destin en tranches, comme si la vie était une succession de ruptures sans cause, un déterminisme sans dynamique interne ni continuum, ou encore le reflet pur et simple d'un récit peu modalisé, presque sans queue ni tête:
Au début du deuxième chapitre (9), le point de vue fluctue de ligne en ligne, comme si le narrateur hésitait à s'impliquer, ne savait pas d'où observer et relater une séquence de vie offerte sous la forme d'un travelling typique du cinéma de l'époque. L'animation dans le café est structurée, bornée par les modalisations suivantes: "Life in the quarter", "Our bistro for instance", "Half the hotel", "I wish", "One could find", "One heard", "As a sample I give". Cette profusion de focalisations est compliquée par l'utilisation de différents temps (présent, parfait, conditionnel), si bien que l'auteur est constamment au bord d'une prise en charge directe du texte mais ne succombe jamais aux affres de ses responsabilités. Il ne choisit pas: le récit dans ses nécessités tranche pour lui: "One heard queer conversations in the bistro. As an example I give you Charlie, one of the local curiosities." De même qu'il n'est pas besoin de dire qu'on raconte pour raconter, il est superflu de dire au lecteur qu'on lui donne un personnage pour le lui donner. Surtout quand on l'appâte avec des "queer" et des "curiosities". Suit la description d'un être pittoresque, manière de portrait convexe, tout en gauloiseries, du Français insignifiant tel que se le représentent les Anglais, une
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description où le parfait alterne avec le présent, un registre sobre avec des effets appuyés. Mais quatre pages hautes en couleur s'achèvent en airbag usagé: "He was a curious specimen, Charlie. I describe him, just to show what diverse characters could be found flourishing in the Coq d'Or quarter" (14). Tant d'efforts pour un "just" et des "diverse characters" que le lecteur est censé imaginer. C'est qu'ici comme ailleurs nous sommes dans un espace qui se moque des conventions de l'esthétique réaliste. Dans l'entre-deux orwellien, dans "l'origine en partage" de sa création (4), il y a en permanence une strate ou un sas d'ironie. Et donc une écriture qui feint d'hésiter entre une représentation forte et objective du réel (et Zola est posé comme inégalable: "I wish I could be Zola for a little while just to describe that dinner hour", 58), et le regard personnel, souriant, bienveillant et - l'avenir l'attestera - terriblement moral d'un créateur qui, par delà pièges et stratagèmes de toutes sortes, inventera un style aussi "transparent qu'une vitre" (5). Non seulement Orwell masque le lieu d'où il parle, mais en outre il voile sa voix pour estomper son identité. Il est souvent difficile de déterminer qui parle dans Down and Out, comme, par exemple, dans ces lignes:
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4. Allusion au titre de l'essai de Daniel Sibony, Entre-deux ; l'origine
en partage. Paris: Le Seuil, 1991.
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Orwell se forge un maniérisme d'écriture et de pensée: la polysémie du "you", si bien qu'on ne sait s'il rapporte un fait extérieur à sa personne ou s'il parle par expérience, à lui-même ou aux autres. On peut en effet douter qu'il ait été "toute sa vie" tenaillé par la crainte de sombrer dans la pauvreté, même si son arbre généalogique donnait la preuve de la lente paupérisation du groupe social auquel il appartenait par son père (la bourgeoisie coloniale). Nous savons grâce à ses biographes que la pauvreté ne fut pas une obsession de l'adolescence d'Orwell, que s'il eut parfois faim à Paris, que s'il s'épuisa dans les cuisines d'hôtels, il pouvait toujours se reposer chez sa tante Nellie, résidente dans la capitale, et dont il tait l'existence dans son livre (7). Dans l'économie générale du texte, cet oubli se justifiait : le personnage narrant-narré devant être nu au monde, unique sujet et objet de l'expérience et de sa relation littéraire. Cela dit, et concernant le lieu dont parle Orwell, il convient d'observer que le point de vue du je est franchement "middle-class" et victorien: l'indigence est éprouvée corporellement, mais surtout de manière métaphysique. L'ennui tourmente avant la faim: "When you are approaching poverty, you make one discovery which outweighs some of the others. You discover boredom and mean complications and the beginnings of hunger, but you also discover the great redeeming figure of poverty: the fact that it annihilates the future" (15). L'ennui, la faim, la rédemption. Faut-il invoquer le jeune squelette de Baudelaire pour, quand on est agnostique comme l'était Orwell (8), parler de spiritualité pour conjurer la détresse? Mais le narrateur ne s'attarde guère du côté du Pilgrim's Progress. "Middle-class", la perspective est également très "margarine and slices", en prise directe avec les angoisses quotidiennes des sous-prolétaires: "Three francs will feed you till tomorrow, and you cannot think further than that" (19). Mais la détresse se dérobe à l'observateur qui, de par sa position de visiteur - même impliqué - concède ne pouvoir appréhender que la périphérie ("suburbs") de la pauvreté (18), comme si le noyau dur de ce monde échappait à toute exploration réelle (189). Cela dit, pour un lecteur lucide, même contemporain d'Orwell, il est quasiment impossible que le je narrant-narré soit aussi misérable que les personnages décrits, et ce même avant qu'il ne révèle être un ancien d'Eton. Le ton qu'utilise ce je n'est jamais classless, et encore moins populaire: il trahit les origines bourgeoises d'un voyageur en terra incognita qui découvre, alors qu'évidemment le tube londonien n'avait pas de secret pour lui, que "one does __________
7. Outre Crick, on se reportera à Michael Shelden, George Orwell,
the Authorized Biography, London: Heineman, 1991. Anti-conformiste, la
tante d'Orwell était la compagne d'un militant espérantiste,
Eugène Adam, qui avait participé à la Révolution
d'Octobre à Pétrograd en 1917.
