(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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D'Amalfi à Venise: baroque et suspense dans Dead Lagoon de Michael Dibdin

Catherine Mari (Université de Pau)

Avec Dead Lagoon (1), Michael Dibdin nous entraîne dans le labyrinthe des ruelles étroites de Venise. Il nous fait découvrir les ramifications d'une corruption omniprésente. Ce roman est le quatrième d'une série qui met en scène l'inspecteur Aurelio Zen (le premier, Ratking, a remporté le Golden Dagger Award en 1988).

De retour dans sa ville natale, Zen est officiellement chargé d'une enquête sur les agressions nocturnes dont est victime la comtesse Ada Zulian, agressions vraisemblablement imaginaires car la comtesse n'a plus toute sa raison depuis la disparition de sa fille quelque cinquante ans auparavant. Simple façade, cette enquête permet à Zen de rouvrir - en toute illégalité - une affaire déclarée classée par la police italienne, concernant la disparition d'un riche citoyen américain, Ivan Durridge. Ces deux enquêtes s'entremêlent et structurent le récit.

Toutefois, le roman n'est pas, loin s'en faut, centré sur l'activité d'élucidation. S'éloignant en cela de la tradition britannique du whodunnit à la façon de P.D. James ou encore Ruth Rendell (2), Michael Dibdin représente un univers grinçant et hallucinatoire aux allures baroques. Dead Lagoon semble à bien des égards un avatar moderne de la tragédie jacobéenne de la vengeance, notamment The Duchess of Malfi (3). J'en rappelle brièvement l'intrigue: enfreignant un interdit imposé par ses frères (le Duc Ferdinand et le Cardinal), la

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1. Dibdin, Michael, Dead Lagoon. Le titre apparaîtra dans les références sous la forme abrégée DL.
2. Michael Dibdin considère le roman policier comme un cadre, un garde-fou qui lui garantit une tension dramatique. Toutefois, conscient des limites imposées par ce genre, il en manipule systématiquement les structures. D'ailleurs, dans The Dying of the Light (1993), Dibdin pousse l'expérimentation narrative si loin que ce roman a été un échec commercial.
3. Webster, John, The Duchess of Malfi.

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Duchesse se remarie à leur insu et déclenche un mécanisme de vengeance machiavélique. D'abord soumise à une torture mentale qui la jette dans le désespoir, elle est finalement mise à mort, et le Duc sombre dans une forme aiguë et spectaculaire de folie: la lycanthropie.

L'objet de cette étude sera de montrer que les similitudes formelles entre le roman de Dibdin et la pièce de John Webster entraînent une similitude de vision entre les deux œuvres. Dans ce but, nous nous intéresserons aux manifestations du baroque et, conjointement, à la façon dont Dibdin déstabilise les codes du roman policier. Puis, nous étudierons le motif de l'identité et sa signification dans le roman.

Dead Lagoon joue d'effets spectaculaires ou représente des états psychologiques extrêmes qui ne manquent pas d'évoquer cette forme très particulière de tragédie qu'est la tragédie de la vengeance. Le macabre, élément marquant de la pièce de Webster (4), intervient de manière tout aussi saisissante dans le roman de Dibdin. Dead Lagoon s'ouvre brutalement sur une scène d'horreur fantasmagorique. Un personnage, dont le lecteur ignore tout sauf le nom, est seul de nuit sur l'île de Sant Ariano, île recouverte de ronces et jonchée d'ossements (dont on apprend seulement par la suite qu'ils proviennent d'anciens cimetières de Venise). Une fois terminée son activité - louche de toute évidence - cet homme tente de rebrousser chemin au milieu des broussailles épaisses qui envahissent l'endroit. Il se perd et se heurte à un cadavre encore vêtu et à moitié dévoré par les rats. Cette vision insoutenable le fait sombrer dans la folie. À cette scène très courte (cinq pages) succède sans transition une scène qui adopte le point de vue d'un personnage féminin, victime lui aussi d'hallucinations et qui donne par conséquent une vision déformée de la réalité. Ce n'est que dans la scène suivante qu'apparaît l'inspecteur Zen, qui arrive de Rome en train. Le roman est ainsi placé d'entrée sous le signe de la distorsion caractéristique du baroque (5). Comme dans le théâtre de Webster, le lecteur est transporté dans un univers irréel et cauchemardesque, où la démence semble avoir pris pas sur la raison.

