(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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To the Lighthouse : nature et mélancolie

Barbara Lambert (Université de Versailles-Saint Quentin-en-Yvelines)

Autour de la modernité (1) de To the Lighthouse (2) et de son auteur, un large consensus s'est fait (3). Moderne, le texte l'est à bien des égards qui, tant au niveau du discours que du récit, porte la trace visible des efforts de Virginia Woolf pour sortir de schémas narratifs conventionnels qui ne parviennent pas à traduire une réalité nouvelle.

Je voudrais ici considérer l'inscription dans le roman d'un aspect précis de la modernité qui n'a peut-être pas reçu toute l'attention qu'il méritait, je veux parler de la corruption de la souveraineté naturelle opérée par la civilisation du vingtième siècle. Car il n'est pas indifférent que To the Lighthouse naisse en 1927, à un moment charnière où l'espoir et les attentes charriés par un siècle de progrès techniques et scientifiques, de réformes, de bouleversements

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1. Je préfère le terme de "modernité" à celui de "modernisme," plus restreint, qui, comme l'a montré Jean-Michel Rabaté, renvoie à l'idée de "mouvement limité dans le temps et l'espace," "La tradition du neuf : introduction au modernisme anglo-saxon" in Cahiers du MNAM n° 19-20, juin 1987, p. 94. Pour une analyse de la distinction à faire entre "modernisme" et "modernité," voir Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Lagrasse : Verdier, 1988, p. 65.
2. Woolf, Virginia, To The Lighthouse, London : Penguin Books, 1992 (1927).
3. Les arguments avancés par Pamela L. Caughie quant à la postmodernité de l'oeuvre romanesque woolfienne sont également très convaincants - Caughie, Virginia Woolf and Postmodernism. Literature in Quest and Question of Itself, Urbana and Chicago : University of Illinois Press, 1991, et Hebert, Ann Marie, "A Modernist Aberration : Reading Woolf in the Context of Postmodernism" in Virginia Woolf Miscellanies. Proceedings of the First Annual Conference on Virginia Woolf, ed. Mark Hussey and Vara Neverow-Turk, New York : Pace University Press, 1992, p. 10-19. Les lectures moderne et post-moderne ne me paraissent pas incompatibles. La démarche qui conduit Virginia Woolf à réinvestir l'élégie grecque antique est "moderne" en ce sens qu'elle rend manifeste la foi de l'auteur en la possibilité de dire le réel. En revanche, le mode de réinvestissement de l'élégie adopté par Woolf, parce qu'il aboutit, comme j'essaierai de le montrer, à un échec, est susceptible de rapprochements avec une conception post-moderne de l'écriture.

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idéologiques, font place à l'amertume et à la désillusion causées par la Grande Guerre. La guerre a achevé un processus engagé dans le courant du dix-neuvième siècle : la terre, déjà meurtrie par les rails et les villes de la Révolution Industrielle, s'est couverte du sang des hommes. La conception d'une nature première, bienveillante, en qui les Anciens reconnaissaient une puissance d'essence divine, meurt, qui cède le pas à la vision d'une nature cruelle et "agressive" (4). Le spectacle d'une nature défigurée et viciée n'est pas sans incidence sur l'activité créatrice de l'époque. Souillée, la nature ne joue plus comme soutien ni comme modèle. Elle se dérobe, privant l'artiste du seul outil qui lui avait jusqu'ici donné prise sur le réel. Le réel devient indicible, pire, il se refuse à toute espèce de saisie.

Woolf ne s'avoue pas vaincue qui, comme Joyce ou T. S. Eliot, va puiser à la source de l'Antiquité la matière susceptible de régénérer un langage devenu caduc. Une "élégie", telle est la définition que l'auteur donne de l'œuvre à laquelle elle travaille en juin 1925 et qui paraîtra deux ans plus tard sous le titre que nous lui connaissons (5). Il est remarquable que Woolf ait, pour ranimer la flamme d'un langage défunt, fait précisément le choix d'une forme par laquelle les Grecs célébraient la mémoire de leurs morts.

L'élégie n'est pas un tombeau littéraire. En célébrant la mémoire du défunt, elle autorise l'affirmation de la continuité des vivants et des morts et permet de briser l'anéantissement du sujet qui s'absorbe et se consume dans l'objet de sa perte. L'élégie est un remède contre la mélancolie, elle est un remède contre l'incapacité de l'endeuillé à se défaire de l'emprise du défunt. De la mélancolie de l'endeuillé à la mélancolie de l'artiste moderne "habité" par cette chose indicible que Lacan désigne sous le terme de "réel" (6), il n'y a qu'un pas. Si Virginia Woolf s'intéresse tant à l'élégie, c'est que celle-ci doit lui permettre d'affirmer la continuité entre un langage qui, hier, savait dire le monde et celui dont il faut désormais repenser le principe. La démarche qui conduit Woolf à réinvestir l'élégie grecque antique est on ne peut plus "moderne" : elle marque sa croyance en la possibilité de substituer le plein au fragment, le stable à l'éphémère.

L'organisation de l'élégie en trois parties distinctes inspirées du rituel funéraire grec est conçue de manière à permettre le retournement de la douleur de l'endeuillé en consolation. Dans un premier temps, la plainte inarticulée de l'endeuillé - le goos - et la

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4. " ... nature seemed an aggression against the self, and the self seemed to be able to discover only defacement, despair and defeat," Bradbury, Malcolm, The Modern World. Ten Modern Writers, London : Penguin Books, 1989 (1988), p. 18.
5. "I have an idea that I will invent a new name for my books to supplant "novel." A new - by Virginia Woolf. But what? Elegy?", The Diary of Virginia Woolf, III, ed. Anne Olivier Bell, London : Penguin Books, 1987 (1980), 27 June 1925, p. 34.
6. Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre I, Paris : Seuil, 1975, p. 297-8.

