(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Une narration en quête de son sujet : chemin de l'écriture et écriture du chemin dans Black Dogs de Ian McEwan

Richard Pedot (Université de Metz)

En prenant le concept de chemin comme point de départ à une analyse de Black Dogs (1) nous n'entendons pas, ou pas seulement, souligner son importance thématique et métaphorique dans l'intrigue romanesque mais prioritairement le relier à la question de l'écriture et de son sujet - ce qu'il faut comprendre à la fois, ambivalence du terme aidant, comme sujet chargé de l'écriture et objet de celle-ci, dans une certaine mesure constitué par elle. En schématisant un peu, on pourrait dire que la narration, de même que les personnages principaux qui cherchent à s'y retrouver dans les méandres de l'expérience, hésite sur sa progression, sensible à la fois aux vertus de la méthode - methodos, voie - et confrontée à une série d'apories qui, comme le suggère l'étymologie - aporia, absence de passage - lui dérobent le chemin (2). Précisons toutefois que ce parallèle n'est pas relevé à l'appui d'une thèse, passablement problématique au demeurant, sur une contamination de la forme par le fond. Nous cherchons plutôt à mettre en évidence le fait que le parcours narratif du roman doit être mis en relation avec une réflexion sur l'écriture de fiction lorsqu'elle se donne comme sujet le mal, ou plus précisément la perversion. L'intrigue de Black Dogs, en d'autres termes, ne saurait sans dommage être réduite à l'histoire de ses personnages, sans que soit pris en compte le rôle important qu'y joue l'écriture comme expérience.

C'est néanmoins par un résumé de cette espèce qu'il faut commencer. Le titre du roman fait allusion à une aventure survenue en 1946 à un des personnages, June, qui, sur un

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1. Jonathan Cape, 1992.
2. Cette utilisation du couple méthode/aporie est inspirée des réflexions sur l'expérience de G. Agamben dans Enfance et histoire, Payot, 1972.

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sentier de montagne, dans le sud de la France, rencontre un couple de chiens noirs de taille monstrueuse qui tenteront de l'agresser. Elle parviendra à s'en débarrasser, mais cette rencontre se révélera cruciale. Elle deviendra le symbole d'un face à face avec le mal absolu. Ces bêtes, dont une rumeur veut qu'elles aient été dressées par la Gestapo pour violer les prisonnières, vont tenir lieu de représentation de la nature inéradicable de la violence humaine :

these animals were the creations of debased imaginations, of perverted spirits no amount of social theory could account for. The evil I'm talking about lives in us all. It takes hold in an individual, in private lives, within a family, and then it's children who suffer most. And then, when the conditions are right, in different countries, at different times, a terrible cruelty, a viciousness against life erupts, and everyone is surprised by the depth of hatred within himself. Then it sinks back and waits. It's something in our hearts. (172)

De là découlera une autre conséquence décisive, car c'est de ce moment que vont dater les divergences entre June et son mari, Bernard, sur un plan intellectuel d'abord, pour aboutir ensuite à une séparation physique. Alors que jusque-là, en tant que jeunes communistes dans l'Angleterre de l'après-guerre, ils constituaient un couple uni par un même idéal, ils vont s'opposer : Bernard comme tenant d'une explication rationnelle des fléaux sociaux, de type marxiste, June défendant une vision fortement empreinte de mysticisme qui recommande de soigner la société en commençant par l'individu.

Black Dogs se présente donc comme une biographie, écrite par Jeremy, leur gendre, de ces deux personnages, emblématiques des illusions et désillusions d'une époque, dont les vies viennent buter, jusqu'à la fin, sur ce nœud de ténèbres tenant la raison en échec dont les chiens éponymes sont l'incarnation. L'intérêt que possède leur histoire, qui est aussi une histoire d'amour, de l'amour pris dans le vent de l'Histoire, et l'écho qu'elle trouve dans le monde contemporain, alliés à une espèce de soulagement de voir que l'auteur, plus connu pour ses récits d'obsessions perverses, se mettait à écrire des récits "soigneusement ancrés dans une période particulière et soucieux d'histoire récente" (3), tout cela peut expliquer qu'on soit tenté de négliger une dimension fondamentale de ce roman : le rôle tenu par le narrateur, ballotté entre les deux versions défendues par ses beaux-parents, et animé d'un désir de vérité qui, au-delà de son sujet déclaré, le concerne lui-même. Sans entrer pour l'instant dans le détail de l'implication du narrateur et de l'acte narratif dans l'intrigue, il est intéressant de mentionner un fait remarquable. Black Dogs est incidemment présenté par

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3. Fried, K., "Criminal Elements," The New York Review of Books, p. 37.

