(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)

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Métaphore et métamorphose dans To the Lighthouse

Catherine Lanone (Université de Toulouse)

Illusion d'immobilité, mirage de l'Un : l'identité est vide ; c'est une cristallisation et dans ses entrailles transparentes recommence le mouvement de l'analogie. [1]

Grâce à la Hogarth Press, l'écriture de Virginia Woolf émerge d'un coup de sa chrysalide conventionnelle, en déployant dans les nouvelles ce "mouvement de l'analogie" décrit par Octavio Paz. Ainsi, dans "The Lady in the Looking Glass", la femme cadrée par le miroir se métamorphose en volubilis mystérieux. Même si l'ironie va par la suite faire voler en éclat la "métaflore," [2] l'image permet la progression de la phrase et de la pensée, sert de méta-phore au sens littéral du terme : "how readily our thoughts swarm upon a new object, lifting it a little way, as ants carry a blade of straw so feverishly, and then leave it." [3] La trace sur le mur devient prétexte à la griserie de la métamorphose, tour à tour clou, crypte, tumulus ou pétale de rose, amorçant la dérive féminine de l'image. Qu'un homme entre dans le champ libre de la conscience et le fil imaginaire se sectionne, le sens s'arrime au signifiant libre, bloquant la fugue avec l'escargot qui fait tache : "Ah, the mark on the wall! It was a snail." ("The Mark", 49) Entre "mark" et "snail" la chasse au snark se rompt. To the Lighthouse explore cette fugue des images associées à la conscience féminine, à travers une série de "métaflores" que "Time Passes" fait éclater en une dissémination cancéreuse, à l'image de ce "red hot poker" avec lequel James voulait frapper son père, et qui s'essaime dans le jardin par

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1. Octavio Paz, Le Singe grammairien. Paris: Flammarion, 1990, 146.
2. Françoise Defromont, Vers la maison de lumière. Paris: Ed. des Femmes, 1985, 72.
3. Virginia Woolf, The Mark on the Wall. London: Grafton Books, 1985, 41.

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homonymie, parmi les orties et les ronces anarchiques (on glisse du tisonnier au tritoma, sorte de lys rougeoyant d'origine africaine).

Tissu métaphorique

Paul Ricœur [4] définit la métaphore comme une collision lexicale impliquant l'énoncé tout entier ; il ne s'agit pas d'un simple échange de termes mais d'une tension, d'une torsion où l'image "est" sans être la chose sur laquelle elle se projette. De même dans la cadence woolfienne la figure de style n'est pas un pur ornement mais un principe métamorphique. La phrase s'ourle et se déplie dans le battement lancinant de la langue, nous obligeant à toujours glisser au gré du scintillement transparent de sa surface, éclairant en le dissimulant un sens toujours masqué. Selon le mot de Pierre Alféri :

Le rythme reste en disparaissant, non dans une transparence, dans une vision du dehors, mais au contraire dans une clarté opaque et résistante, une pure surface : dans l'impression. [5]

L'impression métamorphose le temps en espace, la lumière en vagues de couleur, oscille entre masculin et féminin. Ainsi James ressent l'affrontement de ses parents en termes de métaphores primitives qui vont se graver dans son esprit ; la scène s'efface mais les images - le bec stérile déchirant la parole, la femme-fontaine feuille à feuille déclose, la "roue de la sensation" fixant l'instant - vont rester et ressusciter la violence de l'émotion à des années de distance. [6] L'activité de James, consistant à découper et coller des images illuminées de joie ou brûlées de ressentiment, devient métatextuelle.