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literally have to fight on the Paris Metro at six in the morning" (80). Ce je est un Passe-Partout qui devance l'auteur et le lecteur au travers du monde de la vache enragée. Pour mieux connaître l'univers étrange du sous-prolétariat parisien, et pour dire son étrangeté, le personnage s'approche d'individus eux-mêmes très singuliers, pour ne pas dire romanesques. C'est, par exemple, le cas de Boris grâce à qui le narrateur va se narrer en tant qu'acteur. En sa compagnie, il se retrouve à l'Hôtel X ("a queer sort of place"), un lieu dont le mystère va forcer à la description métaphorique et induire des comportements incohérents et des réflexions mal fondées: l'Hôtel X est un bâtiment colossal mais, pour rejoindre l'office, on s'y engage par un escalier en spirale et un étroit corridor. Il y règne une chaleur étouffante et de rares ampoules éclairent des dédales de couloirs ressemblant aux ponts inférieurs des paquebots. Les fourneaux de cuisine évoquent le sourd vrombissement de machines de navire, et on passe devant des portes qui laissent échapper tantôt des bordées d'injures, tantôt des lueurs rougeoyantes, tantôt des courants d'air glacé. On s'y fait apostropher par des "Sauve-toi, idiot!" en français dans le texte, tandis que l'expression libre par écrit se résume à une inscription a priori incongrue (9) : "Sooner will you find a cloudless sky in winter than a woman at the Hotel X who has her maidenhead" (50). Il faudra beaucoup de temps au narrateur pour percevoir, dans cet "antre de fous", l'ordre derrière le chaos; en fait, le temps de l'écriture. Pour lors, le protagoniste évolue dans un entre-deux entre les classes sociales réduit à un espace minimum: l'arrière-cuisine repoussante n'est séparée de la salle à manger d'une blancheur immaculée que par une double porte battante (59-60). Ou encore la distinction réside-t-elle simplement dans les moustaches que seuls de __________ 9. Quoique le protagoniste n'évoque jamais sa fin intime, son regard sur la vie sexuelle de ceux qu'il côtoie est celui d'un observateur amusé et grivois, qui ne fait qu'observer un monde étonnament chaste ou, en tout cas, au bord de l'acte sexuel : "If [ the worker] goes afield it is only a few streets away, on a trip with some servant-girl who sits on his knees swallowing oysters and beer" (81). Mais Paris est aussi une ville d' "extraordinary public love-making," d'échanges amoureux sans entraves (9), monde de touchante impudicité où les femmes "épuisent" les hommes physiquement et pécuniairement (10). La capitale est une où l'on reprend en coeur La Madelon qui "aime tout le régiment," où l'on boit du Malaga et où les travailleurs de force se repaissent d'énormes saucisses (9). Une grosse paysanne lourdaude chante "il a perdu ses pantalons tout en dansant le Charleston," une jeune vierge corse s'aventure dans une danse du ventre en serrant les cuisses (82). Charlie, l'un des héros du livre, pince les tétons des femmes en déclamant de la poésie et en tenant un verre d'absinthe de sa main libre, tandis que l'Espagnol Manuel agite son cornet à dés contre le ventre des dames pour faire mousser la chance (83). Un Arabe brandit un phallus en bois de la taille d'un rouleau à pâtisserie tout en dansant avec une fille du quartier (85). Les femmes sont assaillies par des mains qui fourragent, et elles s'esquivent pour éviter le pire. Les soirées se diluent dans les chansons et les verres de vin d'Algérie coupés d'eau. De vieux couples vendent sous le manteau des cartes postales représentant ... les Châteaux de la Loire (7). La prostitution elle-même est banalisée par le discours fanfaron et bouffonnant des clients (10-14).