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Jeremy comme le titre de "cette biographie" - "this memoir" (27). Or le texte de référence ne ressemble pas à une biographie, en particulier parce que les trois premiers chapitres racontent plutôt, entre autres choses, la collecte des témoignages qui, réorganisés, pourront la constituer. À l'inverse, si le texte intitulé Black Dogs n'est pas un récit biographique, le texte le plus proche de ce récit - le dernier chapitre - porte un autre titre : "St Maurice de Navacelles 1946." On le voit, ce qui s'annonce, s'il faut en croire les comptes rendus, comme un roman à thèse traditionnel, une énième version, peut-être, de The Yogi and the Commissar, pourrait donc bien être tout autre chose. La démonstration de ce que cela peut être passe en premier lieu par une exploration de la métaphore du chemin en regard de l'histoire des personnages.

Métaphore du chemin

Puisque Black Dogs décrit l'itinéraire idéologique et affectif du couple principal, il n'y a rien d'étonnant dans la présence insistante de références à la topographie, notable dans le découpage même en quatre chapitres qui ont pour titre un nom de lieu, parfois suivi d'une date. En fait, la première phrase du premier chapitre y fait déjà une allusion voilée : "The framed picture June Tremaine kept on the locker by her bed was there to remind herself, as much as inform her visitors, of the pretty girl whose face, unlike her husband's, gave no indication of the direction it was set to take" (25). Nul constat biologique ici, à propos d'un visage qui se serait mystérieusement écarté de son cap - "June's face . . . veered from her appointed course" (ibid.) (4) - pour ressembler à celui d'Auden en son vieil âge. Le narrateur reste en fait perplexe quant à une explication de ce type : "Could it really have been the life, rather than the genes, that caused that little crease above the eyebrows pushed up by her smile to take root and produce the wrinkle tree that reached right to the hairline? Her own parents had nothing so strange in their old age" (27). Son aspect final est plutôt une carte reflétant tous les changements de cap opérés dans son existence : "hers was a profound alteration, a metempsychosis mapped in the transformation of her face" (ibid.). C'est bien sur une évocation de l'histoire de June et Bernard comme parcours, avec tout ce que cela suppose de bifurcations et de fourvoiements, que s'ouvre le récit que Jeremy entend entreprendre, et il faudra nous souvenir qu'elle contient en même temps une comparaison implicite à un travail d'écriture - celui des rides sur un visage.

La suite du texte comprend encore de nombreuses allusions plus ou moins soutenues à ce que l'on pourrait appeler la cartographie du destin des deux individus, mais nous nous en tiendrons à quelques-unes parmi les plus significatives. Au nombre d'entre elles, la longue description du choix de l'itinéraire de la balade au cours de laquelle se produira la rencontre

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4. C'est moi qui souligne.

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fatale. Il est dit qu'imaginer pour le lendemain un trajet à travers une contrée étrangère - le Causse du Larzac - en vint à coïncider avec les choix faits en tant que membres du Parti Communiste, avec le même sentiment de trouver la bonne voie :

Bernard and June were members of the Communist Party, and they were talking of the way ahead. For hours, intricate domestic details, distances between villages, choices of footpaths, the routing of fascism, class struggle, and the great engine of history whose direction was now known to science and which had granted to the Party its inalienable right to govern, all merged to one spectacular view, a beckoning avenue unrolling from the starting point of their love, out across the vast prospect of causse and mountains which reddened as they spoke, then darkened. (139) (5)