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plainte policée de la muse - le thrênos - se répondent, disant toutes deux la douleur de l'absence laissée par le défunt. La muse interpelle la nature qui, en signe de deuil, porte les stigmates de la mort du défunt. La nature répond au poète par l'envoi d'une procession de nymphes qui transmettent à l'homme le message de sa beauté immuable et opèrent la consolation finale. Apaisé, l'endeuillé remercie le poète par un don.

La consolation, on le voit, procède de l'intervention divine de la nature qui, parce qu'elle offre à l'endeuillé le spectacle d'une vie éternelle, l'incite à reprendre sa place dans le monde des vivants. Si, comme l'a voulu son auteur, To the Lighthouse est une élégie, le roman n'en demeure pas moins une œuvre moderne qui doit porter la trace de la corruption de la souveraineté naturelle apparue avec la guerre. Comme tel, il paraît irréductible à l'élégie antique qui postule la souveraineté de la nature comme condition nécessaire et suffisante à l'opération de la consolation. La confrontation de la représentation de la nature et de l'inscription de l'élégie dans To the Lighthouse doit permettre de déterminer si le roman est une élégie antique ou une élégie moderne et, partant, s'il appelle la consolation ou exprime la mélancolie d'un écrivain ne parvenant pas à faire le deuil d'une réalité qui le hante.

La berceuse et le roulement de tambour

Au premier abord, To the Lighthouse donne à voir une nature ambivalente, à la fois belle et éternelle, indifférente et cruelle. L'ambivalence de la nature transparaît dans le bruit des vagues qui laisse entendre à Mrs Ramsay tantôt une berceuse, douce et rassurante, tantôt un roulement de tambour, aux accents implacables et terrifiants :

. . . the monotonous fall of the waves on the beach, which for the most part beat a measured and soothing tattoo to her thoughts and seemed consolingly to repeat over and over again as she sat with the children the words of some cradle song, murmured by nature, 'I am guarding you - I am your support', but at other times suddenly and unexpectedly, especially when her mind raised itself slightly from the task actually in hand, had no such kindly meaning, but like a ghostly roll of drums remorselessly beat the measure of life, made one think of the destruction of the island and its engulfment in the sea, and warned her whose day had slipped past in one quick doing after another that it was all ephemeral as a rainbow - this sound which had been obscured and concealed under the other sounds suddenly thundered hollow in her ears and made her look up with an impulse of terror. (20)

Si la beauté de la nature est évoquée par endroits - "Oh, how beautiful!", s'exclame Mrs Ramsay au spectacle de la baie (17) -, elle ne fait jamais l'objet de longs

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développements. Plus qu'à sa beauté, c'est à l'immuabilité de la nature que l'auteur s'attache. Cela transparaît nettement dans cet extrait où les deux tonalités que font entendre les vagues rendent tangible ce qui sépare indéfectiblement la nature et l'homme et fonde du même coup la supériorité naturelle : son caractère permanent. La mélodie consolatrice des vagues immortelles ("the monotonous fall of the waves on the beach . . . seemed consolingly to repeat over and over again . . . the words of some cradle song, murmured by nature, 'I am guarding you - I am your support' ") ne peut couvrir le battement éphémère de la vie humaine que prolonge l'image de la destruction de l'île et de son engloutissement dans la mer ("a ghostly roll of drums remorselessly beat the measure of life, made one think of the destruction of the island and its engulfment in the sea").

Permanente, immuable, la nature est source de paix et de réconfort. Il est significatif que Mrs Ramsay, pour dérober au regard de ses enfants l'image de la mort symbolisée par le crâne accroché au mur de leur chambre, fasse apparaître un paysage naturel. La nature, parce qu'elle offre le spectacle d'une vie sans cesse renouvelée, est seule susceptible d'apaiser les angoisses nocturnes de Cam et de James, qui ne tardent pas à s'endormir (124-125).

La nature agit aussi comme un miroir qui ne réfléchit que plus durement l'incapacité de l'homme à s'extraire de l'ordre du temps. Dans ses méditations sur les "progrès de la civilisation" (40), Mr Ramsay est bien forcé d'admettre que la durée de vie d'un être aussi exceptionnel que Shakespeare n'est rien en comparaison de celle d'une simple pierre (41). Les pérégrinations au rythme desquelles il conduit ses réflexions le ramènent toujours vers cette haie (39, 49, 71) d'où il observe le lent ensevelissement de l'île dont l'image était apparue à Mrs Ramsay parallèlement au roulement de tambour qu'elle avait perçu à travers les vagues. Toujours, l'érosion de la terre lui renvoie l'image d'une humanité que l'ignorance voue à la mort et à l'oubli : "It was his power, his gift . . . to stand on his little ledge facing the dark of human ignorance, how we know nothing and the sea eats away the ground we stand on . . ." (50).

Ignorant, l'homme l'est toujours et ce, en dépit des avancées technologiques qui font croire aux "progrès" de la civilisation. Le progrès s'est ménagé un passage à travers le roman qui porte la trace d'innovations récentes comme le réfrigérateur (7), la moissonneuse (15) et la tondeuse (7, 19-21), le téléphone (34), le baromètre (37), la radiographie (99) ou le télescope (149, 152), ainsi que celle des nouveaux moyens de locomotion - train (34, 38-39, 107, 141, 210), métro (49, 80, 99), bateau à vapeur (83, 122, 141, 198, 204, 214) ou voiture (189) - dont l'homme s'est doté.

