(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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A Start in Life d'Anita Brookner: un début ou une fin?

Eileen Wanquet (Université de La Réunion)

Le premier roman d'Anita Brookner, A Start in Life (1), débute ainsi :

Dr Weiss, at forty, knew that her life had been ruined by literature.
In her thoughtful and academic way, she put it down to her faulty moral education which dictated, through the conflicting but in this one instance united agencies of her mother and father, that she ponder the careers of Anna Karenina and Emma Bovary, but that she emulate those of David Copperfield and Little Dorrit. (7)

Dès les premières lignes, Brookner oppose littérature et vie, annonce qu'elle s'intéresse à la morale en amour, pose un conflit entre parents et enfants et cite des œuvres littéraires anglaises, française et russe du dix-neuvième siècle. Le lecteur cultivé remarquera aussi que le titre est une traduction de celui de Balzac Un début dans la vie. Effectivement, après une enfance et une adolescence malheureuses, Ruth Weiss fait ses débuts dans la recherche littéraire, tout en essayant de se détacher de ses parents pour trouver l'amour. Publié en 1981, cet ouvrage est le premier d'une série de romans à périodicité annuelle, dont le dernier, Altered States, est paru en 1996. Les œuvres de Brookner sont principalement connues pour leur univers étroit et voilé, limité à celui de la "middle class" londonienne. Nous y retrouvons les mêmes personnages divisés en hédonistes et stoïques, la même héroïne mélancolique et solitaire, la même quête d'amour, la même tension entre raison et sentiments, la même analyse des relations entre parents et enfants, entre hommes et femmes...

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1. A Start In Life, Londres: Jonathan Cape, 1981; Harmondsworth: Penguin Books, 1991. Les citations seront suivies de l'indication de la page<dans l'édition Penguin.

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Si les premières réactions des critiques furent élogieuses, insistant sur le raffinement et le courage de l'auteur, elles se sont progressivement divisées. Brookner en vient à irriter par son héroïne stéréotypée, par la répétition de ses thèmes et par l'étroitesse de son univers dépourvu d'action. La critique se fait de plus en plus sévère, commençant à percevoir quelque chose de pathologique dans cette écriture, accusée d'être trop répétitive et "faussement littéraire" par ses nombreuses allusions à des auteurs connus du dix-neuvième siècle: "Ordinary physical languour becomes pathological through means of constant repetition. . . . beneath this fake literary style, what is she trying to say?" (2) Ses romans, classés dans la catégorie du "texte réaliste classique," sont parfois accusés de n'être que "Harlequin Romance for highbrows" (3).

Il semble cependant que A Start in Life aille bien au-delà de ce conformisme apparent et nous allons essayer de montrer qu'il recèle une autre dimension sous sa lisibilité apparente. Cette répétitivité et cette "intertextualité" (4), loin d'être un simple snobisme, donnent peut-être la clé de l'œuvre, le pourquoi de sa création, ou, selon les mots de Bakhtine, le "dessein artistique" ou la "logique immanente à sa création" (5). La culture de l'auteur, présente sous forme de clichés, fait fonction d'"indices" donnés au lecteur, l'aidant à interpréter l'œuvre.

Un début dans la vie

Si les principaux tenants du roman réaliste français et victorien sont manifestement présents dans A Start in Life, c'est parce que l'œuvre de Brookner fait écho à des genres et à des conventions littéraires du dix-neuvième siècle. A Start in Life porte les traces du roman victorien, celles des réalistes et des naturalistes français et celles du réalisme psychologique dans sa façon d'appréhender le monde, ainsi que dans son idéologie apparente (6). À première vue, le roman de Brookner est un texte réaliste traditionnel, qui cherche à "reproduire le plus fidèlement possible une tranche de vie, calquant l'Histoire et imitant les préoccupations

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2. Compe rendu de Altered States dans The Guardian Weekly, 30/06/1996, p. 28, par Natacha Walter: "Beware the Comfy Chair."
3. Compe rendu d'Hotel du Lac in The New Republic, vol. 192, n° 12 (25/03/1985), p. 37-38, par Martha Bayles: "Romance à la mode."
4. Nous réservons ce terme, d'après Genette, pour indiquer "une relation de coprésence entre plusieurs textes," pour désigner la présence effective d'autres textes sous la forme d'allusions ou de citations. Voir Genette, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 8.
5. Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1977, p. 198.
6.Lorsque la répétition d'une écriture antérieure concerne le genre, il s'agit de ce que Genette qualifie de relation "architextuelle," taxinomique. Genette, Palimpsestes, p. 11.

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morales et sociales de l'homme en tant qu'individu, dans des romans avec des personnages bien définis dans des décors parfaitement plantés selon une intrigue clairement construite menant à un dénouement attendu et souvent rassurant (happy end)." (7)

Par le simple fait de respecter la notion de vraisemblable du roman traditionnel, le roman de celle qui dit aimer tout ce qui est rationnel - "I do like a rational world, rational explanations..." (8)- semble prôner la raison et la foi dans le progrès moral et matériel de la civilisation. La notion de vraisemblable, définie comme un "corps de maximes et de préjugés qui constitue tout à la fois une vision du monde et un système de valeurs" (9), est indissociable de celle d'idéologie. D'un point de vue philosophique, les romans réalistes et naturalistes français du dix-neuvième siècle se situeraient dans la tradition positiviste qui a dominé le siècle et qui hérite de l'esprit rationaliste et idéologique du siècle qui le précède (10).

Effectivement, à la manière de ce que Barthes nomme un "récit [du genre] le plus classique (un roman de Zola, de Dickens, de Tolstoï)" (11), le roman de Brookner cherche à reproduire le plus fidèlement possible une réalité extérieure autonome, à faire référence à un contexte donné, à représenter la vie de façon mimétique et empirique. Il crée une vraisemblance, qui provient du référentiel, dans la mesure où le milieu est nettement défini et le texte clairement ancré dans le temps et dans l'espace. On y trouve le même souci de la réalité et de l'observation scientifique que dans le "roman documentaire" des frères Goncourt, de Flaubert et de Balzac. Mais, si Brookner s'intéresse à l'histoire des mœurs, c'est uniquement pour situer son héroïne socialement, pour expliquer les influences qui l'ont formée, pour comprendre ses motivations profondes.