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tout le personnel les cuisiniers se sont arrogé le droit de porter en vertu de la coutume et non de la raison (62). Suit alors une longue description des garçons de restaurant, des cuisiniers, des plongeurs. Orwell n'exhibe aucune fiche de paye comme il le fera quatre ans plus tard dans The Road to Wigan Pier, son essai sur la crise dans le Nord industriel, des pages qui le marqueront à gauche, quoique de bien originale manière (10). Ce qui l'intéresse, c'est la comédie humaine qui se joue devant ses yeux. Observer un serveur dans une salle de restaurant est un spectacle instructif: ce ne sont pas le labeur ou l'exploitation qui transfigurent le travailleur, mais le rôle qu'il tient à jouer sur la scène du monde. Dès qu'il franchit le seuil de la salle à manger, le waiter se métamorphose: ses épaules se redressent et la crasse accumulée disparaît en un instant (61). Les garçons sont gens serviles et ne méritent guère qu'on s'apitoie sur leur sort (69). Le point de vue est alors moral, et le narrateur éprouve en cet instant précis quelques difficultés à se démarquer du personnel de l'hôtel. L'après-midi, nous dit-il, je dormais ou j'allais au bistro, comme "la plupart" des employés. Car à la fin d'une matinée de travail, "on" était trop paresseux pour faire autre chose. Parfois "une demi-douzaine de plongeurs" se rendaient dans un bordel infâme, et "ils" nous racontaient leurs expériences en rigolant (80). À force de distance et par manque d'ancrage, le narrateur finit par s'installer dans la doxa de l'autre. Le plongeur "is hardly conscious of the exterior world. His Paris has shrunk to the hotel, the Metro, a few bistros and his bed. . . . Nothing is quite real to him but the boulot, drinks and sleep" (81). La condition humaine se réduit à ce qu'en dit l'autre de manière stéréotypée. Le narrateur ne parvient à s'intégrer que par la boisson, mais il se relate comme étranger, barré de la société par le bruit confus que produit le groupe (82). Les vapeurs d'alcool aidant, les acteurs de la scène, s'ils prennent substance, s'ils cessent d'être des écorces vides, offrent des comportements, des réflexes déroutants. L'humanité des bistros s'avère désarticulée, déglinguée. Ainsi Furex, communiste à jeun mais xénophobe après quatre ou cinq litres de bière (83-4), ou encore Charlie qui ne livre sa vérité que sobre, mais dans des épanchements histrioniques à la Frédéric Lemaître: "Silence, messieurs et dames - silence, I implore you!" (86). Pour véhiculer l'incongru, Orwell réalise une triple mise à distance de ce qui va être raconté: ce n'est pas le narrateur qui narre une expérience, mais un personnage utilisant son propre discours, discours partiellement rapporté à l'aide d'idiomes étrangers aux lecteurs. __________ 10. Londres: Gollancz, 1937. Après une première partie effectivement consacrée à la condition des mineurs du Lancashire et du Yorkshire frappés par le chômage, Orwell décline dans ce livre son sentiment de culpabilité dû à son appartenance à la bourgeoisie coloniale, et il s'en prend, de manière vigoureuse sinon parfois injuste, à ce qu'il considère comme les faux socialistes, "Bolchos de salon" et autres végétariens efféminés. Voir Bernard Gensane, "Ecriture et transgression chez George Orwell," Annales du GERB, Université Bordeaux 3, 1989.
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Tout se brouille. Le narrateur cesse d'être fiable. Dans le chapitre 20, le protagoniste raconte son emploi dans une auberge. Le récit donne l'impression d'une longue activité, d'un personnage esclave coupé du monde extérieur. En fait, le travail n'aura duré que deux semaines (100). Mais ce travail abrutissant fait perdre le sens des valeurs. La fatigue rend neurasthénique, pusillanime, grossier. Le narrateur se surprend à traiter une collègue de "vieille pute" (100). Mais, évidemment, que croire réellement? D'autant que non content de ne pas être digne de confiance lorsqu'il décrit ce qu'il voit, le narrateur abuse également le lecteur lorsqu'il évoque les ressorts humains de son récit. Alors qu'il taisait l'existence de sa tante Nellie, il invente un dénommé "B" qui lui écrit pour l'informer de l'existence d'un boulot de garderie d'enfant anormal. Or ce "B" n'existe pas (Crick 121) (11), même s'il lui donne cinq livres pour payer son voyage de retour en Angleterre (103). À partir de là, que penser des pages réflexives de la fin de la partie du livre consacrée à Paris? Elles s'ouvrent sur une prudence rhétorique troublante: "For what they are worth, I want to give my opinions about the life of a Paris plongeur" (103). Il faut dire qu'on ne lui demandait rien, car la description suffisait amplement. Orwell doute-t-il de son talent de rapporteur, de conteur ? Un autre discours, un autre registre sont-ils nécessaires pour expliquer la "social significance of a plongeur's life"? N'avait-on pas compris que ces travailleurs de force étaient des "slaves of the modern world", que leur labeur était "servile and without art" qu'ils étaient "trapped by a routine which makes thought impossible" ? (104) Le ton devient alors celui d'un prédicateur auctoriel: "Is a plongeur's work really necessary to civilization? . . . He may be only supplying a luxury which, very often, is not a luxury" (104). Orwell mondialise sa démonstration: "Take an Indian rickshaw puller. . . . There is no real need for rickshaws -; they only exist because Orientals consider it vulgar to walk. . . . For, after all, where is the real need of big hotels and smart restaurants?" (105) Le narrateur nous peint de la sorte un monde gouverné par un horloger un peu fou obligeant telle créature à accomplir telle tâche. Son discours est celui d'un humaniste qui tente de "dépasser la cause économique immédiate" (106) et qui se cantonne à un réformisme du possible. Nous sommes gouvernés par des Caton délirants qui obligent les esclaves à travailler quelle que soit la nécessité du travail (106). Balayons les tyrans, les millionnaires qui jouent à paraître, et regrettons que les gens "intelligents et cultivés", dont on peut penser qu'ils ressemblent au protagoniste et qu'ils devraient ressembler aux lecteurs, ne fréquentent pas les indigents (107). Grâce aux cinq livres du dénommé "B", le narrateur s'en retourne chez lui, en Angleterre. La deuxième partie du livre, consacrée à Londres, s'ouvre sur une mise à distance idéologique et stylistique: "I travelled to England third class . . . , which is the __________ 11. Ce "B" était vraisemblablement sa soeur aînée ou sa mère.