Ici comme ailleurs le texte ne décrit pas, mais explore le visible atomisé en émotions instables, dans une phénoménologie mouvante, une configuration d'aperçus laminés sitôt formés, semblables selon Lily Briscoe à des insectes dansant dans la lumière d'une pensée élastique. La phrase volubile croise les regards, s'enroule en corolles sémiotiques et guide

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4. Paul Ricœur, La métaphore vive. Paris: Seuil, 1975.
5. Pierre Alféri, Chercher une phrase. Paris: Christian Bourgeois, 1991, 62.
6. La voix narrative souligne à quel point la pensée opère une fusion alchimique et systématique entre l'abstrait et le concret, "since he belonged, even at the age of six, to that great clan which cannot keep this feeling separate from that." To the Lighthouse. London: Grafton, 1977, 9.

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"vers" un sens qui se dérobe, comme ce phare métaphorique du titre, topos prégnant qui pourtant ne veut littéralement rien dire :

I meant nothing by The Lighthouse [...] I can't manage Symbolism except in this vague, generalised way. Whether its right or wrong I don't know, but directly I'm told what a thing means, it becomes hateful to me.

L'image vient donc suturer le sensible et l'invisible, la chair et l'esprit, dans un rapport duel qu'il convient de ne pas chercher à détisser.

Et Virginia Woolf prolonge expérimentalement le principe métaphorique dans la structure du texte, jouant sur la substitution d'images par séquences ou paragraphes entiers. Ainsi la mère place la chaussette, viatique du voyage au phare, sur la jambe de l'enfant, et mesure sa propre vie à l'aune de la peau de chagrin toujours trop courte, le regard happé par les chaises éventrées, tandis qu'un souvenir que seul pourrait évoquer Mr Bankes vient se greffer dans son courant de conscience. Le tricot ajuste à gros points le fragment venu d'ailleurs, conjurant la déréliction du corps-maison maternel par un enjambement téléphonique, énonciatif et mnémonique, tandis que Bankes restaure par sublimation l'identité menacée en contemplant une façade qu'on reconstruit. [8] Au-delà de l'innovation formelle, le principe métaphorique entraîne le texte dans son élan métamorphique.

Images de la mère

Dans ce tissu figural, métaphores vives et clichés semblent d'abord éviter une distribution manichéenne. Certes, Mr Ramsay, oiseau des mers blessé, seul sur son promontoire battu par les flots de l'ignorance, déambule sur une terrasse-alphabet où l'urne dressée garantit la postérité du grand homme méconnu. Mais parfois Mrs Ramsay a aussi recours à la métaphore narcissique, et fait son autoportrait en ange victorien ployant sous le flambeau de sa propre beauté. Dans les deux cas la voix narrative filtre par ventriloquie les images mentales choisies par le personnage, pour accentuer le cliché avec ironie. Le fantasme de l'explorateur malheureux

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7. Lettre à Roger Fry, 27 mai 1927 in A Change of Perspective : the Letters of Virginia Woolf, Vol. 3, 1923-8. London: Hogarth Press, 1994, p. 383.
8. Voir la célèbre analyse d'Eric Auerbach, ainsi que la distinction entre métaphore et métonymie établie par John Mepham.

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renvoie en miroir à la femme angélique, dans la faillite d'une construction métaphorique socio-culturelle normative :

Rather, To the Lighthouse explores both the insistence and the untenability of the prevailing constructions of masculine and feminine identities, showing how the two are neither complementary, making a whole, nor ever reached ... [9]

Mais une différence essentielle sépare Mr et Mrs Ramsay, concernant le rapport affectif à l'image comme mode de lecture du monde. Le père plaque la métaphore théâtrale sur la vérité nue, dépouillant la langue des figures du possible sans y greffer des ramifications virtuelles. L'esquif de la vie brisé sur l'écueil de l'espoir s'ajuste sur la prévision météorologique, la conforte au lieu de la hanter, et parodie cruellement la pose de l'enfant, le regard fixé vers l'horizon, ou l'effort de la mère pour ouvrir toujours le territoire fabuleux d'un ailleurs métaphorique, soit en nouant un châle autour d'un crâne, soit en lisant un conte. C'est cette grandiloquence mortifère qui irrite tant Cam et James, lorsqu'à la fin du roman le Père s'apprête à réciter des vers ; c'est sa chute dans la parole humble et vive qui le rachète soudain.