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7. Gallix, François, Le Roman britannique du XX° siècle, Paris: Masson, 1995, p. 10.
8.  Haffenden, Jhon, Novelists in Interview, Londres: Methuen, 1985, p. 63.
9. Genette, Gérard, "Vraisemblance et motivation," Communications 11 (1968), 5-21, p.6.
10. Martino, P., Le Naturalisme français, Paris, Armand Collin, 1930, p. 8.
Catherine Belsey et Patricia Waugh aussi précisent que le texte réaliste correspond au logocentrisme, ainsi qu'à l'idéologie capitaliste industrielle d'une société bourgeoise, dont il maintient les structures de pouvoir. Voir Belsey, Catherine, Critical Practise, Londres: Methuen, 1980, surtout le chapitre trois. Voir aussi Waugh, Patricia, Metafiction: The Theory and Practice of Self-conscious Fiction, Londres: Routledge, 1984, p. 10.
David Lodge établit une correspondance entre l'écriture réaliste et le christianisme, dans la mesure où les deux ont une conception linéaire de l'histoire et de l'identité unique du sujet humain. Voir Lodge, David, The Modes of Modern Writing, Londres: Edward Arnold, 1979, p. 50.
Pour N. Fry aussi, la "projection existentialiste" de ce mode d'écriture est "a philosophy of genesis and organism, ... which finds unity and development in everything." Voir Frye, Northrop, Anatomy of criticism, Harmondsworth: Penguin, 1957, p. 64-65.
11. Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, Paris: Seuil, 1973, p. 20.

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L'héroïne est solidement enracinée dans le vingtième siècle par sa date de naissance, aux alentours de 1935, et que le lecteur doit déduire d'un certain nombre d'indications temporelles. Le roman est clairement situé en Angleterre par petites touches, par des allusions qui renvoient à l'image presque caricaturale que l'on peut avoir du pays. La boîte de "Campbells' mushroom soup" achetée par Ruth à Sainsbury's (43) est aussi parlante que les vêtements qu'elle porte: "She was, in fact, unmistakably English in her heavy coat, with her heavy bag, and her heavy hair obscuring the shape of her head" (95). L'héroïne, intellectuelle, lit History Today ou The Modern Language Review (9). Elle obtient une bourse du British Council pour aller poursuivre ses recherches à Paris (37) et le propriétaire de l'appartement qu'elle loue travaille au Home Office (40). À l'intérieur même de l'Angleterre, le roman est ancré dans une géographie mimétique londonienne. On peut suivre Ruth arpentant les rues de Londres, qui ont une "signification" topographique: les quartiers fréquentés, les lieux de travail et de résidence des personnages les situent d'emblée dans une classe sociale aisée, Brookner insistant par ailleurs sur le fait que les Weiss sont financièrement à l'aise et les opposant à leurs employés de maison. Toutefois, Ruth reste une roturière qui continue l'ascension sociale de sa famille, en intégrant les milieux intellectuels de la capitale.

Le déterminisme social de Brookner va plus loin que celui de Balzac, ne s'arrêtant pas au milieu dans lequel est née et vit l'héroïne. L'écriture de Brookner tendrait vers un déterminisme proche de celui de Zola pour qui, sous l'influence de Taine, "le milieu physique presse de tous côtés sur notre destinée" (12), ce "milieu" comprenant aussi l'hérédité. Zola est aussi un des auteurs favoris de Brookner, qui dit partager son sens de l'injustice: "the burden transmitted by ancestors for which we are not responsible and to which we have to succumb" (13). Ruth, née de l'union d'une actrice anglaise et d'un juif émigré de Berlin, porte le poids de ses ancêtres, l'hérédité étant perçue comme un fardeau familial pénible. Les souvenirs d'enfance de Ruth comportent une tristesse diffuse, legs historique qui dérange et empêche une intégration totale à la société anglaise.

À la charge accablante de ses origines s'ajoute celle d'une enfance rendue malheureuse par des parents démissionnaires, qualifiés de "lightweights" (15), qui n'ont pas su aimer leur fille ni l'armer pour la vie. Son père faible était accaparé par sa mère égocentrique, les deux formant un couple irresponsable et puéril, forçant Ruth à prendre des responsabilités très tôt, inversant ainsi les rôles entre parents et enfants.

L'héroïne n'est pas seulement définie par sa naissance et son milieu spatio-temporel. Brookner dissèque les personnalités de ses personnages principaux, de façon rigoureuse; elle

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12. Martino, Le Naturalisme français, p. 21.
13. Guppy, Shusha, "Interview  with Anita Brookner," The Paris Review, n° 29 (automne 1987),147-169, p. 157.

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accumule les détails psychologiques, les petits traits, les faits, gestes, pensées et sentiments de ses personnages. Les critiques parlent de "remorseless social realism". Comme dans le texte réaliste le plus traditionnel, chaque personnage est un individu minutieusement défini par un amas de petites circonstances et de passions, qui viennent se "fixer" au nom propre. Par l'emploi "d'effets de réel" les personnages possèdent des traits reconnaissables, ressemblent à de vraies personnes, sont "la représentation, le reflet, le double d'êtres réels, concrets, singuliers" (14). Les personnages sont définis par des critères physiques et psychologiques (voire existentiels), qui renvoient à des codes sociaux et finalement moraux, codes qui sont très imbriqués les uns dans les autres. On trouve, dans les romans de Brookner, un type d'énoncé romanesque qui, depuis Balzac, est devenu un lieu commun du roman réaliste: la notation physique s'associe à une connotation psychosociologique. C'est ce que Ph. Hamon nomme leur "littérarité", opposée à leur "littéralité" (15): chaque personnage est aussi déterminé par son contexte romanesque, par sa fonction dans le processus narratif, par la manière dont il s'apparente et/ou s'oppose aux autres à l'intérieur d'un ensemble, il fait partie d'un "système textuel".