Mais le lendemain, "ils commencèrent leurs voyages séparés" (140), le paysage sauvage ayant pris pour June une couleur différente des espoirs qu'il représentait la veille : "untamed nature was a chaos, a post-lapsarian rebuke, a dread reminder" (142). Auprès de tout cela, June est profondément pénétrée du sentiment du caractère dérisoire de leurs options politiques ou existentielles, et c'est le début d'une autre vision, qui va l'éloigner de l'optimisme militant de son compagnon. De fait, le lendemain, sa vie prendra un tournant décisif - en épingle à cheveux : "a hairpin bend" (143) - après lequel elle sera confrontée aux chiens noirs, tandis que Bernard, significativement, est resté en arrière, pour admirer, en bon entomologiste amateur, la progression d'un groupe de chenilles processionnaires, semblant parfaitement savoir où elles allaient : "The procession along the path looked purposeful" (146). Le paysage et les voies qui s'y présentent concourent donc à souligner les choix opposés que font les protagonistes, selon la lecture qu'ils en font.

Ces quelques exemples suffisent à suggérer la manière dont les lieux où se meuvent les personnages sont investis d'un sens lié à leurs destins. Rien de très original dans tout cela, dira-t-on, il n'est que de se rappeler, par exemple, le Wessex de Hardy, ou les Alpes de D. H. Lawrence dans Women in Love. Mais c'est oublier la participation du narrateur à la métaphorisation du paysage et que Black Dogs est aussi l'histoire de Jeremy, à double titre cette fois : celle qu'il raconte et qui le raconte. En tant que narrateur, au service de son histoire, son rôle consiste essentiellement à retracer l'itinéraire des protagonistes, à retrouver leur trace et à marcher dans celle-ci autant que faire se peut, pour la rendre apparente. Sa propre trace, en d'autres termes, doit s'effacer le mieux possible. Mais la narration ne laisse-t-elle jamais d'empreintes ? Cela paraît d'autant plus douteux que le narrateur parcourt aussi son texte en tant que personnage.

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5. C'est moi qui souligne.

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Les chemins de la narration

En vérité, dans sa préface Jeremy dit clairement que June et Bernard représentent les deux pôles - pensée rationnelle et intuition spirituelle - entre lesquels ses propres doutes oscillent sans cesse. Lui-même se présente, face à ce que Lyotard appellerait les grands récits, comme un incroyant, ce qu'il attribue au fait d'avoir été orphelin dès l'âge de huit ans, et de n'avoir eu dans son enfance nul endroit ni personne pour éveiller en lui un quelconque sentiment d'appartenance. Ce n'est sans doute pas un hasard si les quelques familles de substitution auprès desquelles il allait chercher de temps à autre du réconfort, représentent toutes une approche intellectuelle possible des maux de la société - philosophie, psychanalyse, ethnologie - et que toutes ont en commun d'avoir raté l'éducation des enfants, à l'instar des Silversmith : "neo-Freudian psychoanalysts, man and wife, with amazing ideas about sex, and an American-sized fridge jam-packed with delicacies, whose three teenage children, two girls and a boy, were crazy louts who ran a shoplifting and playground extortion racket up at Kensal Rise" (12). Bref, le narrateur de la biographie des Tremaine se pose d'entrée de jeu comme un orphelin postmoderne, orphelin de tous les systèmes idéologiques qui ont montré leur faillite à rendre compte des abîmes de l'âme humaine. Mais pour autant son incroyance n'a pas mis fin au débat entre les différents types d'explication et il devient dès lors pertinent de se demander dans quelle mesure celui-ci interfère avec sa narration.