Autre forme de l'excès baroque, la folie occupe une place non négligeable dans le roman de Dibdin. Comme chez Webster, elle est synonyme de douleur. On a évoqué la folie soudaine qui introduit Dead Lagoon. Celle dont souffre la Comtesse Ada Zulian est certes moins spectaculaire mais aussi plus pathétique car cette dernière s'y réfugie pour supporter la disparition de sa fille. L'univers de Dibdin, comme celui de Webster, est un univers

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4. On se souvient que le quatrième acte, point culminant de la pièce, met en scène la torture de la duchesse. Celle-ci est mise en présence de déments qui exécutent devant elle une pantomime cruellement ironique. Puis l'exécuteur de la vengeance utilise des accessoires pour le moins sensationnels : main d'un cadavre et mannequins de cire représentant son mari et ses enfants.
5. Selon H. Woelfflin, le baroque se fonde essentiellement sur la notion de mouvement, illusion de mouvement que procure notamment l'architecture baroque (Renaissance and Baroque)

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violent et absurde. Les erreurs de jugement n'y sont pas rares et sont à plusieurs reprises fatales. Ainsi, voulant prendre sa revanche sur un collègue qui l'a humilié, Zen condamne-t-il involontairement ce dernier à une mort atroce.

Comme dans The Duchess of Malfi, la violence n'est pas seulement physique. La scène où Zen pousse Tommaso Saoner, l'un de ses camarades d'enfance, dans ses derniers retranchements, peut se lire comme un écho du quatrième acte de la pièce de Webster, acte qui représente le supplice enduré par la Duchesse d'Amalfi. La torture mentale que Zen inflige à Saoner prend la forme d'une traque (6) littérale et implacable. Annonçant à ce dernier les règles du jeu, Zen le poursuit une nuit entière dans les rues de Venise pour le pousser à dénoncer Dal Mashio, leader charismatique d'un groupe séparatiste auquel Saoner est entièrement dévoué. Désespéré par les mensonges de Zen qui affirme que Dal Mashio veut se débarrasser de lui, Saoner se donne la mort.

La représentation de l'excès force inévitablement l'attention du lecteur. On peut donc affirmer que Dibdin se sert du baroque pour créer le suspense. Plus exactement, il substitue au suspense du policier classique, fondé sur le diffèrement (7) de la révélation ultime, la mise en scène de l'horreur et du non-sens. Toutefois le recours au sensationnel reste ponctuel. Il apparaît comme l'expression exacerbée du climat de malaise qui imprègne le roman dans son entier. Dead Lagoon tisse en effet un entrelacs de motifs qui prolongent le trouble et la sensation d'irréalité et reprennent, sur le mode mineur de la métaphore, le thème de la corruption et du faux-semblant.

À l'instar du Los Angeles de Raymond Chandler, Venise prend des allures mythiques et devient "The Great Wrong Place" (8). Ses eaux nauséabondes (DL 6) et ses murs rongés par l'humidité se font l'emblème d'une société en décomposition où justice et moralité n'ont plus cours. Image d'une réalité fluctuante, la ville natale de Zen lui apparaît comme un décor dérisoire et moribond ("a small-scale replica of itself", 35). Dans ce décor, dont Dibdin souligne à plusieurs reprises l'artificialité, les ombres projetées par le soleil semblent plus réelles que les objets dont elles proviennent (17). De façon tout aussi paradoxale, la lumière, toujours diffuse, voile et gomme la réalité: "Outside, a warm wash of diffuse sunlight flattened every perspective, obliterating details and distinctions, calling everything into question" (47).

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6. Dibdin a recours au champ lexical de la traque : Saoner est une "proie" (DL 330) à laquelle Zen tend un "piège psychologique" (331).
7. Pour une analyse détaillée du fonctionnement du suspense, on peut consulter l'article de Dennis Porter ainsi que l'ouvrage de J. Dubois (Le roman policier ou la modernité, p. 77-78.)
8. Cette expression est le titre de l'article de Charles Vasserburg qui inverse ironiquement l'expression de W. H. Auden.

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L'eau de la lagune est trouble et mouvante et ne renvoie pas même un reflet fidèle de la réalité (51). Ce décor, qui inverse fréquemment les valeurs, brouille les repères et désoriente. De plus, il baigne souvent dans le brouillard, un brouillard parfois "épais comme du limon" (97) dans lequel les personnages s'enlisent et qui donne à cette cité une apparence fantasmagorique, quasi dantesque: "Outside, the fog was thicker than ever. Buildings loomed up like ships, towering above the narrow lanes where featureless figures slipped in and out of the clammy banks of vapour" (102).