Le texte de Brookner ne se contente pas de prôner en apparence la raison en reproduisant l'individu et la réalité extérieure à la manière du texte réaliste. Par le contenu "thématique" des personnages, dont le comportement renvoie à tout un code de valeurs, à toute une philosophie de vie, à ce que Barthes nomme, dans S/Z, des "codes culturels" ou encore "codes de savoir ou de sagesse", l'œuvre offre au lecteur une réflexion morale qui semble, en apparence, refléter l'idéologie du texte conventionnel. Effectivement, l'idéologie avérée de l'héroïne rejoint celle de ce que Barthes nomme "texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture" (16), celui qui est caractérisé par ce que Belsey appelle "closure" (Belsey 70), celui qui révèle la vérité, et donne une leçon morale, car l'union finale du héros et de l'héroïne assure le lecteur que le bonheur reste possible dans un monde stable et cohérent (Lodge 39, 126, 181) dans lequel le moi et le monde sont finalement unis par le contrat social du mariage.

Brookner, s'attachant d'abord aux personnages féminins, va au-delà de l'individuel. Les personnages, représentant plus que des types sociaux, sont exagérés jusqu'à devenir des archétypes psychologiques. Dans l'univers manichéen de Brookner, la lutte entre le Bien et

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14. Mitterand, Henri, Le discours du roman, Paris: PUF, 1979, p. 59.
15. Hamon, Philippe, "Pour un statut sémiologique du personnage," Poétique du récit, éd. R. Barthes et al., Paris, Seuil, 1977, p. 118.
16. Barthes, Le Plaisir du texte, p. 25.

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le Mal devient un combat entre devoir et plaisir, ou entre stoïques et hédonistes, prenant la forme de personnages moralement opposés. Ainsi Ruth, la protagoniste vertueuse, est opposée à ses contraires: Helen (sa mère), Anthea et Jill (ses amies), Mrs Cutler (la femme de ménage) et Mrs Jacobs (la maîtresse de George, son père). L'Amour étant investi de la fonction rassurante du "code herméneutique" (17), l'héroïne croit que sa vertu sera récompensée par un mariage qui réunit amour et promotion sociale. Ainsi Ruth perçoit-elle l'amour comme une source de bonheur suprême: "Almost she was happy. . . . Love, Ruth thought wistfully, must surely be this state of sublime ease. . . . Without love there can be no reason for hope" (75-76). Brookner elle-même, dans une interview de 1987, après la publication de son septième roman, admet que son sujet principal est l'amour: "What else is there? All the rest is mere literature!" (Guppy 169)

C'est ainsi que l'héroïne, à laquelle la vie a distribué certaines cartes sous la forme de son passé familial, de son milieu, de son physique et de son éducation, débute dans la vie. Le roman est constitué de vingt-et-un chapitres comprenant chacun entre six et dix pages et suivant chronologiquement le développement de Ruth, montrant les événements qui ont façonné sa vie. Après le premier chapitre introductif, le chapitre deux revient sur son enfance jusqu'à la mort de sa grand-mère Weiss, le chapitre trois survole son adolescence jusqu'à la fin de ses études secondaires. Les chapitres suivants, à la manière du Bildungsroman, examinent "ses débuts dans la vie adulte", une "tranche de sa vie" entre dix-huit et vingt-deux ans, se concentrant sur ses années d'études, et alternant entre ses relations avec ses parents et ses premières amours, jusqu'à son mariage. La structure de base du roman peut être résumée par le schéma actantiel de Greimas. Ruth, à la fois "sujet et bénéficiaire", est en quête d'amour.

La fin des illusions

Mais, en se déguisant en roman traditionnel, en utilisant des procédés stylistiques pour représenter le monde et en prônant en apparence l'idéologie du texte classique, Brookner se sert de ce "moule" conventionnel pour mieux le miner de l'intérieur, pour dénoncer les fondements philosophiques et les illusions romanesques qu'il véhicule. L'écriture, tout en respectant les conventions littéraires du réalisme, en dénonce l'idéologie. Le cadre à travers lequel la vie est perçue - "l'organisation de l'expérience", dirait Patricia Waugh (30) - est superficiellement le même que dans le roman du dix-neuvième siècle, mais il y a subversion au niveau de l'idéologie sur laquelle repose ce cadre.

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17. Barthes, Roland, S/Z, Paris: Seuil, 1970, p. 24.

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Âgée de quarante ans, Ruth Weiss se penche sur son passé afin d'essayer d'expliquer ce qu'elle est devenue. Le roman annonce en fait la fin d'une vie "gâchée par la littérature" et le début d'une réflexion qui va tenter de comprendre comment l'héroïne en est arrivée là. La démarche de Brookner sera exactement l'inverse de ce que l'on trouve habituellement dans les livres: "Her adventure, the one that was to change her life into literature, was not the stuff of gossip. It was, in fact, the stuff of literature itself. And the curious thing was that Dr Weiss had never met anyone . . . who could stand literature when not on the page" (10). Au lieu de rassurer le lecteur en lui présentant une vision idéale de la vie, Brookner va s'acharner à démasquer les illusions véhiculées par le texte classique.

Tout d'abord, la romancière montre clairement que l'idéologie sur laquelle l'héroïne fonde son comportement et ses espoirs n'est, ironiquement, pas ancrée dans une réalité sociale, mais dans un autre texte, dans une fiction, car elle provient de l'éducation et de la culture reçues, c'est-à-dire des lectures dont l'ont nourrie ses parents démissionnaires: "She was expected to grow up as fast as she could decently manage it and to this end was supplied with sad but improving books. From Grimm and Anderson she graduated to the works of Charles Dickens. For virtue would surely triumph, patience would be rewarded" (11).