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cheapest and not the worst way of crossing the Channel. . . . I find this entry in my diary" (112). Le jeu des intermédiaires continue donc: la troisième classe du bateau, la narration d'après une prise de notes, et la rencontre de jeunes mariés roumains posant quantité de questions à un narrateur qui leur répond par de pieux mensonges sur l'Angleterre "paradisiaque" qu'ils s'apprêtent à découvrir. Ces deux jeunes étrangers lui servent à renaître à l'Angleterre, pour la parer, dans un premier temps, de toutes sortes de vertus, vertus qui découlent en fait de sa vision bourgeoise des choses: "There are indeed many good things in England that make you glad to get home; bathrooms, armchairs, mint sauce, new potatoes properly cooked . . ." (113). Mais le retour à l'ordre vrai des choses est différé. Le protagoniste décline l'emploi inintéressant que lui offre le décidément serviable "B", et il se retrouve à la rue avec moins de vingt shillings en poches. La visite forcée chez un prêteur sur gages va permettre une nouvelle métamorphose. Il échange ses habits contre des hardes et quelque argent. Il décrit ses nouveaux atours, ceux qui vont désormais lui servir de passeport dans le monde des chemineaux du sud-est de l'Angleterre, comme non seulement "sales et informes", mais comme foncièrement inélégants, dotés d'une "patine" de crasse. Avant cela, Orwell était passé de la partie parisienne à la partie londonienne en évoluant de l'état de plongeur à celui de "tramp". Rien n'obligeant le bourgeois Orwell à devenir un clochard, le sujet narrant se transforme alors en véritable personnage de roman: "By the morning I had made my plans. . . . If I was going to live a month on thirty shillings, I must have bad clothes - indeed, the worse the better" (114). Mais le plus édifiant dans cette métamorphose, c'est que vingt-cinq ans avant 1984, Big Brother le regarde: il craint d'être arrêté pour délit de faciès, mais surtout, il entre dans un monde décalé, son psychisme se clivant. La prise de conscience de ce phénomène est traduite de manière très "littéraire": "An hour later, in Lambeth, I saw a hang-dog man, obviously a tramp, coming towards me, and when I looked again it was myself, reflected in a shop window" (115). Évidemment, la misère distingue parmi ses victimes. La dénégation du social est une chimère. Jamais à Paris le protagoniste n'avait éprouvé de sentiment de déchéance ("degradation"), malgré des conditions particulièrement dures de vie et d'exploitation dans le travail. Mais parce qu'il se déguise, parce que le travestissement révèle, renforce, sa différence, il se voit transplanté dans un autre monde, et il prend tout bêtement conscience de l'altérité de ce monde. Dans la partie londonienne, les "tramps" parlent tramp ("Want a kip, That'll be a 'og, guv'nor", 116), alors que les prolétaires français usaient d'un langage presque académique ("C'était splendide, mon p'tit, mais magnifique", 69). Il y aurait donc, apparemment, moins de filtres, moins de rhétorique dans la réécriture de l'expérience londonienne. D'autant que tout semble advenir au sujet narrant de manière plus soudaine,
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les circonstances choisissant pour lui: "When I got into the bed, I found that . . ." (116), "Till meeting the old-age pensioners, I had never realized . . ." (119). En tant que protagoniste, le narrateur s'inclut parmi les autres ("Naked and shivering, we lined up in the passage", 131), mais bien qu'il observe de l'extérieur ("The scene in the bathroom was extraordinarily repulsive", 129), il subit au même titre que les autres ("He answered simply, 'Shut your b mouth and get on with yer bath!' ", 129). Après Boris, le narrateur trouve en Paddy un intermédiaire londonien, représentatif de la misère anglaise (il s'agit en fait d'un Irlandais), et dont il brosse un portrait typé et contrasté. Il s'agit d'un être dont l'humanité a été ravagée par la malnutrition et non le vice (avertissement au lecteur bourgeois), mais qui a tout fait pour préserver des apparences: il a conservé un veston sport en tweed et un pantalon de smoking portant encore un galon de soie, dernier vestige d'une respectabilité enfuie depuis belle lurette (133). Pourtant sa démarche traînante, ses épaules voûtées composent une silhouette foncièrement méprisable, "abject", ce qualificatif résumant à lui seul la condition de paria du compagnon de route du protagoniste. D'emblée, la voix narrative juge, prend ses distances. Elle explique à quelle vitesse Paddy est tombé dans la misère, à quel point sa déchéance lui fait honte, et comment par la "bassesse" et un "caractère de chacal" il se démarque et se défend des autres (136). Ce personnage protège le sujet narré des agressions