Virginia Woolf avait par rapport au progrès une attitude ambivalente. Dans son Journal, elle notait en date du 28 mai 1931 :

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At Monks House we had electric fire, & the Frigidaire is - today of course - working. When the electric light fused, we could hardly tolerate Aladdin lamps, so soon is the soul corrupted by comfort. Yesterday men were in the house all day boring holes for electric fires. What more comfort can we acquire? And, though the moralists say, when one has a thing one at once finds it hollow, I dont at all agree. I enjoy my luxuries at every turn, & think them wholly good for what I am pleased to call the soul. (7)

Si la femme apprécie les commodités du "confort moderne", l'écrivain ne peut s'empêcher de considérer les effets "corrupteurs" du progrès. Les éléments qui, dans To the Lighthouse, lui sont associés sont connotés négativement. Ils ne fonctionnent pas, telle la voiture des Railey qui, ironie du sort, tombe en panne (189). Ils sont associés à un péril imaginaire et virtuel : je pense à cet incendie que Lily Briscoe se plaît à mettre en scène dans le métro ou à l'instinct destructeur de Charles Tansley que Lily voit apparaître aussi clairement que sur une radio (99). Ils sont associés à un danger réel et à la mort, comme cette moissonneuse qui mutile, "fauche" (8) le bras du colleur d'affiches que Mrs Ramsay et Charles Tansley croisent au cours de leur promenade (15).

Inopérant, dangereux et mortifère, le progrès n'est ici perçu qu'à travers les bouleversements qu'il engendre. L'évocation de la moissonneuse est particulièrement intéressante. Elle montre comment les efforts de l'homme pour améliorer sa condition se retournent contre lui. Elle rappelle les images de la tondeuse et du râteau que Mrs Ramsay cherche dans le "catalogue of the Army and Navy Stores" dans lequel elle ne trouve finalement que l'image d'un couteau figurant symboliquement la rupture de l'homme et de la nature (19-21).

Si le progrès est représenté de manière négative, c'est parce que l'introduction de la technique dans le rapport de l'homme à la nature crée un processus de mise à distance qui aboutit à une perception altérée de la souveraineté naturelle. Il est significatif que les efforts de Mrs Ramsay pour inciter son mari à "regarder les fleurs du jardin" se soldent par un échec : "At that moment, he said, 'Very fine', to please her, and pretended to admire the flowers. But she knew quite well that he did not admire them, or even realise that they were there. It was only to please her" (78).

Comme Mr Ramsay, l'homme a abîmé dans sa croyance aveugle au progrès de la civilisation le pouvoir de contemplation de la nature qui, seul, le garantit contre le désespoir lié à sa condition mortelle. Plus l'homme progresse - ou croit progresser -, plus son lien

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7. The Diary of Virginia Woolf, edited by Anne Olivier Bell, London : Penguin Books, 1983 (1982), p. 27-28. Thursday 28 May 1931.
8. On identifiera sans peine cette moissonnneuse à une faux des temps modernes.

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avec la nature se distend. La fracture qui se creuse entre l'homme et la nature, si elle était consommée, marquerait la condamnation de l'homme à l'éphémère et au fragmentaire. Car l'ordre humain, régi par le temps, n'a pas trouvé dans le progrès le moyen de se défaire de son emprise. Les créations de l'homme sont, comme lui, vouées à ne durer qu'un temps. Par la fenêtre du train, le voyageur, toujours, aperçoit le paysage. Défilent une ferme, un arbre, un groupe de maisons (38), un étang à la tombée du soir : ". . . like a pool at evening, far distant, seen from a train window, vanishing so quickly that the pool, pale in the evening, is scarcely robbed of its solitude, though once seen" (141).

Toujours, la vision est fugace. Elle marque le contraste entre la civilisation qui passe ("vanishing so quickly") et la nature qui demeure ("scarcely robbed of its solitude, though once seen"). Cette vision est à la dimension de la vie humaine, brève. Le voyageur le sait, qui absorbe le spectacle du dehors avec d'autant plus d'avidité : ". . . as a traveller, even though he is half asleep, knows, looking out of the train window, that he must look now, for he will never see that town, or that mule-cart, or that woman at work in the fields, again" (210).

L'homme, en rivalisant avec la nature, ne nuit qu'à lui-même. En se convertissant à la loi du progrès, il se coupe de son plus sûr moyen d'approcher le durable et le permanent.

À la corruption opérée par le progrès s'ajoutent les souillures de la guerre. L'étude des différentes versions de "Time Passes" réalisée par James M. Haule montre comment l'écrivain s'est efforcé de gommer les traces de la Première guerre mondiale qui, à l'origine, occupait une place beaucoup plus importante que celle qui lui est faite dans la version qui nous est parvenue (9). Comme James M. Haule, l'on peut voir dans le travail d'effacement de ce motif la marque de la volonté de Virginia Woolf de tirer l'écriture vers l'universel et l'atemporel. Dans "Time Passes" et "The Lighthouse", la guerre apparaît de manière allusive et indirecte - souvent au moyen d'une parenthèse - comme si l'auteur voulait effectivement en atténuer la présence, ou plus exactement, comme si elle voulait la fondre dans le corps du texte. Lorsqu'elle est évoquée, la guerre est associée à une mort physique - mort d'Andrew (145), flétrissement de Lily Briscoe (174) -, à la mort spirituelle portée par les prêches de Charles Tansley (213), à la mort de la maison abandonnée par les Ramsay (147-149) et à la publication des poèmes de Carmichael : "Mr Carmichael brought out a volume of poems that spring, which had an unexpected success. The war, people said, had revived their interest in poetry" (146).

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9. Haule,  James M., "To the Lighthouse and the Great War. The Evidence of Virginia Woolf's Revisions of "Time Passes'," in Virginia Woolf and War.Fiction, Reality and Myth, Mark Hussey ed., New York : Syracuse University Press, 1991, p. 164-179.