Elle "désire à travers" sa culture livresque, tout comme "Emma Bovary désire à travers les héroïnes romantiques dont elle a l'imagination remplie" et Don Quichotte "à travers" les romans de chevalerie (18). Les contes de fées, dont elle a été nourrie depuis son enfance, promettent bien que la vertu sera récompensée, que les humbles seront élevés: "Cinderella shall go to the ball" (7) - comme d'ailleurs les romans de Dickens, qui croyait à l'Amour et idéalisait le foyer et pour qui le christianisme était avant tout une attitude charitable envers les autres (19). Cette vision romanesque du monde a été propagée par le "roman de gare" que lit la mère de Ruth, qui a toute une collection de ce que le narrateur qualifie de "romantic novels", notamment ceux de Georgette Heyer (64): "Nothing with an unhappy ending" (42).

Ruth, confondant fiction et vie, se prenant pour un "être de papier", s'est identifiée aux bons personnages des contes de fées, aux protagonistes vertueuses de Dickens, sur lesquels elle a calqué son comportement. L'héroïne est avant tout intéressée par les personnages féminins de Dickens, qui illustrent parfaitement un idéal victorien présent

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18. Girard, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris: Bernard Grasset, 1961, p. 16-19.
19. Il est vrai que la perception de Dickens comme auteur sentimental et naïvement optimiste correspond à une interprétation traditionnelle. Mais ce qui nous importe est l'utilisation qu'en fait Brookner pour définir une certaine idée du Bien. Voir à ce sujet Gross, Jhon et Pearson, Gabriel, Dickens and the Twentieth Century, Routledge and Kegan Paul, 1966.

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dans la littérature, tel que le décrit Françoise Basch (20). L'image de la femme victorienne, inspirée par le modèle de la Vierge Marie, était, avant tout, celle de la femme au foyer. Sa passivité, sa soumission, sa dépendance, sa dévotion, son altruisme, sa pureté ne servaient qu'à un but: elle devait être "l'Ange au foyer", "l'âme de la maison". La protagoniste de Brookner, lorsqu'elle s'imagine en femme victorienne - "Ruth saw herself, in a long skirt and her Victorian blouse and cameo, casually taking the complete dish from the oven when Richard arrived" (44) - rêve de s'entendre dire "you are my good angel . . . my good angel, always my good angel", comme le répète souvent David Copperfield à Agnes. Cet idéal féminin est incarné, entre autres, par Little Dorrit. Comme elle, Ruth est avant tout "bon enfant", honorant père et mère, charitable envers tous, sexuellement innocente et pure, en somme agissant toujours strictement selon des règles morales rigoureuses.

Ruth s'est identifiée aussi aux femmes vertueuses de Balzac, sur qui elle travaille. Après avoir écrit une thèse dont le titre est "Vice and Virtue in Balzac's Novels" (34), elle prépare une publication intitulée "Women in Balzac's novels" (7). C'est surtout par son absence de calcul que Ruth se classe dans la catégorie des vertueuses: "I have no manipulative powers. These, she knew, constituted the quality that distinguished the villains from the virtuous" (45). Elle qualifie Henriette de Mortsauf de "vertueuse" (136); elle appelle Dinah de La Baudraye "courageous" ou encore "a great woman" (136). La vertu de ces héroïnes balzaciennes consiste en une attitude de chasteté et de fidélité; soumises, obéissantes et passives, elles agissent avant tout par devoir, réprimant leurs désirs. Eugénie Grandet reste l'héroïne préférée de Ruth, qui la cite à plusieurs reprises: "Je ne suis pas assez belle pour lui." Il existe de nombreux parallèles entre le premier roman de Brookner et Eugénie Grandet, véritable "hypotexte", que ce soit sur le plan du cadre de vie, de l'intrigue et du sort de l'héroïne. Or, la caractéristique fondamentale d'Eugénie est sa passivité, comme le décrit Ruth: "Eugénie waiting for her handsome cousin Charles to come home to Saumur and marry her, sits dreamily . . . she is so listless, so absent, so mild . . . so biddable, so inert on her bench in the garden..." (139-140). Eugénie n'aime qu'une fois dans sa vie. Elle honore son père et sa mère, sacrifiant sa vie à s'occuper de son père et se mariant par devoir social.

Même si elle est fascinée par les séductrices, l'héroïne de Brookner a appris à s'assimiler aux femmes vertueuses de la littérature, à celles qui sont épouses et non maîtresses, car ces dernières sont punies dans les livres qu'elle a lus, et mises à l'écart de la société. C'est pour cela qu'on lui a appris, non pas à imiter Anna Karénine et Emma Bovary, mais à méditer ("ponder") sur le destin de ces héroïnes.

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20. Voir à ce sujet Basch, Françoise, Relative Creatures: Victorian Women in Society and the Novel. 1837-1867, Londres: Allen Lane, 1974, p. 3-15.

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Ce que Brookner veut démontrer c'est que Ruth, obéissant à un code moral désuet, est en décalage avec son siècle: "Her appearance and character were exactly half-way between the nineteenth and twentieth centuries"(8). Les valeurs traditionnelles auxquelles elle adhère ne sont pas celles du vingtième siècle amoral et dépourvu de présence divine, mais celles du siècle précédent. C'est pour cela que Brookner dénonce la "stupidité" de son héroïne, qui est "idiote" car elle n'a pas compris comment il fallait se comporter pour trouver le bonheur: "I can only demonstrate the naivety of these characters by putting them against the more sophisticated ones. It's faults in perception I'm talking about. Whether that's innocence or stupidity I leave to others to judge. I think it's both" (Haffenden 73).