extérieures et permet au sujet narrant distance et réflexions. C'est bien, par exemple, un observateur auctoriel dans un discours narratoriel qui se souvient de telle ou telle inscription sur les murs des abris de l'Armée du Salut: "As a specimen of these notices, here is one that I copied word for word: Any person found gambling or playing cards will be expelled and will not be admitted under any circumstances" (138). C'est une fois ces distances prises que l'auteur va mettre au jour l'origine socioculturelle de son protagoniste: la page 141 nous révèle enfin que le sujet du récit est "an old public schoolboy". Et Orwell a l'habileté d'impliquer très fortement le lecteur dans cette révélation car c'est un autre étonien, à moitié saoul, mais au langage châtié qui, au milieu d'une horrible odeur d'urine, découvre l'origine bourgeoise du je avant d'entonner une veille barcarolle d'Eton (142). Et ce personnage, à l'inverse d'Orwell qui essaie tant bien que mal de se mettre au même niveau que les miséreux, juge, comme le feraient peut-être les lecteurs, la cloche de très haut: " 'Low types', said the old Etonian, 'very low types. Funny sort of place for you and me.' " (142) Le texte s'est donc progressivement appliqué à persuader le lecteur de la différence entre le je et les autres personnages, tout en le convainquant de sa ressemblance à ce je. La partie londonienne du livre est à la fois plus lugubre et plus didactique que la première, mais avec de nombreuses précautions rhétoriques. Le sujet insiste fréquemment sur son
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ignorance, ses préjugés, les scories de son éducation bourgeoise. L'incompétence du je est donnée pour plus authentique que dans la moitié parisienne du récit. Il n'y a évidemment aucune raison objective pour qu'elle le soit mais, en Angleterre, le sujet et les lecteurs sont responsables, sinon coupables. Tous doivent donc être motivés par un devoir d'apprendre. Ce que fait le narrateur, de plus en plus fiable, usant d'observations objectives, de statistiques, alors que la partie parisienne avait fait la part belle à l'humour, l'émotion, la dérision. Cela dit, pour brouiller une dernière fois les cartes, pour rendre la lecture de son texte à jamais problématique, Orwell confesse dans le dernier bref chapitre de Down and Out son ignorance du monde qu'il vient de décrire. Un narrateur non fiable ("I was told", "I had news") laissant au lecteur le soin d'apprécier la "triviality" de cette histoire (189). Down and Out in Paris and London est la première uvre où Orwell se teste consciemment en tant qu'écrivain (12). Il engage un double de lui-même jouant à fond le jeu de la fiction, annonçant la fiction pour ce qu'elle est. Afin de démultiplier sa voix, il fait raconter aux personnages secondaires du livre, à Charlie en particulier, des histoires. Comme tous les enfants, comme tous les lecteurs et comme tous les Orwell, Charlie a besoin de raconter car les histoires - qu'elles soient différentes ou éternellement identiques, permettent aux humains de créer ou de reconstruire un monde d'ordre et de sens. Raconter, c'est découvrir le pourquoi de la vie. De même qu'il prescrivit qu'on ne lui consacrât jamais de biographie parce que cela aurait diminué son image (prescription heureusement transgressée ), Orwell n'a jamais voulu écrire de récit biographique, chronologique et totalisant. Il avait sûrement compris que le récit biographique est référentiel quant au pacte de lecture (lire c'est croire), et romanesque dans ses procédés (tout récit étant par essence une construction imaginaire). Dans son livre, Orwell se pose alors certainement la question de savoir s'il ne vaut pas mieux jouer franchement de cette dualité, c'est-à-dire en l'utilisant à dessein comme procédé de connaissance de soi en tant qu'individu et créateur, plutôt que d'en pâtir et, soit de tomber dans le convenu, soit d'éveiller le soupçon du lecteur. Orwell s'avère original - après Maupassant et quelques autres, dans Down and Out, dans la mesure où, normalement, une histoire fictive n'est pas prise en charge par un personnage mais procède de l'intrigue. En faisant raconter des histoires à quelques-uns de ses personnages, il s'en éloigne puisqu'il les pare de fiction, et il délègue au lecteur la prise en charge du contrat référentiel qu'il fait semblant d'abandonner. __________ 12. Ce qui serait, vingt ans plus tard, la démarche du Nouveau Roman : "Désormais, c'est le roman lui-même qui se pense, se met en cause et se juge, non par l'intermédiaire de personnages se livrant à d'oiseux commentaires, mais par la réflexion constante, au niveau du récit et de l'écriture, de chaque élément sur soi-même : gestes, objets, situations" (Robbe-Grillet, Alain, Pour un nouveau roman, Paris: Gallimard, 1963, p. 8).