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La mise en relation de la guerre, de la mort et de l'écriture est éclairante dans la mesure où elle permet de souligner que Virginia Woolf ne s'intéresse pas à la Première guerre mondiale en tant que telle, mais en tant que marqueur d'une civilisation mortifère. Elle montre d'autre part comment l'activité créatrice et la sensibilité à l'art se nourrissent en quelque sorte de l'expérience de la mort. Elle fait également apparaître un lien de causalité entre le pouvoir corrupteur de la civilisation qui ébranle l'ordre naturel et les changements qui s'opèrent dans la sphère artistique.

Quand il considère la guerre, l'auteur s'attache moins en effet à son impact sur l'homme qu'à ses répercussions sur la nature. L'annonce de la mort d'Andrew est faite de telle sorte qu'elle semble avoir une incidence directe sur la perception de la souveraineté naturelle :

(A shell exploded. Twenty or thirty young men were blown up in France, among them Andrew Ramsay, whose death, mercifully, was instantaneous.)
At that season those who had gone down to pace the beach and ask the sea and sky what message they reported or what vision they affirmed had to consider among the usual tokens of divine bounty - the sunset on the sea, the pallor of dawn, the moon rising, fishing-boats against the moon, and children pelting each other with handfuls of grass, something out of harmony with this jocundity, this serenity. There was the silent apparition of an ashen-coloured ship for instance, come, gone; there was a purplish stain upon the bland surface of the sea as if something had boiled and bled, invisibly, beneath. (145-146)

Dans l'espace circonscrit qu'elle accorde à la disparition d'Andrew, l'auteur juge utile de préciser, comme pour en diminuer l'effet, que la mort a été "instantanée". Selon le même principe, l'image du corps meurtri du soldat, sitôt aperçue ("blown up"), s'efface, pour ne reparaître qu'à "la surface de la mer" ("there was a purplish stain upon the bland surface of the sea as if something had boiled and bled"). Ainsi, plutôt qu'à montrer la dépouille mortelle d'Andrew, l'écrivain s'est attaché à représenter le "cadavre" de la mer, souillée par le sang de la guerre.

Cette souillure est la marque du chaos que l'homme a introduit dans l'ordre naturel qui, vidé de son essence, ne lui renvoie plus que l'image de sa propre mortalité. "Poor little world", soupire Mr Ramsay en regardant le jardin (78), comme si, déparé de l'immuabilité naturelle, celui-ci ne reflétait plus que le désordre à l'œuvre dans la civilisation. Le divorce de l'homme et de la nature est consommé. La nature ne peut plus dès lors être perçue autrement que comme hostile et cruelle.

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"Time Passes" nous donne à voir l'œuvre inexorable de la nature dans la maison désertée par les Ramsay le temps de la guerre. L'homme absent, la nature fait son nid dans la maison qui finit par céder sous les assauts d'une faune et d'une flore proliférantes :

The saucepan had rusted and the mat decayed. Toads had nosed their way in. Idly, aimlessly, the swaying shawl swung to and fro. A thistle thrust itself between the tiles in the larder. The swallows nested in the drawing-room; the floor was strewn with straw; the plaster fell in shovelfuls; rafters were laid bare; rats carried off this and that to gnaw behind the wainscots. Tortoise-shell butterflies burst from the chrysalis and pattered their life out on the window-pane. Poppies sowed themselves among the dahlias; the lawn waved with long grass; giant artichokes towered among roses; a fringed carnation flowered among the cabbages; while the gentle tapping of a weed at the window had become, on winters' nights, a drumming from sturdy trees and thorned briars which made the whole room green in summer.
What power could now prevent the fertility, the insensibility of nature? (150)

Pour marquer l'envahissement de la maison par la nature, Woolf évoque la transformation du gazon en une mer d'herbes folles qui ondulent ("the lawn waved with long grass") et viennent marteler le carreau des coups de tambour que Mrs Ramsay avait perçus à travers le bruit des vagues. Le moment tant redouté par Mrs Ramsay est venu : l'île, pire, la maison, menace d'être engloutie par les vagues à travers lesquelles Mrs McNab se fraie un chemin, tel un "poisson tropical" (145). La mélodie rassurante de la berceuse s'est éteinte ("the gentle tapping of a weed at the window had become . . . a drumming"), et avec elle l'image d'une nature bienveillante. "Fertile", la nature l'est trop; elle l'est au point de paraître "insensible" au sort de l'homme.

C'est sur cette vision de la nature que se referme le roman puisque, quelque trois pages avant l'arrivée au phare des Ramsay et la vision de Lily Briscoe, le bruit des vagues n'a plus le caractère double et ambivalent du début : "One could hear the slap of the water and the patter of falling drops and a kind of hushing and hissing sound from the waves rolling and gambolling and slapping the rocks as if they were wild creatures who were perfectly free and tossed and tumbled and sported like this for ever" (223-224).

Le chant de la mer a changé : la berceuse s'est tue, qui a fait place au silence ("hushing"). Ce silence est un silence de mort qui ne rend que plus strident le sifflement des vagues ("hissing") transformées en "créatures sauvages?" libres, elles, de la contrainte du temps ("as if they were wild creatures who were perfectly free and tossed and tumbled and sported like this for ever"). Éternelles, les vagues jubilent, elles se rient du sort fait à

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l'homme. La perception de la souveraineté naturelle s'est obscurcie. La valeur positive attachée à l'immuabilité de la nature a cédé sous le poids de la conscience de la condition mortelle de l'homme. La berceuse est morte sous les coups de tambour au rythme desquels marchent les soldats. Ce changement de perception est la marque d'un dérèglement à l'œuvre dans l'ordre naturel. Il est la marque des effets corrupteurs de la civilisation. Il est le signe que la nature ne peut plus jouer son rôle de guide et de soutien auprès de l'artiste condamné à la représentation de l'éphémère et du fragmentaire.