Contrairement au père, la mère égrène et engrange les métaphores, dans la moisson de l'instant placée sous le signe de la "harvest moon". Parce que la figure devient modalité de l'être, c'est la chair fruitée du monde que Tansley ronge comme un acide, lorsqu'il corrige la propension systématique à l'exagération, explique qu'il sent l'humidité mais n'est pas trempé jusqu'aux os, et ramène les vagues "hautes comme des montagnes" à une mer juste un peu agitée. Les images choisies ici par Mrs Ramsay ne sont ni originales ni justes, mais elles captent l'émotion. Ailleurs la substitution métaphorique se déplie jusqu'à la jouissance, comme lorsque le battement du phare devient par homonymie la caresse de l'extase. Au contraire le fracas des vagues vient rythmer les pensées de la mère, pour les "tatouer" du sceau de la déréliction, à la manière des cercles plombés de Big Ben dans Mrs Dalloway. Car on ne se baigne pas dans cette mer-là, c'est à peine si les algues accrochées au mur exhalent leurs effluves iodés, si les serviettes des enfants crissent de sable. Seule la vision plonge et glisse dans les vagues de bleu, de vert et de jaune citron, tandis que le corps lui, reste frigide, arrimé, bien au sec.

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9. Rachel Bowlby, Feminist Destinations and Further Essays on Virginia Woolf. Edinburgh: Edinburgh University Press, 1997, 64.

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Aussi les métaphores de phare, de mer et de naufrage deviennent-elles les motifs de l'effort maternel, exprimant cette activité surhumaine, sysiphéenne, qui est elle-même métaphorique en son principe, puisqu'il convient de coudre sur l'instant une image, qu'il s'agisse d'un goût, d'une saveur, d'un sentiment, pour le graver dans la mémoire et le soustraire au temps.

Lily voit Mrs Ramsay recueillir les fragments de l'être pour les déposer en sûreté sur la grève, métaphore qui la métamorphose implicitement en sirène. La scène du dîner, avec le chef-d'œuvre eucharistique du bœuf-en-daube et la corbeille de fruits picturale, se donne à lire aussi comme une traversée difficile, où la conversation peut se rompre et s'abîmer vers les profondeurs du silence. L' "admirable" texture masculine littéraire, politique ou philosophique, repose sur le métier invisible de la femme. Lily se doit d'adresser la parole à Tansley, pour répondre à la prière muette de Mrs Ramsay, "drowning [...] in seas of fire" :

Unless you apply some balm to the anguish of this hour and say something nice to this young man there, life will run upon the rocks […]. (100)

La projection systématique de l'isotopie de la mer et du phare sur la scène est sauvée du cliché par le glissement fluide et métamorphique d'une image à une autre. L'outrance perlocutoire muette de Mrs Ramsay la transforme en un bateau qui chavire puis se redresse sous l'œil de Lily, en un rythme ternaire, une valse lente dont la pulsation imprime par surimpression le souvenir sensuel du phare. Puis les bougies recomposent le visible et l'invisible, comme si la mère rassemblait ses invités sur une île, tandis que l'extérieur prend la mouvance d'une vague derrière la membrane de la vitre. La maison de lumière guide Paul et Minta dans la nuit, et Mrs Ramsay se déploie, elle est le phare, l'aigle survolant la scène, ou l'escargot de Kew Gardens, si lent, si attentif : "It was as if she had antennae trembling out from her, which, intercepting certain sentences, forced them upon her attention." (115) Forant un espace au cœur du visible, la mère peut alors métamorphoser l'instant, le cristalliser en une gemme précieuse, "something [...] in the face of the flowing, the fleeting, the spectral, like a ruby." (113) [10] Au rythme ternaire allitératif, impersonnel

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10. La création artistique de Lily reprendra d'ailleurs ces images non de perfection mais de barrage contre la dissolution, l'éphémère, le néant.