Quant à la pluie, loin de donner plus de netteté aux objets, elle les souille (9) : elle marque l'eau du canal (201) ou dessine des traînées semblables à celles que laissent derrière elles les limaces (218). De façon une fois encore paradoxale, la pluie - symbole traditionnel de purification - devient ici un symptôme de corruption et semble signifier l'impossibilité de toute rédemption.

Les personnages, notamment Zen, sont très sensibles à l'irréalité des lieux: en arrivant à Venise, Zen a la sensation que "dans cette ville, il ne peut rien lui arriver de nouveau ni de réel" (35). Cette sensation se confirme d'ailleurs à la fin du roman lorsque le policier, sur le point de quitter Venise, attend avec impatience que la "vraie vie reprenne" (343). L'irréalité du décor gagne les personnages qui flottent parfois entre sommeil et veille, rêve et réalité. C'est notamment le cas de la Comtesse (299), mais aussi de Zen, qui imprégné de l'instabilité des lieux, laisse ses rêves s'infiltrer dans sa conscience: "Zen began to lose all sense of reality, as though his night's dreams, denied, were seeping out to taint his walking consciousness" (336).

Zen est d'ailleurs souvent dans un état second (107, 179) sous l'effet de l'alcool qu'il consomme régulièrement mais dont il a perdu l'habitude (108). Cette contamination des perceptions est de toute évidence en contradiction complète avec la rationalité extrême que suppose la fonction d'enquêteur.

Le déguisement, motif privilégié chez Webster, est également un motif récurrent de ce roman. Il y est littéral (les neveux de la Comtesse la terrorisent en revêtant des costumes macabres de Carnaval) mais aussi figuré: les personnages déguisent leurs véritables motifs et personne ne sort indemne de ce jeu de faux-semblants. Dans cet univers irréel qui brouille le seuil entre apparence et réalité, il est vain de rechercher la vérité, d'où le sentiment d'impuissance de Zen, désorienté par ce jeu d'apparences toujours changeantes ("here everything was a trick of the light, an endlessly shifting play of appearances without form or substance", 304).

Finalement, comme la mise en scène, l'imagerie traduit le désordre ambiant, désordre à la fois social et moral, dû à la perte totale des repères.

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9. Le recours à la pluie et au brouillard comme métaphores de la corruption rappelle l'utilisation qu'en fait Chandler dans The Big Sleep (30, 146, 175).

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La disparition de tout code moral est aussi suggérée par l'instabilité des structures du roman policier. Tout d'abord l'organisation du récit est atypique: les deux scènes oniriques qui ouvrent le roman n'apportent aucune information quant à l'objet de l'investigation. D'emblée, le récit est dramatisé et les actants qui interviennent, d'ailleurs à peine identifiés, n'introduisent l'intrigue que de façon oblique, elliptique et déformée. Ce morcellement initial du récit constitue une rupture de la linéarité du roman policier. Dead Lagoon s'éloigne à la fois du schéma du whodunnit dont le point de départ obligé est un meurtre qui donne lieu à une enquête et du hardboiled novel (ou roman noir), qui commence généralement par investir le détective d'une mission dangereuse. Le roman de Dibdin désoriente le lecteur en le privant momentanément de l'origine et du sens du récit. Ainsi, le temps de deux chapitres impressionnistes, Dead Lagoon s'ouvre à l'irrationnel. Irrationnel qui ressurgit d'ailleurs à chaque fois que le récit revient au point de vue de la Comtesse (10).

De plus, dans Dead Lagoon, le lecteur assiste à un véritable ballet des fonctions textuelles qui structurent ce genre. Le carré herméneutique, tel qu'il a été défini par Jacques Dubois (11), c'est-à-dire formé autour du détective, de la victime, du (des) suspect(s) et du (des) coupable(s), est constamment remis en question. Chaque fonction est tour à tour occupée par différents actants. Ainsi dans l'affaire qui a amené Zen à Venise, Ivan Durridge (la victime présumée) s'est en fait suicidé pour échapper à la vengeance horrible qui l'attendait car il s'était lui-même rendu coupable des pires atrocités. L'un des suspects, Enzo Gavagnin, un policier véreux impliqué dans une affaire de drogue, est assassiné. Le coupable - Dal Maschio - partage la responsabilité de la mort de Durridge avec les membres de l'organisation séparatiste qu'il dirige. Il est, qui plus est, en position de force et ne sera donc pas inquiété. Quant à Zen, l'enquêteur, il est responsable de la mort de Gavagnin sur qui il a fait peser les soupçons des trafiquants. Parallèlement, il trahit la confiance de la femme qu'il fréquente à Rome pour une autre dont il se croit amoureux et qui, ironiquement, le trahit à son tour. On peut d'autre part voir en lui une victime de l'abandon de son père qui les a quittés, lui et sa mère, lorsqu'il était encore enfant.