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En confiant la parole à des personnages "en direct", en leur faisant dire ce qu'il ne dit pas lui-même, il laisse entendre que ses contradictions de bourgeois égaré ne sont pas des désaccords (au sens musical du terme) personnels mais le produit des contradictions du champ idéologique que, globalement, il ne conteste pas. Le résultat est que le lecteur ne s'aperçoit pas de l'évolution du protagoniste puisque le vécu est conditionné ou produit par une succession de scènes ou d'histoires qui adviennent, et qui constituent son expérience indépendamment de sa volonté et de son choix. Alors qu'Orwell, comme tout écrivain, écrit rétrospectivement, il produit, avec Down and Out, un récit vécu, donnant l'impression d'être rapporté ou élaboré en direct, dans la mesure ou le je narratoriel s'efface au profit du je actoriel. Le texte, les histoires de Charlie et des autres sont crédibles, il n'y a en apparence aucun filtre, aucune médiation, entre le vécu et le dit. Charlie, le compagnon parisien, raconte trois histoires (13). De fait, il raconte une première, puis une seconde, puis une troisième histoire, comme si aucun récit fictif n'était capable - et c'est bien le cas pour les petits enfants qui fatiguent leurs parents avec des "encore" interminables, de saturer l'imaginaire. Et comme dans les contes de Maupassant (dont Orwell était un lecteur friand), ces histoires charpentent le récit, le mettent en abyme, et permettent à l'auteur ce que la vie ne permet pas: des reprises, des modulations, un jeu. Ces histoires sont la preuve que, pour Orwell, il est impossible de raconter le monde référentiel car l'écriture le détruit, car aucun narrateur ne saurait être vraiment fiable. Le fait est qu'au fil du livre l'écrivain se rend compte que l'écriture est une gageure. La première histoire surprend par la rupture de ton qu'elle provoque dès la page 10. Il s'agit de la relation mélodramatique d'un viol commis par Charlie sur la personne d'une innocente fille de la campagne dans un bordel en sous-sol. Il faut lire cette histoire comme un pur exercice littéraire. Ce lamentable épisode des bas-fonds est raconté d'en-haut, d'un ton condescendant par un personnage qui se place de lui-même au niveau du lecteur, postulant sa connivence. Le narrateur sert littéralement d'entremetteur en livrant au lecteur celui à qui sera livrée l'innocente victime: "I give you Charlie, one of the local curiosities, talking." De même qu'il n'est pas besoin de dire que l'on décrit pour décrire, il est superflu de dire que l'on donne pour donner. Mais ce faisant, Orwell s'assume comme le manipulateur de ses personnages tout en faisant croire que ses créations peuvent lui échapper. Ainsi, faire s'exprimer (partiellement) Charlie en français et en italiques le désagrège du récit en anglais. Une lecture morale de ce viol fait penser à dipe Roi, fiction mythique où l'inceste et le tabou de l'inceste sont recevables en même temps comme naturels et culturels. Au moment du viol, Charlie éprouve l'émotion la plus pure qu'un humain puisse connaître, simultanément à de la langueur et de l'écurement. __________ 13. Je reprends ici certains éléments d'une précédente contribution : "Poétique du 'Je' chez Orwell : le cas de Down and Out in Paris and London," Les Années Trente, Université de Nantes, juin 1991.
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La deuxième histoire de Charlie commence plus banalement par: "Charlie told us a good story on Saturday night in the bistro. Try and picture him - drunk but sober enough to talk consecutively. He bangs on the zinc bar and yells for silence." Le registre histrionique est toujours de mise: " 'Silence, messieurs et dames - silence, I implore you!' " (86) On note que, habile effet de réel, la prise de parole est transcrite au présent. Bien sûr, Charlie s'adresse, par-delà les habitués du bistro, aux lecteurs en personne, de sorte que l'histoire n'est plus que prétexte derrière un procès énonciatif unissant le narrateur au narrataire. La dernière histoire de Charlie achève la partie parisienne de Down and Out. Elle est entièrement rédigée en discours rapporté par un sujet narrant qui insiste sur le fait que son récit est de seconde main: "Charlie told me", "Charlie was lying as usual, but it was a good story". L'histoire raconte (108-112) la mésaventure de deux individus voulant se procurer cinq kilos de cocaïne. Aussitôt qu'un vendeur leur a livré la marchandise, la police investit leur hôtel. Un voisin de palier, probable lecteur d'Edgar Poe, leur conseille de cacher la drogue dans un récipient de poudre de riz et de laisser ce conteneur bien en évidence. La police découvre l'objet du délit et, après analyse, constate qu'il s'agissait effectivement de poudre de riz. Les arroseurs sont donc arrosés. Le sujet narrant et donc le narrataire sont magnifiquement menés en bateau. Néanmoins, par un retournement plus inattendu que le premier et totalement superflu dans l'économie du récit, Charlie réintroduit une forte tension dans une histoire qui s'était dégonflée d'elle-même: "Three days later he [l'un des deux individus] had some kind of stroke, and in a fortnight he was dead, of a broken heart, Charlie said." Qu'apprend le protagoniste narrant de Down and Out grâce à cette fable? Que les faits sont trompeurs et que l'expression littéraire de la fiction est codée, rituelle. Il n'est pas anodin que la troisième histoire de Charlie survienne après un bref épisode ou tout dans la vie du narrateur est inversé: il n'a plus de problème d'argent, il a récupéré son costume du dimanche - et donc une partie de son identité - au Mont de Piété et il a enfin pu déguster une bière anglaise à l'auberge de Jehan Cottard où il est habituellement serveur. Il se trouve dans un entre-deux identitaire particulièrement jouissif: "It is a curious sensation, being a customer where you have been a slave's slave" (108). On observe en outre que le dernier récit de Charlie survient après la longue réflexion du chapitre 22 sur l'attitude de la bourgeoisie face à l'exploitation. La thèse morale d'Orwell est qu'un manque rédhibitoire de connaissance de l'autre est source de graves préjugés entre bourgeois et exploités, les rapports entre les classes antagonistes étant gouvernés par la peur, le mystère et la superstition. Mais pourquoi raconte-t-on des histoires ? En 1946, Orwell offre à une petite revue anglaise un texte bilan: "Why I Write" (14). Il expose dans ces pages ce qui importe au plus __________ 14. Repris dans The Collected Essays, Journalism and Letters (CEJL), tome I, p. 23 sq., Harmondsworth: Penguin, 1970.