Moderne par sa vision foncièrement ironique, le texte de Brookner "dit" qu'il faut être raisonnable, mais il "montre" qu'un comportement vertueux ne peut que mener à des impasses stériles. Comme le constate Ruth: "The ball had never materialized" (7). Le texte énonce "A" pour faire entendre "non-A" (21). Il y a contradiction entre ce que le texte exprime sur le plan du signifié et ce qu'il "accomplit" sur le plan du signifiant. La notion d'antiphrase, d'inversion, qui est au cœur du concept de l'ironie, est présente dans la mesure où il y a contraste entre le rêve fondé sur la littérature et la réalité. Le contenu narratif, que le narrateur offre à la perception du lecteur observateur, contredit les attentes romanesques de l'héroïne naïve, qui sont ainsi tournées en dérision. La succession des événements va révéler à quel point Ruth, qui s'enferme dans ses lectures, vit dans un monde imaginaire: "No one could measure up to her expectations" (137). Le texte s'efforce d'illustrer les paroles de Mrs Cutler, personnage perspicace: "These things don't happen in real life" (120). Brookner veut démontrer qu'il y a toujours un moment où la vérité vous heurte de plein fouet, comme elle le fait dire à Stendhal, un de ses écrivains favoris - "Stendhal said, 'I walk along the street, marvelling at the stars, and all of a sudden I'm hit by a cab' " (Haffenden 69).

Le texte montre que la vertu de Ruth n'est pas récompensée, comme dans les livres, mais, au contraire, punie: "She perceived that most of the tales of morality were wrong, that even Charles Dickens was wrong, and that the world is not won by virtue" (99). Dans la réécriture moderne du roman sentimental, le "happy end" fait défaut. Le déroulement de la situation dramatique est toujours à l'inverse des attentes de Ruth. Celui qu'elle aime, le beau Richard, en épouse une autre. Son début d'aventure avec un homme marié tourne court. Elle finit par faire un mariage de convenance, mais son mari meurt six mois après. Ruth n'obtient jamais ce qu'elle désire: "Would she always react in the same way to those

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21. Kerbrat-Orecchioni, C. (Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon), "Problèmes de l'ironie," Linguistique et sémiologie, Lyon: Presses Universitaires de Lyon, 1976, p. 13.

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who did not want her, trying ever more hopelessly to please, while others, better disposed, went off unregarded?" (131)

Individu et société, amour et devoir, ne se rejoignent jamais dans un univers hostile et absurde. L'ironie porte sur toute une époque. Il existe une contradiction inhérente à l'existence même, dans la mesure où tout comportement "correct" reste sans fondement, sans support social ni religieux. Comme le dit Brookner dans une interview: "And it was discovered that once you no longer were constrained to be good, either by Christianity or by a secular philosophy which for a time was even stronger, namely the Enlightenment, there was no limit to bad behaviour" (Guppy 155). Ironiquement, déçue par une réalité qui ne correspond pas à la vision romanesque des livres qui l'ont formée, Ruth se tourne vers d'autres livres ou formes d'art, cette fois pour illustrer ce qu'elle perçoit comme la réalité. Elle est obligée de se rendre à l'évidence: "Balzac teaches the supreme effectiveness of bad behaviour" (34). (22) Lorsqu'elle est à Paris, elle va au Louvres et s'arrête devant un tableau peint par un Primitif flamand - "the Flemish primitives, with their immaculate pain and sorrow, their thoughtful grieving little heads, their chilly pallid Christs deposed..." (93) - et note que la peinture confirme la "leçon de Balzac": la vertu n'apporte que tristesse.

Le comportement moral de Ruth ne lui apporte effectivement pas le bonheur. Au contraire, elle est malheureuse car elle n'a aucun pouvoir social, aucune popularité et surtout aucun pouvoir de séduction. Si, se trouvant laide, cette femme "intelligente" ne sait pas se mettre en valeur, c'est la faute à la littérature: "Dr Weiss blamed her looks on literature" (8). Ses beaux cheveux comprimés en un chignon austère et ses habits de petite fille sage, ou de vieille fille - "pleated skirts . . . cardigans and saddle shoes" (29) - lui donnent un air "virginal." Son expression absente et triste et sa démarche hésitante connotent un manque d'assurance - "she believed herself to be dim and unworldly"(37).

Trop "correcte" dans son comportement, elle n'ose pas imposer ses désirs et devient la proie de tempéraments plus égoïstes et assurés. Ainsi, sa mère, la belle Helen, se sert d'elle, et son amie, la séduisante Anthea, la relègue au rôle de confidente. Elle constate qu'il aurait mieux valu être comme Modeste Mignon, car chez elle "all the vices turned out to be virtues" (84). Le "vice" qui a permis à Modeste Mignon de réussir sa vie est tout simplement le fait de prendre les événements en main, d'imposer ses désirs avec énergie et sans scrupules. Si Ruth passe sa vie à attendre un bonheur qui ne vient pas, c'est dû à sa

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22. Il ne s'agit pas de décider si Balzac est un auteur moral ou immoral, mais simplement de montrer comment Brookner utilise une certaine idée qu'ont les lecteurs de Balzac pour illustrer ce qu'elle entend par "vice." Effectivement, Balzac a souvent été "taxé d'immoralité," accusé de "manquer de principes," de faire "la part trop belle au vice," et surtout d'avoir fait "les pécheresses beaucoup plus aimables que ne l'étaient les femmes irréprochables." Voir Laubriet, Pierre, L'Intelligence de l'art chez Balzac: d'une esthétique balzacienne, Genève: Slatkine, 1980, p. 9, 85, 89, 97.

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passivité, à son manque d'énergie. C'est là l'idée que Brookner a voulu souligner en se servant des romans de Balzac, chez qui, selon Félicien Marceau, "l'amour ne s'attend pas. Il se prend. . . . Point d'énergie, point de bonheur. La loi de Balzac est implacable." (23)

Le corps maigre et étroit, en somme asexué, de Ruth, ressemble à celui d'une enfant. Trop pure et transparente envers les hommes, et surtout trop passive, elle est mal armée pour le jeu darwinien de l'amour que, par contre, Anthea a très bien compris :

Anthea's eyes widened. 'Now for God's sake, Ruth, don't make a mess of this. Don't give in too easily. String him along. Keep him guessing. Break the odd appointment. How do you think I got Brain after all these years?'
Ruth looked sadly at her friend.
'Is it all a game, then?' she asked.
Anthea looked sadly back. 'Only if you win,' was her reply. 'If you lose, it's far more serious.' (106)