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de la dissolution répond le battement unique de la présence captée, gravée, éternisée :

They would, she thought, going on again, however long they lived, come back to this night; this moon; this wind; this house: and to her too. (122)

La phrase déploie son point de capiton, son feston de "this" où la piqûre des points virgules et la dilatation des deux points accroche à chaque signifiant du visible, la nuit, la lune, le bruissement de l'orme, la feuille frangée d'étoiles, un seul signifié, la mère. Elle est la femme-volubilis, liseron déployant ses volutes dans l'instant, agrippée à chaque parcelle du visible pour se ficher dans le cœur de chacun, se vriller dans la mémoire : "It flattered her, where she was most susceptible to flattery, to think how, wound about in their hearts, however long they lived she would be woven." (122)

La métaphore ("wound about") révèle l'ambivalence de la voix narrative, soulignant sous l'admiration devant l'harmonie "tissée" le poids de l'interférence parasite du souvenir et son sortilège incurable.

Cette dimension narcissique obsessionnelle détermine un deuxième champ métaphorique associé à la mère, contrastant avec la dérive lumineuse pour suggérer des ténèbres cryptiques ou cryptophores, comme si le phare ne portait très haut sa lumière que pour oublier ses eaux profondes. Mrs Ramsay porte un secret qu'elle-même ne peut exprimer qu'à travers la métaphore obscure du "core of darkness" (70) qui lance en surface quelques vrilles rhizomatiques, mais reste insaisissable. Lily pressent cette absence discrète, ce manque, et creuse le corps de la mère en une pyramide égyptienne, un tombeau recélant comme des hiéroglyphes une écriture refoulée, cryptée. Elle revoit aussi Mrs Ramsay faire de petits trous sur la plage, puis les combler, comme si l'activité compulsive reproduisait ici sur le mode ludique le geste d'enfouir, de refouler plus que de pétrifier pour l'éternité.

La première partie se clôt sur une scène de lecture emblématique, qui offre à Mr Ramsay une satisfaction d'ordre métonymique et à Mrs Ramsay une jouissance métaphorique. Lire Scott, c'est pour Mr Ramsay assurer par contiguïté la pérennité de sa propre œuvre. Au contraire Mrs Ramsay lit à la croisée de la vacance et du désir, comme l'a montré Chantal Delourme, et le parcours désœuvré du pur plaisir du texte love la pensée sous la feuille, à la manière à nouveau de l'escargot de "Kew Gardens" :

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she was climbing backwards, upwards, shoving her way up under petals that curved over her, so that she only knew this is white, or this is red (128).

L'éblouissement se joue en termes de couleurs, d'échos, jusqu'à ce que le vers de Shakespeare vienne apposer une image inattendue à la soirée, parce qu'il donne voix au manque, à l'absence, et se place par collage sur le deuil trouble qui s'ignore :

Yet seem'd it winter still, and, you away,
As with your shadow I with these did play, (130)

Il ne s'agit plus du tout de ce plaisir d'érudit qu'exhibait Carmichael en déclamant des vers pour rendre grâce au triomphe socio-culinaire de Mrs Ramsay. Le vers devient ici le miroir sans tain, l'écran qui révèle quelque chose d'indicible qui serait situé juste en dessous de l'énoncé, dans le frémissement d'une reconnaissance métaphorique prolongée par la virgule en une suspension ineffable. C'est parce que la mère est à la fois la gardienne du visible et de la perte, que sa mort fait glisser l'élégie orphique de la métamorphose à l'anamorphose.