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haut point chez lui: ses motivations, et il confesse un naïf souvenir d'enfance: "I had the lonely child's habit of making up stories and holding conversations with imaginary persons, and I think from the very start my literary ambitions were mixed up with the feeling of being isolated and undervalued." Chez celui que l'on peut considérer comme l'un des écrivains politiques les plus importants du siècle, la création ne fut donc pas la conséquence de la rébellion, mais plutôt du repli sur soi, d'un vide à combler. Mais qu'en est-il du sous-prolétariat de Down and Out ? Le seul pouvoir de ces malheureux est de se raconter des histoires, de les transformer, de les améliorer. Pierre Bourdieu aurait pu observer que le vécu de ces miséreux, le dire de leur quotidien n'étaient pas entre leurs mains, ces victimes ne parlant pas mais "étant parlées" (15). Les histoires permettent donc à Charlie et aux autres de produire un discours de consolation sur la misère, de raconter leur vie à leur avantage. Chaque histoire est une mise en abyme de l'existence: chaque événement se reflète, réfracté, dans une histoire. L'habileté d'Orwell - et ce qui montre qu'il se situe clairement du côté des victimes - est de ne pas plaquer un discours paternaliste sur cette fiction, mais, au contraire, de reprocher aux chemineaux et autres exploités, après leur avoir laissé exprimer leurs fantasmes, la manière dont les histoires les ancrent dans la soumission, la passivité, l'acceptation du statu quo. Raconter des histoires, c'est faire du sur-place social, accepter l'avilissement, commenter passivement le monde, admettre l'aliénation, se retourner perpétuellement sur soi. À ce défaitisme, cette tautologie idéologique, Orwell oppose l'humour du tramp anglais Bozo, peintre des trottoirs, lucide parce qu'intellectuellement autonome. Pour parler de Bozo et de l'exploitation en Angleterre, le sujet narrant-narré change le lieu de son discours: il cesse d'être un observateur "neutre", quoique sympathisant, et indique nettement le lieu culturel et sociétal d'où il parle. Il s'engage et engage les siens, la bourgeoisie. Il est un "gentleman" que son accent trahit. Il découvre un univers, des codes, des lois qu'aucun bourgeois n'avait remarqués avant lui: ainsi, il est tout bêtement impossible de s'assoir à Londres gratuitement (137). La partie londonienne est donc plus "politique" que la partie parisienne dans la mesure où Orwell ne se contente pas de raconter: il se donne comme apprenant, il enquête, il évalue, il compare, il oppose. Mais à l'heure de la synthèse, que d'hésitations! À Paris, l'exploitation était le résultat de la folie des hommes. À quoi pouvaient bien servir des hôtels de luxe, se demandait la voix auctorielle en s'appuyant sur le bon sens de "gens intelligents et cultivés" (107). À Londres, les tramps marchent au nom d'une logique atroce : "There happens to be a law compelling to do so" (178). Mais chez Orwell, le positiviste moralisant n'est jamais loin: de lui-même, pense-t-il, un Anglais moyen ne choisirait pas de devenir un parasite car pour lui la pauvreté est un péché (179). __________ 15. "La paysannerie, une classe, un objet," Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 17/18, nov. 1977.
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Ce qui fait la richesse, mais aussi l'ambiguïté de Down and Out, est que dans une uvre censée révéler, la forme compte plus que le fond, et la compréhension de ce qu'implique l'acte d'écrire importe davantage que la connaissance d'une société (16). Orwell part du principe que montrer c'est cacher parce que cela signifie choisir, éliminer. La première ligne de Down and Out, apparemment banale ("The Rue du Coq d'Or, Paris, seven in the Morning.") atteste en fait qu'Orwell admet que, de toute éternité, le réel préexiste à l'acte esthétique. Mais la deuxième ligne du livre ("A succession of furious, choking yells from the street.") est la reconnaissance que l'écriture de la fiction "crée sa réalité à elle, dans laquelle la réalité de la connaissance et de l'acte se révèle positivement admise et transformée" (17). Orwell comprend qu'écrire signifie communiquer, dire quelque chose à quelqu'un, donc trouver une voix à lancer d'un lieu précis, ce lieu n'étant en fin de compte que lui-même, ou, plus exactement, l'image qu'il va construire de lui-même, en toute conscience (18). Cela dit, Down and Out, malgré d'immenses qualités auxquelles ces pages ne rendent guère justice, présente une déficience qui témoigne des hésitations idéologiques de l'auteur, d'un souhait de rupture latent mais non accompli. Il change en effet d'optique en cours de route, il rompt l'harmonie du récit et son protagoniste termine en voix actorielle ("That was the end of my troubles") et auctorielle ("My story ends here", 188-9) sur un constat de semi-échec. Dans la partie parisienne, Orwell livrait au lecteur l'étonnement de son protagoniste en s'adonnant à quelques expériences littéraires. Dans la seconde partie, il s'est voulu plus objectif, mais aussi plus cassant, vis-à-vis des autres comme de lui-même, et son fameux style transparent, sa méthode de pensée contrastive, analogique commençèrent à poindre ("When one comes to think of it, tramps are a queer product and worth thinking over", 178). De même, c'est dans ces pages qu'il deviendra l'analyste aux évidences tranquilles qu'il sera toute sa vie ("A tramp tramps for the same reason as a car keeps to the left", 178). Ce tremblement qu'avait voulu et créé Orwell dès les deux premières lignes de Down and Out parce qu'il était la condition sine qua non d'une uvre littéraire, il finira peut-être par __________
16. C'est certainement la raison pour laquelle Henry Miller, ami d'Orwell
dans les années trente, et dont le moins qu'on puisse dire est que
l'engagement socio-politique ne fut pas le fort, considérait Down
and Out comme le meilleur livre d'Orwell.