On constate en l'occurrence qu'il s'agit autant pour Jeremy de faire entendre la voix de ses "sujets" que de la contrôler. Son récit dans ce cas semble poursuivre un but inverse, qui est d'empêcher qu'elles continuent à hanter son esprit afin de séparer sa propre voix/voie des leurs. On ne sera pas surpris que, lorsque le problème est posé, la métaphore du chemin surgisse une fois encore. Le narrateur, quelque temps après la mort de June, fait un voyage sur les lieux de la rencontre fatidique, pour refaire l'itinéraire qu'avaient emprunté June et Bernard et se débarrasser de la sorte de la querelle qu'ils poursuivent en lui : "Rather than remain the passive victim of my subjects' voices, I had come to pursue them, to re-create Bernard and June sitting here slicing their saucisson, crumbling their dried-out bread as they stared north across the gorge at their future" (122-123). La topographie même lui est favorable, puisque la régularité du chemin lui permet enfin d'entrevoir une méthode pour organiser son travail : "The track was even and I kept a steady pace. I began to see how I might order my material for the memoir" (122). Tant et si bien qu'ayant trouvé un équilibre et clarifié ses intentions, il a réussi : "The voices had truly gone; there was no one here but me" (123). Même le sentiment que les choses ne sont pas tout à fait sous son contrôle, lorsqu'il est obligé de rebrousser chemin à cause des broussailles qui ont envahi le sentier au bord de la gorge, ne sera que passager, car la cause est entendue : "That was their way, mine was different" (ibid.).

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L'histoire aurait pu s'arrêter là, sur la perspective d'un matériel parfaitement ordonné, source d'un récit à venir, si un incident n'était pas venu mettre en doute la direction à peine choisie et placer le narrateur face à des apories que sa méthode, précisément, venait juste d'écarter de son chemin, et qui vont à nouveau menacer, plus brutalement, sa position de sujet. Jeremy commente : "It had been my intention to end this section of the memoir at this very moment, when I walked back from the dolmen feeling free enough of my subjects to write about them. But I must briefly recount what happened in the hotel restaurant that evening, for it was a drama that seemed to be enacted for me alone" (123-124). On assiste donc ici à un soubresaut de la narration explicitement lié à un soubresaut dans l'expérience du narrateur, dont il est affirmé avec force qu'elle appartient de plein droit au récit en cours - "I must recount . . . " - à cause, et non pas en dépit, de son caractère strictement personnel. Il semblerait donc que nous ayons traduit le mot memoir de manière trop limitative par biographie, en négligeant le fait que ce type d'œuvre suppose que le biographe a une connaissance de première main de son sujet, donc est bel et bien impliqué dans son récit, ou encore qu'une marque seulement, celle du pluriel, le sépare de l'autobiographie. Il nous incombe maintenant de préciser en quoi et comment son narrateur peut en être le sujet. Pour cela, il nous faut comprendre les enjeux de l'événement dont il est question.

Quels sont les faits ? Jeremy soupe dans un hôtel-restaurant et se trouve être le témoin des mauvais traitements que deux parents infligent à leur enfant. Il se pose en défenseur du garçonnet et invite le père à se battre contre "quelqu'un de sa taille". Il expédie l'homme à terre et, dans sa furie, s'apprête à le rouer de coups, et l'aurait même, selon son propre aveu, battu à mort, s'il n'avait pas été retenu par l'intervention d'une autre cliente. Le commentaire sur le sens de ce "drame" en restitue bien l'importance :

It was an embodiment, however distorted, of my preoccupations, of the loneliness of my childhood; it represented a purging, an exorcism, in which I acted on behalf of my niece Sally, as well as for myself, and took our revenge. . . . Perhaps June would have said that what I really had to confront was within me, since at the very end I was restrained, brought to heel, by the very words usually spoken to dogs. Ça suffit! (Ibid., 124)

Plusieurs remarques s'imposent. La première, c'est que l'allusion à Sally, enfant battue elle aussi, est en contradiction avec la préface, où il est dit que le texte qui suit n'a rien à voir avec elle, ni ses parents, ni les familles de substitution du narrateur, bref, n'a rien à voir avec son enfance. La stratégie de la préface sur ce point s'apparente en conséquence à une dénégation, et témoigne alors de la force d'un désir, de l'insistance d'un secret insoluble, qui serait "le véritable sujet" du récit, pour reprendre les propos de Jeremy lui-même - "from

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the very beginning we [June et lui-même] had quite different notions of what the true subject of my account should be" (32).