À ces fonctions floues et interchangeables s'ajoute un relâchement de la dynamique de l'investigation. Le lecteur n'attend pas en priorité la résolution de la double énigme. Le parallèle que Roland Barthes établit entre le strip-tease ("l'espoir de voir le sexe") et le suspense narratif ("connaître la fin de l'histoire") (12) ne s'applique plus ici comme dans le policier classique. De façon révélatrice, les deux affaires qui intéressent Zen sont résolues avant la fin du roman. Zen identifie très rapidement les "spectres" mystérieux qui

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10. Par exemple p. 29 et 92.
11. Le roman policier ou la modernité, p. 92.
12. Le plaisir du texte, p. 20.

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s'introduisaient de nuit chez la Comtesse. Paradoxalement celle-ci retire sa plainte, mettant ainsi un terme à toute poursuite, et frustrant l'enquêteur de l'autorité propre à sa fonction. Quant à l'affaire Durridge, c'est ironiquement le coupable lui-même qui fournit à Zen les pièces manquantes du puzzle. En outre, la présence simultanée de deux enquêtes - l'une tout à fait fantaisiste et l'autre entièrement illégale - relativise en toute logique leur impact respectif. Elle divise de fait la concentration de l'enquêteur et, partant, diminue l'implication du lecteur. L'intérêt se déplace de l'investigation proprement dite au comportement des personnages, happés par le jeu des apparences: jeu de mensonges et de trahisons successives, jeu parfois fatal (il conduit certains au suicide) et en tout cas toujours profondément aliénant. Cristiana, devenue pour quelques jours la maîtresse de Zen, lui dira avant que ce dernier ne reparte pour Rome: "I'm not sure I really know you . . ., I'm not sure that I really like you" (347).

Il est également significatif que, dans ce roman, le personnage de l'enquêteur ne soit pas l'énonciateur du texte. Le recours à la troisième personne du singulier et le passage occasionnel au point de vue de la Comtesse apparaissent comme un aveu d'impuissance. L'enquêteur n'est plus un démiurge et semble incapable d'agencer l'univers textuel tout comme, sur le plan diégétique, il s'avère incapable d'enrayer la corruption.

Le personnage du policier, personnage qui organise traditionnellement ce type de roman est, dans Dead Lagoon, à l'image de l'univers chaotique et absurde dans lequel il évolue. Avec Zen, on est aux antipodes du Père Brown qui se fixait pour tâche de ramener les criminels sur le chemin de la vertu. On se souvient de la métaphore utilisée par le prêtre détective pour définir son rôle: "You are The Twelve True Fishers . . . ", dit-il s'adressant à une respectable compagnie de pêcheurs réunis autour d'un banquet. "But He has made me a fisher of men." (13)

Zen ne se préoccupe pas de morale. Il ne se pique pas non plus au jeu intellectuel du déchiffrage d'indices comme l'ont fait avant lui Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Il agit avant tout par intérêt et le calcul régit ses actes même dans sa vie privée. Il décide d'enquêter à son compte sur Durridge, sous le couvert de sa fonction officielle de haut fonctionnaire de la police, car la rémunération qu'on lui propose est alléchante. En cela, il se différencie des détectives incorruptibles sur le modèle notamment de Philip Marlowe, souvent apparenté à un chevalier de l'ordre de par sa fidélité inébranlable à un code moral qui n'a plus cours. Ce rôle de redresseur de torts est d'ailleurs tourné en dérision par Zen lui-même qui se décrit comme un "bouclier solide" et un "vengeur téméraire" lors d'une intervention tardive de la police, alors même que les criminels viennent de lui échapper: "By the time he turns up, of course, her shield and strength, her bold avenger, the intruders have cleared off" (82).

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13. "The Queer Feet" in The Innocence of Father Brown, p. 70.

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Sa fonction d'enquêteur semble du reste le fruit du hasard et non l'aboutissement d'une conviction morale. Un personnage qui a connu Zen enfant remarque qu'il s'attendait à le trouver "on the other side of the law" (18). Plus frappant encore, on voit Zen envisager cyniquement sa fonction comme celle d'un illusionniste: "By juggling [the two clues] he might manage to convey a mirage of solid progress and attainable goals to his employers, given their understandable desire to be deceived" (107).