Un comportement vertueux ne peut que mener à la solitude, qui provient de l'absence d'amour et qui se traduit dans le texte par la fréquence obsessionnelle des mots de la même famille sémantique que "lonely". Le sentiment de déréliction de la protagoniste de Brookner revient comme un leitmotiv dans toute l'œuvre. Son exil est souligné par des termes relatifs au silence, insistant sur l'absence de communication. Le roman est hanté par l'impression, ressentie par l'héroïne, que le temps s'est arrêté et qu'elle ne parvient pas à combler le vide. Il ne se passe rien dans son existence, elle n'a rien à faire, car elle est exclue du flux de la vie: "Nothing happened" (69). Certains moments sont plus révélateurs que d'autres de ce sentiment d'aliénation. L'héroïne redoute particulièrement les soirées, les fins de semaine, les dimanches, les jours de fête, les vacances d'été, tous les moments où elle se retrouve face à sa solitude. Certains lieux aussi sont des métonymies de la déréliction: la ville, avec ses rues désertes lorsque tombe la nuit, avec ses parcs et ses musées fréquentés par Ruth le dimanche. La façon qu'elle a de se nourrir dénote aussi son exclusion, car la nourriture est synonyme de communion amoureuse et familiale. Parfois elle fait un repas rapide dans un "bar". Seule chez elle, elle se fait des repas très simples, qu'elle qualifie de "spinsterish fare" (20).

Pourtant, ironiquement, Ruth n'est pas ce qu'elle semble être. Pour agir en femme vertueuse elle a refoulé sa vraie personnalité et s'est emprisonnée dans des règles de bonne conduite, comme Little Dorrit dans la prison de Marshalsea: "she had imprisoned herself in

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23. Marceau, Félicien, Balzac et son monde, Paris: Gallimard, 1995, p. 148-149.

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a routine as destructive of liberty and impluse as if it had been imposed on her by a police state" (94). Elle regrette de ne pas s'être identifiée plutôt (et plus tôt) aux séductrices: "Why had her nurse not read her a translation of Eugénie Grandet? The whole of her life might have been different" (8). Son apparence raisonnable est minée à répétition, pour montrer que sous la carapace qu'elle présente au monde se cache tout un univers fait de tristesse, d'agitation et d'insatisfaction. Elle dévalorise non seulement son physique et son tempérament, mais aussi sa réussite professionnelle, son travail lui semblant "trop facile" (34). Elle envie son amie Anthea, qui lui paraît infiniment supérieure et aimerait se transformer: "A great desire for change came over Ruth" (95, 132). Le mot "restless" revient à maintes reprises pour la qualifier et, lorsque son agitation intérieure l'empêche de se concentrer sur ses livres, elle marche dans la ville pour essayer de se calmer. La nuit, moment d'introspection, déchaîne ses peurs irrationnelles et elle est parfois réveillée par un sentiment de pure terreur: "she clung to him in the night when she awakened so inexplicably in terror, with fragments of dream evaporating..." (173)

Brookner ne se contente pas de refuser l'amour à son héroïne. Le texte met en lambeaux le rêve du mariage comme union mythique noble et parfaite, en montrant qu'il est plutôt entrepris (par les deux sexes) pour des raisons bien plus terre-à-terre. L'image qu'a l'héroïne de l'homme idéal est aussi tournée en dérision. Avec une lucidité cruelle, le masque est arraché pour montrer la platitude des entreprises humaines, pour souligner que derrière tout grand principe se cachent des mobiles mesquins, que les êtres sont mus par l'égoïsme, la lâcheté et les intérêts matériels. Pour ce faire, l'auteur a recours à plusieurs procédés: elle utilise la parodie dans son sens le plus traditionnel, elle se sert de l'entourage de Ruth comme pierre de touche, ainsi que des remarques de personnages plus avisés. Ce que montre le texte est confirmé par la voix du narrateur omniscient, qui ajoute des commentaires éclairés.

La réalité des relations entre les sexes est effectivement tout autre que l'idée romanesque que s'en fait son héroïne, se ramenant à une simple question de nourriture. Lorsque Ruth invite Richard Hirst à dîner, le sujet banal est traité avec un sérieux exagéré qui devient ridicule, comme dans la parodie d'épopée de Pope, The Rape of the Lock. L'entourage de l'héroïne confirme à répétition que les personnages masculins sont faibles et mus par des intérêts bassement matériels. Par exemple lorsque Roddy épouse Ruth parce qu'elle lui donne un sentiment de sécurité et surtout parce qu'elle cuisine bien, le narrateur explique que Roddy est la règle plutôt que l'exception: "It is best to marry for purely selfish reasons" (172). Lorsque George prend Sally Jacobs comme maîtresse parce que son intérieur est bien tenu et qu'elle lui prépare de petits plats, contrairement à Helen, son

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épouse, le narrateur ajoute: "[George] felt a long forgotten flicker of desire. Not necessarily for Mrs Jacobs, but for the high degree of comfort that seemed to go with her" (62).

Les gens mariés dans l'entourage de Ruth prouvent que le mariage n'est pas source de bonheur suprême. Par exemple, l'héroïne est fascinée par le bonheur qu'affichent Jill et Hugh, qu'elle rencontre au Louvre, mais apprend avec stupéfaction qu'ils ne vivent pas le bonheur parfait, car Jill trompe Hugh et ne veut pas d'enfants. Le lecteur peut d'ailleurs constater que l'infidélité, la tromperie et l'incommunicabilité sont la règle, même dans un couple en apparence uni. Ainsi, George, le père de Ruth, trompe Helen avec Sally Jacobs et le Professeur Duplessis, respectable père de famille, cherche à avoir une aventure avec la jeune Ruth.

Ruth perçoit le beau Richard Hirst, psychologue conseil auprès des étudiants et fervent chrétien, comme le parfait héros, vertueux, noble, dévoué, en somme le Nicholas Nickleby que Brookner dit chercher encore - "I am still looking for Nicholas Nickleby." (24) L'image qu'elle s'en fait est ridicule tant elle est exagérée: "His dark golden hair streamed out and his dark blue eyes were clear and obdurate as he pedalled off to the next crisis. . . . She thought him exemplary and regretted having no good works to report back. The race for virtue, which she had always read about, was on" (38-39).