De quoi Jeremy doit-il rendre compte, à propos de quoi doit-il des comptes? Le texte ne le dit pas explicitement, bien qu'il ne parle au fond que de cela. Mais le reste de la citation laisse deviner que le secret en cause est en rapport avec le mal, tel qu'il existe en chacun de nous. La scène à l'hôtel restaurant est en effet un double de la scène dont l'énigme est l'impulsion principale du récit : la rencontre avec les chiens noirs. Les mots qui empêchent Jeremy de sombrer dans la violence gratuite ne sont pas seulement ceux que l'on adresse aux chiens en général, ce sont aussi ceux que June, en particulier, avait utilisés pour tenter de chasser les chiens de la Gestapo. Le parallèle entre l'expérience de June et celle de Jeremy met alors en évidence un fait paradoxal : la scène ou l'énigme qui empêche la narration de poursuivre son cours régulier, au fil d'une méthode, est celle-là même qui en est le primum mobile. En d'autres termes, il n'y a récit qu'en raison et à la mesure de son impossibilité (6).

Les méandres de la narration de Black Dogs suggèrent que cette impossibilité est en lien avec l'impossibilité de la définition de son sujet, dans les deux sens du terme. La difficulté a trait à la relation ambiguë entre le même et l'autre. L'aventure de Jeremy, d'une part, a ceci d'extraordinaire qu'en luttant contre l'autre - le père bourreau, représentant du mal qui renaît périodiquement au sein de la cellule familiale, selon June - on s'expose à lui ressembler. La rencontre avec le chien noir est aussi une rencontre avec soi-même, la créature malfaisante que l'on porte aussi en soi. Dans ces conditions, Jeremy, en tant que chien noir, devient le sujet, au sens passif, de son propre récit, tandis que du même coup est contestée sa maîtrise en tant que sujet, actif, de l'énonciation. D'où, d'autre part, l'illusion d'une séparation totale de sa voie/voix et de celles de ses "sujets". En tentant de retrouver la trace de leur expérience, c'est sur sa propre trace, en tant que narrateur et lecteur, qu'il est amené à se retourner. De sorte que, loin qu'il gouverne, depuis une position extérieure autonome, sa lecture et son écriture de l'histoire de June et Bernard, c'est celle-ci qui semble lire sa propre histoire - quel que soit le sens que l'on donne à ce terme. Le retour inopiné de la voix de June, derrière celle de la cliente de l'hôtel, instituant Jeremy, en tant que chien noir, en sujet du récit, mais le destituant par là même de sa position de sujet maître de la narration, est un exemple frappant de la force de contestation que conservent toujours les narrateurs potentiels que sont tous les personnages (7).

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7. Cf. Felman, S., La Folie et la chose littéraire, Seuil, 1978, p. 283 : "il y a récit parce qu'il y a inconscient, parce qu'il y a de l'illisible ; il y a récit à partir du moment où il y a, paradoxalement, une impossibilité de récit."
8. Il est d'ailleurs toujours intéressant de lire les oeuvres de McEwan en prêtant attention à ces narrateurs potentiels et en s'interrogeant sur leur effacement par le point de vue narratif dominant.

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Si l'on pousse l'analyse plus loin dans ce sens, la narration elle-même apparaît traversée par le conflit qui oppose les deux protagonistes principaux. D'un côté, celui de June, elle est recherche d'un sens transcendantal, tentative de mise en forme de l'ineffable pour ne pas le perdre totalement - c'est ainsi que June définit la transformation de son aventure en récit, lors d'une scène qui ressemble à un passage du relais narratif, d'elle-même à Jeremy (59). Mais d'un autre côté, Jeremy, qui pense que "les tournants [dans l'existence] sont les inventions des conteurs d'histoires et des dramaturges" (50), ne peut qu'acquiescer au jugement de Bernard lorsqu'il s'écrie : "This belief that life really does have rewards and punishments, that underneath it all there's a deeper pattern of meaning beyond what we give it ourselves - that's all so much consoling magic" (80). Certes, comme le prouve l'usage fait de l'épisode de l'hôtel ou la métaphorisation des paysages, qu'elle soit de première ou de seconde main, la balance semble toujours pencher du premier côté, mais la méthode d'investigation et de restitution des faits, reflétée dans leur répétition sous quatre formes, dans quatre chapitres, et dans autant de versions différentes que possible, indique suffisamment que le scepticisme de Bernard est entendu lui aussi.