L'artiste moderne est en deuil. Son deuil commande la célébration d'une élégie à la mémoire d'un langage défunt qui doit lui permettre d'affirmer sa capacité à en forger un susceptible de traduire la réalité moderne. L'élégie, pourtant, ne peut opérer pleinement : l'altération de la perception de la souveraineté naturelle remet en cause le fonctionnement de l'économie élégiaque, elle remet en cause le principe de consolation qui lui préside et dont il convient de tracer les nouveaux contours.

Une élégie moderne

To the Lighthouse n'est pas une élégie au sens classique du terme dans la mesure où le roman, car il s'agit d'un roman, est une œuvre en prose qui, même si le poétique ne cesse d'y affleurer, n'est pas écrit en héxamètres et pentamètres alternés. Il n'en porte pas moins la trace des éléments constitutifs de l'élégie : les jeux sonores et jeux d'échos y abondent, ainsi que les allusions et citations caractéristiques du genre. Les emprunts à la mythologie sont notables, qui ne se limitent pas aux parallèles posés entre Mrs Ramsay et Déméter (34) ou entre Carmichael et Neptune (225). Ils font apparaître des correspondances entre le roman et les Métamorphoses d'Ovide - je pense notamment à la métamorphose de Mrs Ramsay en un arbre (128) -, l'Odyssée d'Homère et le Prométhée enchaîné d'Eschyle. On peut en effet opérer un rapprochement entre le vertige que ressent Cam à la vue du rivage et celui d'Ulysse charmé par le chant des sirènes (185), ou encore entre l'image de la corde que Mr Ramsay passe autour de James (203) et les chaînes qui retiennent Prométhée à son rocher. Comme Prométhée, James semble condamné à endurer éternellement les coups de bec du vautour qu'est son père :

. . . it was not him, that old man reading, whom he wanted to kill, but it was the thing that descended on him . . . that fierce sudden black-winged harpy, with its talons and its beak all cold and hard, that struck and struck at you (he could feel the beak on his bare legs, where it had struck when he was a child) and then made off, and there he was again an old man, very sad, reading his book. (199-200)

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Les éléments constitutifs de l'élégie ne sont pas tout. Plus important est le deuil qui fonde et motive sa célébration, plus important encore le respect des trois moments fondamentaux autour desquels elle s'ordonne. Si la mort de Mrs Ramsay, de Prue et d'Andrew paraît commander la célébration d'une élégie à leur mémoire, elle ne doit pas nous masquer la mort du langage auquel il est nécessaire et urgent de restituer sa capacité à dire le réel. Je ne crois pas en effet que l'on doive ramener To the Lighthouse à une élégie à la mémoire de trois personnages, si proches soient-ils du vécu de l'auteur (10). Au reste, Virginia Woolf ne s'étend pas sur la disparition de Mrs Ramsay (140), de Prue (144) et d'Andrew (146). Comme mûe par une volonté de "désincarnation" et de mise à distance, elle substitue à la représentation de leurs corps morts l'image de la dépouille mortelle de la maison désertée, veillée par "les petits airs" :

. . . wearily, ghostlily as if [the little airs] had feather-light fingers and the light persistency of feathers, they would look, once, on the shut eyes and the loosely clasping fingers, and fold their garments wearily and disappear. And so, nosing, rubbing, they went to the window on the staircase, to the servants' bedrooms, to the boxes in the attics; descending, blanched the apples on the dining-room table, fumbled the petals of roses, tried the picture on the easel, brushed the mat and blew a little sand along the floor. At length, desisting, all ceased together; all gave off an aimless gust of lamentation to which some door in the kitchen replied; swung wide; admitted nothing; and slammed to. (138-139)

Les Grecs associaient la veillée funèbre au moment où l'âme se détache du corps du défunt. Par peur que celle-ci ne franchisse pas les portes d'Hadès et ne revienne les hanter sous forme de spectre, ils manifestaient très haut leur douleur de sorte à apaiser le défunt et à l'assurer que son souvenir resterait présent en leur mémoire. Les lamentations funèbres s'accompagnaient de cris, de déplacements rituels autour du corps et de gestes parfois extrêmement violents. L'élégie doit beaucoup à ces lamentations rituelles dont elle a conservé le principe d'écho : aux pleurs de la famille du défunt répondait le chant des pleureuses dont on avait pour l'occasion loué les services.

La veillée du corps de la maison est très différente d'une veillée traditionnelle dans la mesure où les "petits airs" ne s'attardent pas autour du cadavre et où leur lamentation trouve pour tout écho un claquement de porte qui se referme sur du vide. Le non-respect des conventions rituelles voue la maison à la corruption et à l'oubli. Le corps vieillissant et

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10. La tentation est grande en effet d'opérer un rapprochement entre les morts de Mrs Ramsay, de Prue et d'Andrew et celles de Julia Stephen, de Stella Duckworth et de Toby Stephen.