Qui plus est, à la différence de ses congénères britanniques ou américains, il mêle vie privée et vie professionnelle. On a vu qu'il se laisse séduire par la belle Cristiana et son aveuglement à l'égard de cette dernière est en partie la cause de l'échec de son enquête. De plus, leur liaison passagère se termine par une rupture brutale et définitive qui interdit tout rapprochement ultérieur. Finalement, non seulement Zen manque-t-il à son rôle, qui consiste à maintenir le contact entre différents groupes sociaux représentés par différents individus, mais il contribue de surcroît à dégrader un tissu social déjà très éprouvé. Le cynisme de Zen, qui réduit son rôle à un simulacre d'élucidation, débouche finalement sur une remise en question des fondements mêmes de son rôle: "For the first time, he began to wonder whether the truth about the mysteries which surrounded him was not merely unknown but in some essential way unknowable" (304).

Doutant de l'existence de la vérité, Zen remet de fait en question sa raison d'être. D'ailleurs, lorsqu'on lui retire l'affaire Zulian - motif initial de sa présence à Venise - Zen devient, selon ses propres termes, "un fantôme à la poursuite de chimères" (252).

Tout comme l'utilisation de composantes baroques, la déstabilisation des structures du policier souligne le désordre social et moral généralisé qui affecte l'univers de Dead Lagoon. L'impossibilité de circonscrire la Faute, et donc de nommer, interdit toute catharsis, mais dans la logique de ce roman où même l'enquêteur s'avère amoral, la question d'un retour à l'ordre n'est jamais évoquée, ni même suggérée: elle ne se pose pas. En évacuant la dimension éthique, Dead Lagoon élimine du même coup le sentiment de culpabilité caractéristique du détective impuissant à rétablir l'ordre. Voici l'analyse que fait Jacques Dubois (14) à ce sujet: "À force de se complaire dans cette spécularité à la fois scrutatrice et bienveillante, l'action du détective ne peut connaître qu'un ultime aboutissement, à savoir se reconnaître comme l'objet dernier, secret, verrouillé à double ou triple tour de sa quête. Donc retourner contre soi la question. Donc se reconnaître coupable."

Zen ne retourne pas la question contre lui. Toutefois la question circonscrite de l'identité du coupable fait place à une interrogation beaucoup plus large aux accents nettement existentialistes. En effet, l'absence totale de repères affecte inévitablement les personnages: désorientés, ils se raccrochent à des idéologies illusoires (Tommaso Saoner),

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14. Le roman policier ou la modernité, p. 152.

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sombrent dans la folie (autre forme d'illusion), glissent vers la corruption ou, dans le cas de Zen, se laissent porter au gré des circonstances qui en quelque sorte choisissent pour lui.

À la différence d'un Sam Spade ou d'un Philip Marlowe, qui agissent en fonction d'un code moral ou d'un idéal auquel ils croient, Zen ne possède aucune certitude. Et si Zen ne souffre jamais des affres de la conscience, en revanche, il ne sait pas qui il est. L'incertitude quant à son identité l'apparente, toutes proportions gardées, à un personnage existentialiste. Ses choix, qui sont des non-choix et dont du reste il mesure mal la portée, en font un non-être ("a non-person"), un fantôme. De façon significative, le départ des spectres de la maison de la Comtesse coïncide avec le départ du policier (303).

Dans Dead Lagoon, l'identité est irréelle ou elle est usurpée. Ce motif est repris avec de nombreuses variations tout au long du roman. Ainsi, comme le constate un personnage, même le décor n'a pas d'identité propre: "Ours is a history of plunder and rapine. Next time you're passing through the Piazza, take a look around. Virtually everything you see was stolen" (122). De façon plus saisissante encore, le motif du double accroît l'incertitude quant à l'identité réelle des personnages. Les ressemblances étranges entre Rosetta Zulian (la fille de la Comtesse) et son amie Rosa Coin (124) donnent lieu à un jeu d'échange d'identités tellement vertigineux que Zen et le lecteur en restent mystifiés.