La métaphore, texture de l'absence

La mort de la mère est placée hors du champ narratif, mais elle contamine le récit par scotomisation, elle le met en crise, dans l'ivresse disséminée de l'aveuglement. En voulant nous faire croire qu'il n'y a plus de conscience narrative, Virginia Woolf affiche une audace technique qui doit compenser le côté sentimental et victorien de l'élégie à la mère. On trouverait ici l'équivalent de la quête figurale post-impressionniste de Vanessa, voire de Lily Briscoe substituant son fameux triangle violet à sa vierge à l'enfant, tout en demandant à Mrs Ramsay de garder la pose et de ne pas bouger la tête. Poème en prose incandescent, Time Passes relève certes de la prouesse d'écriture. Mais la conscience en s'absentant ouvre surtout une large brèche vers l'inconscient, et l'implosion des structures narratives livre au lecteur le dérapage, le dérèglement de la perte et du refoulement, dans la prolifération cancéreuse de la métaphore.

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La reine morte

"When beggars die, there are no comets seen;
The heavens themselves blaze forth the death of princes."

Time Passes crée une relation métonymique entre la maison morte et la déréliction à grande échelle de la guerre. Mais le tissage se veut aussi métaphorique, puisque c'est sans doute dans le corps démembré de la mère que naissent les langues monstrueuses d'une déréliction cosmique. Outre la relation référentielle à la première guerre mondiale, la guerre fonctionne ici selon ce déplacement mythique exposé dans Jules César, où le dérèglement des cieux n'est que le signal de l'état des lieux monstrueux ici-bas, et où dans le premier monologue d'Antoine la guerre sert de métaphore, lorsque chaque plaie du royaume se fait langue dans la déchirure inexprimable du corps muet de César, tandis que le travail du fantôme retourne contre chaque conjuré sa propre épée.

De même Virginia Woolf renonce à la grande scène victorienne de l'étreinte ambiguë et de l'agonie prolongée. A la place, c'est le réel qui se consume. L'hiver distribue les cartes de la nuit où brillent les planètes, les arbres d'automne deviennent des drapeaux déchirés allumant de leur reflet morbide, dans les cryptes des cathédrales, les noms des soldats morts. La métaphore file la nature et la guerre pour renvoyer toujours à la disparition exposée et censurée à la fois. Au lieu de la pluie de comètes de Jules César, c'est la mer qui flamboie avec une poésie à la Coleridge pour signaler un cadavre englouti :

There was the silent apparition of an ashen-coloured ship for instance, come, gone; there was a purplish stain upon the bland surface of the sea as if something had boiled and bled, invisibly, beneath. (146)

L'allitération en "b" ("bland", "boiled", "bled", "beneath") tache la mer d'un sang violet, évoquant le triangle grâce auquel Lily représentait la reine morte.

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11. W. Shakespeare, Julius Caesar, Acte 2 sc. 2.

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L'ombre

La partie centrale est donc tissée et rongée à la fois par la prolifération anarchique, hystérique des métaphores. Le vent, les courants d'air envahissent la demeure et se répondent, tissant les soupirs d'un chagrin saisi dans une partition désincarnée, "an aimless gust of lamentation." (139) Le déluge d'ombre triomphe des forces vives de la lumière : "a downpouring of immense darkness began. Nothing, it seemed, could survive the flood […]." (137) comme si le Néant seul survivait et se métamorphosait en une présence disséminée, scandée par la déréliction obsédante des formes en "ing", "prying," "rubbing," "snuffing," "iterating." (142) Et ce "corps" du vent ("the body of the wind" [138]), réécrit la présence/absence maternelle sur le mode du viol de la demeure. Les souffles s'insinuent, soulèvent les lambeaux de papier peint, se demandant avec inquiétude combien de temps il va tenir, démultipliant avec ironie la question que posait Mrs Ramsay jadis. De leurs doigts ailés [12] les souffles veillent sur les fantômes assoupis : "ghostlily [...] they would look, once, on the shut eyes and the loosely clasping fingers, and fold their garments wearily and disappear." (138) Dans cette présence épanouie en fantôme ("ghost-lily") les images de fragmentation (le châle déchiré, le roc éclaté, le miroir brisé) glissent par métaphore sous la conscience laminée, évacuée délibérément, pour donner une représentation de l'insconscient, à travers l'isomorphisme entre miroir, eau et rêve : "in those mirrors, the minds of men, in those pools of uneasy water, in which clouds for ever turn and shadows form, dreams persisted." (144) Selon Guy Rosolato :