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pourrissant de la maison rongée par une nature luxuriante évoque un cadavre en cours de décomposition (137-138, 140-142, 144-145, 147-152). Contre "la corruption" et "l'oubli" (151), Mrs McNab lutte âprement qui, armée d'un balai et d'un seau, a entrepris de nettoyer la maison. Dans le rituel funéraire grec, le ménage précède la lamentation. Or, tandis qu'elle fait le ménage, Mrs McNab "chante". Son chant est un "chant funèbre" ("a dirge") qui dit son incapacité à faire sens à l'existence humaine en laquelle elle ne trouve que désordre et souffrance :

As she lurched . . . and leered . . . , as she clutched the banisters and hauled herself upstairs and rolled from room to room, she sang. Rubbing the glass of the long looking-glass and leering sideways at her swinging figure a sound issued from her lips - something that had been gay twenty years before on the stage perhaps, had been hummed and danced to, but now, coming from the toothless, bonneted, caretaking woman, was robbed of meaning, was like the voice of witlessness, humour, persistency itself, trodden down but springing up again, so that as she lurched, dusting, wiping, she seemed to say how it was one long sorrow and trouble, how it was going up and going to bed again, and bringing things out and putting them away again. It was not easy or snug this world she had known for close on seventy years. Bowed down she was with weariness. How long, she asked, creaking and groaning on her knees under the bed, dusting the boards, how long shall it endure? but hobbled to her feet again, pulled herself up, and again with her sidelong leer which slipped and turned aside even from her own face, and her own sorrows, stood and gaped in the glass, aimlessly smiling, and began again the old amble and hobble, taking up mats, putting down china, looking sideways in the glass, as if, after all, she had her consolations, as if indeed there twined about her dirge some incorrigible hope. (142-143)

Inintelligible ("robbed of meaning") et inarticulé ("creaking and groaning"), ce chant rappelle le goos de l'endeuillé qui, dans l'élégie, alterne avec le thrênos de la muse. La plainte de Mrs McNab traduit le désespoir de l'endeuillé qui cherche pourtant à se raccrocher à la vie, mû par un "espoir incorrigible".

C'est aussi l'espoir qui conduit le "dormeur" à parcourir la plage à la recherche d'une "réponse aux doutes" (140) qui l'empêchent de trouver le sommeil. Ces doutes rappellent les questionnements de Mrs McNab; comme elle, le dormeur éveillé bute contre l'inanité de l'existence qu'il exprime, lui, en termes policés, sur le modèle du thrênos grec :

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. . . no image with semblance of serving and divine promptitude comes readily to hand bringing the night to order and making the world reflect the compass of the soul. The hand dwindles in his hand; the voice bellows in his ear. Almost it would appear that it is useless in such confusion to ask the night those questions as to what, and why, and wherefore, which tempt the sleeper from his bed to seek an answer. (140)

Le divorce de l'âme et du monde, telle est la question qui tourmente le dormeur et agite plus confusément Mrs McNab qui scrute le miroir "bouche bée". Cette préoccupation permet d'établir un lien entre la femme de ménage, le dormeur et l'artiste moderne qui, privé de l'appui de la nature, est condamné à contempler la fracture qui sépare son monde intérieur du monde extérieur, le sujet de l'objet. Virginia Woolf semble elle-même souligner la nécessité de relier l'élégie célébrée par Mrs McNab et le dormeur à la mort du langage. Juste avant que ne commence le chant alterné de la femme de ménage et du dormeur, une voix s'élève en effet qui, mettant en relation le chaos à l'œuvre dans l'ordre naturel et l'incapacité de l'artiste à réunir en un tout plein et ordonné les fragments épars de sa vision, évoque la douleur de l'écrivain endeuillé :

But alas, divine goodness, twitching the cord, draws the curtain; it does not please him; he covers his treasures in a drench of hail, and so breaks them, so confuses them that it seems impossible that their calm should ever return or that we should ever compose from their fragments a perfect whole or read in the littered pieces the clear words of truth. For our penitence deserves a glimpse only; our toil respite only. (139-140)

Ainsi, Mrs McNab et le dormeur vont-ils, chacun à sa manière, manifester sur le mode du goos-thrênos la douleur de l'écrivain en deuil d'un langage qui saurait réconcilier le sujet et l'objet. Aux craquements et grognements de Mrs McNab (143, 145, 149, 151) répondent les interrogations du dormeur "mystique" et "visionnaire" (140, 143, 144, 145-146, 154). L'espoir de la consolation s'amenuise tandis que la nature, sourde à la souffrance humaine, anéantit dans la maison les derniers vestiges de la présence des Ramsay et se refuse à donner au dormeur la réponse qu'il cherche sur la plage. Comme la muse de l'élégie classique, le dormeur interpelle la nature pour qu'elle lui vienne en aide :

Did nature supplement what man advanced? Did she complete what he began? With equal complacence she saw his misery, condoned his meanness, and acquiesced in his torture. That dream, then, of sharing, completing, finding in solitude on the beach an answer, was but a reflection in a mirror, and the mirror itself was but the surface

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glassiness which forms in quiescence when the nobler powers sleep beneath? Impatient, despairing yet loth to go (for beauty offers her lures, has her consolations), to pace the beach was impossible; contemplation was unendurable; the mirror was broken. (146)

Indifférente, la nature étale sa splendeur offrant un spectacle en complète disharmonie avec l'agonie de l'homme. "Le miroir est brisé" : ce que l'écrivain y contemple ne ressemble en rien à sa vision intérieure. Le moment est venu où doit s'opérer le retournement de la douleur en consolation, où la nature doit répondre au poète-dormeur. L'appel du poète a été entendu : comme dans l'élégie classique, la nature porte en signe de deuil les stigmates de la mort du défunt. Tout en elle reflète soudain le désordre qui secoue intérieurement l'écrivain endeuillé :

Listening (had there been any one to listen) from the upper rooms of the empty house only gigantic chaos streaked with lightning could have been heard tumbling and tossing, as the winds and waves disported themselves like the amorphous bulks of leviathans whose brows are pierced by no light of reason, and mounted on top of another, and lunged and plunged in the darkness or the daylight (for night and day ran shapelessly together) in idiot games, until it seemed as if the universe were battling and tumbling, in brute confusion and wanton lust aimlessly by itself. (146-147)

Comme le veut l'élégie, le catalogue des effets de la mort du défunt sur la nature est suivi de l'apparition d'une procession de Nymphes chargées de transmettre à l'homme le message divin. Telles des Néréides, les vagues portent jusqu'au rivage des "messages de paix" (154) qui procurent l'apaisement : la plage se vide, la maison se remplit, le dormeur éveillé et la femme de ménage ont été entendus. Les doutes qui attachaient le dormeur à la plage se sont éteints, les Ramsay, par leur retour, rendent hommage à la maison sauvée des "sables de l'oubli" (151).