Mais ce qui distingue Jeremy, c'est qu'il est "orphelin" et que pour lui il n'y a pas de récits consolateurs, qu'ils soient d'ordre rationnel ou spirituel. Autant, par exemple, il est attiré par l'histoire de June, autant il est réticent à accepter ses conclusions. La manière dont le saut de June dans le mysticisme est représenté est révélatrice à cet égard. Sa révélation est en effet associée à la découverte d'un endroit, son futur lieu de retraite, à savoir une bergerie dans les Causses, à laquelle un berger les conduira, elle et Bernard, alors qu'ils se sont perdus, quelques heures après le face-à-face avec les chiens. Après l'épreuve réitérée de la désorientation June, pendant tout le trajet, aura l'impression de rentrer à la maison - "they were returning home" (167) - jusqu'à ce qu'elle ait la certitude d'être arrivée, à la vue de l'endroit : "She was delivered into herself, she was changed. This, now, here. Surely this was what existence strained to be" (169). Mais, pour un orphelin, quelle possibilité y a-t-il de rentrer chez soi, lorsque l'on est perdu? Et quel réconfort alors dans une rationalité impuissante à résoudre l'énigme qui nous égare et où nous sommes pris en tant que sujet?

L'écriture, choix de Jeremy, n'a pas de réponses à ces questions. Au contraire, la biographie entreprise est une relecture et réécriture de l'histoire de June qui tente de remettre en mouvement les interrogations que celle-ci soulève, sans pour autant céder à la magie consolatrice d'une structure, celle de tout récit, qui confère des contours à ce qui en est dépourvu. L'écriture n'est pas un savoir, le savoir d'un sujet en pleine possession de son objet, mais une quête, une expérience où elle se cherche et se retourne sur ses propres traces. On devrait désormais mesurer à quel point il est fallacieux de résumer l'intrigue de Black Dogs à l'histoire de June et Bernard et d'effacer de la sorte l'empreinte du biographe dans

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son récit, car c'est précisément la dimension métafictionnelle de ce roman qui l'empêche de verser dans la fiction idéologique conventionnelle qu'une telle réduction laisse entendre.

Une telle lecture, dont il faudrait interroger la méthode, laisse en outre de côté deux composantes qui nous livrent des intuitions essentielles quant à la fiction de McEwan dans son ensemble - Black Dogs pouvant d'ailleurs être en partie lu comme un retour de cette fiction sur elle-même. Ces deux caractéristiques, que nous nous contenterons de mentionner pour conclure, ont trait au rapport que l'on peut avoir avec le mal ou la perversion au sens large. En premier lieu, l'œuvre de McEwan se laisse appréhender comme une exploration, selon des modalités diverses, des rapports entre soi et le pervers, ou plus précisément entre soi et le pervers que l'on porte inévitablement en soi. La situation de Jeremy n'est donc pas unique, mais ce qui la différencie, c'est que la "révélation" de ces rapports passe pour lui par un travail d'écriture - d'où une mise en abyme. Deuxième fait ignoré, qui est lié logiquement au précédent, Black Dogs, en interrogeant l'opposition du sujet et de son objet, met en évidence le risque et les enjeux d'une littérature qui se donnerait la perversion comme sujet - et ici l'ambivalence du terme sujet joue à plein. L'étude au seuil de laquelle ces quelques réflexions conduisent passerait, en s'appuyant sur l'ensemble des récits, par une prise en compte des pouvoirs ambigus de l'imagination, ou de manière plus précise de la fiction, comme médiatrice entre le même et l'autre, ce qui permettrait de poser de manière plus pertinente le problème de la dimension éthique de telles œuvres. À défaut, on laissera simplement résonner une description du visage de June, notre premier texte-paysage de référence, comme une allusion aux étranges vertus apotropaïques de la littérature : "In repose her face had a chiselled, sepulchral look; it was a statue, a mask carved by a shaman to keep at bay the evil spirit" (28).

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)