Richard sur son vélo devient Hippolyte sur son char! L'idée que se fait Ruth de Richard est démentie par son comportement égoiste envers elle: il arrive très en retard au repas prévu, ne s'excuse pas, se plaint d'être fatigué et dévore sans commentaire le repas gâché par l'attente, avant de se mettre à parler d'une autre femme. Et d'ailleurs, si l'héroïne est aveugle, son entourage l'est moins et les remarques crues d'Anthea, plus avisée, accentuent l'effet comique: elle traite Richard de malade mental: "that nut"(43), "he's sick"(39).

Fin et début confondus

Non satisfaite de réécrire l'intrigue traditionnelle de façon ironique, en montrant que si l'on est vertueux on ne peut qu'être malheureux en amour dans un univers amoral, Brookner privilégie la technique du revirement ironique, qui intervient toujours à un moment où les espoirs de Ruth atteignent leur apogée. Schlegel a bien souligné la "régression infinie de l'ironie" (25). L'ironie, poussée à bout, finit par dessiner une boucle et le texte se subvertit à répétition, se lovant à chaque fois sur lui-même. Contrairement à ce que l'on trouve habituellement dans les récits qui racontent l'histoire d'une quête, celle de l'héroïne brooknerienne non seulement n'aboutit pas, mais revient à son point de départ,

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24. Kenyon, Olga, Women Writers Talk: Interviews with Ten Women Writers, Oxford: Lennard Publishing, 1989, p. 9.
25. "(T)he infinite regressiveness of irony ..., " cité dans Muecke, D.C., The Compass of Irony, Londres: Methuen, 1969, p. 31.

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comme chez Kafka, l'intrigue esquissant la figure du cercle (retour au point de départ et enfermement). Comme dans un gigantesque jeu de l'oie, l'héroïne se retrouve doublement au point de départ. Elle cherchait l'amour et voulait se défaire du poids de sa famille, les deux démarches étant inextricablement liées. Dans les deux cas, elle a échoué.

Au début du roman, Ruth travaille sur Eugénie Grandet. Son hypothèse est que, si Eugénie n'a pas trouvé l'amour, c'est la faute de ses parents - "her theories about Eugénie's relations with her parents, whom she still blamed for the defection of Eugénie's lovers" (9). Le départ de la maison familiale et de Londres est symbolique des efforts répétés de Ruth pour se détacher de ses parents. Lorsqu'elle tombe amoureuse pour la première fois, elle quitte la maison d'Oakwood Court et prend un appartement afin de pouvoir inviter Richard à dîner mais, après une soirée catastrophique, regagne la maison de ses parents. L'héroïne fait une deuxième tentative pour se détacher de sa famille en partant pour ses recherches à Paris, où elle vit chez des amis de ses parents. Un nouveau cycle d'espoir débute lorsqu'elle rencontre le Professeur Duplessis et prend encore une fois un appartement pour l'inviter à prendre le thé. Mais, l'idylle en perspective est vite terminée, Ruth n'échappera pas à ses parents. À la première visite du professeur, au moment précis où ils vont devenir amants, le téléphone sonne: c'est George qui rappelle d'urgence Ruth à Londres, car il s'est disputé avec Helen. Ruth n'en repartira plus. Lorsque son père a une alerte cardiaque, elle est désespérée, sachant que la tyrannie de ses parents lui interdit toute autre forme d'amour: "Lying so close to her mother, hearing the words of love, and knowing, in the course of that long night, that she would hear no others, Ruth covered her face and wept" (160). La mort de Helen scelle le destin de sa fille, qui restera à s'occuper de George, épousant Roddy Jacobs, le neveu de l'ex-maîtresse de son père, uniquement pour plaire à ce dernier. Mais, six mois après, son mari se tue dans un accident de voiture et père et fille se retrouvent tous les deux dans la maison familiale, Ruth assurant à son vieux père qu'elle ne le mettra jamais dans une maison de retraite. Contrairement à Little Dorrit, qui est récompensée pour son devoir filial, Ruth a le même destin qu'Eugénie et le roman se termine, comme il avait commencé, par une référence au roman de Balzac: "The section on Eugénie Grandet has turned out rather longer than expected" (176). Ses parents, dont l'attitude possessive est d'ailleurs soulignée tout au long du roman, ont réussi, par le biais de la littérature, à garder leur fille auprès d'eux.

Il y a trangression de l'évolution, esquissée par la suite des romans, qui fait vieillir l'héroïne: plutôt que de se détacher progressivement de ses parents pour mener sa vie à son terme, l'héroïne suit le parcours inverse. La ligne chronologique du récit se replie sur elle-même, dans une subversion réitérée de la linéarité des étapes d'une vie humaine. Cette structure circulaire est renforcée par le thème du redoublement parental. Ruth, qui n'a hérité

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de sa mère que ses beaux cheveux roux, a le tempérament de sa grand-mère Weiss, dont elle prend la place dans la maison familiale et auprès de George. L'existence même de cette structure circulaire, qui montre que la fin revient invariablement au début, qui confond début et fin, constitue une subversion de la part de Brookner, car elle se détourne du linéarisme et de la conception progressiste de l'homme moderne.

La subversion du temps ne se manifeste pas seulement par les retours en arrière, mais aussi par l'utilisation de la mémoire. Or, pour Bergson, la notion de mémoire est indissociable de celle de durée. La mémoire est un "anti-temps", un ajournement du temps, qui permet au passé de survivre et de pénétrer le moment présent (26). La durée est un "anti-destin" qui permet "le blocage fatal du déterminisme" et "le temps de l'homme, c'est la possiblité de raconter son passé et de préméditer son avenir". La mémoire, "loin d'être intuition du temps, échappe à ce dernier dans le triomphe d'un temps "retrouvé" et donc nié", comme chez Proust. Or, l'écriture n'est que remémoration, comme le montre A Start in Life, qui insiste sur le rôle primordial de la mémoire pour essayer de comprendre le présent.