L'identité de Zen est tellement floue qu'elle est parfois mise en doute ou donne lieu à des confusions répétées. Ainsi, très tôt dans le roman, Daniele Trevisan, un Vénitien d'un certain âge, prend Zen pour son père (17); confusion d'ailleurs réitérée beaucoup plus loin par le même personnage (231), qui finira au dernier chapitre par révéler au policier ce qu'il est vraiment advenu de son père (351-353). De façon beaucoup plus radicale, la Comtesse Ada Zulian occulte l'identité de Zen en substituant à l'image présente du policier autoritaire celle de l'enfant qu'elle s'amusait à habiller comme une fille (83). Plus loin, niant totalement l'identité de l'enquêteur, elle le rebaptise - mentalement - Zeno et, qui plus est, doute de son existence (300). De façon révélatrice, Zen lui-même se perçoit comme une série discontinue de masques tous différents les uns des autres et tous mensongers ("a restless, flickering series of imposters", 78).

Le séjour de Zen à Venise peut se lire comme un retour sur le passé. Certains personnages (Daniele Trevisan par exemple) apparaissent comme des jalons qui ramènent Zen malgré lui sur le chemin de ses origines. En effet, cette rencontre avec le passé n'est pas le résultat d'une démarche volontaire. Et comme s'il pressentait ce qui l'attend, Zen ne se prête pas volontiers à cette remontée dans le temps. Loin de susciter un sentiment d'appartenance, les souvenirs réveillés par la ville le dérangent (12): ce retour aux sources qui aurait pu être une re-connaissance s'avère entièrement négatif. De façon symptomatique, dans le dernier chapitre, correspondant traditionnellement à la scène de révélation qui clôt le

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roman policier, Zen apprend que son père, présumé disparu, l'a en fait abandonné. Ainsi, paradoxalement, dans cette scène d'ordinaire consacrée à l'identification, Zen découvre que, symboliquement, il n'a pas de nom. Il découvre l'absence, absence définitive d'identité et de modèle. Il est ainsi voué à un perpétuel sentiment d'aliénation. L'angoisse existentialiste de la Duchesse d'Amalfi, résumée dans la question qu'elle pose peu de temps avant de mourir ("Who am I?" (15)) trouve un écho dans ce sentiment d'absence au monde et à soi-même qu'exprime Zen.

Comme chez Webster, le baroque n'est pas seulement visuel et prétexte à sensation dans le roman de Dibdin. En transposant les composantes de la tragédie de la vengeance au roman policier, Dibdin souligne l'horreur du monde moderne mais aussi, plus profondément, le mal de vivre dans un monde absurde et tellement intolérable qu'on y regrette sa folie (303). En empruntant à l'esthétique baroque, le roman de Dibdin s'imprègne en même temps de la vision qu'elle exprime. Les échos intertextuels donnent de la profondeur à ce roman: ils élargissent notablement le cadre d'un genre souvent critiqué pour la rigidité des formules qu'il met en œuvre.

Entre les mains de cet auteur, le roman policier n'est plus uniquement un divertissement. De simple cryptogramme, il devient le révélateur d'une réalité sociale. Quant au policier, privé de repères et investi d'une fonction qui n'a plus de sens, il devient paradoxalement étranger à un monde dont il était le centre: "I'm a stranger here myself," dit Zen à la fin du roman.

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15. The Duchess of Malfi, IV, ii, p. 122-131.

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Ouvrages cités

Appleyard, Bryan, "Fear of Falling", Sunday Times, 10 June 1990.

Barthes, Roland, Le plaisir du texte, Paris: Éditions du Seuil, 1973.

Chandler, Raymond, The Big Sleep, London: Penguin, 1948 (1939).

Chesterton, G.K., The Innocence of Father Brown, Edinburgh: Penguin, 1950 (1911).

Dibdin, Michael, Dead Lagoon, London: Faber and Faber, 1994.

Dubois, Jacques, Le roman policier ou la modernité, Collection "Le texte à l'œuvre", Paris: Nathan, 1992.

Guttridge, Peter, "That was Zen. This is now", The Independent, 20 June 1995.

Lawson, Mark, "Foreign Bodies", The Independent Magazine, 30 May 1992.

Porter, Dennis, "Backward Construction and the Art of Suspense", in The Pursuit of Crime: Art and Ideology in Detective Fiction, New Haven: Yale University Press, 1981.

Vasserburg, Charles, "Raymond Chandler's Great Wrong Place", Southwest Review, 1989 Autumn, 74 (4), p. 534-545.

Webster, John, The Duchess of Malfi, London: reprinted by New Mermaids, 1987.

Woelfflin, H., Renaissance and Baroque, trans. Kathrin Simon, London: Collins, 1964.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)