La métaphorisation peut se faire dans la mesure où un signifiant a un effet de substitution par son articulation avec une chaîne inconsciente qui met en jeu des souvenirs et des fantasmes personnels en désaccord avec l'énoncé. [13]

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12. Le tressage métaphorique joue ici sur un effet de répétition lancinante, modulant immédiatement les "feather-light fingers" en "the light persistency of feathers," (138) créant un effet de déplacement, de contamination obsédante, ce que Liliane Louvel décrit comme une "mise en texte" visuelle et spatiale grâce à la résonance du déjà-vu. Voir L. Louvel, "The Waves : "une histoire, un soupir, une vague." Questions de réflexion", Les Cahiers FORELL n°5, janvier 1996, 81.
13. Guy Rosolato, La relation d'inconnu. Paris: Gallimard, 1978, 57.

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Ici les métaphores d'ombre et de nuage réinscrivent une eau trouble sous la surface glacée du miroir qui se voulait impersonnel, soulignant le retour monstrueux de ce qui hante, persiste à signer, à griffer le réel.

A la déréliction systématique (la mer, le sable), répond donc un autre type de déchirure qui serait de l'ordre du reste, du manque. Le "one" problématique arpentant la grève ne nous renvoie pas à nous-même mais à une conscience textuelle follement disséminée, perdue dans le hors-monde d'une voix sans visage, sans corps, sans origine. La mort de la mère a jeté la voix hors du corps, a désancré la métaphore vouée à la prolifération.

Nature morte

Or la répétition trahit le refoulement. La "beauté" aperçue ("shape of loveliness" [141]) renvoie toujours à la mère, désincarnée mais refusant littéralement de s'absenter. La conscience narrative est piégée, comme entraînée à épouser la décomposition du corps maternel en une moisson d'images mutantes réverbérant la voix perdue, comme ces monstres - Léviathan dont les ébats hideux ne font que déformer le cliché prononcé jadis par Mrs Ramsay, les "vagues hautes comme des maisons." Il s'agit moins d'un désordre cosmique que d'une association d'images, dictée par l'impérieuse nécessité de l'inconscient, pour dire à la fois la disparition et le retour du souvenir sous une forme monstrueuse. On se souvient de la facilité inattendue avec laquelle Virginia Woolf rédigea ces pages, avant de céder au vertige de la dépression. [14]

Dans l'univers fécond de l'enfance, là où la perception était protégée par une membrane ambrée, translucide comme la peau d'un grain de raisin, la mère et la fleur se superposaient en "métaflore", en une variation domestique sur le motif mythique de la dryade : "Pourtant mère et fleur sont confondues, la mère est métaflore vivante, à un fil de la métaphore." (Defromont 72) La mère morte fait fleurir l'anamorphose : "and the flowers standing there, looking before them, looking up, yet beholding nothing, eyeless, and thus terrible." (147) Indice de monstration, la fleur aveugle signe l'espace insupportable du dysfonctionnement, ce n'est plus ni une

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14. On connaît la fameuse équation autobiographique opérée par V. Woolf elle-même, "I suppose I did for myself what psycho-analysts do for their patients. I expressed some very long felt and deeply felt emotion. And in expressing it I explained it and then laid it to rest". Moments of Being. London: Triad/Granada, 1982, 94.