Le roman est écrit en "analepse mixte complète" (27). Dans un premier chapitre, Dr Weiss se présente telle qu'elle est à l'âge de quarante ans. Ruth projette d'inviter son éditeur à dîner: "Better invite Ned to dinner" (9). Ensuite, ce "récit premier" s'interrompt et elle revient sur son passé, par le biais de la mémoire dans un "retour en arrière explicatif": "Dr Weiss . . . propped her head on her hand and thought back to the play in which she had been entrusted with such an exacting part" (10). Le "récit second" (parce que temporellement subordonné au premier), récit enchâssé, débute avec le chapitre deux, qui commence par "She remembered" (11). Ces souvenirs occupent presque tout le roman, qui se termine juste après que "la boucle est bouclée" et que le personnage a fait le bilan de sa vie jusqu'au moment où le récit premier a été interrompu. L'analepse "rejoint le récit premier non pas en son début, mais au point même où il s'était interrompu pour lui céder la place . . . le mouvement narratif accomplit un parfait aller-retour". La dernière page du roman signale le retour au "présent narratif" par un double espacement entre les lignes et des retours formels - les mêmes termes sont littéralement réitérés. L'appellation "Dr Weiss" (176) est repris, alors que dans le reste du récit l'héroïne est appelée "Ruth". L'héroïne prend sa plume et écrit à son éditeur: "Dear Ned, she wrote..." (176). Le récit premier est repris pendant une demi-page, et le roman se termine avec un retour à la préoccupation initiale de Ruth pour Eugénie Grandet.

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26. Bergson distingue entre "mémoire mécanique," qui permet par exemple d'apprendre un poème par coeur et de le réciter "par habitude," et la "vraie mémoire," celle qui sélectionne les événements marquants pour les faire revivre. Il s'agit ici du deuxième type de mémoire.
27. voir Genette, Figures III, p. 77-105.

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Ce qui aurait dû être un "début dans la vie" s'avère en être la fin, fin qui, d'ailleurs était inscrite dès le début, comme l'indiquent trois "prolepses sur analepse": "she was beginning to realize, problems of increasing loneliness awaited her" (94); "She felt . . . without a future" (130); "fear of the future took her in its grip" (144).

Le texte n'inscrit pas seulement en son sein la structure du cercle. Le cercle devient cycle par la répétition. Puisque la dernière phrase du livre renvoie à son ouverture, la fin du roman se présente comme un recommencement. Puisque la quête de l'héroïne est vouée à l'échec, elle est condamnée à la répéter à l'infini. C'est pourquoi il n'y a pas seulement, à la fin du roman, un retour à la "case départ", mais, dans son déroulement, plusieurs retours. La répétition, inscrite dans la réprise de l'intrigue, est érigée en principe formel. Non seulement les mêmes mots reviennent littéralement, au début et à la fin du roman, mais lorsque Ruth attend Richard, puis Duplessis, ses espoirs sont symbolisés par le même rayon de soleil sur le tapis: "a shaft of sunlight illuminated the dusty carpet" (141) fait écho à "the sun . . . lay in a shaft . . . along the old flowered carpet" (50). Quand Helen meurt, Ruth remonte le temps pour redevenir enfant, son cri déchirant "Take me home" indiquant son désir d'être réunie à la mère par la mort, de retrouver l'abri initial, afin de renaître. En "redevenant" sa grand-mère, elle remonte encore plus loin dans le temps, pour retrouver les morts et s'inscrire dans une continuité familiale.

L'ambiguïté du texte crée une impression de vertige: ce qui se pose comme un début est en fait une fin, qui n'est que recommencement. Brookner "brouille subtilement les pistes" entre art et vie: l'héroïne a pris des fictions du dix-neuvième siècle pour la réalité de la vie au vingtième siècle; elle va maintenant utiliser l'écriture elle-même, imitant la forme du roman traditionnel, pour essayer de rétablir la réalité de son vécu. C'est le conformisme même de l'écriture qui indique qu'il s'agit de ce que David Lodge appelle "layered fiction", François Gallix "écriture feuilletée" (Gallix 84), et qui situe Brookner dans ce que Marie-Françoise Cachin qualifie de "cohorte des ces écrivains britanniques contemporains" qui s'appuient sur des textes littéraires du dix-neuvième siècle pour construire leurs propres romans (28). Cette réécriture de textes antérieurs découle directement de la "forme biographique" de l'œuvre, telle que la décrit Bakhtine (29). L'emboîtement de niveaux narratifs

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28. Cachin, Marrie-Françoise, "Nice Work de David Lodge: jeu de société ou jeu d'écriture ?" Etudes Britanniques Contemporaines, n° 0 (1992), 123-132, p.131.
29. L'image de l'héroïne est dépourvue d'un devenir véritable, puisque les événements ne la façonnent pas, elle, mais sa destinée; l'histoire sociale et familiale sert à déterminer la vie de la protagoniste ; le temps du roman est le "temps biographique," bâti sur "les moments typiques et fondamentaux de toute vie humaine." Voir Bakhtine, Esthétique de la création, p. 157-172 et 221-224.

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accentue l'effet de spirale, Brookner mettant en place un jeu subtil de voix et de points de vue. Il s'opère une espèce de "télescopage" entre narrateur extradiégétique, narrateur autodiégétique et héroïne. Ruth, comme le héros de Proust, devient la narratrice de sa propre histoire, racontée à la troisième personne. Les points de vue du narrateur omniscient, de la narratrice avisée de quarante ans et de certains personnages secondaires lucides s'accordent pour tourner en dérision l'héroïne jeune et naïve. Dérision qui est en fait auto-dérision, car Ruth revient sur sa vie pour s'auto-critiquer. De plus, il semblerait que Brookner se glisse dans son œuvre à travers "l'autre possible", sa protagoniste-narratrice, qui lui ressemble de façon frappante. Comme son héroïne, Brookner semble être condamnée à réitérer la même quête vouée à l'échec, car les romans suivants seront des variantes de ce premier roman, tentative de réécriture d'une vie.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n° 11. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)