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ne plus très bien le maîtriser, au point qu'il lui faudra livrer, à la dernière page du livre, un (et non "le") statut de l'uvre, une (et non "la") clé de lecture, et ce d'une manière faussement modeste : "I can only hope that it has been interesting in the same way as a travel diary is interesting" (189). Le lecteur aurait-il été abusé? Une ultime confession inciterait à le croire : "Some day I want to explore this world more thoroughly" (189). On avait cru à la nécessité, à la chute dans les bas-fonds de la société occidentale : il s'agissait de hasard et d'exploration. Après avoir exercé des fonctions de policier dans l'Empire colonial, Orwell avait choisi, pour devenir écrivain, d'explorer consciencieusement, minutieusement, la déchéance humaine, en s'impliquant jusqu'à ce que son identité, son intégrité soient mises en jeu. Il avait volontairement joué l'expérience de la dèche avant de se retrouver réellement sans le sou. Down and Out est donc autant le produit d'une expérience personnelle que d'expérimentations littéraires. Orwell pensait que pour devenir écrivain il lui fallait se forger une autre identité, une autre voix, un autre regard : "To get rid of class-distinctions you have got to start by understanding how one class appears when seen through the eyes of another." (19) Mais changer de peau est moins simple qu'il n'y paraît, même dans les limites d'une expérience littéraire:
Que dire alors de cette explication apportée dans la préface qu'il écrivit pour la version française de son livre : "All the characters described are intended more as representative types than as individuals" (21) ? Avait-il pressenti qu'une fois reconnue, son uvre littéraire serait d'abord lue selon un prisme politique, ou encore que, pour frapper les esprits, il lui fallait se présenter davantage comme un diseur que comme un ficteur ? De fait, si dans Down and Out, de nombreux personnages secondaires sonnent juste, certains personnages principaux semblent sortir d'une armée de réserve ou de situations toutes faites. Ainsi le viol (cité plus haut) auquel se livre Charlie, le "jeune homme de bonne famille," sur la personne d'une pauvre Bécassine, nous rappelle quantité de romans à quatre sous, et il détonne par rapport à d'autres situations décrites de manière plus réaliste (22). On observe d'ailleurs que, d'une manière générale, de __________
19. The Road to Wigan Pier, Harmondsworth, Penguin Books, 1962, p.
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nombreux personnages ne sont pas effectivement issus du prolétariat français, mais qu'ils sont des bourgeois déchus ou des figures aussi excentriques qu'inattendues (émigrés russes, Anglais éthyliques etc.). Toute l'uvre fictive et journalistique d'Orwell dans les années trente est d'ailleurs traversée par cette grande peur: "Respectable poverty is always the worst" (23). Nous sommes loin des hôtels d'un Emmanuel Bove, pourtant contemporains (24). Nous dirons en conclusion qu'Orwell avait choisi, vers l'âge de trente ans de se retrouver aux côtés des miséreux, mais sans pour autant se lancer dans l'expérience mystique d'une Simone Weil, ni même celle, plus prosaïque quoique redoutable, d'un Günther Walraff (25). Il est peu de livres aussi courts où le point de vue du protagoniste soit aussi changeant: observateur bienveillant, puis compréhensif, décrivant la vie comme une suite de saynettes; acteur impliqué finissant par subir la misère; analyste implacable des injustices d'une situation socio-économique. En régie, le point de vue de l'auteur évolue lui aussi considérablement: les commentaires de la fin de la première partie sont moins tranquilles que les observations détachées du début du livre. Les analyses de la seconde partie doivent plus à l'école naturaliste qu'à la Comédie humaine, sans parler de la comedia dell'arte. Orwell fait davantage appel à Zola qu'à Dickens. Au fil des pages, ses opinions sont de plus en plus argumentées, l'auteur ressentant, par delà le souci de témoigner, la nécessité d'enseigner une vérité aux siens, les lecteurs de la middle class. Enfin, il explore la zone où les uvres et la société s'interpénètrent, et il prend conscience de la dynamique interne des textes, de la spécificité de l'interaction du langage et de l'imaginaire, de l'instabilité des discours littéraires quand ils sont "mis à l'essai" (26). ___________
23. The Road to Wigan Pier, op. cit., p. 131.
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(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)