La consolation, pourtant, n'opère pas complètement. La voix que font entendre les vagues émissaires, la "voix de la beauté du monde" (154), invite l'homme à se résigner à son sort : "Indeed the voice might resume, as the curtains of dark wrapped themselves over the house . . . why not accept this, be content with this, acquiesce and resign?" (155)

La teneur du message délivré par les vagues rend manifeste l'indifférence de la nature qui refuse à l'endeuillé le spectacle de son immuabilité. Ce n'est pas en effet la toute-puissance de la nature qui est révélée à l'homme, mais la splendeur d'une nuit souveraine en tenue de grand apparat (155). La nuit qui enveloppe, berce et endort la maisonnée n'offre

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qu'un repos éphémère qui meurt sitôt le jour reparu. Elle n'offre pas de consolation véritable, tout au plus un moment de répit. "For our penitence deserves a glimpse only; our toil respite only", disait la voix qui avait ordonné la célébration de l'élégie chantée par Mrs McNab et le dormeur (140). La consolation apportée par la nuit n'est pas capable de dissiper la mélancolie de l'endeuillé. L'image du réveil douloureux de Lily Briscoe est éloquente : "Lily Briscoe, stirring in her sleep clutched at her blankets as a faller clutches at the turf on the edge of a cliff. Her eyes opened wide. Here she was again, she thought, sitting bolt upright in bed. Awake" (155).

Il n'est pas indifférent que Woolf ait choisi le personnage de Lily Briscoe pour souligner l'absence de consolation et la nécessité de lutter toujours et encore pour trouver le repos. Le "repos", le stable et le permanent, c'est précisément ce que le peintre, prenant modèle sur Mrs Ramsay, cherche à saisir et à fixer sur sa toile :

Mrs Ramsay saying 'Life stand still here'; Mrs Ramsay making of the moment something permanent (as in another sphere Lily herself tried to make of the moment something permanent) - this was of the nature of a revelation. In the midst of chaos there was shape; this eternal passing and flowing . . . was stuck into stability. (176)

Le repos, c'est aussi ce que l'écrivain moderne cherche à recouvrer. L'échec de l'élégie célébrée par la femme de ménage et le dormeur marque bel et bien l'échec d'une élégie en la mémoire d'un langage défunt. Il est à cet égard significatif que Mrs McNab n'ait pu, avec l'aide de Mrs Bast, effacer les traces de la corruption qui a rongé les livres de la bibliothèque : "Flopped on chairs they contemplated now the magnificent conquest over taps and bath; now the more arduous, more partial triumph over the long rows of books, black as ravens once, now white-stained, breeding pale mushrooms and secreting furtive spiders" (152).

Ce "triomphe partiel" est à l'image de la consolation opérée par la nuit souveraine. L'écrivain et l'artiste modernes sont condamnés à répéter jour après jour leurs efforts, ils sont condamnés à des victoires éphémères.

C'est en véritable "moderne" que Lily Briscoe entreprend vaillamment d'achever un tableau auquel elle n'a pu donner corps. C'est en moderne, toujours, qu'elle aspire à substituer le plein au fragment et s'efforce de relier "deux masses" qui semblent irrésistiblement vouées à demeurer disjointes : "The question was of some relation between those masses. She had borne it in her mind all these years. It seemed as if the solution had come to her : she knew now what she wanted to do" (161).

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Comme l'écrivain, le peintre est "hanté" par le souvenir de son incapacité à atteindre la plénitude et l'unité. Comme lui, il va devoir sacrifier au rituel élégiaque qui doit lui permettre de réaliser ce que Mrs Ramsay accomplissait de son vivant. La réunion des deux masses qui composent le tableau de Lily exige du peintre qu'il fasse son propre travail de deuil. Pour célébrer la mémoire du pouvoir défunt de Mrs Ramsay, l'endeuillée s'adresse à un poète, Augustus Carmichael. Signe des temps, le goos de Lily est silencieux - "For how could one express in words these emotions of the body? express that emptiness there?" (194). Le poète ne l'entend pas. Lily réitère son appel :

For one moment she felt that if they both got up, here, now on the lawn, and demanded an explanation, why was it so short, why was it so inexplicable, said it with violence, as two fully equipped human beings from whom nothing should be hid might speak, then, beauty would roll itself up; the space would fill; those empty flourishes would form into shape; if they shouted loud enough Mrs Ramsay would return. 'Mrs Ramsay!' she said aloud, 'Mrs Ramsay!' The tears ran down her face. (195-196)

Nul écho ne répond aux cris de Lily. La douleur, pourtant, s'estompe : "And now slowly the pain of the want, and the bitter anger . . . lessened" (196). Mrs Ramsay apparaît : "It was strange how clearly she saw her" (196-197). La vision, sitôt surgie, s'efface, interrompue par la perception d'une tache sur la mer. Cette tache - il s'agit en fait du bateau des Ramsay - évoque la tache apparue à la surface de l'eau juste après l'annonce de la mort d'Andrew (146). Elle montre que la fugacité de la vision est le résultat de l'altération de la perception de la souveraineté naturelle. Elle montre que l'artiste moderne doit sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier : "But always something . . . thrust through, snubbed her, waked her, required and got in the end an effort of attention, so that the vision must be perpetually remade" (197).