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plante ni le miroir de la mère fertile, mais une crypte. La fleur phantasmophore ne voit pas le chagrin de la fille, puisqu'elle ne lui "dit" littéralement rien : plutôt qu'une trace, la fleur devient l'œil éteint du monstre-cadavre, regard brillant, coloré et sans vie à la fois, cadavre ressuscité de la terre-mère, animé d'une vie qui ne devrait pas être, frankensteinienne.

La cadence élégiaque vacille sous la blessure du déséquilibre métaphorique. La raison assoupie engendre ses métaflores monstrueuses, plus riches sans doute pour le lecteur que les images hyperboliques de la guerre :

Poppies sowed themselves among the dahlias ; the lawn waved with long grass; giant artichokes towered among roses; a fringed carnation flowered among the cabbages; while the gentle tapping of a weed at the window had become, on winters'nights, a drumming from sturdy trees and thorned briars which made the whole room green in summer. (150)

La végétation noie la chambre d'un vert qui comme dans la poésie de Lorca évoque la putréfaction plus que la vie, la dénégation plus que la profusion.

Parmi les monstres de ce jardin d'Eden déchu, l'œillet effrangé signe la perte, l'intériorité mutilée qui ne permet plus l'incarnation (de carnation à incarnation, le "in" est barré) ; les "giant artichokes" représentent peut-être le chagrin qui menace d'étouffer l'art, tandis que les herbes (weeds) viennent frapper au carreau, lambeaux homonymiques des vêtements d'un deuil mal fait, et qui essaie de se faire reconnaître. La substitution dissémine les images monstreuses du retour de la mère, corps cadavre enraciné, morcelé, décomposé, rhizome. Le rien fait ici écran :

Nothing now withstood them; nothing said no to them. Let the wind blow; let the poppy seed itself and the carnation mate with the cabbage.

Malgré les apparences, et contrairement à ce qu'affirme le texte, c'est bien parce que quelque chose dit non que la prolifération a lieu, parce que le vide inscrit sa négation ("nothing said no to them") que le déni essaime les figures douloureuses de la réitération, là où la fleur fait passer le don de mort.

Ce que le texte nous dit, avec sa fenêtre qui refuse de s'ouvrir, prise d'assaut pourtant par les herbes en folie, c'est la douleur du corps mort qui

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envahit l'esprit, qui s'accroche, glisse par interstices ses boutures monstrueuses comme autant de traces de son altérité. Quelle superbe métaphore du refoulement inconscient que ce jardin vénéneux où le temps passe et inscrit le retour de ses traces, toujours plus cancéreuses, incontrôlables, toujours plus irréductibles parce que plus on porte le deuil comme un fardeau moins on le fait, moins son travail s'accomplit.

Le ménage, métaphore cathartique

Par une sorte de pirouette métaphorique, le texte introduit la figure de la femme de ménage, figure à demi grotesque et pourtant dotée d'un pouvoir oraculaire, à la manière du vieil homme de Wordsworth, extrayant les sangsues des eaux stagnantes et troubles de l'esprit du poète dans Resolution and Independence. Mrs MacNab balaie l'esprit prostré dans la prolifération douloureuse. En cueillant les fleurs en friche, en mettant la mère à distance grâce à sa vision "télescopique", l'intruse est celle qui coince la métaphore en désordre (d'où son nom, "nab"), raccroche à chaque signifiant son signifié, stoppe d'un chiffon de ménage l'image qui filait comme un bas, et l'identifie au souvenir par son "bon" sens.