Lily ne désarme pas, qui lutte infatigablement contre le "réveil" (11). Carmichael, s'il ne lui répond pas par des mots, remplit néanmoins son office. L'image de Mr Ramsay menant procession apparaît en effet à Lily, qui rappelle celle de la procession des Nymphes dépêchées par la nature (197). La tache qui avait obscurci la surface de la mer disparaît, comme si la nature, lavée de toute corruption, avait entendu l'appel muet du poète (204). Par la pensée, Lily et Carmichael ont accompli l'échange de l'endeuillé et de la muse (210). Par la pensée, en effet, Lily perçoit l'écho du chant policé du poète : "She thought that she knew

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11. Je ne peux malheureusement pas détailler ici les liens étroits qui dans To the Lighthouse unissent la "vision" au sommeil et auxquels il faudrait consacrer une étude approfondie.

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how it went though, slowly and sonorously. It was seasoned and mellow. It was about the desert and the camel. It was about the palm tree and the sunset. It was extremely impersonal; it said something about death; it said very little about love" (211).

Par son thrênos, Carmichael parvient à apaiser Lily. L'endeuillée se détache de la défunte : "Yes; she realised that the drawing-room step was empty, but it had no effect on her whatever. She did not want Mrs Ramsay now" (212).

Délivrée du fantôme de Mrs Ramsay, Lily Briscoe est désormais en mesure d'achever son tableau. Car le travail du deuil permet la mise à distance de l'objet qui anéantit le sujet. La nécessité de la distance et du recul transparaît dans le besoin qu'a Lily de se tourner sans cesse vers le bateau des Ramsay dont elle observe la progression dans la baie (171, 176-177, 185, 197-198, 204, 207, 209, 219, 225). "Distance had an extraordinary power," constate Lily (204). Toute création est un exercice de deuil qui exige du sujet qu'il garde ses distances par rapport à l'objet de manière à ne pas se laisser anéantir par lui. Il est significatif que Lily considère comme nécessaire le passage par la mort qui garantit aux choses leur plénitude et leur intégrité : "There might be lovers whose gift it was to choose out the elements of things and place them together and so, giving them a wholeness not theirs in life, make of some scene, or meeting of people (all now gone and separate), one of those globed compacted things over which thought lingers, and love plays" (208-209).

Significatif également le fait que la vision de Lily n'opère qu'une fois les Ramsay parvenus au phare (225). Comme le phare devenu "presque invisible" ("almost invisible"), l'objet, pour pouvoir être dit, doit "disparaître", il doit mourir.

La vision de Lily est au passé : "I have had my vision" (226). Elle s'accomplit alors même que la peintre sait son tableau voué à l'oubli : "It would be hung in the attics, she thought; it would be destroyed" (225). L'élégie célébrée par Lily et Carmichael - car Lily a maintenant acquis la certitude que le poète a répondu à sa plainte (12) - est à l'image de celle célébrée par Mrs McNab et le dormeur. Elle n'apporte qu'une consolation éphémère, un moment de répit, qui condamne l'artiste moderne à combattre toujours et encore le spectre de la "chose" :

. . . what she wanted to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it has been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel. It was a miserable machine, an inefficient machine, she thought, the human apparatus for painting or for feeling; it always broke down at the critical moment; heroically, one must force it on. (209-210)

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12. " ... she felt she had been right. They had not needed to speak. They had been thinking the same things and she had answered her without her asking him anything," p. 225.

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"La modernité est un combat. Sans cesse recommençant", a écrit Henri Meschonnic (13). La modernité woolfienne est mélancolique. Comme le mélancolique qui, s'absorbant tout entier dans l'objet de sa perte, répète toujours les mêmes schémas, l'écrivain, hanté par un réel devenu indicible, "recommence" dans l'espoir de parvenir à anéantir le spectre qui le poursuit et qui, toujours, resurgit. Comme l'a souligné Julia Kristeva, "L'artiste qui se consume de mélancolie est en même temps le plus acharné à combattre la démission symbolique qui l'enrobe . . . . Jusqu'à ce que la mort le frappe ou que le suicide s'impose pour certains comme triomphe final sur le néant de l'objet perdu..." (14)

Le réinvestissement de la forme élégiaque visait l'affirmation d'une continuité entre un langage défunt et un langage à faire naître. Il visait la substitution du plein au fragment, du permanent à l'éphémère. Il n'aura permis que l'affirmation, sinon d'une fracture, d'une brisure : To the Lighthouse est une élégie moderne qui, parce qu'elle n'opère qu'une consolation "partielle", dit la douleur d'un écrivain luttant pour reconquérir la permanence et l'ordre qu'il ne voit plus à l'œuvre dans la nature.

En écrivant To the Lighthouse, Virginia Woolf n'a pas voulu faire œuvre d'historienne (15). La démarche qui, pourtant, conduit l'auteur à substituer à la nature bienveillante des Anciens la nature corrompue du vingtième siècle témoigne de la perméabilité de l'œuvre woolfienne aux bouleversements technologiques et scientifiques qui lui sont contemporains. Elle témoigne de la perception négative que Woolf avait du progrès auquel est attachée cette consolation partielle, ce travail perpétuel qui est le lot de l'artiste moderne.

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13. Op. cit., p. 9.
14. Kristeva, Julia, Soleil Noir. Depression et mélancolie, Paris: Gallimard, 1987, p. 17.
15. Voir à ce sujet l'analyse de James M. Haule, op. ct., p. 165.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)