D'où les métaphores appliquées à la vieille dame, fusionnant l'abstrait et le concret, prouvant que c'est toute l'activité du ménage qui a en fait une valeur symbolique : le "voile du silence" est littéralement déchiré par les mains qui font la lessive, et piétiné par les bottes qui font crisser les galets. En ouvrant la fenêtre, Mrs MacNab rétablit le passage entre intérieur et extérieur. En d'autres termes, elle amorce symboliquement le travail d'un deuil que la fenêtre fermée, la barrière du surmoi interdisaient, laissant juste filtrer par ses interstices une douleur perçue comme monstrueuse. Et la femme de ménage est à son tour métamorphosée par la voix narrative, rétablissant une perspective, et une circulation fluide et lumineuse qui succède à la déréliction méduséenne :

Mrs MacNab, when she broke in and lurched about, dusting, sweeping, looked like a tropical fish oaring its way through sun-lanced waters. (145)

Selon Aristote, la métaphore n'est qu'un énoncé déviant, poétique, remplaçant un autre énoncé qui aurait été normal, banal. George Lakoff bouleverse cette définition, soulignant que la métaphore ne relève pas en fait d'un jeu linguistique mais d'un processus mental : "the locus of metaphor is not in language at all, but in the way we conceptualize one

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mental domain in terms of another." [15] Lakoff analyse les clichés du langage courant en termes de cartographies croisées ; le texte de Virginia Woolf se prête à une analyse de ce type où parole et pensée, temps et émotions sont toujours spatialisés. Mais l'activité psychique des personnages woolfiens porte ce processus à son paroxysme, parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une conséquence mais d'une visée téléologique, où il est essentiel de coudre l'image sur l'émotion afin de conjurer le vide. La guerre dit la douleur, le jardin en friche le refoulement, et Mrs Mac Nab le travail du deuil potentiel.

La troisième partie permet alors deux types de "cross-domain mappings," (Lakoff 203) le voyage au phare de Mr Ramsay (parcours sacrificiel vers un rocher dénudé qui permet le retour vers la mère puis le détachement), et la toile de Lily Briscoe : peint par une série de métaphores plus sensuelles que picturales, comme l'a montré Daniel Ferrer, ce tableau permet aussi de donner une forme métaphorique au travail du deuil, centrée sur la morsure ambivalente de la barre métatextuelle qui sert de coupure et de jonction à la fois. La disposition hallucinée du texte, tissant le voyage au phare et l'aventure picturale, substitue à la vision idyllique de l'enfance (prise dans la poche ambrée unique du grain de raisin) un entrelacs, un faisceau de métaphores, offrant, dans la porosité du visible et de l'invisible "des visions passées, des visions à venir, par grappes entières," selon le mot de Merleau-Ponty. [16]

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15. G. Lakoff, "The Contemporary Theory of Metaphor". Andrew Ortony ed., Metaphor and Thought. Cambridge: Cambridge University Press, 1993, p. 203.
16. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible. Paris: Gallimard, 1964, p. 178.

Ouvrages cités :

Alféri, Pierre. Chercher une phrase. Paris: Christian Bourgeois, 1991.

Bowlby, Rachel. Feminist Destinations and Further Essays on Virginia Woolf. Edinburgh: Edinburgh University Press, 1997.

Defromont, Françoise. Vers la maison de lumière. Paris: Ed. des Femmes, 1985.

Gensane, Bernard ed. Les Cahiers FORELL n°5, janvier 1996.

Merleau-Ponty, Maurice. Le visible et l'invisible. Paris: Gallimard, 1964.

Ortony, Andrew ed. Metaphor and Thought. Cambridge: Cambridge University Press, 1993.

Paz, Octavio. Le Singe grammairien. Paris: Flammarion, 1990.

Ricœur, Paul. La métaphore vive. Paris: Seuil, 1975.

Rosolato, Guy. La relation d'inconnu. Paris: Gallimard, 1978.

Woolf, Virginia. To the Lighthouse. London: Grafton, 1977

The Mark on the Wall. London: Grafton Books, 1985.

Moments of Being. London: Triad/Granada, 1982.

A Change of Perspective: the Letters of Virginia Woolf, Vol. 3, 1923-8. London: Hogarth Press, 1994.

(réf. Etudes Britanniques Contemporaines n°  Hors Série. Montpellier : Presses universitaires de Montpellier, 1997)